LES DERNIERS MONTAGNARDS

HISTOIRE DE L'INSURRECTION DE PRAIRIAL AN III (1795)

 

CHAPITRE III. — LA CONVENTION ENVAHIE.

 

 

L'orage éclata le lendemain, 1er prairial. Paris s'était éveillé au cri du tocsin.

Dès cinq heures du matin, l'insurrection était dans la rue ; des hommes armés montaient aux clochers des églises et sonnaient le carillon de l'émeute. Les ouvriers des ports, les débardeurs, empêchaient les autres citoyens de travailler[1]. Les femmes dispersaient les queues formées, comme à l'ordinaire, à la porte des boulangers.

Vers neuf heures, le faubourg Saint-Marceau, le faubourg Saint-Antoine, fourmillaient de piques et de fusils. Les commissariats étaient envahis, les comités civils assiégés, leurs membres maltraités, sommés, le poing sur la gorge ou le sabre dans les reins, de fournir du pain au peuple ou de marcher avec lui sur la Convention[2] ; l'Hôtel de Ville devenait le centre d'un comité insurrectionnel, et les murailles parisiennes se couvraient de placards qu'on distribuait en même temps à profusion. C'était le plan de l'insurrection, le programme de la révolte, qu'Isabeau allait tout à l'heure faire connaître à la Convention :

I. Le peuple, pour obtenir du pain et reconquérir ses droits,

Considérant que le gouvernement le fait mourir inhumainement de faim ; que les promesses qu'il ne cesse de répéter sont trompeuses et mensongères ;

Considérant que chaque citoyen se trouve réduit à envier le sort infortuné de ceux que la famine entasse journellement dans les tombeaux ;

Considérant que le peuple se rend coupable envers lui-même, envers la génération future, s'il ne se hâte d'assurer sa subsistance et de ressaisir ses droits ;

Considérant que le gouvernement est usurpateur, injuste et tyrannique, quand il fait arrêter arbitrairement, transférer de cachots en cachots, de communes en communes, et massacrer dans les prisons ceux qui ont assez de courage et de vertu pour réclamer du pain et les droits communs ;

Considérant qu'un gouvernement usurpateur et tyrannique ne fonde ses espérances criminelles et sa force que sur la faiblesse, l'ignorance et la misère du peuple ;

Considérant qu'un gouvernement aussi atroce ne peut subsister qu'autant qu'on a la faiblesse de le craindre et de lui obéir ;

Considérant que la cavalerie que le gouvernement a tirée de nos armées, pour les affaiblir, n'a pas voulu prêter serment de fidélité à la tyrannie, mais au peuple qu'elle a juré de défendre ;

Considérant que les républicains des départements et des armées ont les yeux fixés sur Paris, qui deviendrait devant eux responsable de tout retard ;

Considérant que l'insurrection est pour tout un peuple et pour chaque portion d'un peuple opprimé le plus sacré des droits, le plus indispensable des devoirs, un besoin de première nécessité ;

Considérant qu'il appartient à la portion du peuple la plus voisine des oppresseurs de les rappeler à leurs devoirs, en ce que par sa position elle connaît mieux la source du mal ;

Le peuple arrête ce qui suit :

Article premier. Aujourd'hui, sans plus tarder, les citoyens et les citoyennes de Paris se porteront en masse à la Convention nationale pour lui demander :

1° Du pain ;

2° L'abolition du gouvernement révolutionnaire, dont chaque faction abuse tour à tour pour ruiner, pour affamer et pour asservir le peuple ;

3° Pour demander à la Convention nationale la proclamation et l'établissement sur-le-champ de la Constitution démocratique de 1793 ;

4° La destitution du gouvernement actuel, son remplacement instantané par d'autres membres pris dans le sein de la Convention nationale, et l'arrestation de chacun des membres qui composent les comités actuels de gouvernement, comme coupables du crime de lèse-nation et de tyrannie envers le peuple ;

5° La mise en liberté, à l'instant, des citoyens détenus pour avoir demandé du pain et émis leur opinion avec franchise ;

6° La convocation des assemblées primaires au 25 prairial prochain, pour le renouvellement de toutes les autorités qui, jusqu'à cette époque, seront tenues de se comporter et d'agir constitutionnellement ;

7° La convocation de l'Assemblé nationale législative, qui remplacera la Convention, pour le 25 messidor prochain.

II. Pour l'exécution du précédent article et des suivants, il sera conservé envers la représentation nationale le respect dû à la majesté du peuple français. Il sera pris les mesures nécessaires pour que la malveillance ne puisse enlever, outrager ni engager dans de fausses démarches les représentants du peuple. En conséquence, les barrières seront à l'instant fermées à cet effet.

Les personnes et les propriétés sont mises sous la sauvegarde du peuple.

III. Ceux des représentants qui se trouveraient entraînés hors de leur poste, soit en costume ou de toute manière, seront sur-le-champ remis au sein de l'Assemblée et mis sous la sauvegarde du peuple..

IV. Le peuple s'emparera des barrières, de la rivière, du télégraphe, du canon d'alarme, des cloches destinées pour le tocsin et des tambours de la garde nationale, afin qu'il n'en puisse être fait aucun usage.

Les citoyens chargés de l'approvisionnement de Paris auront seuls la permission de sortir de Paris et d'y entrer, tant que durera l'insurrection. Des certificats leur seront délivrés par un comité formé d'un commissaire nommé par chaque section. Ce comité sera responsable des certificats qu'il expédiera.

Tout approvisionnement externe se fera reconnaître aux barrières en entrant et en sortant.

Les courriers entreront, mais ils ne sortiront point jusqu'à nouvel ordre.

V. Les canonniers, la gendarmerie, les troupes à pied et à cheval qui sont dans Paris et aux environs sont invités à se ranger sous les drapeaux du peuple et à s'unir avec lui par les liens de la fraternité, pour reconquérir les droits communs.

VI. Tout agent du gouvernement, tout fonctionnaire civil ou militaire, tout particulier qui tenteraient de s'opposer aux mesures indiquées dans le présent arrêté, seront regardés comme ennemis du peuple et punis comme tels.

Tout pouvoir non émané du peuple est suspendu. Tout agent ou fonctionnaire du gouvernement qui n'abdiquera pas sur-le-champ ses fonctions sera considéré comme participant à la tyrannie et puni comme tyran.

VII. Quiconque proposerait de marcher contre le peuple, de l'outrager d'une manière quelconque, soit en masse, soit dans un seul de ses membres, sera regardé comme ennemi de la liberté - et traité comme tel.

VIII. Les citoyens et les citoyennes de toutes les sections indistinctement partiront de tout point dans un désordre fraternel, et sans attendre le mouvement des sections voisines, qu'elles feront marcher avec elles, afin que le gouvernement, astucieux et perfide, ne puisse plus emmuseler le peuple comme à son ordinaire, et le faire conduire, comme un troupeau, par des chefs qui lui sont vendus et qui nous trompent.

IX. Le peuple ne se rassoira pas qu'il n'ait assuré la subsistance, le bonheur, le repos et la liberté de tous les Français.

X. Le mot de ralliement du peuple est Du pain et la Constitution démocratique de 1793.

Quiconque, durant l'insurrection, ne portera point ce mot de ralliement écrit à la craie sur son chapeau, sera regardé comme affameur public et comme ennemi de la liberté.

Tout drapeau, guidon ou enseigne qui paraîtra devra porter également le même mot de ralliement.

Tout autre signe ou point de ralliement est absolument défendu et proscrit.

XI. Il sera fait une adresse à nos frères des départements et des armées, pour les instruire des motifs et des succès de la Révolution, ainsi que des moyens pris' pour assurer le bonheur national.

Nota. On ne doute pas que le gouvernement n'essaye d'empêcher l'effet des mesures ci-dessus ; mais il ne le pourra pas. Il ne viendra pas à bout d'arrêter l'indignation du peuple et son juste châtiment, quand même il ferait sortir de ses magasins les subsistances qu'il y tient renfermées et qu'il réserve pour ses infâmes projets[3].

 

Pendant que ce plan, si terriblement motivé, était lu et commenté par les rues, en même temps que le dernier numéro du journal de Babœuf, les femmes, les enfants se formaient en groupes ; les hommes s'emparaient des canons des sections, forçaient les adjudants des comités à leur livrer les fusils et poussaient leurs clameurs :

— La Montagne se relève ! On va en découdre ?

— C'est la lutte entre les mains noires et les mains blanches !

— C'est aujourd'hui qu'il faut que tous ces coquins-là pètent[4].

Le rappel répondait à ces horribles menaces. Le Comité de sûreté générale s'était, dès huit heures du matin, mis en mesure de protéger la Convention contre toute attaque. Mais les sections n'arrivaient que mollement, tandis que grondait l'insurrection à chaque instant grossie. On ne savait encore de quel danger Paris était menacé, et l'écho des tambours retentissait sourdement dans cette ville morne et terrifiée.

