LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

WISSEMBOURG

 

CHAPITRE II. — ARLON.

 

 

I. Diettmann. Beauharnais, général en chef de l'armée du Rhin. Plan de Kilmaine. Diversion sur Arlon. Marche de Delaage. Arrivée de Beauregard. Bataille sanglante et inutile. Chasseloup-Laubat et Sorbier. — II. Le grand plan de Custine. Opposition de Bouchotte, de Beauharnais, de Houchard, des représentants. Le plan approuvé, puis rejeté par le Comité de salut public.

 

I. Diettmann[1] n'avait accepté la succession de Custine qu'avec une vive répugnance. C'était un officier de cavalerie d'un âge avancé, d'une extrême médiocrité, et, comme on disait dès cette époque, une vieille culotte de peau. Il déclara, au sortir du combat de Rülzheim, qu'il ne pouvait garder le commandement : il ne connaissait ni les positions, ni les mouvements, ni les cartes, et ne savait rien de ce que doit savoir un général en chef. Après un long entretien avec Custine, les représentants Ruamps, Ferry, Ritter, Du Roy, Haussmann, résolurent de confier provisoirement l'armée du Rhin à Beauharnais, et le 29 mai le Comité de salut public ratifiait leur choix[2].

 

Pendant que l'armée du Rhin passait dans les mains de Beauharnais, l'armée de la Moselle livrait la bataille inutile d'Arlon. Kilmaine rassemblait alors à Sedan un petit corps de 8,500 hommes qu'on nommait pompeusement l'armée des Ardennes. Il forma le projet d'opérer en Belgique une grande diversion qui forcerait les Impériaux à lever le siège de Valenciennes et de Condé. Prendre Liège, enlever les magasins autrichiens, intercepter les convois qui partaient d'Aix-la-Chapelle, détruire l'immense quantité de fourrages et de munitions que Cobourg faisait venir par les bateaux de la Meuse, tel était le plan conçu par Kilmaine et approuvé par les représentants Hentz et De La Porte. Mais il fallait, pour assurer la réussite de l'entreprise, que l'armée de la Moselle agit de concert avec l'armée des Ardennes. Le chef d'état-major de Kilmaine, Gobert, vint proposer à Houchard de s'emparer d'Arlon. Tandis que Kilmaine, disait Gobert, se porterait de Givet sur Dinant et Cirey, son lieutenant Beauregard pousserait par Neufchâteau et Saint-Hubert sur Arlon. Que les troupes de Houchard, ajoutait Gobert, débouchent en même temps par Longwy ; qu'elles fassent leur jonction avec le détachement de Beauregard, et attaquent Arlon qui renferme des entrepôts considérables d'avoine ; puis, qu'une fois en marche et dans l'entraînement du succès, elles se rabattent sur Bastogne, La Roche, Durbuy pour gagner Liège et donner la main à l'armée des Ardennes.

Houchard répondit qu'il marcherait en aveugle, à condition de faire une simple pointe sur Arlon et de ne pas s'écarter trop longtemps ; il craignait de compromettre la frontière dont il avait la garde et n'avancerait vers Liège que sur l'ordre du Conseil exécutif ou des représentants du peuple. Il chargea de l'expédition le général Delaage[3], mais Delaage ne dépasserait pas Arlon : il devait se saisir de la ville et, durant deux jours, inquiéter l'adversaire et le tenir en haleine ; il rentrerait ensuite à Longwy, après avoir figuré des marches et décampé partiellement.

La diversion que rêvait Kilmaine n'eut pas lieu. Il prenait le chemin de Givet lorsqu'il reçut de Custine l'ordre positif de suspendre son mouvement. Mais l'expédition d'Arlon n'était pas contremandée, et Beauregard put assister à la bataille[4].

Le 7 juin, Delaage quitta Longwy avec 9.500 hommes d'infanterie et 4.000 de cavalerie. L'avant-garde et la cavalerie avaient à leur tète l'intrépide Tolozan. L'infanterie formait trois brigades : Laubadère menait la première ; Desperrières, la seconde ; Châteauthierry, la troisième[5]. Le parc d'artillerie marchait entre la première et la deuxième brigade.

