JACQUES CŒUR ET CHARLES VII - OU LA FRANCE AU XVe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV.

 

 

Détails concernant les excès commis par les routiers, écorcheurs et retondeurs vers 1425. — Témoignage d'un archidiacre de Bayeux. — Requêtes adressées par l'évêque de Beauvais aux États d'Orléans et de Blois en 1433 et 1435, au sujet des violences commises par les gens de guerre. — Autres témoignages contemporains. — Rodrigue de Villandrando, célèbre routier. — Sa vie, ses aventures. — Le bâtard de Bourbon, ses cruautés, sa fin tragique. — Ordonnances rendues par Charles VII en 1439 et 1439 concernant les gens de guerre. — La première organisation régulière de l'armée a lieu en 1445. — Serment d'investiture des capitaines et des lieutenants des compagnies. — Organisation de la milice en 1448. — Appréciation des réformes militaires de Charles VII par des contemporains. — Résultats immédiats de ces réformes. —Opposition qu'elles soulèvent. — Le comte Charles d'Armagnac et le maréchal de Raiz. — Leur procès. — Constitution définitive de l'influence et de l'autorité royales.

 

Mais ce n'était rien d'avoir réformé les monnaies, les finances, la justice, toutes les parties de l'administration ; il restait à opérer une autre réforme plus importante encore et indispensable pour que la France pût se remettre des années de trouble qu'elle venait de traverser, c'était celle de l'armée, ou plutôt des bandes indisciplinées de routiers, écorcheurs et retordeurs qui usurpaient ce nom. II faut lire dans les chroniqueurs contemporains eux-mêmes le récit des violences des gens de guerre et les doléances des évêques pour se faite une idée du désordre et de la barbarie où la France était tombée. La population des villes n'avait pas trop à souffrir de ces excès et elle en était quitte pour vivre constamment renfermée, n'osant s'éloigner des remparts qui la protégeaient, ou, tout au moins, ne les perdant guère de vue[1]. Quant aux bourgades et aux campagnes, elles étaient incessamment pillées et ravagées non-seulement par l'ennemi, mais principalement par les troupes françaises, par celles-là mêmes qui avaient pour mission de les défendre, et qui, au lieu de cela, traitaient les malheureux paysans avec un raffinement de cruauté que l'imagination la plus dépravée ne saurait se figurer aujourd'hui. On voudrait, pour l'honneur de la France, douter de la vérité de ces accusations ; l'abondance et la concordance des preuves ne le permettent pas. Non contents de faire main basse sur tous les animaux domestiques, les compagnies d'écorcheurs forçaient les paysans à les suivre avec les victuailles et les provisions qu'elles n'avaient pu consommer sur place. D'autres fois, après avoir saccagé ou brûlé tout ce qui n'était pas à leur convenance, elles emportaient tranquillement leur butin sur des chars. Naturellement, le viol et l'enlèvement des femmes et des filles n'étaient que des peccadilles pour cette soldatesque sans frein, qui, indépendamment de quelques gentilshommes, était habituellement composée de serfs fugitifs, d'ouvriers paresseux, de voleurs, souvent même de malheureux ruinés, dépouillés eux-mêmes par les compagnies franches et qui, réduits au désespoir et à la misère, se joignaient à elles dans l'espoir de recouvrer par le vol ce que le vol leur avait enlevé[2].

Tels étaient, d'après un prélat qui en avait été longtemps le témoin, les excès des gens de guerre vers 1425. Le besoin que Charles VII avait de leurs services, l'impunité dont ces hommes jouissaient, l'exemple donné par quelques chefs fameux, portèrent le désordre à un point qu'il semblait impossible d'atteindre. C'est alors que la condition des cultivateurs devint véritablement digne de pitié. En effet, ce ne fut plus rien de les piller et de saccager leurs biens ; persuadés qu'ils avaient caché leur argent, les écorcheurs les emmenaient avec eux par centaines et les entassaient dans des fossés humides, dans des cavernes, jusqu'à ce qu'ils eussent demandé à se racheter. Si les malheureux se taisaient, ils étaient mis à la question ; si, n'ayant rien à avouer, ils ne donnaient aucune indication, on les laissait mourir de faim. Arrivée à ce point, la cruauté des écorcheurs ne connut plus de bornes ; la vue de la souffrance et de la douleur était devenue pour eux une volupté, un besoin[3]. Mais il faut laisser parler les témoins de ces horribles scènes. En 1433, Charles VII avait assemblé les trois États à Orléans pour les consulter sur un projet de traité de paix que ses ambassadeurs et ceux du roi d'Angleterre avaient préparé. A cette occasion, Juvénal des Ursins, alors évêque et comte de Beauvais, depuis archevêque de Reims, adressa au roi une touchante complainte relative aux crimes des gens de guerre. Dieu sçait, disait-il, les tyrannies que a souffert le pauvre peuple de France par ceux qui le deussent avoir gardé, car entre eux n'a ordre ne forme de conduite de guerre, mais chacun a fait le pis qu'il a peu en eux glorifiant. En ce fuisant, quantes églises ont esté par eux arses et destruictes, les bonnes gens ars et desrornpus dedans ! Les autres par eux remparées et forcifiées, ordonnées à estre héberges et réceptacles à larrons, ribaux, meurtriers et toutes mauvaises cc gens, estables à chevaux, bordeaux publics, prisons à tenir en prison et tyranniser les put- ores gens, mesme de tous les estais et gens du païs ; jeter les reliques en lieux prophanes, non honnestes ; prendre corporaux et autres habillements d'église et les appliquer eu autres usages tres déshonnestes et abominables à nommer. Et au regart des pauvres prestres, gens d'église, religieux et autres pauvres laboureurs tenant vostre parti, on les prend et emprisonne, et les met on en fers, en fosses, en lieux ors plains de cc vermine et les laisse-on mourir de faim, dont plusieurs meurent. Hé Dieu ! les tyrannies qu'on leur l'Ida ! On rostit les uns, aux autres on arrache les dents, les autres sont battus de gros basions, ne jamais ne seront délivrez jusques à ce qu'ils ayent payé argent plus que leur chevance ne monte : et encore quand on les délivre, ils sont tellement débilitez de leurs membres, que jamais ne feront bien. Et ne prennent pas seulement hommes, mais femmes et filles et les emprisonnent ; et aucunes fois en font par force leur plaisir, en la présence des marys, pètes ou frères, et se ils en parlent ils seront battus et navrez, et aucunes fois tuez[4].

