LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

LA TRAHISON DE DUMOURIEZ

 

CHAPITRE III. — NEERWINDEN ET LOUVAIN.

 

 

I. Exaspération des Belges. Pillage des églises et de Sainte-Gudule. Soulèvements partiels. — II. Retour de Dumouriez. Ses mesures envers les commissaires nationaux. Proclamations. Apaisement des Belges. — III. Entrevue de Louvain. Confiance de l'armée. Prise et reprise de Tirlemont. Affaire de Goidsenhoven ou de Gossoncourt. Bataille de Neerwinden. Retraite du 19 mars. — IV. Bataille de Louvain. Armistice tacite. L'armée française recule sur Tournai.

 

I. La réunion n'avait pas adouci le sort de la Belgique ni calmé ses ressentiments. La population suivait d'un regard attentif les progrès de Dumouriez en Hollande ; mais, comme disait Chaussard, elle restait de glace, et l'esprit public était nul. Aussi, dès que les commissaires apprirent l'échec d'Aix-la-Chapelle, demandèrent-ils des renforts. N'avaient-ils pas annoncé que si les Français faisaient un seul pas en arrière, les Vêpres siciliennes sonneraient dans toute la Belgique ? Goguet, qui commandait à Bruxelles, prit le ton de la menace et déclara rudement aux administrateurs provisoires que beaucoup de leurs concitoyens étaient gangrenés, mais que s'il se trouvait des assassins dans leur ville, il s'y trouverait aussi des incendiaires[1].

Un dernier acte acheva d'exaspérer les Belges. Les commissaires de la Convention chargèrent les agents du pouvoir exécutif de faire transporter à Lille, pour la mettre à l'abri des événements, l'argenterie des communautés soumises au séquestre. La mesure ne s'appliquait ni aux églises paroissiales ni aux objets nécessaires à la décence du culte divin. Mais ces distinctions ne furent pas observées. On s'introduisit à force ouverte dans les temples, on crocheta les serrures, on emporta tout ce qu'on trouva, et l'on détruisit ce qu'on ne put emporter. Les commissaires ne parlaient que de l'argenterie ; on enleva les missels, les linges, les dentelles, le galon, les vêtements sacerdotaux. L'argenterie devait être transportée à la Monnaie ; on la mit au pilon. Pas un administrateur n'assistait à l'opération, personne ne vérifiait les matières et les poids, ne dressait d'inventaire. Le pillage s'organisa. On vola, on vendit des pièces d'orfèvrerie du travail le plus précieux. Plusieurs militaires, même des officiers, écrivait un de nos agents[2], sont en arrestation comme coupables ou complices de vols et autres excès ; quelques-uns ont jusqu'à 40 à 50 louis, produit de leur brigandage.

Pendant trois jours, le 6, le 7 et le 8 mars, Sainte-Gudule fut en proie aux sans-culottes du capitaine Hendrickx. Ils enfoncèrent les portes, brisèrent les châsses, dispersèrent les ossements des saints, violèrent les tombes, mirent les troncs à sec, enlevèrent les registres baptismaux. Les officiers se jetaient les hosties ou les foulaient aux pieds. Les soldats, affublés de chapes et chantant d'obscènes chansons, formaient à travers la cathédrale une procession bouffonne. L'assemblée des représentants provisoires dénonça ce sacrilège aux commissaires : les uns répondirent que l'opération émanait d'une autorité supérieure, et qu'elle était commandée par l'intérêt de deux peuples, formant désormais une seule famille ; les autres, qu'ils n'approuvaient pas les violences et qu'ils avaient renvoyé la plainte au commandant de place[3].

Il était impossible de blesser plus profondément le peuple brabançon. Tout Bruxelles allait considérer avec horreur les dévastations de Sainte-Gudule et ces profanations que n'oublieraient jamais les Belges dévots. Déjà couraient par le pays des bruits merveilleux. Un Français qui portait les mains sur le tabernacle était tombé mort ; un autre avait été, comme Héliodore, fustigé par des verges invisibles ; à Hal, la Vierge avait de son regard terrassé les impies qui voulaient lui ravir ses joyaux[4].

