JACQUES CŒUR ET CHARLES VII - OU LA FRANCE AU XVe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE IX.

 

 

Nomination de commissaires extraordinaires pour juger Jacques Cœur. — L'accusation d'empoisonnement étant reconnue fausse, on articule de nouveaux griefs contre lui. — Il revendique la juridiction ecclésiastique. — On interroge diverses personnes pour savoir s'il portait la tonsure avant son arrestation. — Dépositions à ce sujet. — Justifications produites par Jacques Cœur. — On le traîne de cachot en cachot. — Il est interrogé et menacé de la torture. — La crainte de la douleur lui arrache des aveux mêlés de restrictions. — Mort de sa femme. — Nouvelles protestations de l'évêque de Poitiers et de l'archevêque de Bourges contre la juridiction temporelle. — Dispositions principales de l'arrêt de condamnation. — Derniers efforts de l'évêque de Poitiers pour éviter que Jacques Cœur ne fasse amende honorable. — Elle a lieu à Poitiers le 5 juin 1453. — La dame de Mortagne, dénonciatrice de Jacques Cœur, fait amende honorable le même jour que lui. — Anomalie de l'arrêt relativement à l'accusation d'empoisonnement.

 

A peine la disgrâce de Jacques Cœur était-elle connue que, suivant l'énergique expression d'un historien du dix-septième siècle, les vautours de cour accoururent pour avoir leur part dans le partage des biens de l'argentier et s'enrichir de ses dépouilles[1]. A leur tête figura Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, cet ancien capitaine des écorcheurs, très en faveur auprès de Charles VII, à qui il avait, d'ailleurs, rendu d'éminents services[2] : Le comte de Chabannes fut chargé de diriger l'instruction de l'affaire. On lui adjoignit un intrigant italien, nommé Otto Castellani, trésorier à Toulouse, et qui aspirait à être nommé argentier à la place de Jacques Cœur. Guillaume Cormier, premier chambellan du roi, des sénéchaux, des baillis, et quelques autres individus de moindre qualité firent aussi partie de la commission extraordinaire qui fut nommée à cette occasion[3]. Les premiers interrogatoires portèrent sur ce qu'on appelait le fait des poisons ; mais l'accusation fut bientôt obligée de renoncer à ce grief. Convaincus d'imposture, Jeanne de Mortagne et Jacques Colonne furent plus tard condamnés, comme calomniateurs, à faire amende honorable. Sans les titres de son mari à la faveur du roi, Jeanne de Mortagne aurait même subi la peine de mort qu'elle avait, d'après les lois en vigueur, encourue pour sa fausse dénonciation, et tous ses biens auraient été confisqués ; on se contenta de lui enjoindre de se tenir éloignée de dix lieues de tous les endroits où le roi et la reine se trouveraient[4].

On fut donc forcé de renoncer à ce chef d'accusation. Mais, depuis que Jacques Cœur était en prison, d'autres griefs, en très-grand nombre, avaient, comme on devait s'y attendre, été formulés contre lui. On l'accusait :

D'avoir vendu des armes aux infidèles ;

D'avoir exporté dans le Levant des monnaies françaises et des lingots, marqués d'une fleur de lis ;

D'avoir fait fabriquer des écus courts de poids ;

D'avoir fait embarquer de force à Montpellier, sur ses navires, divers individus dont un s'était jeté à la mer de désespoir ;

D'avoir fait ramener à Alexandrie un esclave chrétien, qui s'était réfugié sur un de ses navires ;

Enfin, de s'être attribué des dons faits au roi par diverses villes du Languedoc et d'avoir commis dans ce pays des exactions nombreuses.

Il n'est pas sans intérêt de constater ici que, l'année d'auparavant, Charles VII avait fait arrêter et renfermer au château de Tours Jean de Xaincoins, receveur général de ses finances en Languedoc et en Languedoil, ce qui équivalait aux fonctions de trésorier général du royaume. Jean de Xaincoins était accusé de concussion et de falsification d'écritures. Interrogé par quelques membres du Grand Conseil du roi, il avait, dit-on, avoué son crime. La peine capitale aurait pu lui être appliquée, mais Charles Vil lui fit grâce de la vie. Xaincoins fut condamné à la prison, à la confiscation de, tous ses biens et à une amende de soixante mille écus d'or, ce qui, s'il finit s'en rapporter à l'historiographe de Charles VII, sembloit estre bien peu de chose, au regard de ce que l'ancien receveur général avoit pillé et dérobé, comme sa propre confession le portoit. Un magnifique hôtel qu'il avait fait construire à Tours fut donné par Charles VII au comte de Dunois[5]. Un chroniqueur artésien a d'ailleurs raconté comme il suit cette condamnation : Charles, Roy de Franche, venu en sa ville de Tours, feit prendre maistre Jehan Xaincoins[6], son recepveur géneral des finances, lequel fust mis au chasteau de Tours, et lui mit-on sus qu'il avoit mal gouverné sa recepte ; pourquoy il fust questionné par le Conseil du Roy, et, par sa confession, il fust trouvé avoir commis crime de lèze-majesté pour avoir prins en grandes et excessives sommes des deniers du Roy ; mesmement, avoit fait certaines ratures. Pour lesquelles causes, il fust condamné, par la bouche du chancelier de Franche, à tenir prison certain temps et ses biens confisqués, desquels le Roy donna une maison qu'il avoit fait faire en la ville de Tours au comte de Dunois ; et, en outre ce, fust le dit maistre Jehan Xaincoins condamné à payer au Roy la somme de soixante mille livres.

La condamnation de Jean Xaincoins était évidemment un précédent très-fâcheux pour Jacques Cœur, et il est probable qu'elle fut habilement exploitée par ses ennemis. Quelques historiens ont même pensé qu'elle avait été provoquée dans ce but.