Deux ans après, en 1435, l'évêque de Beauvais fit parvenir aux Etats généraux réunis à Blois une nouvelle supplique sur les violences des gens de guerre. Tous ces délicts, y était-il dit, ont été faits et commis, non par les ennemis ; airs par aucuns de ceux qui se disoient au Roy, lesquels, soubs timbre des appatis[5] et autrement, prenoient hommes, femmes et petits enfans, sans différence d'âge ou de sexe, efforçoient les femmes et filles, prenoient les mariz et pères et les tuoient en présence des femmes et filles, prenoient les nourrices et laissoient les petits enfans qui, par faute de nourriture, mouroient ; prenoient les femmes grosses, les mettoient en ceps[6], et là ont eu leur fruit, lequel on a laissé mourir sans baptesme. Et après on a getté et femmes et enfans en la rivière. Prenoient les moynes et gens d'église, laboureurs, les mettoient en ceps et autres manières de tourments nommé sargez[7]. Et eux estant en iceux les battoient, dont les aucuns sont mutilez, les autres enragez et hors de sens. Appatissoient les villages, tellement que un pauvre village estoit à appatis à huict ou dix places. Et si on ne paioit, on alloit bouter le feu ès villages et églises. Et quant les pauvres gens estoient prins, et ils ne pouvoient payer, on les a aucunes fis assommez eux estant en ceps et gettez en la rivière. Et n'y demouroit cheval laboureur n'y autres bestes. Si le Roy donnoit sauvegardes à pauvres églises ou autres personnes, ils estoient rompuz, et n'en tenoit-on compte, au grand déshonneur du Roy et de sa seigneurie[8].

Les auteurs de ces violences étaient, comme on l'a vu, désignés sous les noms de routiers, écorcheurs, retondeurs. Dans le Midi, on les appelait routiers. Une ordonnance de Charles VII du 16 avril 1434 permit aux habitants de Nîmes d'avoir une cloche pour sonner l'alarme et convoquer les assemblées, attendu, disait l'ordonnance, que les faubourgs de cette ville, situés sur la grande route d'Avignon à Toulouse, étaient incessamment ravagés par des bandes de gens d'armes qui les pillaient et rançonnaient de leur mieux[9]. On voit par une pièce comptable du temps que aucuns gens d'armes et de trait de la compagnie du Dauphin (depuis Louis XI) lesquels estoient descendus au païs de Languedoc, faisoient maulx infinis, mesmement sur les marchands et autres gens venant à la foire de Saint-Ylaire à Monptellier, et tellement qu'il n'es-toit personne qui plus osast venir ne aller à ladite foire[10]. Pour les gens du nord, c'étaient des écorcheurs et retondeurs, noms qui n'étaient que trop bien justifiés. Audit an 1435, vindrent au païs de Champagne trois à quatre mille hommes de guerre, lesquels dommagèrent grandement le païs, et n'y avoit homme, femme, ne enfant qu'ils ne dépouillassent jusques à la chemise. Et quant ilz avoient tout pillé, ilz arançonoient les villages ; et estoient leurs capitaines ung nommé de Chabannes et deux bastards de Bourbon, et les nommoit le peuple vulgarement les escorcheurs. — Et la cause pourquoy ils avoient ce nom, dit un autre chroniqueur, si estoit que toutes gens qui estoient rencontrez d'eux, tant de leur parti, comme d'autre, estoient devestuz de leurs habillernens tout au net jusques à la chemise : et pour ce, quand iceux retournoient ainsy nuds et.deveStuz, en leurs lieux, on leur disoit qu'ils avoient esté entre les mains des escorcheurs, en les gabant de leur male adventure[11].