Sur plusieurs points on courut aux armes, et, naïvement, les commissaires de la Convention s'étonnaient de ces insurrections assez fortes qui se produisaient même dans des lieux où la réunion avait été votée[5]. A Hal et à Nivelle, on brisa les scellés. A Alost, on arrêta une voiture chargée des objets du culte.

A Tournai, on sonna le tocsin, on dépava les rues, on tira par les fenêtres sur les Français. Trois volontaires furent tués et jetés dans l'Escaut. Gonchon se vit arracher sa cocarde et dut se faire jour, le pistolet au poing, à travers la foule. O'Moran défendit de se réunir en nombre au-dessus de deux personnes dans les rues et sur les places, et déclara qu'il ferait traduire les émeutiers devant une commission militaire et raser toute maison d'où partiraient des pierres ou des coups de fusil[6].

A Soignies, au sortir de la messe, la foule se jeta sur la garnison française et la désarma. Il fallut envoyer de Mons un détachement pour étouffer l'émeute[7].

Mêmes troubles, même fermentation à Bruges et à Gand. Les prêtres et les moines, les antipeuples, écrivaient les commissaires nationaux, se montrent et lèvent la tête ; les patriotes, en petit nombre, sont en danger[8].

Pareillement, à Renaix, tout allait très mal et le bas peuple était en armes ; qui oserait s'y montrer de la part des Français, y serait mis en pièces[9].

Les commandants priaient le ministre de la guerre d'envoyer quatre ou cinq bataillons à Ostende, à Nieuport, à Furnes ; des rixes avaient eu lieu ; les paysans tiraient sur les volontaires qui rejoignaient leurs corps ; on prévoyait une insurrection dangereuse dès que le pays serait dégarni de troupes[10].

Le soulèvement le plus redoutable fut celui de Grammont. Alexandre Courtois quittait à peine la ville après avoir proclamé la réunion, que les habitants se révoltaient au son du tocsin. Mange ton dernier morceau, avait dit la veille le prieur de l'abbaye des Bernardins à l'agent Lefèvre, demain tu verras beau jeu. 3.000 paysans, armés de fusils et de fourches, entrèrent dans Grammont aux cris de Vive l'Empereur et Au diable les Français ! Ils arborèrent l'aigle autrichienne et abattirent l'arbre de la liberté. Les cinquante volontaires qui gardaient Grammont résistèrent en vain ; sept ou huit périrent ; le reste déposa les armes. Lefèvre fut roué de coups ; Charles de Mons blessé, traîné dans les rues, dut la vie à des particuliers charitables qui le transportèrent à l'hôpital. Deux détachements partirent de Gand et d'Alost pour réduire les insurgés ; ils furent repoussés et perdirent leurs canons. Les torches de la haine, s'écriaient Gouget-Deslandres et Robert, sont partout secouées sur les Français, et les Belges font le coup de feu contre nos soldats ![11]

Bruxelles restait calme ; mais un agent y voyait se former des complots en tout genre. La population se réjouissait ouvertement de la défaite des Français et de leur prochain départ. Les commissaires nationaux, alarmés, prirent des mesures rigoureuses ; ils ordonnèrent à tous les Bruxellois de livrer leurs armes sous peine d'être traités comme ennemis de la France. Ils arrêtèrent des otages, le duc d'Arenberg, le marquis de Carondelet, le fils du chancelier Crumpipen. Ils menacèrent la ville d'une exécution militaire. Déjà beaucoup d'habitants, craignant le pillage, mettaient des volets aux fenêtres de leurs maisons. La crise, avouent les administrateurs de Bruxelles, était à son comble[12].

Quelques Français comprirent alors les fautes commises. On a tout fait, écrivait Milon, pour s'aliéner une nation qu'il fallait s'attacher par des mesures sages et modérées. Les correspondants du Batave mandaient à Paris que le peuple belge était aigri par ses nobles et fanatisé par ses prêtres ; mais, ajoutaient-ils, il est peu content des Français, et l'on aurait dû lui laisser provisoirement églises, couvents, abbayes jusqu'à la réunion d'une assemblée nationale. Un correspondant du Moniteur disait mieux encore : Ce n'est point par des menaces qu'on peut faire aimer la Révolution à ce peuple. Si le gouvernement français s'était mis tout simplement à la place du gouvernement autrichien, s'il se fût borné à inviter les Belges à se donner une représentation moins aristocratique ou qu'il les eût laissés libres dans leurs choix, cette liberté eut concilié tous les esprits ; de bons écrits et le commerce avec vos troupes auraient à la fin francisé les Belges[13].