Delaage était faible, irrésolu, tremblant, et, disent avec raison les commissaires, il ne déploya pas l'activité qu'ils auraient désirée. Il fallait partir de Longwy dans la nuit, et fondre soudain à la pointe du jour sur les cantonnements autrichiens. L'armée ne se mit en route que vers quatre heures du matin, et il était neuf heures lorsque Tolozan rencontra les avant-postes ennemis. Des soldats du 53e, ci-devant Alsace, avaient abandonné leur drapeau et donné l'alarme au village de Messancy. Tolozan lança son infanterie légère et deux régiments de cavalerie, le 4e hussards et le 1er chasseurs. Mais il ne traînait avec lui qu'une pièce de canon, et la cavalerie impériale avait la supériorité du nombre. Elle fit une charge si vigoureuse qu'elle culbuta l'infanterie et dispersa chasseurs et hussards. L'ingénieur de Longwy, Chasseloup-Laubat, suivait l'avant-garde. Il vint aussitôt demander à Delaage du renfort et deux canons. Le général envoya trois cents carabiniers, mais il n'osa faire davantage. La pluie tombait ; les soldats étaient épuisés par une marche forcée ; l'avant-garde autrichienne avait gagné la chaussée d'Arlon et jetait une grêle de boulets et d'obus sur les troupes de Tolozan qui se dérobaient dans un pli de terrain et laissaient les projectiles passer par dessus leurs têtes. Delaage donna l'ordre à Tolozan de se retirer et de prendre position à sa droite. Toute l'armée campa sur les hauteurs d'Udange.

Le lendemain, 8 juin, Delaage voulut revenir à Longwy. Derechef, il prétextait la fatigue, le mauvais temps, les averses de la nuit précédente. En réalité, il avait reçu, la veille au soir, une lettre de Houchard qui lui prescrivait de faire aussitôt sa retraite, puisque Custine s'opposait à la grande diversion projetée par Kilmaine. Je pressentais, mandait Houchard, ce qui vient d'arriver, et il est malheureux que ce mouvement ait eu lieu ; nos ennemis sauront notre marche pour une autre fois[6]. Déjà les équipages de Delaage filaient sur Longwy ; déjà les bœufs allaient être répartis entre les brigades. Mais, à cet instant, Beauregard arrivait de Sedan par Montmédy avec 2.000 hommes. Etait-ce la peine de parcourir tant de chemin pour ne pas se battre ? Il vole à la baraque où délibèrent les commissaires de la Convention ; il leur déclare qu'il n'est pas venu de si loin pour reculer, et demande qu'on tienne sur-le-champ conseil de guerre. Delaage se résigna. Il consentit à s'emparer d'Arlon dans la matinée du 9 juin. Mais cette fois encore, au lieu d'attaquer à la pointe du jour, on ne se mit en marche qu'à neuf heures : les distributions de viande s'étaient faites trop tard. Les Autrichiens eurent donc le loisir de préparer leur défense.

Arlon s'élève sur un petit monticule d'où l'on voit le terrain descendre et fuir en pente douce à perte de vue vers tous les points de l'horizon. C'était alors le carrefour des communications du pays environnant. Quatre chaussées principales y aboutissaient : celle de Luxembourg, celle de Longwy, et les deux routes de Namur, l'une plus ancienne où passait la poste, l'autre récente, plus longue, mais plus belle et fréquentée par les voitures lourdement chargées.

Schröder, qui commandait les Autrichiens, ne disposait que de sept bataillons et de huit escadrons. Il mit entre les deux routes de Namur un détachement qui protégeait ses derrières. Lui-même, avec le gros de ses forces, occupait, en avant d'Arlon, un peu en arrière du village de Weiler, entre la route de Longwy et celle de Luxembourg, une ligne qui tenait une demi-lieue.

Quatre colonnes assaillirent Schröder : à droite, Laubadère secondé par la cavalerie de Tolozan ; au centre, Desperrières ; à gauche, Châteauthierry et Beauregard. Un bois qui se trouvait en avant de la Chapelle-Sainte-Croix, était le point où devait se faire le développement général. Desperrières avait ordre de longer ce bois ; Laubadère de le tourner par la droite ; Châteauthierry de se porter sur la gauche, en conservant entre Desperrières et lui l'intervalle nécessaire à une brigade. Quant à Beauregard, il marcherait à la hauteur des colonnes. Tous ces mouvements étaient appuyés par l'artillerie légère et par quatre pièces de position[7].