La Convention, sous la présidence de Vernier, ouvrit sa séance à onze heures par la lecture de la correspondance. Isabeau, pâle, le plan d'insurrection à la main, se lève, et dès l'abord parle de la situation : Vous n'ignorez pas, citoyens, la révolte qu'on prépare[5]. Il lit ensuite ce long réquisitoire populaire dont chaque phrase éclate au milieu Ide l'Assemblée comme un reproche menaçant. Les derniers mots achevés, les tribunes, regorgeant de monde, éclatent en applaudissements ; l'Assemblée est muette. La Convention saura mourir à son poste ! s'écrie un membre en se levant ; tous ses collègues l'imitent, et, la main étendue, ils répètent le même serment Des applaudissements contraires aux premiers partent alors des tribunes : Si les citoyens qui ont applaudi d'abord, dit Isabeau, ont donné leur assentiment aux projets des séditieux, c'est que, sans doute, ils ont été surpris ; mais ils reviendront de leur erreur et ils se convaincront que nous ne voulons que leur bien-être. Clauzel se lève, découvre sa poitrine, la montre au peuple des tribunes et s'écrie : Ceux qui nous remplaceront en marchant sur nos cadavres ne travailleront pas avec plus de zèle au salut du peuple. Et, par une contradiction qui révèle le trouble de son cœur, dit M. Louis Blanc, il ajoute : Citoyens, songez-y bien : les chefs du mouvement seront punis et le soleil ne se couchera pas sur leurs forfaits. On applaudit encore à cette maladroite et terrible menace. Auguis invite, au nom des comités, la Convention à décréter que les représentants du peuple sont tenus de rester à leur poste et ne sortiront point du sein de la Convention. — C'est notre devoir, répondent plusieurs voix — et sans doute plus d'un Montagnard — ; l'ordre du jour ! L'Assemblée passe à l'ordre du jour.

A cette insurrection qui se dresse, chacun veut trouver une cause. Cela part, s'écrie Lehardy, de la même source que le 12 germinal. Il y voit les mêmes chefs, les mêmes agents : Ce sont ceux de vos membres que vous avez expulsés ; peut-être même ont-ils encore des adhérents jusque dans le sein de la Convention. La gauche murmure devant cette accusation sans preuves. Le mouvement, dit Rovère, a été organisé dans la Convention même. — Je ne vois dans tout cela, dit Bourdon (de l'Oise), que la rage des royalistes, la rage des prêtres insermentés qui ne respireront jamais à l'aise que sur les cadavres des républicains et sur les ruines de la patrie. Il conjure le peuple d'attendre, de ne. rendre pas inutiles cinq ans de privations et de sacrifices : Encore quelques jours et ses souffrances finiront. Génissieux, André Dumont supplient le peuple à leur tour ; on décrète qu'il sera rédigé une proclamation pour éclairer les citoyens. Saint-Martin fait adopter plusieurs projets de décrets qui accordent des secours à différents citoyens[6]. Puis, comme s'il tardait à la Convention de faire sentir sa rigueur, l'Assemblée, sur la proposition des comités réunis, décrète que les chefs d'attroupement sont mis hors la loi ; qu'il est enjoint aux bons citoyens de les arrêter, et, au cas de résistance, de leur courir sus ; que sont réputés chefs d'attroupement les vingt premiers individus qui seront arrêtés marchant à la tête d'un attroupement ; que les comités de gouvernement sont tenus de rendre compte à la Convention, et d'heure en heure, de la situation de Paris[7]. Le projet mis aux voix et adopté, les femmes qui sont dans les tribunes font entendre leurs rires ironiques.

Et aussitôt, comme si la personnification de la détresse se fût tout à coup dressée devant les législateurs, une députation de la section de Bon-Conseil était admise à la barre de la Convention. L'orateur venait faire connaître à l'Assemblée la misère et les souffrances du peuple, ses besoins, ses tourments. Jamais nation, dit-il, ne donna à l'univers l'exemple d'une patience et d'une résignation égale à la nôtre... Nouveaux Tantales, nous expirons à chaque minute de besoin et d'inanition au milieu de l'abondance. Si l'on trouve de la farine pour faire cette quantité prodigieuse de gâteaux, de brioches et de biscuits qui, dans toutes les rues, dans toutes les places, dans toutes les promenades, sont exposés aux yeux du malheureux, comme pour insulter à la faim qui le dévore, ne pourrait-on pas trouver un moyen pour augmenter la quantité ou améliorer la qualité du pain de l'égalité ?... Soyez justes, mais réprimez par des mesures sages et sévères les agioteurs, les malveillants et les affameurs ![8] La pétition est renvoyée aux Comités de salut public, de sûreté générale et de législation. Pour toute réponse, on dit : Patience. Une proclamation est rédigée qui invite les citoyens de Paris à la confiance, à la concorde, à de nouveaux sacrifices. La Convention décrète que les représentants du peuple Henri Larivière, Lahaye ; Porcher, Villers, Coren-Fustier, Philippe Delleville, Legos, Chazal, Vitet, Génissieux, Sevestre se rendront sur-le-champ dans les arrondissements des sections de Paris pour éclairer le peuple sur les manœuvres qu'emploient ses ennemis pour l'égarer. Cette nomination venait à peine d'être faite, lorsqu'un grand tumulte s'élève dans les environs de la salle : c'est l'insurrection qui est là. Une multitude de femmes se précipitent dans les tribunes en criant : Du pain ! du pain ![9] La dernière tribune du côté de Brutus est envahie. Les femmes montent sur les bancs. Du pain ! du pain ! Les hommes, qui vont arriver, ajouteront : Et la Constitution de 1793 ! Pour elles, il ne s'agit que de la nourriture et du vivre, du pain pour les enfants, du pain. Le président, André Dumont, qui a remplacé Vernier, se couvre ; tous les membres ôtent leurs chapeaux. Du pain ! reprennent les femmes. On veut les calmer, elles rient ou menacent. Elles montrent le poing à André Dumont ; elles jettent à la Convention des injures dans le tumulte. Elles se sentent fortes de toute cette foule qui grossit et mugit au dehors ; leur nombre croît, leurs cris redoublent. Du pain ! du pain ! C'est le glapissement de la faim, mélange de hurlement et de râle. Du pain ! du pain ! Les représentants, immobiles sur leurs sièges, écoutent et attendent. Au bout d'un quart d'heure, dans un apaisement de tempête, le président, qui se. couvre et se découvre de minute en minute, proteste que tous ces cris ne précipiteront pas les arrivages d'un seul instant. — Il y a assez longtemps que nous attendons, répond une femme. Le président demande qu'on laisse un des représentants rendre compte de nouvelles satisfaisantes. Il arrive de presser l'arrivage des subsistances et il va apprendre. Les femmes ne lui laissent pas le temps d'achever : Non ! non ! du pain ! du pain ! Toujours le même cri.

Le Moniteur ne dit pas ce. que répliquèrent alors quelques membres de l'Assemblée, de ceux qui, le lendemain, allaient parler des dangers courus par la Convention nationale, mais il enregistre, après cette phrase : Plusieurs membres parlent dans le tumulte. Une exclamation significative est celle de Châteauneuf-Randon : Est-ce que la Convention aurait peur ? Elle n'avait pas peur, mais elle hésitait ; elle ne voyait plus clair ; elle suppliait et menaçait tour à tour, parlait de nourriture et de tribunaux, soulevait les rires ou les murmures de la foule. Louvet s'écriait qu'il fallait détruire à la fois le royalisme et le terrorisme ligués entre eux. André Dumont déclarait aux tribunes qu'il mourrait plutôt que de ne pas respecter la Constitution. Sachons périr s'il le faut, s'écriait Féraud. Et les femmes, sans varier leur refrain sinistre, de leurs voix enrouées, menaçantes, continuaient, répondaient à tous les discours, interrompaient tous les orateurs avec leur : Du pain ! du pain !

Le président veut faire évacuer cette tribune qui gronde. Il demande si, à défaut d'obéissance, il doit faire arrêter les individus qui la remplissent. Tous les députés se lèvent et répondent par un seul : Oui. Tous les députés, dit le Moniteur lui-même : donc les Montagnards aussi. Les tribunes s'emplissent davantage. D'autres femmes encore arrivent, comme une marée humaine. Le président s'adresse à un officier debout à la barre. Je charge le commandant de la force armée de faire évacuer. Encore une fois, il ne peut achever. Et les femmes, à cet ordre, répondent par cet autre cri : Nous ne nous en irons pas ! A gauche du président, la porte, ébranlée par des coups violents de crosses de fusils et de marteaux, crie et va céder. Les plâtras tombent au dehors. Officier, dit Marec à l'adjudant général Fox, entendez-vous ce bruit ? Je vous charge, sur votre responsabilité, d'empêcher qu'on ne porte atteinte à la représentation nationale. Nommé par le président commandant provisoire de la Convention, Fox répond qu'il fera respecter la Convention nationale ou qu'il périra à son poste. Thibaudeau demande que le commandant soit chargé de repousser la force par la force ; et d'abord il fera évacuer la tribune. Il monte accompagné de quatre fusiliers et de deux jeunes gens armés de fouets de poste. Les femmes résistent ; on les chasse aux applaudissements de l'Assemblée. Mais les cris séditieux ne partaient pas seulement de la grande tribune. Le général, depuis une demi-heure, s'occupe à les faire évacuer toutes, lorsque brusquement la porte du salon de la Liberté vole en éclats ; la foule, irrésistiblement pousse, l'enfonce comme un bélier et se dégorge dans la salle. La Convention est envahie. Les insurgés/la pique en main, armés de maillets ou de mousquets, en carmagnoles, en haillons, se précipitent, tandis que les représentants, quelques-uns sautant par-dessus les bancs, gagnent les gradins supérieurs. Entre le peuple et les députés, les gendarmes des tribunaux forment aussitôt une haie ; des sectionnaires en armes, accourant alors par la barre et la porte de droite, se jettent sur les envahisseurs et les repoussent : un affreux tumulte et pas d'effusion de sang. Le calme est rétabli, s'écrie bientôt le président, tandis que, seule, dans une tribune, une femme qu'on n'a point fait sortir, insulte la Convention et la menace encore[10].