 

II. Dumouriez rentrait en Belgique, aigri par ses déceptions et ses mécomptes. L'orage qui grondait au fond de son cœur, se déchargea sur les commissaires nationaux qu'il accusait d'ajouter les embarras d'une révolte belgique au péril de l'invasion autrichienne. Cette fois, il ne garde aucune mesure. Il sait qu'en lui repose l'espérance de l'armée et qu'il est seul capable de sauver la chose publique ; il peut donc tout entreprendre, tout braver impunément. Un motif, écrivait-il à Miranda, m'engage à partir ; c'est de rassurer les Belges et de les ramener à nous par la confiance qu'ils ont en moi, et surtout en diminuant la tyrannie et les injustices qu'ils ont éprouvées jusqu'à présent. Mon parti est pris à cet égard, quelque chose qu'en puissent dire Cambon et ses satellites[14].

Il était le 10 mars à Anvers. Il y trouve des commissaires nationaux, Publicola Chaussard, Tronquet Saint-Michel, Dupré. Chaussard allait envoyer l'évêque Nelis à la citadelle de Lille et casser l'administration provisoire ; il évangélisait sur les places, aux estaminets, au théâtre, surtout au club dont il voulait ressusciter l'énergie ; il couvrait les murs d'affiches instructives ; il chantait dans les endroits publics des chants civiques et des hymnes à la liberté. Mais Dumouriez avait contre lui d'autres griefs : Chaussard jetait l'alarme et la haine, proposait d'appeler les sans-culottes bruxellois et de promener des têtes sur des piques. Il ordonna que Chaussard et ses collègues se rendraient aussitôt à Bruxelles, où le salut de la République l'obligeait à rassembler tous les commissaires du pouvoir exécutif. Indigné de cette lettre de cachet, de ce fetfa[15], Chaussard court chez Dumouriez : Citoyen, dit-il au général, cet écrit est-il de vous ?Oui, Monsieur, et je vous engage à vous y conformer. — Citoyen, un agent de l'autorité militaire ne doit pas écrire ainsi à un agent de l'autorité civile. — Qui êtes-vous, Monsieur ?J'exerce une magistrature républicaine, je suis tribun du peuple et je ferais arrêter César. — Je sais, en effet, que vous vous nommez Publicola. — Prenez garde qu'un jour je ne mérite ce nom. — Monsieur, vous aurez la bonté de vous conformer à l'ordre que j'ai donné. — Vous ne devez point parler en vizir à un citoyen français. — Je ne suis pas plus vizir que vous n'êtes Publicola ; je suis le premier de tous les agents du pouvoir exécutif et, s'il le faut, je prendrai la dictature de la Belgique. — Je doute qu'on vous la donne ; en tout cas, vous assumez une responsabilité terrible. — J'accepte cette responsabilité, je sauverai la République et je rendrai compte de ma conduite. — Eh bien, je pars, mais pour vous dénoncer ![16]

Dumouriez ne se contente pas d'expulser Chaussard. Il confie aux administrateurs provisoires d'Anvers les fonctions des commissaires nationaux et défend aux jacobins de se mêler en rien dans les affaires d'administration soit civile soit militaire. N'est-il pas temps d'arrêter les désordres et les rixes qu'occasionnent les motions incendiaires[17] ?

Il vole à Bruxelles. Moreton, le jacobin Moreton qu'il avait remplacé par Duval, est encore dans la ville ; il a prié Duval de le garder et juré de servir fidèlement sous ses ordres ; il a reçu des commissaires de la Convention l'autorisation de rester à Bruxelles. Dumouriez ordonne à son ancien chef d'état-major de partir dans deux heures et de prendre le commandement de Douai. Il fait arrêter Chépy. Il casse la légion des sans-culottes et envoie le soi-disant général Estienne à la prison de la porte de Hal. Puis il se rend à la séance des administrateurs provisoires et leur annonce qu'il vient réparer les fautes et punir les crimes, rétablir dans leurs fonctions les magistrats élus par le peuple, relâcher les citoyens arbitrairement arrêtés ou saisis à titre d'otages. Il leur promet de défendre les Brabançons contre l'injustice, comme il les a défendus contre les baïonnettes ennemies ; mais il les prie de revenir de leurs préventions, de traiter les Français en amis, et se tournant des Belges, qui pleurent de reconnaissance, vers ses propres soldats : Reprenons nos vertus, montrons que nous ne sommes ni des brigands ni des profanateurs, et je vous réponds de nouveaux succès[18].