Il y eut d'abord un instant d'affreuse confusion. Les brigades de Laubadère et de Desperrières parvinrent à se déployer, non sans obstacles. Mais celles de Châteauthierry et de Beauregard ne purent se mettre en bataille qu'avec une extrême difficulté ; leurs officiers étaient encore peu exercés ; elles se rejetèrent trop à droite, et les bataillons manquèrent d'espace pour se développer.

Enfin, toute la ligne s'ébranla. On battit la charge au même moment. L'ardeur était peinte sur les visages, et de toutes parts retentissaient les cris de Vive la République. La cavalerie de Beauregard se joignait à celle de Tolozan, et l'artillerie volante flanquait la gauche de Desperrières.

Mais Laubadère, entraîné par sa fougue, dépassa la ligne. Ses bataillons, exposés soudainement au feu de l'infanterie autrichienne, furent saisis d'épouvante et lâchèrent pied. Les chevau-légers de Kinsky les chargèrent aussitôt. Il se produisit une véritable déroute : des soldats, des officiers s'enfuirent jusqu'à Longwy, semant l'alarme, disant que les ennemis avaient écrasé l'armée française sous le nombre.

Les carabiniers se précipitèrent pour rétablir le combat. Tous leurs efforts furent repoussés. Quatre fois ils s'élancèrent sur un carré d'infanterie autrichienne qui faisait le feu le plus violent ; quatre fois, malgré leur héroïsme, ils durent plier sous une grêle de balles ; la moitié d'entre eux restèrent sur la place ; quelques-uns s'abîmèrent dans le ravin, à gauche de la route de Luxembourg ; neuf officiers furent tués et sept blessés[8].

Mais l'artillerie volante, commandée par Sorbier, accourut ventre à terre. Elle mit ses obusiers en batterie à quatre-vingts pas des Impériaux et leur tira quatre à cinq coups d'obus à mitraille qui portèrent le désordre dans leurs rangs. Bientôt arriva la brigade de Desperrières, déployée en deux colonnes serrées. Puis, se montra Châteauthierry qui suivait le mouvement de Desperrières. Enfin apparut Beauregard ; il avait marché droit sur Arlon, dispersé les Autrichiens qui se trouvaient entre les deux chemins de Namur, et, après avoir installé rapidement plusieurs postes dans la ville, il venait renforcer l'armée de la Moselle et prendre en flanc les troupes de Schröder sur la route de Luxembourg.

Ces secours achevèrent la débandade des Autrichiens. Vainement Schröder tenta de ressaisir le terrain perdu en débouchant de nouveau par la gauche avec de l'infanterie et tout ce qu'il avait de cavalerie. Desperrières se jeta vivement à sa rencontre et lui envoya quelques volées de canon. Schröder craignit d'être enveloppé ; il gagna les bois et de là Luxembourg, en laissant aux mains des Français cinq caissons et trois pièces.

L'affaire d'Arlon commença la réputation de deux officiers appelés à un brillant avenir : Chasseloup-Laubat et Sorbier. Les commissaires de la Convention et Delaage prodiguaient les éloges à Chasseloup : non seulement il avait relevé, réparé les fortifications de Longwy, mais, par son activité, par ses conseils, il avait décidé la victoire du 9 juin. On le fit chef de bataillon du génie. Delaage voulait se l'attacher et demanda pour lui le grade d'adjudant-générai. Mais Houchard déclara que les officiers du génie étaient difficiles à remplacer, qu'on avait tort de les employer dans l'état-major et d'ôter aux villes fortes de la frontière des sujets utiles, que Chasseloup rendait à Longwy les plus grands services et devait y rester[9]. Sorbier, alors capitaine de l'artillerie légère, avait reçu dans l'action au parement de son habit une balle qui le contusionna. Delaage obtint pour lui le commandement de deux compagnies d'artillerie volante et le grade de chef d'escadron[10].

A quoi servait néanmoins cette sanglante bataille, tant vantée par les journaux du temps ? A quoi servait ce combat que les représentants nommaient avec emphase un des plus violents de l'histoire, un de ceux qui devaient faire époque dans les annales des guerres de la liberté ? Les Autrichiens avaient opéré tranquillement leur retraite. Grâce aux lenteurs de Delaage, ils avaient eu le temps d'évacuer une partie de leurs magasins, et les Français ne trouvèrent dans Arlon que 1.500 quintaux de foin, 1.500 quintaux de paille, 1.200 sacs de farine et 10.000 sacs d'avoine. Encore la farine était-elle détestable, et, disent les commissaires, bonne pour les bestiaux ; ils la firent distribuer aux habitants[11].