L'interrogatoire des témoins commença le 10 septembre 1451. Le fait relatif aux ventes d'armes fut établi. Un témoin déposa que Jacques Cœur lui avait montré à Montpellier des guisarmes, des haches, des arbalètes, des cranequins, un riche jazeran, un grand nombre de belles salades garnies d'argent, ainsi qu'une coupe dont il vouloit, disait-il, faire présent au souldan pour avoir sa faveur au faict de ses gallères. Ces objets avaient en effet été portés au soudan par Jean de Village, neveu et principal associé de Jacques Cœur, lors de cette ambassade dont on a vu plus haut les détails[7].

L'exportation des monnaies et des objets d'or et d'argent était alors, de même que celle des armes dans les pays avec lesquels on était en guerre, formellement défendue par les lois du royaume. Or, de nombreux témoins à charge déposèrent que Jacques Cœur et ses commis avaient exporté dans le Levant. des quantités considérables de monnaies françaises, de la vaisselle et d'autres objets. D'après l'un des témoins, Jacques Cœur possédait sept galères qui devaient porter, à chaque voyage, de seize à vingt mille ducats. Le même témoin ajoutait que sans grand argent, on ne faisoit rien de marchandise au pays de Levant. Un autre témoin déposa que, dans un voyage qu'il fit en 1445, sur la galère Saint-Denis qui appartenait à Jacques Cœur, il remarqua que cette galère transportait de seize à vingt mille ducats en argent monnoyé. A Rhodes, on s'arrêta : , dit-il, cet argent fut fondu et mis en platines signées d'une fleur de lys ; et estoit de plus basse loy, de huit pour cent, dont les Sarrasins auxquels le dit argent fut délivré en Alexandrie furent mal contens, et disoient qu'ils n'avoient point accoutumé veoir telles tromperies[8].

L'embarquement forcé d'un certain nombre d'individus à bord d'une des galères de Jacques Cœur fut constaté par huit témoins. L'un d'eux rapporta qu'un jour plusieurs sergents de Montpellier et divers agents de Jacques Cœur prirent coquins, ruffians, taverniers et autres méchantes gens et les firent mener sur la galère Saint-Jacques qui allait partir. Au nombre de ces individus, se trouvait un pèlerin allemand honneste homme et de bonne conversation, dit un autre témoin, Viguier de Montpellier. Cet Allemand demanda avec instance à être débarqué, mais Jacques Cœur ne voulut pas y consentir. Un témoin qui se plaignait lui-même d'avoir été embarqué de force sur la galère Saint-Jacques dit qu'il vit ledit Allemand saulter en la mer et se noyer, combien que toute dilligence fut faite de le recouvrer. Et, paravant qu'il se jetta, ploroit et disoit qu'on luy faisoit tort[9].

Au sujet de l'esclave chrétien qui avait été ramené de Montpellier à Alexandrie sur une galère et par l'ordre de Jacques Cœur, le patron de cette galère déposa qu'il était à Alexandrie lorsqu'un esclave de vingt-quatre à vingt-cinq ans vint le trouver et se jeta à ses pieds en disant : Pater noster, Ave Maria. Interrogé s'il voulait être bon chrétien, cet esclave aurait répondu que c'était son désir et qu'il s'était sauvé de chez son maître dans ce but. La galère Saint-Denis allait mettre à la voile ; elle transporta l'esclave à Montpellier. A peine instruit du fait, Jacques Cœur envoya chercher le capitaine de la galère et lui reprocha vivement d'avoir dérobé cet esclave ; il le prévint en outre que, s'il en résultait quelque inconvénient pour ses galères, ce serait lui qui en répondrait. En même temps, Jacques Cœur ordonna de ramener l'esclave à son Maître, reniant Dieu, dit un témoin, que s'il en avoit dommage, il le destruiroit. D'autres témoins déposèrent que, pendant le temps que ledit esclave était demeuré en France, ils l'avaient vu aller à l'église y faire ses prières et s'agenouiller. Un témoin, qui l'avait revu à Alexandrie, rapporta de lui ces paroles : Vous estes méchantes gens en France, car j'estois chrestien en vostre terre, et suis More en ceste-cy, et vey comme un can (je vis comme un chien). Des Castellans (Catalans) ne m'eussent pas retourné[10].

Les griefs relatifs aux exactions imputées à Jacques Cœur portaient sur un grand nombre de points. On l'accusait, entre autres faits, d'avoir reçu, à plusieurs reprises, des villes de Montpellier et de Toulouse, des sommes considérables pour les faire exempter, au préjudice du roi, d'impôts dont elles étaient passibles, d'avoir prêté de l'argent au roi au taux usuraire de 15 à 20 pour 100, d'avoir fait obtenir des fermes à divers moyennant de l'argent. On lui faisait en outre un grief d'avoir appauvri le Languedoc, tant par les tailles dont il l'avait surchargé, en usant de termes durs et aucunes fois de comminations, que par l'exportation de l'argent blanc, et aussi, disait un témoin, parce que les autres galères n'osoient plus y venir. En même tempe, on l'accusait d'avoir reçu des seigneurs de Canillac et de La Fayette[11] une somme de deux mille écus pour faire consentir le roi au mariage de sa fille, Jeanne de France, avec le comte de Clermont[12]. On lui reprochait, en outre, d'avoir dit souvent aux États du Languedoc que le roi était plus content des cinq ou six mille livres qu'on lui accordait en sus du don gratuit que de ce don même. Or, il faut savoir, pour se rendre compte de la portée de ce grief, que Charles VII avait l'habitude de répartir la somme qui lui était allouée en sus du don gratuit entre ses serviteurs les plus dévoués, et que Jacques Cœur figurait d'ordinaire pour le chiffre le plus élevé dans cette répartition[13].