Avant de quitter la ville, il lança trois proclamations. La première flétrissait la conduite des commissaires nationaux, leur avarice, leur indiscrétion sacrilège ; il fallait montrer que la justice et la droiture étaient le caractère essentiel de la nation française, et le général ordonnait à tous les administrateurs et aux commandants militaires de restituer aux églises leur argenterie.

Dans la deuxième proclamation, il invitait tous les corps administratifs à dresser des plaintes, appuyées de procès-verbaux, contre les vexations tyranniques de plusieurs commissaires nationaux. Mais il comptait que le peuple belge reviendrait aux sentiments de fraternité, et il menaçait de raser ou de brûler toute ville, tout village qui se permettrait des rassemblements contre ses troupes. L'armée française était-elle coupable des crimes de quelques particuliers ?

La troisième proclamation était dirigée contre les clubistes. Les sociétés patriotiques, disait Dumouriez, ne doivent servir qu'à l'instruction des peuples ou aux actes de bienfaisance et de fraternité. Il leur défendait donc de s'immiscer dans les affaires publiques. Autrement, il ferait fermer le lieu de leurs séances et rendrait personnellement responsables leur président et leur secrétaire[19].

Les jacobins étaient outrés. Chépy protestait contre son arrestation ; il prétendait qu'il s'était contenté de porter le pain de l'instruction sous le chaume, de découvrir de son œil indagateur les besoins de l'armée, d'éclairer la religion du Conseil exécutif, et il continuerait à s'envelopper dans sa conscience[20].

Mais l'agent Milon applaudissait aux actes de Dumouriez. Il n'y a, mandait-il[21], qu'un cri contre la conduite des commissaires, et l'on aura beaucoup de peine à réparer les maux qu'ils ont causés. Deshacquets assurait que les mesures de Dumouriez avaient produit le meilleur effet et qu'elles étaient peut-être indispensables[22]. Un autre y voyait une légère teinte de despotisme qu'on reprochait à Lafayette, mais si le procédé était un peu irrégulier, ne devait-on pas approuver le résultat[23] ? Les commissaires eux-mêmes n'osaient blâmer Dumouriez. Chépy, disaient Gouget-Deslandres et Robert, n'était qu'une victime sacrifiée à l'intérêt de son pays. Ne fallait-il pas obtenir la paix dans l'intérieur pour battre l'ennemi ? Dumouriez battra l'ennemi, et s'il déclare, après le triomphe, qu'il a violé les lois, il sera grand, grand comme la République, et il méritera que la République qu'il aura sauvée, oublie ses torts et l'illégalité de sa conduite[24].

Déjà la confiance renaissait. Voilà ce que peut un homme, écrivait-on de Bruxelles, ce cher Dumouriez a rétabli l'ordre ! Une proclamation de Duval annonçait à la garnison l'arrivée du général et le retour de la fortune : Il se rend à la grande armée, il la commande en personne, il va la conduire à de nouvelles victoires, et les soldats agitaient leurs chapeaux en signe d'allégresse. Les Belges s'apaisaient. Les insurgés de Grammont se dispersaient et annonçaient au commandant de Gand qu'ils faisaient leur soumission. Si Dumouriez est forcé de se retirer, observait un correspondant du Moniteur, il aura un peu réconcilié les esprits à la nation française et peut-être provoqué l'immobilité des habitants[25].