 

II. Tandis qu'avait lieu la bataille d'Arlon, une lettre de Custine jetait l'alarme dans les états-majors des armées de la Moselle et du Rhin. Le général Moustache avait exposé, le 28 mai, un vaste plan d'opérations au Comité de Salut public. Il voulait, disait-il, frapper en Flandre un coup vigoureux. Peu importait Mayence, du moins pour l'instant. Mayence se défendait héroïquement ; Mayence détruisait une partie des forces de la coalition ; Mayence obligeait les Austro-Prussiens à faire d'énormes dépenses ; on avait le temps de délivrer cette place, et la débloquer sur-le-champ serait rendre un très mauvais service à la République. Selon Custine, il fallait dégarnir sans crainte les frontières de l'Est et grossir à tout prix l'armée du Nord. Il appelait à lui le corps de bataille qui campait à Forbach et toute la cavalerie de Houchard. Il appelait à lui les plus beaux régiments de Beauharnais : le 12e bataillon d'infanterie légère, le 8e et le 10e régiment de chasseurs à cheval, le 11e régiment de dragons et. une batterie d'artillerie volante. Il appelait à lui l'adjudant-général de l'armée du Rhin, Tholmé, et les meilleurs officiers de l'armée de la Moselle, le général de division Schauenburg, le chef de l'état-major Hédouville, et l'adjudant-général Berthelmy. Ne suffisait-il pas de confier la garde des frontières, de Sarrebrück à Sarrelouis, au général La Grange et de donner à La Grange une brigade d'infanterie, les bataillons qui faisaient le service des troupes légères, le régiment de dragons et la gendarmerie nationale ? Quant à l'armée nouvelle qui compterait 25.000 hommes bien organisés, et que Custine formait aux dépens de Houchard et de Beauharnais, elle se mettrait aussitôt en marche, sous le commandement de Pully, pour se porter sur Arlon et de là sur Givet. Après avoir détruit les magasins d'Arlon et refoulé les Autrichiens, Pully reviendrait à Forbach ; mais il laisserait à Landremont une très grosse avant-garde, qui comprendrait deux brigades d'infanterie, trois régiments de cavalerie, deux régiments de dragons, deux régiments de chasseurs à cheval, le 3e régiment de hussards, ci-devant Esterhazy, quatre bataillons d'infanterie légère et la compagnie d'artillerie volante, tirée du Bas-Rhin. Landremont continuerait sa route par Philippeville, par Beaumont, par Maubeuge, et ferait sa jonction avec les armées du Nord et des Ardennes. On aurait ainsi, dans les premiers jours de juillet, des forces considérables qui pourraient accabler Cobourg. Une fois les Impériaux battus, l'armée du Nord occuperait une position imposante. Alors, au mois d'août, l'armée des Ardennes, unie au détachement de Landremont, prendrait à revers le pays de Luxembourg et se dirigerait sur Trêves, pendant que l'armée de la Moselle, augmentée d'une division de l'armée du Rhin, longerait les Vosges et entrerait dans le Palatinat. Voilà, concluait Custine, comment il faut rétablir nos affaires ; voilà comment nous rendrons leur gloire aux armes de la République ; ce plan de campagne assure le salut de la Flandre et le déblocus de Mayence tout ensemble[12].

Le 4 juin, dans une conférence à laquelle assistaient Laubadère, Rivas et Du Chastellet, les ministres approuvèrent ce plan. Custine ferait ses dispositions avec la plus grande célérité. On lui donnerait les objets de tout genre qu'il demandait, dix mille piques de l'arsenal de Paris et les fusils qu'on pourrait trouver dans les manufactures d'armes. Les généraux des armées de la Moselle et du Rhin avaient ordre de concourir à l'exécution de ce beau dessein sans aucun délai. Houchard enverrait le chef d'état-major et les officiers supérieurs que désirait Custine[13].

Mais Bouchotte avait refusé de signer l'arrêté du Conseil exécutif provisoire. Il soutenait, non sans raison, qu'on devait secourir Mayence avant le mois d'août ; il avait consulté les états d'approvisionnements envoyés par Custine, et il déclarait que la place n'aurait pas assez de munitions de guerre et de bouche pour résister aussi longtemps. D'ailleurs, ajoutait-il, les frontières du département de la Moselle seraient-elles suffisamment couvertes pendant que les bataillons et les escadrons que commandaient Landremont et Pully, marcheraient sur la Flandre et participeraient aux opérations de l'armée du Nord[14] ?