Les retondeurs achevaient ce que les écorcheurs avaient si bien commencé. Les détails suivants, bien qu'empruntés à un témoin passionné, ancien partisan des Bourguignons, compléteront le tableau. Quand un prudhomme avoit une jeune femme et qu'ils le povoient prendre, s'il ne povoit payer la rançon qu'on luy demandoit, ils le tourmentoient et le tirannoient moult grièvement. Et les aucuns mettoient en grants huches, et puis prenoient les femmes, et les mettoient par force sur le couvercle de la huche où le bonhomme estoit..... et quant ils avoient fait leur malle œuvre, ils laissoient le pouvre périr là-dedans, s'il ne payoit la rançon qu'ils luy demandoient ; et si n'estoit roy ne nul prince qui pour ce s'avançast de faire aucune aide au pouvre peuple ; mais disoient à ceulx qui s'en plaignoient : il faut qu'ils vivent ; si ce fussent les Anglois, vous n'en parlassiés pas ; vous avez trop de biens[12].

Un des plus redoutables et des plus célèbres routiers de cette époque fut sans contredit Rodrigue de Villandrando. Espagnol d'origine, il vint en France vers 1415 pour y chercher fortune, et s'attacha d'abord au maréchal de Sévérac. Ambitieux, d'une audace sans égale, s'estimant assez redoutable pour faire seul son  chemin, Rodrigue de Villandrando se mit bientôt à la tête d'une bande de-gens d'armes qu'il disciplina à son point de vue, ne souffrant dans son camp ni querelles, ni pilleries, ni violences, et punissant de mort quiconque enfreignait ses ordres. En 1429, Rodrigue fit, dans diverses affaires, un grand nombre de prisonniers dont la rançon lui rapporta, pour sa part, plus de huit mille écus d'or. Nommé comte de Ribadeo, recherché par La Trémouille, par le comte d'Armagnac, il prit, en 1432, envers le comte de Beaufort, un engagement qui peint à la fois l'homme et son siècle et qu'il faut citer textuellement :

Je, Rodiguo de Villadrando, conte de Ribedieux et cappitaine de gens d'armes et de traict pour le roy nostre syre, ay juré aux saints Dieu Evangèles, et si ay promis et promect sur la foy et serment de mon corps et sur mon honneur et la diffamacion de mes armes, que je seray doresnavant bon, vray, loyal arny, alié et bienvueillant de mons. le conte de Beaufort, viconte de Turenne et de Valerne et seigneur de Lymueille ; et ly secourrav et avderay envers touz et contre touz, excepté le roy, a messeigneurs les contes de Clermont, d'Armeignac, Mgr. de La Trémoille, et Mgr. de Saincte-Sevère, mareschal de France ; et, avecques ce, son bien et honneur ly garderay, son mal et dommaige et deshonneur ly enverray et ly feray assavoir, à mon povoir. Et, toutes les choses dessus dictes promect et jure, comme dessus, tenir et accomplir sans fraud, haras et mal engin, de poinet en poinct, non ohstans quelxconques promesses et alyences faictes le temps passé. En tesmoing de ce, j'ay signé ces présentes de mon seing manuel et fait sceler du scel de mes armes. Ce xvije jour de janvier, l'an mil ecce trente et deux. RODRIGO DE VILLAANDRANDO[13].

Riche, redouté des plus puissants personnages de la cour, Rodrigue de Villandrando était arrivé au comble de la faveur. Vers cette époque, il épousa une fille naturelle du duc de Bourbon. On le retrouve bientôt dans les Cévennes, l'effroi du pays qu'il mettait, suivant son habitude, à contribution. Battu quelquefois, presque toujours vainqueur, il prenait d'assaut les villes qui ne voulaient pas lui donner de l'argent, et se rendait tout armé dans les cathédrales, où il s'asseyait fièrement à la place de l'évêque. Le Languedoc, où il avait annoncé l'intention de chevaucher en long et en travers jusqu'à totale destruction, vivait dans la terreur de son nom. Les provinces voisines n'étaient pas plus rassurées. Le Quercy notamment était, depuis un siècle, sans cesse en proie à ces bandes malfaisantes de routiers. Aussi, vers 1440, il n'existait plus à quelque distancé des grandes villes ni cultures, ni chemins, ni délimitations de propriétés. Des villages entiers avaient disparu. Gramat, ville autrefois florissante, était réduite à sept habitants. Toutes les maisons y formaient des amas de décombres[14]. Le méchant Rodrigue, comme l'appelaient les populations du Midi, était, plus que Charles VII, le roi de la contrée. Un jour, quelques-uns de ses hommes tuèrent le bailli du Berri. Une autre fois, la reine elle-même le supplia de ne pas visiter la ville de Tours où elle se trouvait. Dans une autre circonstance, il rencontra les fourriers du roi et les battit. Outré de colère, Charles VII se mit enfin lui-même à la tète de quelques troupes et dispersa la grande compagnie de Rodrigue, qu'il bannit du royaume, donnant en outre permission au premier venu de courir sus à ses routiers, s'ils se montraient sur le territoire, et de les tuer comme des bestes nuisibles. Cependant, une brillante expédition en Guyenne contre les Anglais fit rentrer Rodrigue en grâce. Il entreprit ensuite dans le Roussillon, en compagnie de Xaintrailles et d'un des bâtards de Bourbon, une campagne au retour de laquelle les habitants de Toulouse lui donnèrent une gratification de deux mille écus d'or, à condition qu'il n'entrerait pas dans la ville. Devenu vieux, atteint par les infirmités, Rodrigue de Villandrando se retira à la cour de Castille, où il mourut vers l'âge de soixante-dix ans, après avoir expié les crimes de sa vie par le jeûne, la prière et la contrition.