A l'époque de sa prospérité, Jacques Cœur avait, peut-être en prévision du sort qui lut était réservé, pris des lettres de tonsure, afin de jouir ainsi, conformément à une coutume du temps, des privilèges de la cléricature et de pouvoir, si on lui intentait jamais un procès criminel, revendiquer la juridiction ecclésiastique[14]. C'est ce qu'il n'avait pas manqué de faire dès le commencement de son procès. On voulut s'assurer s'il était vrai qu'il eût autrefois porté la tonsure et s'il lui était parfois arrivé de s'habiller à la manière des clercs. Un grand nombre de témoins furent interrogés à ce sujet. L'un d'eux, ancien domestique de Jacques Cœur, répondit qu'il ne se souvenait pas de lui avoir vu faire la tonsure. Et au regard de l'habit, il l'avoit vu aucunes fois en robbe courte à my-cuisse, froncée sur l'espaule, pourpoint bandé de rouge et chappeau de veloux, et une fois luy vit chausses rouges. Un autre témoin déposa qu'au moment où Jacques Cœur avait été fait prisonnier, il portait une robe noire à mi-cuisse, des chausses d'un vert obscur, un pourpoint en velours ou satin cramoisi, un chapeau gris, à long poil. Dans d'autres circonstances, il avait vu à Jacques Cœur des chausses d'écarlate et d'autres couleurs, des souliers lacés hors pied et à poulaine : Et au temps que les gens de cour portoient les poictrines descouvertes, semblablement portoit la sienne et chaîne d'or dessus aucune fois, grosse et autrefois petite ; et toujours le témoin luy a veu porter habits pareils des seigneurs et gentilshommes de cour et se maintenir et entretenir en leur façon et manière de faire en habillements, excepté qu'il ne luy a point yeti porter ses habits si courts comme plusieurs font à présent. Le même témoin dit qu'il avait vu à Jacques Cœur un pourpoint barré au collet et aux manches — c'était peut-être le signe distinctif des clercs —, mais il n'avoit mémoire si le dit Jacques Cuer portoit couronne. Plusieurs barbiers furent aussi interrogés sur ce dernier point. L'un d'eux, demeurant à Lusignan, déposa qu'il avoit barbayé le dit Jacques Cuer au chastel du dit lieu de Lusignan, mais ne luy avoit pas fait de tonsure, et n'avoit apparence de tonsure quand, au dit lieu, l'eût premièrement barbayé[15].

Jacques Cœur se défendait d'une manière victorieuse sur la plupart des griefs qui lui étaient imputés. En ce qui concernait le reproche qu'on lui faisait d'avoir vendu des armes aux infidèles, il répondait que les papes Eugène IV et Nicolas V l'y avaient autorisé par des bulles formelles[16]. Relativement à l'exportation des monnaies, il se disculpait en disant que ce n'étaient point des monnaies françaises qu'il avait fait transporter dans le Levant, mais des pièces qu'il avait fait venir d'Allemagne, de Lorraine et d'autres endroits. Peut-être quelques-uns de ses facteurs en avaient-ils transporté d'autres ; mais ce n'était pas de son sceu et commandement[17]. Au sujet de l'embarquement forcé, sur ses galères, d'un certain nombre de mauvais sujets au nombre desquels s'était trouvé, par hasard, un pèlerin allemand, Jacques Cœur exhiba des lettres délivrées le 22 janvier 1443 par Charles VII, lesquelles portaient en substance que des particuliers ayant, dans le but de relever le commerce du Languedoc auquel les guerres avaient été si préjudiciables, fait construire à Gênes une grosse galère destinée au transport des marchandises, le roi consentait à ce que l'on requît, pour les embarquer sur la dite galère, les personnes oyseuses, vagabondes et autres cahyniens dont il y avait si grande multitude au pays de Languedoc[18]. Jacques Cœur n'avait donc fait, sous ce rapport, que se servir, à son bénéfice, d'une autorisation délivrée précédemment par Charles VII, dans une circonstance analogue. Quant à l'esclave qu'une de ses galères avait ramené, d'abord il ne savait pas qu'il fût chrétien ; ensuite cet esclave avait été conduit en France contrairement aux conventions existant avec le soudan d'Égypte. Aussi les marchands français du Levant et le grand-maître de Rhodes lui avaient-ils, écrit que, s'il ne faisait pas rendre ledit esclave, son commerce en souffrirait beaucoup. Il ne s'était, d'ailleurs, disait-il, décidé à prendre ce parti qu'après avoir consulté les marchands et négociants de Montpellier.

La justification au sujet des exactions qu'on lui reprochait d'avoir commises dans le Languedoc fut moins concluante. Il répondit qu'il ne se trouveroit point qu'il eust exigé aucune somme d'or ni d'argent dont il n'eust tenu et eust bonne volonté de tenir bon et loyal compte, et qu'il pouvoit estre que ledict pays, oultre la somme octroyée, auroit donné aucunes petites sommes de deniers qu'il auroit eues et appliquées à son proffict. Au surplus, Charles VII ayant dit, au commencement du procès, que si ledict argentier n'estoit trouvé chargé d'avoir empoisonné ou faict empoisonner ladicte Agnès Sorelle, il luy remettoit et pardonnoit tous les autres cas dont on luy faisoit charge, Jacques Cœur réclamait, particulièrement à ce sujet, l'effet de la parole royale[19].

Cependant, le procès traînait en longueur et des délais imprévus venaient, de temps en temps, ajouter à l'impatience des accusateurs et des juges. Arrêté le 30 juillet 1451 à Taillebourg, Jacques Cœur avait été transféré, à la suite de la cour, au château de Lusignan où il fut interrogé pour la première fois, le 10 septembre suivant, par Guillaume Gouffier, premier chambellan du roi. Au mois de juin 1452, Jacques Cœur était prisonnier à Maillé où la cour s'était transportée. Le 26 juin, la commission chargée de le juger se réunit dols la grande salle du château de Maillé. Plusieurs des juges nommés à l'origine du procès avaient été remplacés par d'autres, mais le comte de Chabannes et Otto Castellani, ennemis jurés de l'argentier, faisaient toujours partie de la commission. Le grand maître de l'artillerie, Jean Bureau[20] et  Étienne Chevalier, qu'Agnès Sorel avait désigné avec Jacques Cœur au nombre de ses exécuteurs testamentaires, y figuraient également. On fit comparaître l'accusé et on lui signifia d'avoir à produire, dans un bref délai, la preuve de ses justifications. Jacques Cœur demanda la permission de se faire assister par un conseil pour ce qui concernait les griefs se rattachant à sa gestion ; mais on répondit : que ce n'était pas la coutume du royaume, quand un officier étoit accusé de choses touchant son office, de luy donner un conseil, et qu'il devoit se défendre lui-même.