Beauharnais, Houchard, les commissaires aux armées du Rhin et de la Moselle joignirent leurs protestations aux objections de Bouchotte. Les arguments de Beauharnais étaient très vigoureux, et il les développait avec une singulière vivacité. On renonçait donc à délivrer Mayence sur-le-champ ! On désorganisait les deux armées du Rhin et de la Moselle qui ne seraient plus que des débris d'armées ! On dérangeait les embrigadements déjà faits ! On envoyait en Flandre des troupes qui seraient fatiguées, harassées et qui n'apporteraient qu'un secours tardif ! On exposait les départements de la Moselle et du Bas-Rhin à l'invasion étrangère ! Il s'élevait contre l'imagination ardente de Custine et le représentait au Comité de Salut public comme un ambitieux qui rêvait la puissance suprême. Un seul homme pouvait-il ainsi disposer des ressources militaires de la France et commander aux armées, de Dunkerque à Lyon ? N'était-ce pas lui donner une influence dictatoriale ? Il est reconnu par tous les républicains, disait Beauharnais[15], que si la liberté peut être menacée, c'est par un général. N'y a-t-il pas lieu de s'effrayer de la force immense qu'un tel fonctionnaire public a dans les mains ?

Houchard n'était pas moins irrité. Il avait sur le cœur un mot de Custine imprudemment publié par les journaux. La conduite de deux armées, écrivait Custine, est au-dessus des forces de Houchard, et la conduite d'une armée même serait au-dessus de ses forces, s'il n'était dirigé. Toute vérité n'est pas bonne à proclamer. Le brave Houchard avait conscience de sa faiblesse et priait Bouchotte de ne lui confier d'autre armée que celle de la Moselle. Mais il gardait rancune à Custine.

 Le 27 mai, il se présentait devant le Directoire du département de la Moselle et lui demandait justice. Séance tenante, le Directoire déclara que Houchard ne méritait pas le jugement que Custine avait porté sur son compte : Houchard devait tout à la Révolution et n'avait éprouvé sous l'ancien régime que l'injustice et les dégoûts ; Custine désirait, sans doute, conserver le commandement des deux armées, ou leur donner des généraux qui lui seraient dévoués ; mais nul ne pourrait enlever à Houchard la confiance qu'inspiraient ses talents ; l'accuser d'incapacité, c'était le calomnier, et tout patriote devait réprimer cette calomnie[16].

Le reître lorrain rejeta donc le plan de Custine sans égard ni ménagement. Quoi ! on lui ôtait ses meilleurs officiers, Schauenburg, Hédouville, Berthelmy, qui rendaient à l'armée de la Moselle de si précieux services et lui étaient absolument nécessaires l Il jura qu'il ne pouvait se passer de ces trois hommes. Un grand général, comme l'était Custine, n'avait que faire d'officiers intelligents ; lui, Houchard, devait s'entourer de gens habiles et capables de le soulager, et, sur ses pressantes instances, les représentants suspendirent le départ de Schauenburg, de Hédouville et de Berthelmy[17].

Les commissaires mirent dans leur opposition plus d'âpreté, plus de rudesse encore. Seuls, Le Vasseur de la Meurthe et Haussmann approuvaient les projets de Custine, et Haussmann, son intime ami, se rendit à Paris pour les appuyer de toute son influence. Mais les autres représentants étaient ennemis personnels du général Moustache. Deux d'entre eux, Maribon-Montaut et Du Roy, accompagnés de Berthelmy, coururent à Paris. Ils combattirent avec véhémence le plan de Custine, ce chassé-croisé qui jetait le trouble et la confusion dans les armées de l'Est. Montaut ne tarissait pas en invectives contre le vaincu de Rülzheim et ses combinaisons perfides ; cet homme, s'écriait-il, aime mieux sa gloire personnelle que celle de la République, et il l'accusait d'user du mode de contre-révolution qu'avaient employé Lafayette et Dumouriez[18].

Un agent de Bouchotte, Gateau, s'emportait pareillement contre Custine. Le Conseil exécutif et le Comité consentiraient à suivre son plan, c'est-à-dire à morceler les armées ! Ils voulaient faire généralissime un incapable dont Turenne n'eût pas voulu pour aide-de-camp, un traître qui n'avait d'autre dessein que d'égorger la République[19] !