Le bâtard Alexandre de Bourbon, son beau-frère, lit une fin moins édifiante. Destiné primitivement à l'Église, il avait renoncé à un canonicat et abjuré ses vœux pour suivre Rodrigue de Villandrando et apprendre à ses côtés le noble métier de pillard. Ce fut lui qui, après la publication du traité d'Arras, organisa, de concert avec quelques chefs de bandes que le ralentissement des hostilités allait laisser sans emploi, les fameuses compagnies d'écorcheurs dont La Hire fut aussi l'un des capitaines, et qui, plus redoutables que les Anglais eux-mêmes[15], ravagèrent particulièrement le Nord, la Normandie, l'Anjou, le Berri et l'Auvergne. Le bâtard de Bourbon se distingua entre tous par les atrocités les plus odieuses, et il fut, en outre, un de ceux qui, en 1439, entraînèrent le Dauphin dans sa première rébellion contre Charles VII. Celui-ci ne l'oublia pas, et quand vint une occasion favorable, il fit un exemple qui produisit la plus salutaire impression. En 1440, le bâtard de Bourbon ravageait la Champagne à la tête de ses bandés d'écorcheurs ; il annonçait même hautement l'intention de passer avec elles à l'étranger, malgré les ordres du roi. Vers le même temps, dit un chroniqueur, un homme et sa femme se vinrent plaindre au Roi et à monseigneur le connestable d'un grand oultrage que ledict bastard de Bourbon leur avoit faict : car il avoit forcé la femme sus l'homme, et puis favoit fait battre et découpper, tant que c'estoit pitié à voir. Une action aussi abominable lit verser la mesure et parut sans doute un prétexte suffisant pour mettre fin à tant de violences. Sur l'ordre du roi, le connétable s'empara du bâtard de Bourbon et on lui fit sommairement son procès. Condamné à mort, il fut cousu dans un sac et jeté dans l'Aube, comme il le méritait[16].

On peut juger par ce qui précède des désordres commis par les gens de guerre, et de la nécessité qu'il y avait de prendre enfin des mesures capables de retirer la France de la situation où elle était plongée. Charles VII a été accusé, non-seulement de ne pas s'en être suffisamment préoccupé, mais d'avoir, pendant longtemps, prêté les mains à ces violences. On disait notamment, parmi le peuple, que les princes et les grands seigneurs qui criaient le plus contre les désordres les entretenaient sous main et que le roi lui-même en soutenait les auteurs[17]. D'un autre côté, tandis que le gouverneur de Paris faisait espérer que le roi apporterait un prompt remède au mal, les anciens Bourguignons remarquaient qu'il allait en Lorraine et le Dauphin, son fils, en Allemagne guerroyer ceux qui ne leur demandaient rien[18]. Ces accusations étaient injustes. Charles VII déplorait, au contraire, les crimes et les exactions des compagnies franches ; mais, se soutenant en grande partie par l'appui qu'elles lui prêtaient ; hors d'état, d'ailleurs, à raison de la détresse où il se trouvait lui-même, de payer la solde qui leur était due, il était bien obligé, en attendant des temps meilleurs, de fermer les yeux sur les brigandages qu'elles commettaient.

En effet, dès que l'autorité royale fut suffisamment affermie, on le vit s'occuper sérieusement de réprimer ces excès trop longtemps impunis. En 1438, il rendit une première ordonnance portant que des clameurs et complaintes lui arrivaient de tous côtés au sujet des griefs, maux et dommages causés par les gens de guerre dans les environs de la capitale, et il donna l'ordre au prévôt de Paris d'en exiger réparation. Un an après, le 2 novembre 1439, une nouvelle ordonnance, provoquée par une assemblée des trois États, et la plus importante de son règne, précisa encore mieux les intentions de Charles VII. Le roi, disait-elle, ayant égard à la pauvreté, oppression et destruction de son peuple, ne voulait pas tolérer plus longtemps de pareils excès. En conséquence, il décida qu'à l'avenir nul ne pourrait lever une compagnie sans son consentement formel et que tous les capitaines des compagnies seraient à sa nomination. En même temps, il défendit aux gens de guerre de rançonner les laboureurs et les marchands, de s'emparer des bestiaux, des blés ou autres marchandises, de mettre le feu aux gerbes ou aux maisons, d'aller dans les champs en estrade[19] pour piller, rober et destrousser les passants et jusqu'aux propriétaires dans leurs maisons. Les barons, seigneurs et capitaines des compagnies ne furent pas oubliés, et le roi leur parla enfin le langage de l'autorité. L'article 36 leur enjoignait de restituer les forteresses, églises et châteaux dont ils s'étaient emparés et d'où ils faisaient des excursions en toute sûreté. Il leur était également Ordonné de supprimer un grand nombre de péages qu'ils avaient établis de leur propre mouvement au-préjudice du commerce. En quoy, disait l'ordonnance, les marchands et le peuple du royaume avoient été moult opprimez et grevez. L'article 41 de l'ordonnance du 2 novembre 1439 constate en outre que, précédemment, Charles VII avait, du consentement des trois États, établi des tailles pour en affecter le montant à la solde des gens de guerre ; mais les seigneurs et barons avaient constamment mis obstacle à ses intentions, soit en s'attribuant le montant de ces tailles sous prétexte de sommes qui leur étaient dues, soit en les augmentant à leur profit de manière à en rendre le payement impossible. Charles VII proscrivit sévèrement le retour de pareils abus. Enfin l'ordonnance de 1439 enjoignit aux officiers du parlement, aux baillis, aux sénéchaux et à tous les autres justiciers dit royaume d'exécuter strictement les volontés du roi, sous peine d'être privés de leurs offices et de voir leurs biens confisqués[20].