Pendant ces terribles scènes, calmes, attristés, le courroux dans la poitrine, mais immobiles et mornes, les derniers de la Montagne se croisaient les bras et attendaient. Ils attendaient qu'on les tuât à leur poste, et tout à l'heure Duroy, sa tête chauve appuyée contre le rebord de la tribune où les femmes étaient empilées, ne bougeait pas sous les coups qui tombaient sur son crâne, semblable en cela à ceux du Sénat de Rome, rivés, eût-on dit, à leurs chaises curules.

Ce n'était d'ailleurs rien encore, et la journée commençait. Il était près de deux heures. La porte, brisée déjà, cède une seconde fois, les maigres insurgés sont encore là. Auguis, en costume de représentant, se précipite sur eux, le sabre haut, à la tête d'un détachement de citoyens. Repoussez la force par la force ! crie Laignelot dans le tumulte, et Bourdon (de l'Oise) : En avant ! serrez vos rangs ! C'est une bataille. Le chef des assaillants, pris au collet, traîné par les cheveux au milieu de l'Assemblée, va être massacré. Des officiers l'arrachent à la mort. Le président, depuis le commencement de ce combat corps à corps, est couvert. On avait trouvé, dans la poche de l'homme arrêté, un morceau de pain, un gros morceau de pain, dit le Moniteur, et bientôt le président lui-même ajoute qu'il en avait ses poches pleines[11]. Les historiens de l'insurrection, presque tous thermidoriens, n'ont pas manqué de faire de cette capture un trophée. Cet homme avait du pain sur lui, donc cette révolte n'était pas la protestation des affamés. Pâle, entouré et menacé, l'homme se disposait à mourir. Il y avait à côté de lui d'autres prisonniers, et infailliblement les citoyens les eussent massacrés ; Auguis monte à la tribune, et conseille, autant par fermeté que par prudence, de ne pas faire couler le sang : On a fait courir le bruit que vous égorgez les femmes ! En conséquence les hommes arrêtés sont conduits au Comité de sûreté générale.

L'anxiété n'était, en effet, pas moins grande au dehors qu'au dedans. Les sections, réunies autour de la Convention, sans ordres, sans nouvelles, stationnaient en rang avec leurs canons. Les bruits les plus contradictoires couraient les groupes, se répandaient dans cette foule armée, lasse et énervée. Parfois un homme quittait sa compagnie, entrait chez quelque marchand de vins, buvait, se mêlait ensuite au tumulte de la Convention. Les femmes vociféraient, poussaient leurs cris et leurs menaces, parcouraient le Carrousel en demandant du pain, en insultant les représentants qui, parfois, passaient au galop d'un cheval. On en maltraita plus d'un, à coups de poing ou de pierres.

A deux heures, Féraud ainsi poursuivi se réfugia à la Convention, les habits déchirés, pâle et harassé. On s'empresse autour de lui : il était presque évanoui. C'était le moment le plus terrible. L'insurrection tentait son grand effort, et l'on entendait passer, comme des rafales, les lugubres bruits du pas de charge. Que se passait-il au dehors ? La Convention décrétait que le représentant [Delmas] était chargé de la direction de Paris ; le président proclamait que la section de la Fontaine-de-Grenelle, avait, en repoussant les assaillants, bien mérité de la patrie ; Dussault admirait la contenance fière et décidée des ambassadeurs des puissances étrangères qui n'avaient pas quitté leur tribune pendant cette lutte[12], et demandait qu'il fût fait mention honorable de cette conduite au procès-verbal et au Bulletin. Puis, pendant un moment elle suspendait ses délibérations, Mais, — il était trois heures trente-trois minutes[13], — de nouveaux cris se font entendre dans le salon de la Liberté : Aux armes ! aux armes ! La force armée y court ; le tumulte recommence, et le président (c'était Boissy) se couvre encore. Un bataillon traverse la salle en criant : Vive la République ! Les baïonnettes sont croisées ; des coups de feu partent ; l'Assemblée assiste au combat. Est-elle bien encore une Assemblée. Parmi ses membres, les uns demeurent cloués à leur banc, les autres se collettent avec l'insurrection ; Dubois-Crancé saisit dans la foule un homme qui portait sur son chapeau, tracés à la craie, les mots de ralliement : Du pain et la Constitution de 1793 ! L'homme se débat, s'échappe ; il est ressaisi ; on l'entraîne hors de la salle[14]. Les coups de feu continuent : pas un conventionnel n'est atteint. La foule grossit ; repoussée, elle revient à la charge. La garde est forcée, Féraud, désespéré se jette en travers de la porte, conjure les assaillants de ne pas violer la représentation nationale. L'ivresse du dévouement a succédé chez lui à la prostration. Il est saisi soudain de cette folie sublime qui fait les martyrs. Il veut mourir ; il découvre sa poitrine :

Tuez-moi, dit-il, vous n'entrerez qu'après avoir passé sur mon corps ! ce n'est pas la première fois qu'une balle m'atteindra. Prenez ma vie, mais respectez la Convention.

Il se couche sur le seuil ; la foule passe. Les hommes, les femmes, toute la cohue du faubourg a pris d'assaut la Convention.

Des combats s'engagent à coups de poing ; les députés sont arrachés de leurs bancs, Kervélégan, Delecloy, un des soixante-treize, l'accusateur de Duhem après le 12 germinal, celui qui venait de faire décréter que l'emplacement du lieu des séances des Jacobins serait consacré à l'établissement d'un marché sous le nom de 9 Thermidor.

Le parquet est aux sabres nus, aux carmagnoles rayées ; les insurgés s'arrêtent devant le président ; sur tous les chapeaux l'inscription : Du pain et la Constitution de 1793 ! Un citoyen, le jeune Mally, arrache un de ces chapeaux ; il est forcé de reculer et se réfugie sur les marches de la tribune où une balle va le coucher. On l'emporte. Féraud, accouru au pied de la tribune, se frappait la tête et s'arrachait les cheveux. Mais c'est maintenant le président qu'on couche en joue. Boissy-d'Anglas, immobile devant les canons de fusil, ne fait pas un geste. Féraud veut le couvrir de son corps ; il escalade la tribune : un officier l'aide à monter. Les insurgés saisissent alors Féraud par son habit ; l'officier assène à l'un d'eux un coup de poing dans la poitrine. Une folle qui était là, parmi les femmes, Aspasie Carle Migelli, répond par un coup de pistolet, mais c'est sur Féraud qu'elle tire : elle l'a entendu nommer, elle croit que c'est Fréron. Il tombe. La foule devient ivre devant ce cadavre. Aspasie Carle Migelli, qui, hier encore, par les rues, criait Vive le roi ! se précipite sur le corps et le frappe de ses galoches. Le peuple, qui prenait, lui aussi, Féraud pour Fréron, traîne son corps par les cheveux dans les couloirs. Un marchand de vins, un jeune homme de vingt-six ans, Luc Boucher, pris soudain de cette fièvre que les Florentins ont appelée la luxure de sang, s'approche du cadavre, entend qu'on demande la tête, et pendant que son camarade Soret lient les jambes, la coupe net avec son sabre, comme une rave, a-t-il dit plus tard[15] ; puis il la jette à la foule : Vous l'avez voulue, la voila ![16] On emporte le trophée sur la place du Carrousel.

Dans la Convention, le désordre, l'effroi, l'horreur étaient à leur comble. Une foule hurlante, déguenillée et farouche, des cliquetis d'armes, des appels, des jurons, des menaces ; des femmes, les cheveux épars, assises aux places des députés, les carmagnoles envahissant les tribunes, la foule sur les marches, la foule dans le parquet, la foule sur les bancs. Les députés, amis et adversaires, groupés au hasard, également menacés et parfois maltraités par cette multitude, qui n'écoutait et ne distinguait personne dans une assemblée qu'elle ne respectait plus. Chaque banc, chaque coin de la salle vit une lutte partielle. Les députés sont insultés, menacés, quelques-uns blessés. La poussière, la vapeur des foules, enveloppant comme d'un nuage l'Assemblée mugissante, une insupportable chaleur, des cris assourdissants, tout se confond et se heurte. Sombre tableau ! Le peuple outrageait ses tribuns ! Et le président siégeait sous les drapeaux en haillons qu'avaient arrachés à l'ennemi les soldats de Hondschoote et de Jemmapes.

Les insurgés entraient à la Convention au pas de charge en soldats[17]. Quelques-uns parfois couchaient en joue le président, mais il ne devait plus — heureusement - y avoir de sang répandu. Féraud tomba seul dans cette journée déplorable, encore — nous l'avons vu — le coup de feu qui l'atteignit ne lui était-il pas destiné. On entendait à présent le tocsin sonner au pavillon de l'Unité ; les cours, le jardin du palais regorgeaient de gardes nationaux et d'artilleurs. Au milieu d'eux défilait le long cortège des affamés qui pénétraient dans la Convention. Parfois même, les rangs s'ouvraient pour les laisser passer. On ne savait rien, ni ce qu'étaient ces hommes armés, ni ce qu'ils voulaient. Les insurrections ont leur Inconnu qui fait leur force. On ne s'explique pas d'ailleurs la conduite des comités, leur longue inaction pendant cette journée. Les bataillons n'avaient qu'à s'ébranler, à marcher pour dégager la Convention nationale, et ils stationnaient là, inutiles, augmentant peut-être le désordre et la terreur.