Surpris de ce refus, espérant peut-être attendrir Charles VII, s'il était exactement informé de toutes les circonstances du procès, Jacques Cœur répondit que : quant à luy, il se remettait du tout à la bonne grâce du Roy, que tout estoit au Roy et à sa disposition pour en faire en son bon plaisir. On passa outre. Les commissaires lui donnèrent alors la liste des griefs sur lesquels il aurait à répondre et l'invitèrent à faire connaître ceux de ses gens avec lesquels il serait aise de s'aboucher. En même temps ils lui en désignèrent deux, Jean Thierry et Pierre Jobert, qu'il pourrait entretenir s'il le désirait. Jacques Cœur fit observer que ni Jean Thierry ni Pierre Jobert ne se connaissaient en matière de finances et il demanda, sauf le bon plaisir du roi, à se concerter avec l'évêque d'Agde, n'y ayant homme au monde qui mieux le conseillast des dittes choses. Cette permission lui fut refusée ainsi que celle de voir Guillaume de Varye, son principal agent, et l'archevêque de Bourges, son fils. Force lui fut donc de s'entendre pour sa défense avec les hommes qu'on lui proposait. On lui permit, à la vérité, d'écrire à deux de ses facteurs, à son fils l'archevêque et à l'évêque d'Agde, à la condition qu'une copie de ses lettres serait déposée entre les mains des commissaires. Enfin, deux mois lui furent accordés pour préparer sa défense[21].

Mais un si court délai était évidemment insuffisant : Il fallait, en effet, que. Jean Thierry et Pierre Jobert allassent en Languedoc pour y rechercher diverses pièces que Jacques Cœur avait à produire pour sa justification et dont un grand nombre ne furent pas retrouvées, bien qu'elles existassent réellement. Ils avaient, en outre, demandé à entendre quelques témoins, mais cela leur fut refusé. Les deux mois expirés, on s'aperçut que l'instruction de l'affaire n'était pas encore complète. Sur ces entrefaites, Jacques Cœur fut transféré à Tours et enfermé au château de cette ville ; c'était la quatrième fois qu'il changeait de prison. Le 13 janvier 1453, Charles Vil nomma une nouvelle commission pour l'interroger et terminer le procès. Sans doute, ceux qui faisaient partie des commissions précédentes avaient, dans l'intervalle, été appelés à des emplois qui les éloignaient de la cour. Toutefois, l'un d'eux, qui était l'âme et le directeur du procès, Otto Castellani, figura toujours au nombre des commissaires.

De son côté, Jacques Cœur persistait à décliner la compétence de ses juges et à revendiquer, en se fondant sur sa qualité de clerc, la juridiction ecclésiastique. Il contestait d'ailleurs la véracité des témoins, dont la plupart furent plus tard traités par ses enfants de paillards perdus, infâmes et corrompus[22]. Enfin, il était évident, et Jacques Cœur savait mieux que personne que les commissaires auxquels on l'avait livré lui étaient très-hostiles. La passion avait même été, sous ce rapport, poussée si loin, que ; parmi ces commissaires, il y en avait avec lesquels il était en procès au moment même où ils avaient mission de le juger[23].

Dans cette situation, ce que Jacques Cœur avait de mieux à faire c'était de gagner du temps, et il n'y épargnait rien. Peut-être espérait-il que le pape, qui était intervenu en sa faveur auprès de Charles VII, serait plus écouté que les évêques de Poitiers et l'archevêque de Tours qui avaient, mais en vain, évoqué l'affaire dès le commencement. Seul, en effet, un tribunal ecclésiastique aurait pu, an milieu de toutes ces passions et de toutes ces cupidités conjurées, se montrer juste et indépendant. Mais l'intercession du pape n'eut pas plus de succès que les protestations des évêques ; l'affaire était d'ailleurs trop engagée pour que l'on eût l'idée de s'arrêter. Au lieu de cela, on décida que le procès serait activé par tous les moyens. Jacques Cœur ayant, dans un nouvel interrogatoire, refusé d'avouer les griefs que l'accusation et les témoins lui imputaient, il fut convenu, le 22 mars 1453, qu'if serait mis à la question. Le lendemain 23, veille du dimanche des Rameaux, on le conduisit devant les commissaires. Là, il réclama de nouveau le bénéfice de sa cléricature, alléguant qu'il avait été pris en habit et tonsure de clerc, et il appela de la procédure qu'on avait faite contre lui. Quelques-uns des commissaires observèrent que, puisqu'il se mettoit en telles matières, la question lui en serait plus dure[24]. Alors, dit un document officiel, firent venir les torturiers, lesquels le firent dépouiller, et, après, le lièrent par les poings et par les jambes pour les vouloir géhenner ; aux quels il dit que on luy faisoit tort, qu'il estoit clerc et appella des dicts commissaires. Nonobstant lequel appel, et attemptant contre iceluy, les dicts commissaires et autres qui furent commis avec eux l'interrogèrent derechef, et pour ce qu'il ne respondoit point à leur gré le firent mener au lieu de la question où ils le firent asseoir sur la sellette[25], auquel lieu derechef l'interrogèrent sur plusieurs des cas dessus dicts, et, pour le desplaisir qu'il avoit d'estre détenu si longuement prisonnier, et le doubte qu'il avoit de la dicte question, se rapporta à la déposition des témoings qui avoient déposé contre luy, réservé le cas des dicts poisons, combien qu'il dia qu'il n'avoit point commis les dicts cas, et que les divis témoings estoient ses hayneux[26].