Cependant, il ne suffisait pas, dans ces temps malheureux, de faire des règlements ; il fallait encore en assurer l'exécution, et ici ce n'était pas une médiocre difficulté, à raison de l'étendue des abus qu'il s'agissait de déraciner et de la condition même de ceux qui en vivaient. L'ordonnance du mois de novembre 1439 n'avait pas produit des effets immédiats ; dans tous les cas, elle n'avait remédié art mal qu'en partie. Dans les années qui suivirent, Charles VII employa tous ses soins à compléter l'œuvre commencée. Après avoir été longtemps étudiée sous toutes ses faces, la question fut définitivement résolue en 1445, par la création de quinze compagnies d'ordonnance, commandées chacune par un capitaine à la nomination du roi et composées de cent lances, chaque lance comprenant six personnes, savoir : l'homme d'armes, son page ou valet, trois archers et un consteller, c'est-à-dire un écuyer armé d'un couteau ou baïonnette qu'il portait au côté. Chaque compagnie formait donc un corps de six cents hommes tous à cheval. Bientôt, les compagnies s'accrurent d'un grand nombre de volontaires qui sollicitèrent comme une véritable faveur d'y être admis, dans l'espoir de devenir hommes d'armes à leur tour. L'effet de cette organisation fut en quelque sorte instantané. Au bout de quinze jours, disent les chroniqueurs, tous les soldats qui n'avaient pas été désignés pour faire partie des compagnies étaient rentrés dans leurs foyers, et les routes étaient. devenues plus sûres qu'elles ne l'avaient été depuis plus d'un siècle. En même temps, et à partir de ce jour, l'importance personnelle des grands vassaux de la couronne décrut sensiblement. Ce qu'on appelait la chevalerie, c'est-à-dire cette classe de seigneurs et de barons si longtemps toute-puissante à cause des services, chèrement payés d'ailleurs, qu'elle rendait au pouvoir royal, cessa bientôt d'exister[21].

Avant de prendre possession de leurs compagnies, les capitaines durent prêter un serment ainsi conçu : Je promets et jure à Dieu et à Nostre-Dame que je garderai justice et ne souffrirai aucune pillerie et pugnirai tous ceux de ma charge que trouveray avoir failli, sans y espargner personne, et sans aucune fiction, et ferai faire réparation des plaintes qui viendront à ma connaissance, à mon pouvoir avec la pugnition des susdits ; et promets faire faire à mon lieutenant semblable serment que dessus[22]. Chaque capitaine de compagnie et son lieutenant étaient donc en quelque sorte des prévôts, des justiciers, institués par la royauté pour protéger la société, notamment les laboureurs et les commerçants, contre les dévastations des routiers, écorcheurs et retondeurs. Ainsi, l'autorité militaire, enfin disciplinée, était appelée à retirer la France du chaos où la guerre et ses suites l'avaient plongée.

Après avoir organisé la cavalerie, Charles VII s'occupa des milices. Antérieurement à ce prince, et si l'on en excepte quelques troupes d'arbalétriers et d'archers, pour la plupart Génois, l'infanterie française n'était, a-t-on dit, composée que de marauds et bellistres, mal armez, mal complexionnez, fainéans, pilleurs et mangeurs de peuples[23]. Une ordonnance de 1448 institua la milice des francs-archers. En chacune paroisse de nostre royaume y aura un archer qui sera et se tiendra continuellement en habillement suffisant et convenable de salade, dague, espée, arc, trousse, jaque ou lingue, brigandine[24], et seront appelez les francs-archers, lesquels seront choisis par nos eslus en chacune élection, les plus droits et visez pour le fait et exercice de l'arc qui se pourront trouver en chacune paroisse sans avoir égard ne faveur à la richesse. Le roi promettait quatre francs par mois aux francs-archers pour tout le temps qu'ils le serviraient. En même temps, il les tenait quittes des tailles, du guet, ainsi que de l'entretien des gens de guerre. Le nombre des paroisses étant à cette époque évalué à seize mille, Charles VII disposait donc, indépendamment des neuf ou dix mille hommes des compagnies d'Ordonnance, de seize mille francs-archers qui, au premier signal, devaient se rendre au poste qui leur était indiqué. Relativement assez considérable, cette armée suffisait pour parer à un péril urgent et permettait, au besoin, d'attendre de nouvelles recrues. Enfui, les compagnies d'ordonnance ne se composant que de neuf à dix mille hommes, elles ne devaient pas être, en réalité, onéreuses aux populations, puisque des villes assez importantes, telles que Troyes, Châlons, Reims, Laon, n'avaient pas plus de vingt à trente gens d'armes à entretenir.