Pendant ce temps, on se disputait la parole dans le sein de la Convention[18]. Ce n'était plus l'Assemblée, mais le peuple qui parlait. Les plaintes, les motions folles, les propositions de décrets se croisaient parmi les cris. On entendait parfois, dans une façon de silence, articuler quelque lambeau de phrase : Nous voulons la Constitution de 93, et du pain. — Qu'avez-vous fait de nos trésors et de notre liberté ?Du pain ! du pain ! Lorsque le discours ou la proposition plaisait à la foule, les tambours battaient aux champs. Le président parfois essayait de protester ; les furieux l'interrompaient. C'était le délire. Un canonnier monte à la tribune, et, d'une voix forte, lit le plan insurrectionnel affiché le - matin sur les murailles. Les applaudissements se mêlent alors aux roulements de tambour. La foule maintenant est maîtresse. Si la force armée se montre, la foule crie : A bas ! et la force armée se retire. — A bas les armes ! dit le peuple aux grenadiers de la gendarmerie qui entourent les représentants sur les bancs supérieurs. Et les grenadiers évacuent la salle.

Toute la partie de la multitude qui occupe les bancs de l'extrémité gauche, dit ici le Moniteur, cause avec les députés qui y sont restés. Est-il besoin de faire ressortir la perfidie du compte rendu, rédigé d'ailleurs, non pas le 1er, mais le 4 ou le 5 prairial ? La multitude cause avec les députés ! Telle de ces phrases deviendra bientôt terrible dans l'acte d'accusation. Le compte rendu même du Moniteur est dirigé contre les accusés, et la version d'Aimé Jourdan les condamnera.

Ils ne causaient pas, et l'on pourrait les retrouver, les uns au pied de la tribune, comme Goujon qui, entouré d'officiers, s'écriait : Si la Convention est dissoute, nous sommes perdus ; les autres, sur la Montagne, pâles et immobiles, comme Romme, qui restait rivé à son banc, cloué à son devoir.

Dans ce tumulte, Duquesnoy fait remarquer à ceux qui l'entourent que les loges des journalistes sont presque désertes[19]. Il rit aux éclats, ajoute le rédacteur Jourdan. Il y a là rancune de journaliste. Duquesnoy certes ne riait pas en ce triste moment. On lisait toujours le plan d'insurrection. Lecture interrompue cent fois par les cris, par le tapage formidable. En vain la foule ordonnait-elle au président de sonner pour ramener le silence, Boissy-d'Anglas, ancré dans cette force d'inertie qui triomphe des plus bouillants courages, ne répondait point. Ce tumulte affreux durait pourtant depuis près de trois heures ; il fallait l'apaiser, le cœur de certains représentants saignait de voir la Convention envahie, presque déshonorée, la République ainsi déchirée. Rhül se lève droit sur son banc, il demande la parole au président, il parle, dans le bruit, aux femmes placées près de lui, il essaye de les calmer ; Romme, Duroy, demandent la parole. La foule crie : Silence !

Et la nuit venait.

Romme, dans sa défense, a éloquemment décrit le sentiment de douleur poignante qui devait agiter ceux de ses collègues qui vivaient et voulaient mourir républicains. Aux approches de la nuit, la fièvre des malades redouble, et il doit en être ainsi de l'exaspération des foules déchaînées.

Autour de moi, dit Romme, des femmes enceintes, des mères de famille, des ouvrières faisaient entendre le cri de la misère, gémissaient des maux qu'elles souffraient et de ceux dont elles ne pouvaient garantir leurs malheureux enfants.

Les esprits déjà exaspérés s'irritaient du désordre même qu'ils avaient produit ; les malveillants les excitaient encore par des propositions criminelles qui, sur des hommes sans défiance, pouvaient faire des impressions funestes.

Les événements du matin faisaient redouter les suites de l'impatience qui éclatait de toutes parts. Il n'était plus possible aux femmes de se retirer à cause de l'engorgement qui existait à toutes les issues, et c'est elles qui avaient le plus à souffrir.

L'anxiété des représentants du peuple augmentait par le silence des comités de gouvernement. Étaient-ils assiégés ? étaient-ils dissous ? le sang ne coulait-il pas dans les sections éloignées ? Enveloppée au dedans par une multitude aigrie, égarée ; sans espoir de secours du dehors, la Convention portait seule tout le poids de cette journée, et sa longue inertie aggravait le danger. En ne voyant pas ses membres, les malveillants devenaient plus audacieux et osaient proposer de délibérer à sa place.

La Convention, pour sortir du danger imminent qui la menaçait, était réduite à ses seules forces morales, à ses seuls moyens intérieurs.

Plusieurs représentants du peuple demandent la parole de leur place et ne sont pas entendus. Rhül obtient la parole, il demande que les comités de gouvernement viennent rendre compte de ce qu'ils ont fait pour les subsistances ; il est peu entendu.

Le tumulte recommence, plusieurs personnes dans la mêlée demandent la parole. Le président ne l'accorde qu'aux représentants du peuple. Il reconnaît par là tacitement et respecte leur droit imprescriptible de parler toutes les fois que le sentiment du bien public le leur commande.

Je manifeste mes inquiétudes autour de moi, mes collègues les partagent ; ils me pressent de parler ; je cède à leurs sollicitations.

Je n'avais qu'une invitation à faire ; on me presse d'aller à la tribune ; j'y parviens difficilement ; elle était occupée par des hommes et des femmes ; il était alors de six à sept heures.

Je suis mal accueilli, ajouta-t-il[20]. Des cris de fureur se font entendre.

Des cannibales, suivis d'un cortège barbare comme eux, entrent dans la salle en portant une tête sanglante au bout d'une pique. Cet horrible attentat réveille toutes mes craintes sur ce qui pouvait se passer au dehors. Ce n'est qu'en me rendant au Comité de sûreté générale pour exécuter le décret d'arrestation, que j'appris que notre malheureux collègue Féraud avait été égorgé.

Accablé sous le poids de tant d'horreurs, je me demande, dans l'amertume de mon cœur, où réside l'autorité tutélaire de la sûreté publique. Dans ce sanctuaire déshonoré par les malveillants, rempli des gémissements du malheur, je la vois enchaînée et presque aux abois ; le gouvernement est peut-être frappé de dissolution, la force armée nous abandonne. Est-il des âmes assez courageuses pour oser répandre encore quelques rayons de leurs vertus républicaines ? Les droits de l'homme, les lois qui doivent les garantir sont-ils voilés pour jamais ?

Ces pensées déchirantes me rendaient peu attentif au danger que je courais moi-même. Des jeunes gens me font remarquer un homme qui voulait diriger son fusil contre moi ; on le retient ; d'horribles imprécations étaient vomies contre moi. Après le président, j'étais le plus en vue et le plus exposé. J'allais me retirer ; on m'observe que je n'exposerais pas seulement ma vie, que je compromettrais la représentation nationale tout entière.

 

C'est, qu'en effet, le moment était venu où il fallait parler, opposer des orateurs aux énergumènes populaires, jeter à cette foule la promesse de paix, non plus, comme l'avait fait le matin André Dumont, de banales considérations sur le dévouement et le sacrifice, mais des paroles appuyées par des faits et d'énergiques mesures. Or, de l'aveu même de ceux qui l'accuseront, Romme allait proposer telles solutions que la Convention devait justement décréter le lendemain comme les meilleures et les plus sages.

Cependant Fox était venu demander des ordres à Boissy-d'Anglas. Autour de la Convention, la foule se pressait innombrable. Les faubourgs semblaient tous s'être fixé rendez-vous là. Boissy-d'Anglas ne se contenta point de donner des ordres énergiques, il les signa. Les ordres portaient : Repousser la force par la force. Lorsqu'on lui présenta au bout d'une pique cette tête défigurée, écrasée, souillée, traînée partout, de Féraud, le président crut que c'était la tête de Fox. Les ordres qu'il venait d'écrire étaient donc entre les mains du peuple ! Il se découvrit, et lentement, pendant que la multitude applaudissait, il salua cette tête qu'il croyait avoir fait tomber.