On pouvait croire que, l'affaire étant arrivée à ce point, l'arrêt ne tarderait pas être prononcé ; il n'en fut pourtant rien, et deux mois se passèrent encore en hésitations. Évidemment, le gouvernement était embarrassé et ne savait comment sortir des difficultés qu'il s'était créées. Il fallait cependant prendre un parti. Dans le courant du mois de mai 1453, Charles VII, alors au château de Lusignan[27], ordonna qu'on lui apportât les pièces du procès pour les faire examiner en sa présence. Jacques Cœur était alors à Tours ; comme de nouveaux interrogatoires pouvaient être nécessaires, on le transféra à Poitiers. C'était sa cinquième prison. Il avait, depuis peu de temps, perdu Macée de Léodepart, sa femme. On a vu que Jacques Cœur avait souvent regretté sa prodigalité et qu'il lui reprochait de dispendre et dissiper tout ce qu'elle avoit entre mains, et, qu'à ceste cause, il ne laissoit que le moins qu'il povoit en sa maison. La disgrâce de Jacques Cœur, la perte de cette immense fortune, les ennuis de toute sorte qui suivirent, affectèrent sans doute profondément Macée de Léodepart. Elle mourut à Bourges dans les premiers mois de l'année 1453, âgée d'environ quarante ans. Ses restes furent déposés dans l'église de Saint-Aoustrillet, et l'on grava sur sa tombe cette simple inscription :

Cy gist Macée de Lodderpap, femme de sire Jacques Cuer[28].

Ainsi la main des hommes et la main de Dieu s'appesantissaient à la fois sur cette famille qui, peu de temps auparavant, était pour tant de gens un objet d'envie et la personnification même du bonheur.

Cependant, le jour approchait où l'arrêt devait enfin être rendu. Le 26 mai, l'évêque de Poitiers tenta un nouvel effort ; il envoya ses vicaires à Lusignan auprès des commissaires pour réclamer, au nom de l'Église, la personne de Jacques Cœur, attendu qu'il était clerc solu. C'était le nom que l'on donnait alors non-seulement à ceux qui n'avaient pas été mariés, mais encore à ceux qui avaient perdu leur femme[29]. On répondit que Jacques Cœur ne serait et ne devait pas être rendu. L'évêque protesta et demanda acte de son appel ; il ne fut pas écouté[30]. Enfin, la veille de l'arrêt, l'archevêque de Bourges se transporta, accompagné d'un notaire, chez un garde du sceau royal à Poitiers, pour y former d'avance un acte d'appel où il exposa que puis n'a guères il estoit venu à sa notice et cognoissance que certains hayneux et malveillans de Jacques Cuer, son père, s'efforçoient de pourchasser plusieurs griefs, dommages, intérests, troubles et empeschemens à sa délivrance, dont et desquels griefs par lui dits et exposés, il a appellé et appelle où il pourra et devra, et de ce requiert instrument ou lettres testimoniales pour lui servir et valoir ce que pourra et devers qui il pourra[31].

L'arrêt fut prononcé au nom du roi, à Lusignan, le 29 mai 1453, par Guillaume Jouvenel des Ursins, chancelier de France. Tous les griefs qui avaient été articulés dans le procès y sont longuement énumérés, et reconnus fondés, à l'exception de l'accusation d'empoisonnement. L'arrêt déclare Jacques Cœur convaincu d'avoir fabriqué des monnaies fausses, c'est-à-dire d'un poids ou d'un titre inférieurs au poids et au titre fixés par les ordonnances, d'avoir transporté de grandes quantités d'armes aux Sarrasins et mécréants, et appauvri de la sorte le royaume de vingt mille marcs d'argent ; d'avoir fait ramener à Alexandrie un jeune esclave qui s'était réfugié sur la galère Saint-Denis et s'était jeté aux genoux du patron en criant : Pister noster, are Maria, et disant qu'il voulait être chrétien ; d'avoir fait embarquer de force sur ses galères des hommes qu'il disait être des rufians et coquins ; d'avoir reçu deux mille écus des seigneurs de Canillac et de La Fayette à l'occasion du mariage de la fille du roi avec le comte de Clermont ; d'avoir enfin commis, principalement dans le Languedoc, un grand nombre d'exactions, tant au préjudice du roi que de ses sujets. D'après l'arrêt., ces divers crimes emportaient la peine capitale ; mais attendu que le pape avait rescript et faict requeste en faveur de Jacques Cœur, et, d'un autre côté, eu égard aux services qu'il en avait reçus, Charles VII lui laissait la vie sauve et le condamnait à faire amende honorable devant la personne du procureur-général, nue teste, sans chaperon ni ceinture, à genoux, tenant en ses mains une torche ardente de dix livres, à racheter l'esclave qu'il avait renvoyé dans le Levant ou tout au moins à faire ramener un autre esclave à Montpellier et à rembourser aux seigneurs de Canillac et de La Fayette les deux mille écus qu'il en avait reçus. Enfin, Jacques Cœur devait payer au roi cent mille écus à titre de .restitution, et trois cent mille écus à titre d'amende[32], et tenir prison jusqu'à pleine satisfaction. Et au surplus, disait l'arrêt en terminant, avons déclaré et déclarons tous les biens du dict Jacques Cueur confisquez envers nous, et avons iceluy Jacques Cueur banny et bannissons perpetuellement de ce royaume, réservé sur ce nostre bon plaisir[33].

Le coup était porté. Après vingt-deux mois d'emprisonnement durant lesquels il avait été changé cinq fois de cachot, suivant le caprice de ses juges, dont la plupart avaient même été remplacés pendant l'instruction de l'affaire, celle-ci avait le résultat que l'on pouvait prévoir dès le début du procès. Dans une consultation que ses enfants demandèrent, par la suite, aux plus célèbres avocats de Paris, ceux-ci constatèrent que le procès avait été fait de place en place, de château en château, que les témoins n'avaient pas été confrontés, qu'il y avait eu changement de commissaires ; qu'il y avait, à la vérité, parmi ceux-ci de notables gens, mais que ceux qui avaient opiné n'assistaient pas au commencement du procès. Ainsi, disaient les avocats, ne peut qu'il n'y ait eu des fautes au jugement[34].