Le plan de Charles VII réussit au delà de toutes les espérances. Au bout de deux mois, dit un historien contemporain, les marches et pays du royaume furent plus sûrs et mieux en paix qu'ils n'avoient esté trente ans auparavant. Si sembla à plusieurs marchands, laboureurs et populaires qui de longtemps m'eut esté en grandes tribulations et excessives afflictions, par le moyen des guerres, que Dieu, nostre créateur, les eut pourveus de sa grâce et miséricorde. Ensuite de quoy, de plusieurs endroits du royaume, commencèrent les marchands de divers lieux à traverser de pays à autre, à exercer leurs marchandises et à faire leur négoce de commerce. Pareillement, les laboureurs et autres gens du plat pays, qui avaient esté de longtemps en grande désolation, s'efforçoient de tout leur pouvoir à labourer et réédifier leurs maisons et habitations, et avec cela à desfricher et essarter leurs terres, vignes et jardinages très diligemment, et tant en cela continuèrent, avec l'ayde des seigneurs, gentilshommes et gens d'église, que, plusieurs villes et pays qui, longtemps auparavant, avoient esté comme non habitez, furent remis sus et repeuplez assez abondamment ; et nonobstant qu'iceux eussent grande peine et endurassent grand travail en ce faisant si se tenoient-ils pour bien heureux, quand Dieu leur faisoit cette grâce qu'ils demeuroient paisibles en leurs lieux, ce qu'ils n'avoient pu faire la plus grande partie de leur vie[25].

D'autres historiens apprécièrent de la même manière les réformes militaires de Charles VII. On a vii plus haut que l'un d'eux, narrateur impartial, à coup sûr, à cause de son attachement pour la maison de Bourgogne, raconte que le roi de France fit cesser les tyrannies et exactions des gens d'armes aussi admirablement que par miracle ; qu'il fit d'une infinité de meurtriers et larrons, sur le tour d'une main, gens résolus et d'une vie honneste ; mist bois et foretz, passages assurez, toutes voies segures, toutes villes paisibles, toutes nacions de son  réanime tranquilles[26].....

On croira sans peine, toutefois, que ces réformes rencontrèrent des opposants et tirent de nombreux mécontents. Sans parler de cette multitude de routiers habitués depuis si longtemps à vivre de pillage, elles réduisirent considérablement l'importance des seigneurs et des barons dont les services devinrent, par le fait, beaucoup moins nécessaires à la royauté. Enfin, comme l'entretien des compagnies d'ordonnance et des francs-archers avait nécessité l'augmentation des tailles, bien des gens oublièrent promptement les violences dont ils avaient tant souffert pote ne songer qu'à l'aggravation d'impôt que l'organisation de l'armée avait rendue indispensable. Un prélat contemporain, évêque de Lisieux, se rendit l'organe de ces plaintes. A son avis, le système des armées permanentes était essentiellement favorable aux despotes et aux mauvais rois qui, toujours disposés à compter sur elles, devenaient peu soucieux de la justice, se croyaient dispensés de s'occuper du bonheur de leurs sujets, s'abandonnaient à tous leurs caprices et s'endormaient dans la débauche et la mollesse. L'évêque de Lisieux faisait remarquer en outre que les nombreuses armées étaient très-onéreuses aux peuples, soit à cause des lourds impôts qu'il fallait lever pour les entretenir, soit par la charge des logements. Suivant lui, on aurait dû seulement désigner dans les paroisses, comme on l'avait pratiqué pour les francs-archers, le nombre de cavaliers ou de miliciens qu'on voulait avoir en réserve, les faire exercer une ou plusieurs fois l'année par des commissaires spéciaux et les appeler au moment du danger[27].

Spécieuses sur plusieurs points, fondées à quelques égards, inopportunes dans tous les cas, ces considérations ne détournèrent pas le gouvernement de son but. En même temps que, grâce à la prudence et à l'énergie des mesures qui avaient été adoptées, il ramenait l'ordre et la tranquillité dans le royaume, Charles VII veillait d'ailleurs à ce que la main de la -justice atteignît, quel que fût leur rang, tous ceux de ses sujets qui avaient enfreint les lois. On a vu la juste punition qui avait été infligée, pour ses méfaits, au bâtard de Bourbon. En 1445, les plaintes les plus graves s'élevèrent contre le comte Charles d'Armagnac. On l'accusait, entre autres griefs, d'avoir fabriqué de la fausse monnaie, d'avoir levé deux ou trois fois l'an les tailles établies sur ses terres, d'avoir fait des prisonniers et d'entretenir trente ou quarante bandits qui pillaient et rançonnaient sans pitié tonte la contrée. Le bruit courait, en outre, qu'il battait son confesseur, on ne savait trop pour quels motifs, qu'il avait pillé un grand nombre de prieurs et de curés, et que ses gens avaient violé plusieurs filles des environs. Quelques services que la famille des Armagnac lui eût rendus, Charles VII fit instruire le procès de l'indigne héritier de ce grand nom. Cependant, le comte Charles d'Armagnac promit de s'amender. D'un autre côté, le roi d'Espagne, les ducs de Bretagne, d'Alençon, de Bourbon et de Dunois intervinrent en sa faveur. Sur leur intercession, Charles VII consentit à suspendre la procédure à la condition, qui fut acceptée, qu'ils lui fourniraient pour garantie deux mille hommes d'armes[28].