On sait quelle popularité allait rejaillir sur Boissy-d'Anglas à la suite de cet acte d'impassible courage. Soixante et douze départements allaient le choisir bientôt pour les représenter. Ils me nomment plus que roi ! s'écriera Boissy. Je veux bien qu'il ait mérité la faveur de l'histoire, mais il faut avouer qu'il a bien mal compris le temps dans lequel il a vécu et particulièrement le mouvement de prairial auquel il dut d'être à jamais mis en lumière. Dans une lettre adressée à Lacretelle, l'historien de la Révolution, Boissy-d'Anglas, relevant quelques erreurs, en vient à parler de Romme — qu'il appelle Rome — et le qualifie tout nettement de factieux. Il dit : Rome et ses complices. Ses complices ! Boissy, devenu vieux, n'a donc pas dépouillé cette passion furieuse qui causa la mort de ces malheureux et honnêtes gens ? Dans sa retraite de Bougival, il juge Romme, Goujon, Soubrany comme s'il était encore au fauteuil de la Convention. Singulier aveuglement, injustice criante. Boissy-d'Anglas, dans cette lettre à Lacretelle, cède d'ailleurs au mouvement involontaire qu'a tout homme de sculpter sa propre statue : Prévoyant bien, dit-il[21], que j'allais être tué, mon regret principal était de ne voir personne qui fût digne de raconter exactement de quelle manière je serais mort. Cela est fort bien, mais dans certaine conversation, Boissy-d'Anglas a été, ce semble, plus véridique et plus franc que la plume à la main. Quelque temps après cette terrible séance, dit M. Saint-Marc Girardin, Boissy-d'Anglas montrait à M. Pasquier et à quelques amis la salle de la Convention, et leur expliquait sur les lieux la séance du 2 prairial[22]. Étant monté avec lui sur l'estrade du fauteuil du président, disait M. Pasquier, j'aperçus au fond de cette estrade une porte que je n'y avais pas encore vue. — Qu'est-ce donc que cette porte nouvelle ? lui dis-je. — Oui, vous avez raison, dit tout haut M. Boissy-d'Anglas, elle n'est percée et ouverte que depuis peu de jours et bien heureusement peut-être pour ma gloire. Car qui peut savoir ce que j'aurais fait, si j'avais eu derrière moi cette porte prête à s'ouvrir pour ma retraite ! Peut-être aurais-je cédé à la tentation. J'aime, je l'avoue, cette modestie envers soi-même, mais je la voudrais doublée de justice envers les autres[23].

L'apparition de la tête coupée avait fait naître une façon de calme rempli de stupeur. Le peuple, se poussant à la tribune, en profita pour lancer, comme autant de bombes, ses propositions. Une femme, Aspasie peut-être, les bras nus, s'agitait et parlait, tandis que des hommes, occupant le bureau, écrivaient et jetaient à la foule des papiers qu'on s'arrachait pour les lire. — Un homme des tribunes demandait que la Convention décrétât la permanence des sections, réclamait des visites domiciliaires pour les subsistances, l'arrestation de tous les émigrés, l'activité de la Constitution de 93, la mise en liberté de tous les patriotes. Chacune de ces propositions était appuyée par des oui et des applaudissements. D'autres réclamaient une municipalité à Paris, l'arrestation des députés qui n'étaient pas à leur poste, la rentrée des députés mis hors la loi. Une voix s'élevait, perçante, répétant les mêmes mots par intervalles, jetant le même appel : L'arrestation des coquins et des lâches ! La nuit était venue. Il était neuf heures. Boissy-d'Anglas céda le fauteuil au vieux Vernier, qui tout à l'heure encore criait au peuple : Dans deux jours vous aurez du pain !Le désordre, dit M. Louis Blanc, avait commencé à s'organiser. On vit, en effet, cette tumultueuse réunion d'hommes s'ordonner dans son désordre, allumer les lampes, demander, au nom du peuple français, qu'on débarrassât les bancs du bureau et les banquettes d'en bas pour que les députés pussent s'y placer et délibérer[24], et la foule obéir, remontant dans la partie supérieure de la salle et faisant descendre les députés qui étaient là. Le peuple va quitter cette salle, venait de crier un homme, mais il n'en quittera pas les portes que vous n'ayez décrété ses propositions. Il avait demandé encore, dans le tumulte et au nom du peuple souverain, que Soubrany fût nommé général de l'armée parisienne. Le moment décisif approchait où il fallait délibérer, prendre un parti. Les députés se placent sur les banquettes inférieures, se massent au pied de la tribune ; ceux qui ne peuvent pas trouver de siège se tiennent debout dans le parquet[25]. Il est convenu que le peuple restera couvert et que les députés voteront en levant leurs chapeaux. Romme demande qu'à l'instant le président mette aux voix la proposition qu'il fait, comme représentant du peuple, de mettre en liberté tous les patriotes. Vernier, effrayé, répond par une question : Sommes-nous en nombre suffisant pour délibérer ?Oui, oui, répète la foule.

Les députés montagnards sont debout, prêts à monter à la tribune. Allons, c'en est fait, ils se dévouent. Advienne que pourra demain, ce qu'il faut aujourd'hui c'est sauver la patrie. Ont-ils confiance dans le peuple ? Espèrent-ils la victoire ? Peut-être. Duroy, assurément, et Soubrany, et Romme. Mais Goujon, avec le magnétisme du martyr, s'écrie, escaladant la tribune : Marchons à la mort ! Les autres frémissent, l'espérance a jailli comme un éclair. Qui sait ? la République sera sauvée. Il ne s'agit que d'avoir du courage. Ils en ont.

Ils sentent que l'heure est venue de faire triompher leurs idées, d'écraser la réaction. Toute leur énergie est tendue vers un même point. Ils ne se sont pas entendus, ne se connaissent pas, mais s'unissent instinctivement dans un même effort. Duroy propose que le décret de mise en liberté des patriotes soit ainsi rédigé : Que tous les citoyens qui ont été mis en arrestation pour opinions politiques depuis le 9 thermidor et contre lesquels il n'y a point d'acte d'accusation soient mis en liberté dans toute l'étendue de la République à la réception du décret. Rien n'était plus juste. Romme demande que le décret soit envoyé à l'instant par des courriers extraordinaires. Tout dépend, il le sent bien, de la promptitude dans le combat. Il réclame le silence et, le calme renaissant, il demande la suspension de toutes les procédures commencées contre les patriotes incarcérés. Duroy parle des différentes bastilles où sont détenus les représentants. Les décrets proposés sont régulièrement mis aux voix par le président, les chapeaux levés aux 'applaudissements du peuple. Les Montagnards redoublent d'énergie. Il faut, reprend Romme, nous occuper de fournir du pain au peuple. Il est temps de faire cesser le scandale qui a lieu depuis quelque temps, relativement aux subsistances ; l'abondance règne pour ceux qui ont beaucoup d'assignats, tandis que l'indigent est obligé de mourir de faim. Nous sommes tous pressés par le besoin. Je propose que dès ce moment il n'y ait qu'une seule espèce de pain pour tous... Je demande qu'il soit fait à l'instant des visites domiciliaires pour rechercher les farines. Il demande encore la convocation des sections de Paris, leur permanence, le droit pour les citoyens de nommer dans chaque section des comités de subsistances. Duroy rédigeait les propositions, il les lit, on les adopte. Goujon, à son tour, et comme s'il prévoyait déjà le contrecoup du mouvement, veut qu'on éclaire les départements et les armées sur les causes du mouvement qui s'accomplit. Car, dit-il, nos ennemis ne manqueront pas de dénaturer les événements[26]. Il propose de faire un appel aux patriotes opprimés, et que la Convention nomme une commission extraordinaire pour faire exécuter les décrets qu'elle vient de rendre, puis, comme il faut prendre garde que quelque autorité existante avant le moment actuel n'ait ordonné aux troupes de faire des mouvements, il demande que les comités du gouvernement soient à l'instant renouvelés. On le voit, pour eux, pour ces patriotes éblouis, ce 1er prairial ouvre une ère nouvelle à la République. Quel rêve ! La patrie redevient maîtresse de ses destinées.

Bourbotte arrive, tout enflammé, monte à la tribune, réclame l'arrestation des folliculaires vendus à la réaction, qui calomnient et traînent dans la boue ceux qui ont défendu la liberté. Puis, après tous ces décrets, il demande d'une voix fière que pour compléter cette journée, on abolisse la peine de mort. Non, non ! s'écrie la foule. Mais le mot est dit. La proposition qui vient d'être faite, s'écrie une voix, prouve que ce ne sont point des buveurs de sang et des Terroristes qui remplissent la Convention. On les tuera pourtant comme tels. Les chapeaux sont levés, et la peine de mort est abolie, excepté pour les émigrés et les fabricateurs de faux assignats.

A ce moment, Duquesnoy demande que le Comité de sûreté générale soit cassé et renouvelé à l'instant ; que quatre de ses collègues soient nommés pour s'emparer des papiers des comités et suspendre les membres qui les composent. Toujours les chapeaux sont levés. Duquesnoy, Prieur (de la Marne), Bourbotte et Duroy sont nommés pour composer cette commission. Ils jurent qu'ils rempliront avec courage la mission que la Convention vient de leur confier. Legendre et Delecloy montent à la tribune, réclament la parole au nom du Comité de sûreté générale et descendent parmi les huées. Boissy-d'Anglas, qui a repris le fauteuil, se couvre ; Legendre se retire. Vous voyez, dit Duquesnoy, que les comités de gouvernement sont contraires à vos décrets ; j'insiste donc sur la proposition déjà faite qu'ils soient à l'instant suspendus. Soubrany invite ses collègues qui viennent d'être nommés au Comité de sûreté générale à se réunir sur-le-champ et à prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que les tyrans du 12 germinal ne fassent encore une pareille journée[27]. Il est minuit. Les quatre membres partent.