 

III. Le 11 mars au soir, Dumouriez arrivait au camp de Louvain. Les commissaires de la Convention[26] lui reprochèrent ses ordonnances. Pourquoi se mêlait-il des affaires civiles ? Pourquoi rendre les vases des églises ? Comment restituer une argenterie déjà brisée et entassée dans des coffres ? Puisqu'on a la matière, répondit Dumouriez, rien n'est si aisé que de refaire les objets ; il en coûtera la façon. Les commissaires s'exprimaient avec ménagement, et, comme dit Camus, avec la prudence la plus réservée. Ils savaient que Dumouriez était indispensable et reconnaissaient que la cause de la liberté lui avait de grandes obligations ; ils avouaient même que ses mesures ramèneraient le calme. Mais, enfin, n'avait-il pas outrepassé ses pouvoirs et donné, par ses derniers actes, une grande puissance aux ennemis intérieurs[27] ? Le général répliqua qu'il venait d'écrire à la Convention tout ce qu'il avait sur le cœur, et il lut aux commissaires sa fameuse lettre connue sous le nom de lettre du 12 mars. Il rappelait à l'Assemblée qu'il avait quitté une armée victorieuse pour venir au secours d'une armée battue. Quelles étaient les causes de ce revers, sinon l'avarice et l'injustice ? N'avait-on pas opprimé les Belges, insulté leur religion, profané leur culte ? Comment s'était opérée la réunion du Hainaut ? A coups de sabre et de fusil. Qui avait fait la réunion de Bruxelles ? Quelques hommes de trouble et de sang. Quels commissaires le pouvoir exécutif avait-il envoyés aux Pays-Bas ? Des exacteurs, des agents qui, par leur zèle brutal et insolent, par leur iniquité, par leur violence, avaient exaspéré les Belges. On trompait la Convention ; elle croyait que la réunion était volontaire i elle regardait les Belges comme Français ; elle faisait enlever l'argenterie de leurs églises. Mais les prêtres et les moines profitaient de cet acte imprudent et appelaient les Français des brigands qui fuient. Les villages s'armaient contre l'armée qui se voyait environnée d'ennemis. Dumouriez avait donc pris des mesures pour la sauver et pour sauver en même temps l'honneur de la nation et de la République.

Les commissaires accusèrent Dumouriez de jouer au César. C'est une calomnie, répondit le général, mais qu'on m'attaque et je me défendrai. — Si vous étiez César, lui dit Camus, je serais Brutus. — Mon cher Camus, répondit Dumouriez, je ne suis pas César, vous n'êtes pas Brutus, et la menace de mourir de votre main est pour moi un brevet d'immortalité[28].

Cependant son arrivée rendait aux troupes courage et confiance. Il y avait eu jusqu'alors trois généraux, Valence, Miranda, La Noue, égaux en pouvoir, mais divisés d'opinion, perdant leur temps à délibérer, ne prenant parti qu'après de longues discussions. Il y avait eu trois états-majors indépendants et agissant à leur guise. Bref, le manque de bonne entente et d'ensemble était complet, et le plan général ne s'exécutait pas sans tiraillements ni lenteurs. La présence de Dumouriez rétablissait l'unité de commandement : Il donnera son plan, disaient les commissaires, que tous sont également disposés à suivre[29].

Les soldats, rayonnant de joie, levaient la tête, reprenaient cœur et parlaient de revanche. Lorsqu'ils virent Dumouriez accompagné de Gossuin, ils l'accueillirent par les plus ardentes acclamations. Voilà Dumouriez, s'écriaient-ils, sans faire attention au représentant, voilà Dumouriez, voilà notre père, nous irons partout où il voudra ! Ils se pressaient autour de lui ; ils baisaient ses mains, ses bottes, son cheval ; ils lui demandaient à l'envi de les mener au combat. Nous avions été si mal commandés depuis longtemps, rapporte un officier, que nous espérions que les choses en iraient mieux avec lui et qu'il rétablirait un peu nos affaires[30].

Mais il fallait réorganiser au plus tôt cette armée toujours effarée, confuse, désordonnée qui depuis dix jours battait en retraite et n'avait plus ni tentes, ni bagages, ni la plus grande partie de son canon. Il y a encore des fuyards qu'on a de la peine à ramener, écrivaient les commissaires, d'autres refusent le service ou le font avec peu d'exactitude. Ils ajoutaient que la discipline s'anéantissait dans l'armée, que les troupes massacraient les prisonniers, qu'elles se livraient au pillage et se faisaient haïr par leurs excès ; des paysans se jetaient aux genoux des soldats en demandant grâce, mais d'autres exerçaient de cruelles représailles[31].