D'après l'organisation adoptée, chaque homme d'armes avait par mois quinze francs seize sols, et chaque archer sept francs dix sols. Charles VII tint la main à ce que cette solde, qui était assez élevée, fût régulièrement payée. Pourquoy, observe un chroniqueur, il n'y avoit sy hardy ni sy mauvois desdicts gens d'armes qui osassent personne desrober ny rien prendre de l'aultruy. Ains passoient marchands et tous autres lionnes gens aussy serrement par les lieux où ils se tenoient que parmy les bonnes villes. Et ainsy faisoit-on par tout le royaume de France, cuist-on porté par les champs son poing plein d'or ; oncques n'y avoit faici si seur, car mesure larrons ne brigands ne s'osoient tenir eu France que tantost ne fuissent pris par les justices ou les gents d'armes[29].

Ainsi, dans l'espace d'environ treize années, de 1435 à 1448, Charles VII avait promulgué des ordonnances importantes sur la comptabilité publique et sur l'établissement de l'impôt, réprimé de graves abus qui s'étaient introduits dans l'université, et sensiblement amélioré l'administration de la justice. Depuis, grâce à l'institution des compagnies d'ordonnance, la sécurité la plus complète avait succédé au pillage et à la dévastation des campagnes. Enfin, la féodalité elle-même recevait de cette institution une atteinte devenue nécessaire. D'autre part, des châtiments éclatants[30] apprenaient aux plus hautes familles qu'il leur faudrait désormais subir le joug de la loi. En même temps, les Anglais perdaient chaque jour du terrain, et l'on pouvait déjà entrevoir le jour où ils seraient chassés du royaume. On peut clone le dire avec vérité : sous le rapport politique et administratif, la France sortait en quelque sorte du chaos ; une ère nouvelle commençait.

 

 

 



[1] Cuncta quæ murorum ambitu non mat cœpta, diripiunt. Voir Nicolaï de Clemangiis Catalaunensis archidiaconi Baïocensis opera omnia ; lettre adressée à Jean Cerson. — Je reproduis cette lettre en entier aux pièces justificatives ; pièce n° 2.

[2] Lettre de Nicolas de Clemangis, passim. Voir pièces justificatives, n° 2.

[3] Quin imo, instar sevissimarum bestiarum, in innocentes ac supplices agrorum cultores, scevire delectabat plerosque ex ipsis prœdonibus. Ap. Amelgard, lib. II, cap. VI.

[4] Mémoires des pays, villes, comtés et comtes de Beauvois et Beauvoisis, par Antoine Loisel ; Paris, 1617, p. 229 et suivantes.

[5] Appatir, rançonner.

[6] Le cep était un instrument que l'on mettait aux pieds des condamnés. Il y avait des ceps portatifs ou volants. Jehan, seigneur de Montcavrel, dit le Glossaire de Du Cange, t. I, v° Cippus, fu mis en cep volant, auquel ledist chevalier fu pendu par longtemps en l'air.

[7] Ni Carpentier ni Roquefort ne donnent l'explication de ce mot.

[8] Œuvres de Maistre Alain Chartier, p. 839 ; édition et notes d'André Duchesne.

[9] Ordonnances des rois de France, t. XIII, p. 196.

[10] Ordre de payer quinze livres tournois à un courrier dépêché au Dauphin par les gens de Montpellier. Bibl. Nat. Mss. Portefeuilles Fontanieu, n° 118-119.

[11] Œuvres de Jean Chartier et de Monstrelet, année 1437. — Gaber, se moquer. La chose était, en effet, très-risible.

[12] Journal d'un bourgeois de Paris.

[13] Copié par M. J. Quicherat sur l'original en parchemin existant aux Archives nationales (K. 63, n° 22) ; scellé des armes de Rodrigue, qui sont écartelées 1 et 4 de trois fasces ; 2 et 3 d'un croissant renversé. — Tous les détails qui précèdent et qui suivent sur Rodrigue de Villandrando sont extraits d'une curieuse notice que M. Quicherat a publiée sur ce personnage dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 2e série, t. I, p. 119 et suivantes.

Les engagements de ce genre ou analogues n'étaient, du reste, pas rares. Il en existe un très-curieux, souscrit le 1er mai 1229, en faveur du comte de Champagne, par le sire de Joinville, historien de saint Louis. En voici un extrait : Je Jehans, sires de Joinville, Sénéchaux de Champaigne, fas à scavoir à tous cels qui ces lettres verront, que je jure mon très chier signor Thiebaulx, par la grâce de Dieu, roi de Navarre, conte palais de Clampaigne et de Brie, sur la foi que je li dois, que je ne m'alieray au conte de Bar, ne par mariage, ne par autre chose, ne à luy, ne à autruy, encontre luy, et noméement je ne prendray à feme la fille le comte de Bar... (Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XX, La vie du sire de Joinville, p. 314).

[14] Chronique Manuscrite du Quercy, par l'abbé de Foulhiac, citée par M. Quicherat dans sa notice sur Villandrando.

[15] Un capitaine anglais s'était néanmoins rendu célèbre par sa férocité. Il portait le nom de Mathieu Gough, dont le peuple avait fait Matago. Dans quelques provinces de la France, notamment en Provence, le nom de Matago est encore aujourd'hui l'équivalent de Croquemitaine.

[16] Chronique du connétable de Richemont, dans Godefroy, p. 777. — Le bâtard de Bourbon fut noyé par justice, dit Berry, ibidem, p. 412. On a vu plus haut que le même genre de supplice avait été employé à l'égard du favori Pierre de Giac. Un autre supplice de l'époque était l'immersion dans l'eau bouillante. Je ne sais quel auteur du temps dit, en parlant des faux monnayeurs, que la coutume était de les faire bouillir.