Arrivés à la porte, ils se heurtent contre un détachement de bons citoyens[28] commandé par Raffet. Legendre, Auguis, le girondin Kervélégan, Bergouin et Chénier marchent à la tête. As-tu, dit Prieur (de la Marne) au commandant, ordre du président d'entrer dans la Convention ? Je ne te dois aucun compte, répond Raffet. — A moi, sans-culottes ! réplique Prieur en se tournant du côté de la foule. Mais cette foule est déjà moins nombreuse, on la somme de se retirer, elle refuse, la section de la Butte des Moulins, baïonnette en avant, la charge aussitôt. La foule ondule, fuit, puis revient sur ses pas, repousse un moment la force armée, lorsque la section Lepelletier vient se joindre aux hommes que commande Raffet, ce rival de Henriot lors de l'élection au commandement de la garde nationale avant le 31 mai. Les Tambours battent la charge, des bataillons entrent par la porte de droite en criant : A bas les jacobins ! Les insurgés repoussés se précipitent aux issues, escaladent les tribunes, courent aux portes, sautent par les fenêtres. L'émeute est balayée par ces brillants ex-grenadiers de la section des Filles-Saint-Thomas, qui toujours au pied du trône avaient été battus en 92 par les Marseillais, et le 20 juin aux côtés de la reine. Les députés reprennent bientôt leur place ; ceux qui tout à l'heure parlaient sont déjà regardés comme des coupables ; les conventionnels sortent de leurs coins, reparaissent, et la majorité triomphante des représentants de la République ne pense déjà qu'à se venger de l'injure qu'elle a subie, de la terreur qui l'a dominée, et son premier cri est un cri de colore : A bas les assassins !

Autour de l'Assemblée, la foule dispersée, impatientée, n'attendait plus ; ce peuple de Paris, qui ne reculerait pas devant la mitraille, avait été mis en fuite par un temps horrible. Et puis, comme dit le cardinal de Retz, cet artiste en révolutions : J'ai observé qu'à Paris, dans les commotions populaires, les plus échauffés ne veulent pas ce qu'ils appellent se désheurer. La fatigue s'était emparée de tous. Les révoltés s'éloignaient répandant la nouvelle des décrets que venait de rendre la Convention, remettant au lendemain les affaires sérieuses, et laissant au pouvoir de leurs ennemis les députés qui venaient de se dévouer pour le peuple.

Alors la réaction commence. Il faut se hâter, il faut que cette nuit ne se passe point sans que la Convention fasse sentir le poids de sa main à ceux qu'elle a déjà investis[29]. Il y a des meurtriers à punir, des scélérats à immoler, des coupables à découvrir. Il faut les signaler, il faut les frapper. C'est le premier mot de cette assemblée qui tremble encore. Puis l'accusation nette succède aux insinuations. Toute la Montagne est là qui payera pour les insurgés. Un Pierret demande la punition des provocateurs, de ceux-là qui, dans les missions, se promenaient avec des guillotines, de ceux-là qui ne mangeaient pas un poulet sans l'avoir fait guillotiner. La peur, l'horrible peur, pousse à tous les excès des modérés, des vieillards. Defermon, dès la première minute, demande que l'on dénonce aussitôt les provocateurs de l'odieuse révolte. Un seul cri lui répond : C'est la Montagne !

La Montagne est là, représentée par les plus énergiques et les plus indomptables de ses membres qui, pâles, calmes, froids, ont repris leurs places et attendent, le front haut, le décret de proscription. Il ne sera pas long à tomber. Chacun accuse, et chacun se venge. Thibaudeau, dans un discours ponctué de cris : A bas les jacobins ! menace les conspirateurs qui étaient dans cette enceinte et qui y sont encore, qui menaçaient leurs collègues de leurs poignards, qui préparaient à toute la Convention le même sort qu'au malheureux et innocent Féraud. Le poignard des derniers de la Montagne ! Cette arme ne devait frapper que les Montagnards eux-mêmes. Mais la colère et la terreur de Thibaudeau l'emportent. Allons ! Il faut les frapper ces hommes qui ont eu l'audace de proposer un nouveau despotisme[30]. Et l'on applaudit. Plus de demi-mesures, il faut écraser cette minorité factieuse et turbulente. Qu'on annule les décrets, qu'on les déchire ou qu'on les brûle, mais surtout qu'on arrête les députés qui, par leur motion ont secondé les séditieux. C'est ce qu'il appelle resserrer les liens de l'union et de la fraternité. Un secrétaire, dit le Moniteur, brûle alors les minutes des décrets fabriqués par les révoltés. Puis des voix s'écrient, des voix impatientes : Nommez, nommez les membres coupables ![31]

Bourdon (de l'Oise) s'est déjà levé. Il dénonce Peyssard parce qu'il est ci-devant noble, ci-devant garde du corps de Capet ; il dénonce Soubrany parce qu'il est ci-devant marquis[32]. Delahaye veut qu'on n'épargne personne, qu'on arrête Bourbotte, qu'on arrête Goujon, qu'on arrête Duroy, qu'on arrête Albitte l'aîné, et les citoyens des tribunes, les réactionnaires qui y ont remplacé les insurgés commettent le crime de lèse-nation qu'ils reprochent aux révoltés en s'écriant, contre toute légalité : Qu'on les juge demain ! Demain ! c'était bien tard. Il ne faut pas, s'écrie Tallien avec son geste de rhéteur et son emphase féroce, il ne faut pas que le soleil se lève et que les scélérats existent encore ! Fréron avait demandé avant lui une justice sévère. Duquesnoy veut parler. Citoyens collègues. — A bas ! à bas ! lui crie-t-on de tous côtés.

Et la Convention décrète l'arrestation de Bourbotte, de Duroy et de Duquesnoy. Il ne faut pas oublier Goujon ! s'écrie Bourdon (de l'Oise). Et Prieur (de la Marne), répliquent plusieurs voix. Prieur, dit Defermon, a marché dans la ligne des hommes qui ne voulaient la liberté que pour l'étouffer. Je demande l'arrestation de Prieur. Doulcet tente de le défendre, mais André Dumont, Dumont l'ex-maratiste, rappelle la conduite tenue par Prieur au 12 germinal. Rancune d'un mois. Il quête les bravos des tribunes : Comptez sur les bons citoyens, ils sauront faire rentrer dans la poussière cette poignée de brigands qui ne veulent que le pillage et le meurtre[33]. Et l'arrestation de Prieur, mise aux voix, est adoptée au milieu des plus vifs applaudissements.

Vite, allons, qu'on se hâte. On décrète d'arrestation Romme et Soubrany. Le président Legendre, qui a pris la place de Boissy, avertit l'Assemblée qu'on réclame l'arrestation de Goujon. Goujon demande la parole. Non ! non ! c'est un assassin ! On la lui refuse. Il est décrété d'arrestation. Je demande, dit Bourdon (de l'Oise), toujours acharné, que ceux qui viennent d'être décrétés d'arrestation passent à la barre et que la force armée s'en empare. On applaudit, la proposition est décrétée. Devant ce décret, pas d'hésitation, pas de rébellion. Bourbotte, Duroy, Duquesnoy froidement vont aux gendarmes. Mais il en manque. Où est Romme ? On l'appelle. Il ne répond pas. Bourdon (de l'Oise) alors, étendant la main, pareil à quelque délateur vulgaire, désigne la place où Romme, impassible, les bras croisés, se tient bravant les furieux par son impassibilité. Le Montagnard alors se lève lentement et marche à pas comptés vers la barre. Entre les sabres des gendarmes ce groupe d'hommes, exposés aux injures de la majorité triomphante, demeurait silencieux et calme sous le torrent de cris et de menaces.

Quel désolant spectacle présente alors cette Assemblée où la peur fait pousser toutes les lâchetés ! Ceux-là mêmes qui tout à l'heure se taisaient et tremblaient se redressent hautains avec des gestes violents et des paroles de mort sur les lèvres. Un tas d'anonymes exaspérés par la terreur demandent, au hasard, en toute hâte, pris de la folie de la vengeance, des arrestations, des accusations, des condamnations. Qu'on arrête Peyssard, qu'on arrête Borie, qu'on arrête Fayau, qu'on arrête Lecarpentier, Pinet aîné, Ligny Bellegarde ! Ces deux derniers sont épargnés ; on décrète les autres d'arrestation aux cris de vive la Convention ! Et Tallien se lève encore, Tallien le rhétoricien des heures de vengeance, Tallien le jouisseur, qui n'a jamais combattu que pour les causes gagnées d'avance. Ces arrestations ne lui suffisent pas, et, dans sa soif de sang, dans son ardeur de guillotine, il va jusqu'à-demander la mort de ces deux hommes, prisonniers et innocents, l'intègre Pache et le brave Bouchotte. Le mouvement d'aujourd'hui, dit-il[34], tendait à ramener les Jacobins et à rétablir l'infâme commune ; il faut faire justice de ce qui en reste ; il faut que Pache et Bouchotte, deux chefs de cette faction abominable, périssent. Tout à l'heure, se tournant vers les députés arrêtés, avec ses attitudes d'histrion sanguinaire : Malgré les assassinats, malgré les proscriptions que vous aviez organisez, misérables, avait-il dit, la République vivra ! Comme si des républicains de la trempe de Romme, de Soubrany, de Goujon, écrit M. Louis Blanc, avaient conspiré la mort de la république ![35]

Mais les proscriptions ne sont pas finies. On lit la rédaction des décrets d'arrestation prononcés contre Bourbotte et ses compagnons, et Garron fait observer que l'on n'a pas compris dans les décrets d'arrestation Rhül, qui, le premier, avait appuyé la proposition. Rhül est décrété d'arrestation. Plusieurs voix demandent encore l'arrestation de Charlier, que Lyon avait appris à respecter, et, suprême ironie, injustice dernière, Lehardy n'a pas honte de venir accuser devant cette Assemblée, qui ne recule devant aucun excès, Robert Lindet, un des plus purs de la Convention. Il existe encore, dit-il, un monstre dans votre sein, c'est Robert Lindet. Robert Lindet, le probe, l'actif et silencieux organisateur des subsistances, Lindet un monstre. C'est le plus astucieux des hommes, dit encore Lehardy. Thomas Lindet défend son frère, Pierret demande l'ordre du jour, Dumont (du Calvados) déclare que, dans son département, où Robert Lindet fut envoyé, pas un homme n'a péri. Il n'est pas jusqu'à Bourdon (de l'Oise) qui ne parle en faveur de l'ancien membre du Comité de salut public. Le monstre accusé par Lehardy est épargné.