Quoi qu'il en soit, la sentence allait être exécutée. Le 4 juin, les commissaires et le chancelier de France se transportèrent à Poitiers pour la signifier à Jacques Cœur. Le même jour, des délégués de l'évêque de Poitiers se rendirent auprès d'eux au prétoire du palais, leur montrèrent les lettres de tonsure de Jacques Cœur et le réclamèrent de nouveau comme clerc solu. Leur réquisitoire étant resté sans réponse, ils revinrent le lendemain, mais on leur refusa l'entrée du prétoire, bien que tout le monde y pénétrât librement. Ils furent alors conduits dans la grande salle du palais, où ils restèrent seuls. Deux des commissaires, accompagnés du greffier du Grand Conseil, vinrent, un moment après, leur demander quel était le but de leur démarche. L'un des délégués répondit que la veille ils avaient réclamé, au nom de leur évêque, la personne de Jacques Cœur comme clerc solu et justiciable, à ce titre, de la juridiction ecclésiastique ; et pour ce qu'ils avoient entendu dire que les commissaires étoient assemblez pour besoigner lui faict de son procès, ils estoient illec venus cuidant entrer au prétoire pour faire derechef et rafraischir leur réquisitoire. — Vous n'entrerez point au Conseil et ne parlerez point à Messeigneurs du Conseil, dit un des commissaires sans donner aucune explication. — Notre réquisitoire est juste, raisonnable et bien fondé, reprit l'un des délégués de l'évêque de Poitiers ; vous devez la personne de Jacques Cœur à l'Église dont il est subject pour estre puny et corrigé selon l'exigence des cas, crimes et méfaicts par luy commis ; et au cas que mes dits sieurs du Conseil vouldroient procéder contre le dict Jacques Cuer et le contraindre à faire amende honorable ou autre exécution, de quoy pourroit estre infamé, nous en appelions au Roy, nostre souverain seigneur, bien conseillé, ou autres à qui il appartiendra. Le délégué demanda en même temps que le Conseil voulût bien surseoir à procéder contre Jacques Cœur jusqu'à ce qu'on eût des nouvelles du roi à qui l'évêque de Poitiers avait écrit à cet égard[35].

Protestations et suppliques eurent le même sort. L'arrêt de condamnation reçut son exécution séance tenante et Jacques Cœur subit la peine infamante que sa famille désirait surtout lui épargner. C'était le 5 juin 1453. Les commissaires qui l'avaient jugé étaient rassemblés dans la salle du prétoire de Poitiers. On ouvrit les portes au public qui était accouru en foule. Le procureur général du roi ordonna qu'on amenât Jacques Cœur. Il était nue teste, sans chaperon, ni ceinture[36]. On lui mit entre les mains une torche de cire pesant dix livres et on le fit mettre à genoux. Dans cette posture, il confessa, aux termes de l'arrêt : Qu'il avait mauvaisement, induement et contre raison, envoyé et faict présenter harnois et armes au soldas, ennemy de la foy chrestienne et du Roy, faict rendre aux Sarrazins un esclave chrestien, faict mener et transporter aux dicts Sarrazins grande quantité d'argent blanc, et aussy transporté et faict transporter grande quantité de billon d'or et d'argent hors ce royaume contre les ordonnances royaux, exigé, prins, levé, récélé et retenu plusieurs grandes sommes de deniers, tant du roy que de ses subjects à la grande désolation et destruction des dicts pays et subjects. Pour ce, il requéroit mercy à Dieu, au Roy et à Justice.

Le même jour, celle dont la dénonciation avait servi de prétexte à l'arrestation de Jacques Cœur, Jeanne de Vendôme, darne de Mortaigne, fit également amende honorable devant le procureur général[37]. Sa dénonciation était reconnue calomnieuse, et pourtant l'arrêt de condamnation de Jacques Cœur portait que, au regard des poisons, pour ce que le procez n'estoit pas en estat d'estre jugé pour le présent, il n'en estoit fait aucun jugement, et pour cause.

Ainsi l'iniquité était consommée. Celui qui avait, en quelque sorte, ouvert le Levant au commerce français, qui, dans plusieurs ambassades importantes, avait représenté la France avec autant de splendeur que de succès, qui avait fourni au roi les moyens de lever les troupes nécessaires pour classer les Anglais de la Normandie et de la Guyenne, était dépouillé de tous ses biens et frappé dans son honneur. Si Jacques Cœur avait, ce qui, du reste, ne fut même pas clairement établi par l'instruction de l'affaire, abusé de l'autorité que lui donnait sa position pour réaliser quelques gains illicites qu'expliquaient, sans les excuser d'ailleurs, les habitudes du temps, on doit au moins reconnaître que l'expiation dépassait la mesure[38]. Quoi qu'il en soit, la victime était à terre et atteinte de manière à ne pouvoir plus se relever. Les vautours de cour qui, depuis si longtemps, tournoyaient autour de leur proie, pouvaient, désormais s'abattre sur elle en toute sécurité. On verra d'ailleurs bientôt qu'ils avaient pris les devants et qu'ils remplirent leur rôle à merveille jusqu'au bout.

 

 

 



[1] La Thaumassière, Histoire du Berry, p. 88.

[2] J'ai dit (t. I, chap. II) que la famille de Chabannes s'était illustrée sous les règnes de Charles VII et de Louis Xl. Il est juste d'ajouter que les services de Jacques de La Palice, comte de Chabannes, mort glorieusement sur le champ de bataille de Pavie, ne firent qu'ajouter à l'éclat de ce nom.

[3] Désignation des commissaires extraordinaires qui furent chargés d'instruire et de juger le procès de Jacques Cœur :

Antoine de Chabannes, comte de Dammartin.

Otto Castellani, trésorier.

Guillaume Gouffier, chambellan.

Jean de Vaux, juge du Palais.