[17] Bibl. Nat. Mss., l'abbé Legrand, Histoire de Louis XI ; liv. I, p. 29, verso.

[18] Journal d'un bourgeois de Paris, année 1430.

[19] Du mot estradiots, sorte de cavalerie légère du temps. — Voir le P. Daniel, Histoire de la milice française, t. I, p. 230.

[20] Ordonnances des rois de France, t. XIII, p. 295 et 306. — Voir cette célèbre ordonnance aux pièces justificatives, n° 4.

[21] Le P. Daniel, Histoire de la milice française, t. I, p. 215.

[22] Le P. Daniel, Histoire de la milice française, t. I, p. 227.

[23] Brantôme, Discours des colonels, cité dans le P. Daniel, t. I, p. 237.

[24] Voici, d'après le P. Daniel, t. I, p. 240 et suivantes, la définition de quelques- uns des objets qui composaient l'habillement du franc-archer. — La salade était une espèce de casque léger sans crête, avec ou sans visière. Le jaque ou huque était une sorte de justaucorps, renflé de coton, et qui descendait au moins jusqu'aux genoux. La brigandine était un corcelet fait de laines de fer, garni de velours à l'intérieur ; la trousse, un carquois pouvant renfermer au moins dix-huit traits. Enfin, parmi les francs-archers, il y en avait qui portaient le nom de guysarmiers, à cause de la gui-carme, espèce de hallebarde garnie par un bout d'un fer large et pointu. On lit dans le roman de Rou :

Et vous avez lances aiguës

Et guisarmes bien émolluës.

Il résulte d'un mémoire publié par le P. Daniel, que Louis XI remplaça la dague et l'épée de ses milices par la guisarme.

[25] Mathieu de Coucy, Histoire de Charles VII, dans Godefroy, p. 510. — Un poète du temps a célébré, à sa manière, la révolution opérée par Charles VII dans l'organisation de l'armée. Il est utile de consulter, sur les effets produits par ces réformes, ceux qui les avaient en quelque sorte vues s'accomplir ou qui avaient pu en apprécier les bienfaits.

L'an mil quatre cent trente-neuf,

Le feu roi si list les gens d'armes

Vestir et abiller de neuf.

Car lors estoient en povres termes.

Les ungs avoient babitz usez

Allant par pièces et latubeaulx ;

Et les autres tous dessirez

Aïans bon besoing de nouveaulx.

Si les monta et artilla

Le feu roi selon son désir,

Et grandement les rabilla,

Car en cela prenait plaisir.

(Martial d'Auvergne, les Vigilles de Charles VII, année 1439.)

[26] Georges Chastellain, extrait publié par M. J. Quicherat, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, t. IV, p. 76.

[27] Amelgard, de Rebus gestis Caroli septimi, lib. IV, cap. V et VI. Voir pièces justificatives, n° 1, extrait D.

[28] Bibl. Nat. Mss. Portefeuilles Fontanieu, n° 119-120. — Le comte Charles d'Armagnac était aussi accusé de peccato contra naturam, de quo constat, dit le Mss., per petias G. M et L. inventarii. Enfin, on lui reprochait d'avoir souvent battu un sien chapelain nommé messire Pierre, quand il lui refusait choses secrètes entre eux. — Le comte Jean V d'Armagnac, son frère, occasionna, quelques années après, de bien autres scandales. C'est lui qui, éperdument épris de sa sœur Isabelle, en eut deux enfants, voulut l'épouser, bien que déjà, marié, fabriqua, pour simuler les dispenses nécessaires, une fausse bulle du pape Calixte III, et trouva, faut-il le dire ? un prêtre pour bénir celte horrible union. Toute la vie de Jean d'Armagnac fut une longue lutte contre l'autorité royale et contre la justice. Enfin, en 1473, il fut massacré dans la ville de Lectoure, où il soutenait un siège contre les troupes royales, qui, après l'avoir saccagée, la livrèrent aux flammes. Une étude approfondie sur cette famille des Armagnac jetterait une lumière fort curieuse sur l'histoire du quinzième siècle.

[29] Mémoires de J. Du Clerc, Panthéon littéraire, p. 175.

[30] Un autre procès, horrible entre tous, fut celui de Gilles de Raiz, ou de Retz, jugé à Nantes, en 1440, d'après les ordres et dans les États du duc de Bretagne. Gilles de Retz avait longtemps servi dans les armées de Charles VII, qui l'avait nommé maréchal de France. Retiré en Bretagne, il s'y livra, pendant quelques années, aux crimes les plus abominables. Les détails de son procès que j'ai sous les yeux remplissent trois cent huit pages d'un Mss. in-folio de la Bibl. Nat. (Fonds Saint-Germain, 572). Le maréchal de Retz fut convaincu d'avoir fait enlever une centaine d'enfants de huit à dix ans, auxquels il coupait ensuite la tête lentement, et en quelque sorte avec volupté, prenant à cela, dit un témoin oculaire dans sa déposition, plus grande plaisance qu'à avoir habitation d'iceulx. Il fut pendu à Nantes, avec deux de ses complices, le 26 octobre 1440. Son procès n'a jamais été publié, je crois, dans son affreuse nudité.