De son côté, Ruamps écrivait au Comité de Salut public. Il lui reprochait d'arrêter un plan d'opérations sans consulter Beauharnais et les commissaires de la Convention. Il se moquait de Haussmann qui patronnait Custine : Haussmann ne parlait pas au nom de ses collègues et n'était pas leur interprète ; il n'avait qu'une mission de comptabilité ; il devait demander à l'Assemblée quelques lois et règlements militaires ; mais il ne lui appartenait pas de se prononcer sur la guerre. N'était-ce pas Haussmann qui, dans les derniers jours de mars, en pleine déroute de Bingen, affirmait que Custine ne reculait pas d'une semelle ; qui l'autorisait à faire la brillante sortie du 17 mai ; qui, même après Rülzheim, souhaitait que le général pût garder son commandement en Alsace ? Non, disait Ruamps, nous avons organisé les armées du Rhin et de la Moselle ; nous les avons mises sur un pied respectable ; elles n'ont d'autre destination, d'autre but, que de délivrer Mayence[20].

Le Comité céda. Le 19 juin, il suspendait l'exécution du plan proposé par Custine. Vous avez, lui mandait Ruamps, mérité la reconnaissance publique !

 

 

 



[1] Cf. sur Dominique Diettmann, Valmy, 51, et Trahison de Dumouriez, 228. Il était fils d'un vitrier de Lunéville (Journal de la Montagne, n° 67) ; il avait été nommé en 1792 maréchal-de-camp (22 mai), et lieutenant-général (12 septembre) ; il mourut l'année suivante, laissant une veuve et cinq petits enfants (Du Roy au Comité, 8 germinal an II, A. N. AF II 247).

[2] Custine à Beauharnais, 23 mai ; les représentants Ruamps, Ferry, Ritler, Du Roy et Haussmann à Beauharnais, 23 mai ; Du Roy et Haussmann au Comité, 24 mai (A. G.) ; Moniteur du 31 mai. Houchard désira, plus tard, passer de l'armée de la Moselle à l'armée du Rhin ; mais Beauharnais refusa l'échange ; il était connu de l'armée du Rhin et connaissait les localités, (10 juin, Beauharnais au Comité, A. G.). Néanmoins, le 13 juin, lorsque Beauharnais fut nommé ministre de la guerre, la Convention, sur la proposition du Conseil exécutif, approuvée par le Comité de salut public (Rec. Aulard, IV, 526), le remplaça par Houchard. Le 22 juin, sur le rapport du Comité, elle révoquait ce décret et arrêtait que Houchard conserverait le commandement de l'armée de la Moselle, et Beauharnais, le commandement de l'armée du Rhin.

[3] Delaage ou De Laage (Amable-Henry) était général de division depuis le 11 février 1793 ; cf. sur lui et sur son rôle dans l'expédition de Trèves, Custine, p. 166-169.

[4] Houchard à Kilmaine, 24 mai, 1er et 2 juin ; à Delaage, 2 juin ; Kilmaine à Houchard, 1er juin, et à Bouchotte, 18 juin ; Heutz et De La Porte au Comité, 2 juin (A. G.) ; Gobert, Exposé de la conduite dit général Gobert, 11. Pierre-Raphaël Pailiot de Beauregard, nommé maréchal-de-camp le 1er mars 1791, était général de division depuis le 15 mai 1793.

[5] Cf. sur Louis Tolozan, colonel du 1er dragons, et général de brigade (depuis le 8 mars 1793), Valmy, 194 ; — Laubadère (Germain-Félix) était né à Bassoues d'Armagnac, près Miraude, le 20 février 1749 ; soldat au régiment d'Auvergne (11 mai 1772), sous-lieutenant (25 août 1773), lieutenant en second (26 sept. 1778J, et en premier (8 janvier 1780), capitaine en second (4 juillet 1784), capitaine de la compagnie des grenadiers (1er sept. 1784), lieutenant-colonel du 12e régiment d'infanterie (4 février 1792) colonel du 30e (26 oct. 1792), il était général de brigade depuis le 8 mars 1793 et fut nommé général de division le 30 juin 1793 ; — Gabriel-Adrien-Marie Poissonnier Des Perrières, chef de brigade du 49e régiment d'infanterie, fut promu général de brigade le 30 juin 1793 ; — Claude-Antoine Cappon Châteauthierry, natif de Paris, avait alors soixante-douze ans. Il avait commandé dans la garde nationale parisienne le bataillon de la section du Mail ; puis, nommé colonel au 102e régiment, il avait pris part à l'expédition, ou, comme on disait, à la course de Trêves ; il était général de brigade depuis le 8 mars 1793. Il devait bientôt quitter le service et revenir à Paris, le 28 juin de la même année ; mais accusé d'avoir fait scier l'arbre de la liberté planté à la porte de la caserne des Cordeliers et d'avoir excité sou bataillon contre le peuple dans la journée du 20 juin, il fut condamné à mort par le tribunal révolutionnaire le 3 frimaire an II. (A. N. W. 297.)