Pierre Teinturier, ancien facteur de Jacques Cœur.

Jean Grynion, maitre-général des monnaies.

Pierre Gravier.

Bertrand Nanterre, général des monnaies.

Pierre Barthélemy.

Bernard Marsotte.

Jean Roger, notaire.

Jean Tudart.

Elie de Tourotte.

Hugues de Couzay.

Barbin.

Jean Baillet.

Jean Bureau.

Denis Dausserre, ou d'Auxerre.

Pierre Doriolo.

Etienne Chevalier.

Jean Paris.

Jean Chanson.

Jean Avin.

(Procès de Jacques Cœur ; passim). — J'ignore s'il y avait d'autres commissaires, n'en ayant vu nulle part la liste complète et officielle. Les noms de ceux qui précèdent se trouvent indiqués dans diverses pièces du procès.

[4] Bonamy, Mémoire sur les dernières années de la vie de Jacques Cœur, inséré dans le t. XX de la collection des Mémoires de littérature tirés des registres de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres. Voir pièces justificatives, pièce, n° 22, 1er mémoire.

[5] Jean Chartier, Histoire de Charles VII, dans Godefroy, p. 219.

[6] Mémoires de Jacques Du Clercq, chap. XXXVIII, t. XXXVII, édition du Panthéon littéraire. — Les mémoires disent Panchous ; mais il est évident que c'est par suite d'une erreur de copiste, et que c'est bien de Jehan Xaincoins qu'il s'agit.

[7] Procès de Jacques Cœur, p. 325 à 334. — Au sujet du Commerce avec les Juifs et Sarrasins, voici quelle était la coutume du quinzième siècle : Il n'appartient à nul chrestien de faire avec eux quelque participation ne compagnie, ne substenter contre les chrestiens ; et quiconque le fait, il chet en excommunication et confiscations de biens, et est réputé comme traistre à Dieu. (Somme rural, ou le grand coustumier général de practique, civil et canon, par Jean Bouteiller, liv. II, titre XII.) — M. Depping a raconté avec détail dans son Histoire du commerce entre le Levant et l'Europe (t. II, chap. X, p. 170 et suivantes.) les entraves que ce commerce avait eu longtemps à souffrir de la part de l'autorité ecclésiastique. Pendant plusieurs siècles, les papes avaient cru que la défense du commerce avec le Levant était un excellent moyen de combattre et de ruiner les infidèles ; ils tenaient, en outre, à empêcher l'odieux trafic des Vénitiens qui enlevaient ou achetaient sur les côtes des enfants qu'ils allaient ensuite vendre aux Sarrasins ; telle fut l'origine et le principal motif des interdictions. Des commerçants vénitiens ayant passé outre, ils furent frappés d'excommunication, puis, à l'heure de la mort, voulant rentrer en grâce avec le ciel, la plupart léguèrent leurs biens aux églises. lin grand nombre de testaments de ce genre ayant été attaqués par les familles, des théologiens et des casuistes vénitiens décidèrent que les commerçants n'avaient rien fait d'illicite, mais le pape condamna ces décisions comme entachées d'hérésies. Un accommodement intervint après de longues négociations, et le pape Benoît XII défendit seulement le commerce avec les infidèles sans une autorisation dit Saint-Siège. A partir de cc moment, la vente des autorisations devint pour le Saint-Siège une source de revenus. D'abord individuelles et spéciales, les autorisations circulèrent plus lard, comme des lettres de change, et les armateurs se les passèrent les uns aux autres, par endossement.

En ce qui concerne le grief fait sur ce point à Jacques Cœur, il est à remarquer : 1° qu'il avait obtenu de plusieurs papes des licences pour trafiquer avec le Levant ; 2° que pendant le procès le pape Nicolas V intervint formellement en sa faveur ; 3° enfin, que, par la suite, un autre pape l'accueillit avec les plus grands honneurs et le mit à la tête d'une expédition contre les infidèles.

[8] Procès, etc., p. 439.

[9] Procès, etc., p. 439 à 442.

[10] Procès, etc., p. 429 à 437.

[11] Gilbert de La Fayette était né vers la fin du quatorzième siècle. Élevé près du duc de Bourbon, nommé de bonne heure sénéchal du Bourbonnais, il prit part aux guerres d'Italie et de France où il se distingua. Charles VII le fit successivement bailli de Rouen, lieutenant et capitaine général du Lyonnais et du Mâconnais, maréchal de France. Gilbert de La Fayette fut en outre employé dans plusieurs négociations importantes. Charles VII le nomma notamment son ministre plénipotentiaire à Arras, d'où sortit, en 1435, le traité célèbre qui eut pour la France des conséquences si heureuses, car c'est grâce à ce traité qu'elle put, quinze ans après, expulser les Anglais de la Normandie et de la Guyenne. Gilbert de La Fayette mourut le 23 février 1464. (Biographie universelle de Michaud.)

[12] Voir l'arrêt de condamnation, pièces justificatives, n°12.

[13] Procès, etc., p. 352 et s., 403 et s., 446 et s., 1157 et s.

[14] Observations sur le procès de Jacques Cœur, par le P. Griffet, dans l'Histoire de France du P. Daniel, t. VII, p. 354.

[15] Procès de Jacques Cœur, etc., p. 423 à 427, et 597 à 632.

[16] Elles sont textuellement reproduites dans le Procès, p. 697 à 732. Le 3 des nones de mai 1452, pendant la durée du procès, Nicolas V adressa en outre à Jacques Cœur (dilecto folio, nobili viro, Jacobo Cordis) une bulle qui rappelait la teneur des deux précédentes, dont les originaux avaient été égarés. Cette bulle a été publiée en 1838, par M. Buchon, Mémoires de Du Clercq et de Lefebvre Saint-Rémy (Panthéon littéraire), p. 664. — Elle a été reproduite par M. Champollion Figeac, dans le t. II, p. 470 des Documents historiques inédits, faisant partie de la grande collection des Documents inédits sur l'histoire de France. Voir pièces justificatives, pièce n° 10 bis.