Les députés arrêtés étaient toujours là à la barre, et Romme pouvait ironiquement sourire en écoutant Bourdon (de l'Oise) conseiller à la Convention le décret des propositions mêmes qu'il avait faites le matin. Il est affreux, disait Bourdon, de voir que le peuple ne reçoit chaque jour qu'un petit morceau de pain noir, tandis que le riche peut se procurer une quantité suffisante de pain blanc ou beaucoup d'assignats. Je demande qu'il n'y ait plus deux sortes de pain. Le courage des bons citoyens m'est un sûr garant des sacrifices qu'ils feront ; les riches se priveront de leurs jouissances pour secourir leurs frères. (Oui ! oui ! s'écrie-t-on.) Je demande que les traiteurs, pâtissiers, soient tenus de verser dans les magasins de la République les farines qu'ils ont et qui leur seront payées au prix coûtant, afin d'en faire du pain pour tous les citoyens[36]. Exacte répétition des propositions de Romme. Or, celui-ci était un conspirateur, et Bourdon (de l'Oise), un vrai républicain !... A défaut de leur conduite dans la Convention, où ils avaient été exposés à la fureur de la populace, le simple récit de la journée des conventionnels eût cependant prouvé qu'ils n'étaient ni les auteurs ni les fauteurs de l'émeute[37]. Ils avaient été surpris par elle comme la Convention tout entière. Le 1er prairial, Romme était sorti de chez lui, rue Neuve-du-Luxembourg, 21, section de la place Vendôme, à onze heures, pour se rendre au Comité des travaux publics dont il était membre. Avant de partir, entendant de son cabinet battre le rappel ou la générale, il ne savait trop, il avait envoyé la citoyenne qui prenait soin de son ménage savoir le motif de ce bruit, et peu après cette femme était revenue disant que ce n'était rien, que la garde nationale était appelée à se rendre à la section. Entré au Comité des travaux publics, il y avait déposé deux livres, avait appris d'un commis que Paris s'agitait, qu'un mouvement se déclarait dans les rues, et était alors aussitôt allé à son poste, qu'il n'avait point quitté pendant les heures d'invasion, pas même pour aller dans les salles voisines[38]. Entre six et sept heures du soir, il avait demandé la parole, non au nom du peuple, mais en son nom propre, comme il en avait le droit, et vivement sollicité d'ailleurs par ses voisins. C'était Boissy qui présidait. Pour parvenir à la tribune, il lui avait fallu fendre la foule, se colleter avec des insurgés, et, à la tribune même} il faisait signe, — la chose fut établie lors du procès, à un de ses collègues, Massieu, qu'il parlait seulement pour apaiser l'agitation.

Duroy n'avait pris la parole que le soir, vers dix heures, encore le bureau de la Convention était-il réorganisé ; plusieurs membres avaient déjà parlé, et la parole lui fut accordée par le président lui-même. Il était debout sur son banc, mais parce que les dossiers des bancs inférieurs étaient renversés et brisés. J'ai fait, allait-il dire bientôt[39], des propositions que j'ai crues propres à calmer la multitude en fureur. Je le croyais d'autant plus nécessaire que nous avions été invités de nous réunir pour délibérer et que les ténèbres de la nuit rendaient le danger plus imminent. Ces propositions, comme celle de Romme, comme celle de Goujon, avaient d'ailleurs calmé le peuple, — les journaux thermidoriens l'avouent, — et assurèrent le triomphe de la force armée. Duroy n'était pas sorti de la salle, n'avait pas même dépassé, dit-il, la première travée qui est en face du bureau du président. Il ne connaissait certes pas un insurgé. Pendant neuf longues heures, il était resté sur son siège, en haut, tout près des tribunes qui regorgeaient d'insurgés. Des femmes, à cause de son embonpoint, lui reprochaient d'avoir plus de deux onces de pain par jour, lui hurlaient dans les oreilles : — Coquin, lu reçois trente-six livres en assignats et six livres en numéraire ! Et le gros Duroy ne bougeait pas. Il avait appris qu'une sédition se préparait le matin, à huit heures. A neuf heures et demie, il était à la Convention. La séance n'était pas ouverte. Quelques députés, assez inquiets, causaient à voix basse. Duroy était sorti et s'était promené, avec son collègue Rougemont, dans le Jardin National, sans parler à qui que ce fût. Des gens passaient armés de piques ou de fusils. A onze heures et demie, il était rentré et n'avait quitté son poste, — encore était-ce dans un moment de calme, — que pour lâcher de l'eau auprès du Comité de sûreté générale, où il rencontra Rovère, à qui il demanda si on pouvait espérer le calmer[40]. C'était vraiment là un bien terrible conspirateur.

Le matin du 1er prairial, l'assassin Goujon allait par ce beau temps clair, [se baigner le long du Cours-la-Reine. On entendait au loin le sourd grondement de la grande ville qui s'éveillait menaçante, les roulements étouffés du tambour. Mais Goujon ne savait pas qu'il y eût une émeute dans l'air. Il s'était rendu à la Convention au moment où dans les rues on battait la générale. Il y était resté jusqu'à la fin de la séance, insulté, frappé même, excepté un moment où il était allé au Comité des inspecteurs de la salle. Le président Vernier ayant fait faire place devant la tribune et apporter des banquettes, Goujon, sollicité, emporté par sa douleur patriotique, avait pris la parole, mais au nom de la République, mais avec l'assentiment du président, mais pour sauver la Convention. Décidément, c'était un criminel.

Soubrany, dans son appartement de la rue Honoré, n° 343, étudiant, lisant, ne se doutait guère de ce qui se passait au dehors. Après être demeuré tout le jour à son poste, il n'était sorti qu'après que la Convention eût été délivrée. Au moment de rentrer, il rencontre un collègue.

— Où vas-tu ? lui dit celui-ci. Tu es décrété d'arrestation. Il faut fuir.

— Moi ! répondit fièrement Soubrany ; ma conscience est pure : je ne fuirai pas la justice nationale que je réclamerai dans tous les instants. Fort de ma conscience, je vais me remettre entre les mains de la Convention et me soumettre à ses décrets.

Et il marcha droit à la barre, auprès de ses collègues.

Peyssard était, le matin même, à la trésorerie de la Convention, donnant un récépissé d'emprunt volontaire. Il entend battre le rappel, et prévoyant l'émotion de sa famille, court place du Louvre, hôtel de Marigny, rassurer ses jeunes enfants, revient à la Convention (il était midi) et n'en sort qu'arrêté. Forestier, accusé de conspiration, avait été repoussé dans les corridors de la Convention par des femmes ivres, qui lui criaient, montrant la tête de Féraud : — Ce n'est pas la seule que l'on tranchera aujourd'hui ! Assis entre Merlin (de Douai) et Bourdon (de l'Oise), — l'accusateur, — il lui avait demandé s'il ne fallait pas combattre, comme trop radicale, la suspension des Comités. Ils avaient répondu : Oui. Alors seulement il avait parlé, et on l'accusait[41] ! Duquesnoy avait appris le mouvement à dix heures et demie, le matin, par son collègue Dubrun, avec qui il avait déjeuné. Il était entré vers midi à la Convention et ne l'avait point quittée. Il se trouvait au pied de la tribune lorsque Auguis pénétra dans la salle avec la force armée. Je n'ai, dit-il dans sa défense, aucune société dans Paris que celle de deux ou trois de mes collègues qui ne sont et ne seront sûrement pas accusés ; je ne recevois personne chez moi que ceux qui avoient quelques réclamations particulières à faire, etc., etc. Qu'on relise ici ce que je citais de lui à la page 129 : Ma correspondance se bornoit a répondre aux demandes qui m'étoient faites, — et pourvu qu'elles fussent étrangères à la politique, — et à écrire à ma respectable épouse, et telle étoit ma circonspection que je ne l'entretenois jamais des affaires publiques. Je me rendois exactement aux séances de la Convention nationale ; je dînois en pension particulière avec quelques-uns de mes collègues ; je passois le reste de la journée avec un ou deux d'entre eux, notamment avec le citoyen Cochet, député du département du Nord, dont l'amitié m'honore[42] ; je ne l'avois quitté que vers dix heures du soir, le 30 floréal, heure à laquelle je rentroi chez moi. Voilà mes occupations, mes habitudes de tous les jours ; voyez si ce sont celles d'un conspirateur[43].

Bourbotte aurait pu tout aussi clairement donner l'histoire de sa journée. Dans son modeste appartement de la rue Neuve-des-Bons-Enfants, n° 10, il travaillait, lorsqu'il entend du bruit dans la rue, appelle son domestique et s'informe. Au même instant arrive son ami Forestier. Il était neuf heures du matin ; Forestier lui apporte une lettre en le priant de la mettre à la poste de la Convention.

— Pourquoi cette rumeur ? demande Bourbotte. Je parie que ce sont encore les femmes qui s'agitent.

— C'est un mouvement, répond Forestier, que tente la populace pour avoir occasion de piller.