[6] Voir la lettre de Houchard à Kilmaine, 6 juin 1793 (A. N. w, 280).

[7] Legrand remarque justement que Delaage n'avait pas su se ménager une réserve et qu'il dut secourir sa droite avec sa gauche et son centre.

[8] Chavanne, Histoire du 11e cuirassiers, 1889, p. 157-159. De ce jour grandit la réputation des carabiniers commencée à l'affaire de la Lune (Valmy, 190-191 et 241) ; chaque carabinier, disait-on, est un Tancrède (Le Batave, n° 237) ; Houchard nomma le régiment l'étonnant régiment et les représentants Prieur et Jeanbon Saint-André l'appelaient le plus beau corps que nous ayons et le plus courageux.

[9] Houchard à Bouchotte, 16 juin ; les représentants au Comité, 21 juin (A. G.).

[10] C'est ce Sorbier qui devint inspecteur-général de l'artillerie. Son frère Jean-François servait dans le génie à l'armée du Rhin, et le conventionnel Ferry le citait avec éloge : Sorbier et Catoire, disait-il, ont suffi seuls aux travaux extraordinaires des trois places de Strasbourg, de Neuf-Brisach et de Huningue. (Ferry au Comité, 12 juillet, A. G.)

[11] Cf. sur la bataille d'Arlon, la lettre des représentants et le rapport de Delaage (Moniteur, 14 et 19 juin ; Rec. Aulard, V, 18-20), la Relation de ce qu'ont fait les carabiniers à la journée d'Arlon, signée Danglars [Journal de la Montagne, 9 juillet, n° 38] ; note de Legrand (A. G.) ; Vie politique et militaire du général A.-M.-G. Poissonirier-Desperrières, écrite par lui-même, 1824, p. 107-117 (ouvrage inexact et jactantieux) ; Gebler, Oesterr. milit. Zeitschrift, 1834, IV, p. 17-18. Les Autrichiens avaient 32 officiers et 519 soldats hors de combat ; les Français eurent 194 tués et 632 blessés, mais Legrand croit, avec raison, que notre perte a été considérablement diminuée. Un aide-de-camp de Delaage et son adjudant-général restèrent sur le champ de bataille.

[12] Custine au Comité, 28 mai (A. G.).

[13] Rec. Aulard, IV, 492-493.

[14] Bouchotte au Comité, 6 juin (A. G.).

[15] Beauharnais à Bouchotte, 16 juin (A. G.).

[16] Houchard à Bouchotte, 30 juillet (A. G.) ; extrait du registre des délibérations du Directoire du département de la Moselle, et lettre d'envoi au Conseil exécutif, 3 juillet (A. N. AF II 281).

[17] Houchard à Bouchotte, 14 juin (A. G.).

[18] Montaut au Comité, 19 juin, et à Bouchotte, 23 juin, A. G. (il fait allusion au chassé-croisé du mois de juin 1792 ; cf. Invasion prussienne, 49 et Jemappes, 60).

[19] Gateau à Bouchotte, 29 juin (A. G.).

[20] Ruamps au Comité, 19 juin (A. N. DXLII 4). Cf. sur les rapports de Haussmann et de Custine, Custine, 264, la déposition du conventionnel au procès du général (Moniteur, 3 sept.), Argos, 1er juin, p. 465. Laveaux dénonça Haussmann comme le complice de Custine et son prôneur effronté (Journal de la Montagne, n° 67 et 68). Il dénonçait également le frère de Haussmann espèce d'intrigant germanique, apparenté à deux feuillants, Buob et Schœll, et qui demandait à la Convention, au nom de la ville de Nuremberg, le paiement d'une vieille dette.