[17] Procès, etc., p. 1158.

[18] Procès, etc., p. 767, avec ce litre : Copia litterarum ad capiendum vagabundos ; les lettres sont en français, bien que le titre soit en latin.

[19] Procès, etc., p. 1157.

[20] Outre son frère Gaspard (ou, comme on disait alors, Jaspard), lequel fut d'abord lui-même grand maître de l'artillerie (voir t. I, chap. II), Jean Bureau avait aussi un autre frère, nommé, comme lui, Jean Bureau, qui était pourvu d'une charge à la cour. La fille de ce dernier, Isabeau Bureau, épousa, en 1463, Geoffroi Cœur. Rien n'indique positivement lequel des deux frères Jean Bureau fit partie de la commission extraordinaire qui jugea Jacques Cœur. Il semble toutefois que Geoffroi Cœur n'a pas dû épouser la tille d'un des commissaires qui condamnèrent son père, et c'est pour ce motif que j'ai indiqué le grand maître de l'artillerie en 1451 comme ayant été l'un de ces commissaires.

[21] Procès, etc., p. 453 à 526. — Interrogatoires faits à Jacques Cuer, et ses réponses au comte de Dammartin.

[22] Procès, p. 641.

[23] Mémoires de Bonamy ; voir pièces justificatives, n° 22. — Ces Mémoires, quoique très-remarquables, ont un grave défaut ; ils n'indiquent pas où sont relatés les faits qui y sont consignés. J'ai pu, avec les documents originaux, remonter à la source de la plupart de ces faits, et je l'ai citée ; pour un petit nombre, mes recherches sont demeurées infructueuses. Peut-être quelque manuscrit que Bonamy aura eu à sa disposition m'aura-t-il échappé, ou s'est-il perdu.

[24] Je trouve celte date et ces détails dans Bonamy. Ceux qui suivent ne sont pas cités par lui. Ou peut les lire dans des lettres données par Louis XI, pour la révision du procès de Jacques Cœur, et rapportées à la suite des Informations, p. 1149 à 1201. Voir pièces justificatives, pièce n° 20.

[25] Miss Costello fait à ce sujet les réflexions suivantes, que je suis heureux de reproduire : Tortures ! for the man who had created the maritime commerce of France ; who had restored her king to his throne, and drived bold and victorious strangers from her shores ! Jacques Cœur, etc., p. 335.

[26] Procès, etc., p. 1162.

[27] Le château de Lusignan, près Poitiers, passait pour un des plus beaux et des plus forts qu'il y eût en France au moyen âge. Attaqué en 1574 par le duc de Montpensier, qui, après quatre mois de siège, finit par l'enlever aux protestants, il fut rasé de fond en comble. Brantôme, qui raconte le fait, ajoute que ce château était si admirable et si ancien, qu'on pouvoit dire que c'étoit la plus belle marque de forteresse antique, et la plus noble décoration vieille de toute la France. — L'abbé Expilly, Dictionn. géograph. et pol., etc., t. IV.

[28] M. Raynal, Histoire du Berry, loc. cit., p. 81.

[29] Bonamy, 1er Mémoire, note : voir pièces justificatives, n° 22. — La législation concernant les clercs donnait lieu à de nombreux conflits. A la vérité un mandement de Philippe-Auguste, sans date, au maire de Sens, et aux autres maires et communes, portait que si quelqu'un estoit arresté sans estre connu pour clerc, et si ensuite l'Église le revendiquoit comme clerc, il lui seroit rendu. (Ordonnances des rois de France, t. I, p. 43.) Mais cette législation avait depuis été modifiée. Voici en effet ce qu'on lit dans un livre écrit au commencement du quinzième siècle, La Somme rural, ou le grand coustumier général de practique, civil et canon : DES CLERCS MARIEZ. La décrétale dit que clerc marié jà fust ce qu'il eust habit et tonsure, s'il s'entremettoit de choses layes, comme de marchandises layes, d'office lay, si ne devroit-il eu ce cas, ni ès pourchas qui pour ce se font, jouir de privillége de clergie ; mais doivent estre par le juge lay à ce contrains et menez comme lays, taillez à taille et esécution, et à tous subsides comme pour lay. Liv. II, titre VII. — D'après ces dispositions, c'est avec juste raison que la juridiction civile n'aurait pas voulu se dessaisir du procès de Jacques Cœur en faveur des tribunaux ecclésiastiques.

[30] Procès, etc., p. 563.

[31] Bonamy, 1er Mémoire ; pièces justificatives, n°22.

[32] On a vu, d'après les indications de la notice sur la valeur des anciennes monnaies, que cette somme représenterait environ vingt-quatre millions en monnaie actuelle. — En racontant la mort de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, Olivier de la Marche fait observer qu'il mourut le plus riche prince de son temps, car il laissa quatre cent mille escus d'or comptans, et deux millions d'or en meubles seulement. Collection Michaud et Poujoulat, t. III, p. 512.

[33] Voir l'arrêt in extenso, aux pièces justificatives, pièce n° 12.

[34] Bonamy, 1er Mémoire. — Voir aux pièces justificatives, n° 17, la consultation des avocats.

[35] Procès de Jacques Cœur, etc., p. 563 à 593 ; pièce intitulée : Révision du procès demandée par Jean Cuer, archevêque de Bourges, prétendant son père estre clerc.

[36] Voir, au sujet de la disposition concernant la ceinture, une lettre d'Estienne Pasquier, aux pièces justificatives, n° 13.

[37] Vente des biens de Jacques Cœur. Voir pièces justificatives, n° 3 ; extrait B, p. 201.

[38] Il convient de rappeler d'ailleurs que l'un des principaux griefs qui lui étaient imputés, celui d'avoir appauvri le royaume en exportant de l'or et de l'argent l'étranger, était en effet puni de mort par les ordonnances, et que la même action, si naturelle pourtant, fut, pendant plusieurs siècles encore, punie de la confiscation et de peines corporelles.