Au moment de le quitter, Bourbotte dit à Forestier :

— J'enverrai ce soir chercher du pain chez vous pour le dîner, si celui que j'attends de la campagne n'arrive.

Et ce chef de conspiration descend à jeun dans la rue. Il traverse le Palais-Égalité, ne remarque rien sur les visages, et entre à dix heures à la Convention. Avant de s'asseoir à sa place, il passe au bureau où l'on vendait des fournitures, du papier, des plumes aux députés et écrit à son ami, à la campagne, en lui réclamant son pain. Sa lettre et celle de Forestier mises à la poste, il gagne son banc et y demeure. Il y demeure tout le jour, il y demeure quand la nuit arrive. Il oppose une attitude fière aux menaces des insurgés. Un homme s'approche de lui, ricanant et lui disant : La Convention est cernée, quarante mille hommes vous assiègent ; vous irez tous dans les cachots, mais auparavant rendez compte de l'or et des grains de la France[44], Bourbotte ne répondait point. L'insurgé, les yeux hagards, à figure noire, armé d'une longue pique, semblait s'être attaché à lui, l'avoir choisi dans la Convention. Il ne le quittait pas, le frappait parfois à coups de poings sur la tête. Bourbotte, dominant sa colère, se retournait alors et se contentait de sourire. Un coup rendu à cet homme et la lutte commençait et peut-être un massacre général. Bourbotte s'éloigna doucement, ruisselant de sueur, couvert de la poussière que les insurgés soulevaient en frappant du pied dans les tribunes. Il était accablé, l'estomac tiraillé, sans avoir mangé de pain depuis vingt-quatre heures. Lorsque au-dessus de ces têtes hurlantes parut la tête aux lèvres crispées de Féraud, il se sentit pris d'une soudaine faiblesse. L'émotion, l'inanition l'accablaient. On l'invite à prendre l'air ; il descend dans un café avec l'adjudant général Liébault et il boit un verre de vin pour se remettre ; à l'instant, une forte vivacité succède chez lui à l'abattement. Cet homme exténué, soudain ragaillardi par le vin, se redresse ; il éprouve le besoin de parler, d'agir, de lutter. Il rentre. Ce n'est plus le même homme. Il court à la tribune. On le presse de parler, il parle, mais pour le salut de l'Assemblée et de la patrie. Au moment où Mathieu et Kervélégan, faisant irruption dans la Convention par la porte de droite, à la tête de leur colonne, étaient attaqués, repoussés, exposé à être massacré sans que personne prît sa défense, Bourbotte, n'écoutant que son courageuse précipite de la tribune, s'élance entre Kervélégan et un insurgé qui tenait le sabre haut, et reçoit bravement le coup destiné à son collègue. Et Bourbotte, — comme les autres, était un conspirateur ! Bourdon (de l'Oise) pendant toute cette journée lui avait parlé amicalement. Charles Delacroix, placé à ses côtés, lui avait dit : Je crois que c'est vous qui avez sauvé la Convention, et je saurai le déclarer. Et Bourdon (de l'Oise) l'accusait, et Delacroix le laissait arrêter !

Ainsi ces monstres, comme disait Lehardy, pouvaient établir, heure par heure, le bilan de leurs actions durant cette terrible journée, et sortir, la mémoire nette comme leur conscience, de cette inique accusation. Mais, non, Tallien l'avait dit, et Tallien représentait bien l'esprit dominant de cette Convention maintenant sans tête et sans cœur : Vengeance, citoyens ! vengeance prompte ![45]

Le Comité de sûreté interrogeait déjà, fonctionnait, faisait comparaître devant lui les individus arrêtés. Clauzel venait de dire à la Convention qu'à peine les trois comités avaient-ils su que la Convention n'était plus libre qu'ils avaient pris l'arrêté suivant :

Les comités réunis, convaincus, par les renseignements et les libelles qui ont été répandus, que le projet direct du mouvement qui a eu lieu a été d'anéantir !a liberté, se rappelant d'un exemple (sic) donné par l'Assemblée constituante lorsqu'aux premiers jours de la révolution, chassée par le tyran du lieu de ses séances, elle se retira au Jeu de Paume, etc., ont arrêté qu'ils ne reconnaîtraient aucun prétendu décret qu'on leur présenterait au nom de la Convention, jusqu'au moment où ils pourront communiquer avec elle et qu'elle pourra délibérer librement ; que les membres des comités ne quitteront pas leur poste, à moins qu'ils ne soient chargés de l'exécution de quelque arrêté, jusqu'à ce que la liberté de la Convention soit entièrement rétablie.

Les comités, instruits des décrets qui ont été arrachés à la Convention, ont défendu aux autorités constituées d'en exécuter d'autres que ceux qu'ils leur transmettraient[46].

 

Mais au lieu de rester dans cette inaction douloureuse, dans cette inerte expectative, les comités n'eussent-ils pas mieux fait, comme le devoir leur en était imposé, d'avertir la Convention, d'heure en heure, de ce qui se passait dans Paris !

Les députés arrêtés sont à peine entraînés hors de la salle, que les sections viennent féliciter la Convention de sa victoire. Elles sont là les sections royalistes : la section Lepelletier, la section de la Butte-des-Moulins, qui applaudissent et qu'on applaudit. Legendre, encore sous le coup de la peur, demande que, dorénavant, les conventionnels délibèrent en costume et armés. Il est deux heures du matin. Isabeau, au nom des comités, vient rassurer l'Assemblée.

Tout paraît tranquille dans ce moment. On entend seulement battre la caisse du côté de la rivière, dans la section de la Cité, qui fourmille de factieux. Mais on a pris des mesures pour faire cesser ce bruit.

 

— Il faut marcher dessus et les désarmer ! crie un citoyen des tribunes.

Et les représentants répondent à ce cri illégal par de vifs applaudissements[47]. Une heure après, Auguis vient répéter que le calme paraît régner dans la ville.

On avait faussement dit que la générale battait dans la section de la Cité. On y fait dans ce moment, avec la plus grande tranquillité, la distribution du pain.

Les comités pensent que la Convention peut s'ajourner jusqu'à sept heures. Les comités resteront en permanence.

A trois heures trois quarts, la séance est suspendue.

Déjà, dans les faubourgs, on préparait les armes pour la bataille de la rue, et le tocsin, endormi, allait s'éveiller avec le jour.

 

 

 



[1] Rapport du commissaire de la section du Jardin des Plantes. V. aux Pièces justificatives.

[2] Tu as du pain plein le ventre, nous n'en avons pas, arche ! (Les femmes aux commissaires de sections.)

[3] Moniteur, Quartidi, 4 prairial (séance du 1er), n° 243, 24 mai 1795.

[4] Interrogatoire de la femme Mandrillon.

[5] Moniteur, n° 244 (4 prairial, an III, séance du 1er).

[6] Moniteur.

[7] Moniteur.

[8] Moniteur.

[9] Procès de Romme, Goujon, etc., par B.-C. Desessarts, p. 6.

[10] Moniteur. Peut-être Rose Lacombe.

[11] Moniteur.

[12] Moniteur.

[13] Desessarts.

[14] Moniteur.

[15] V. le procès de Luc Boucher.

[16] Interrogatoire de Luc Boucher.

[17] Moniteur.

[18] Moniteur.

[19] Moniteur.

[20] Dans son récit de la journée de prairial (lettre à M. Lacretelle), Boissy-d'Anglas prétend que Romme n'a point quitté sa place. Il ne sait, lui témoin oculaire, rien de ce qui s'est passé, Cette ignorance s'explique d'ailleurs par le tumulte et le voile de la poussière. Mais alors pourquoi accuser ?

[21] L'Autographe, 1er mars 1864.

[22] C'est du 1er prairial que veut parler M. Saint-Marc Girardin. J'admire peu dans l'histoire, dit M. Marc-Dufraisse, les habiles comme Sieyès et Boissy-d'Anglas. (Histoire du droit de guerre et de paix).

[23] Je trouve cette citation de M. Saint-Marc Girardin dans un livre de M. Ed. Fournier, l'Esprit dans l'histoire.

[24] Moniteur.

[25] Moniteur.

[26] Moniteur.

[27] Moniteur.

[28] Moniteur.

[29] Moniteur.

[30] Moniteur.

[31] Moniteur. L'impatience ! Voilà bien le sentiment qui agite cette assemblée de trembleurs, Courtois (de l'Aube) raconte (voyez les notes manuscrites aux Archives de la Préfecture) que, le jour où Lecointre accusa les membres des anciens comités, un représentant s'écriait : Dépêchons-nous de décréter l'accusation ! j'ai du monde à dîner ! Je ne serais pas étonné qu'il eût dit de même, au 1er prairial : Qu'on les arrête ! Et allons nous reposer !

[32] Moniteur.

[33] Moniteur.

[34] Moniteur.

[35] Histoire de la révolution, t. XI, p. 163.

[36] Moniteur.

[37] En dépit des accusations mensongères de Georges Duval. (Souvenirs thermidoriens.)

[38] Procès des députés. Archives de l'empire, C. W1, 517.

[39] Défense manuscrite de Duroy.

[40] Procès de Duroy, Archives, C. W1, 517. — Détails cités presque textuellement.

[41] Procès de Forestier.

[42] Le même qui déclarera devant les juges qu'il ne sait pas ce qui s'est passé.

[43] Archives, C. W1, 547.

[44] Défense manuscrite de Bourbotte.

[45] Moniteur.

[46] Moniteur.

[47] Moniteur.