A la vue de cet épouvantable désarroi, Dumouriez reconnut que Valence avait eu raison de lui dépêcher courrier sur courrier. Je désavoue, lui dit-il, quelques expressions d'humeur. Vos relations ne contenaient que l'exacte vérité ; le corps que Miranda commandait personnellement, avait beaucoup moins souffert que le vôtre, et Miranda apercevait dans les événements plus de ressources parce qu'il n'avait pas approfondi autant que vous la perte énorme qu'on a faite[32].

Il pourvut aux dispositions les plus indispensables. Le parc d'artillerie revint d'Anderlecht à Louvain, et d'Hangest, qui se décourageait trop aisément, fut envoyé à Douai. Les meilleurs bataillons de la garnison de Bruxelles rejoignirent l'armée. Les commissaires de la Convention avaient levé tumultuairement dans les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Aisne et des Ardennes 6.000 hommes de garde nationale qu'on nomma centeniers parce qu'ils formaient des compagnies de cent hommes. C'étaient des vieillards et des enfants armés de piques, de fusils de chasse, de pistolets, de couteaux, coiffés du bonnet rouge et payés vingt sous par jour. Dumouriez renvoya cette singulière milice qui ne faisait qu'augmenter la confusion et que les commissaires eux-mêmes ne croyaient bonne qu'à protéger les patriotes belges et à seconder les opérations politiques[33].

Il avait encore sous le drapeau 40.000 fantassins et 4,500 cavaliers. La droite fut confiée à Valence ; le centre au duc de Chartres ; la gauche à Miranda. Valence eut sous ses ordres, outre 48 bataillons d'infanterie, les flanqueurs de droite commandés par Dampierre et la division Neuilly ; — le duc de Chartres, la réserve de 8 bataillons de grenadiers commandée par Chancel ; — Miranda, les flanqueurs de gauche commandés par Miaczynski. L'avant-garde comprenait 6.000 hommes dont 4,500 cavaliers ; elle avait pour chef le vieux Lamarche qui se laissait guider par deux jeunes officiers, Montjoye et Barrois.

Dumouriez conserva les positions choisies par Thouvenot, mais il les rendit plus solides et assura ses communications avec la Hollande. Neuilly se porta de Jodoigne sur Lummen pour mieux appuyer la droite de l'armée ; Dampierre et Miaczynski gardèrent les passages de la grande Geete, l'un à Hougaerde, l'autre à Haelen ; Champmorin s'établit à Diest ; La Marlière occupa fortement Hérenthals et Lierre ; Westermann, avec la légion du Nord et la 31e brigade de gendarmerie nationale, se rendit à Turnhout pour éclairer la Campine et arrêter, de concert avec La Marlière, les colonnes prussiennes de Brunswick-Œls[34].

Comme à son ordinaire et avec raison, Dumouriez résolut de se donner les avantages de l'offensive. Il n'eut pas un instant l'idée de reculer avec prudence, de disputer le terrain pied à pied, de mener lentement ses troupes à travers les plaines de la Belgique. La défensive, c'était la débandade, et que ferait une armée, ébranlée déjà par l'indiscipline et les désertions, sans place où s'appuyer, sans forteresse où s'abriter, contre la cavalerie des Impériaux, nombreuse, aguerrie et fière de l'heureux début de la campagne ? Il devait attaquer, et attaquer sans délai. Le moindre retard diminuait ses chances. Il savait que- Cobourg attendait des renforts. Beaulieu et Hohenlohe-Kirchberg, partis, l'un de Luxembourg, l'autre de Trêves, se dirigeaient vers Namur ; les Hanovriens s'approchaient de la frontière belge ; l'armée hollandaise passerait peut-être la Meuse, et l'on parlait depuis quelques jours d'un débarquement des troupes anglaises. Que d'ennemis allaient entrer en lice ! Dumouriez n'avait plus d'autre espérance que de frapper rapidement un grand coup. S'il gagnait sur-le-champ une bataille décisive, les Belges, ranimant leur zèle attiédi, se hâtaient de lever leurs bataillons ; les Autrichiens se retiraient sous le canon de Maëstricht ; les alliés reculaient de toutes parts, intimidés, hésitants ; et tandis que Valence tenait en échec les débris de Cobourg, tandis que Miranda s'emparait de Maëstricht  qui cette fois n'eût pas résisté[35], Dumouriez prenait de nouveau l'essor, allait conquérir la Hollande.

Mais Cobourg craignait pareillement que Dumouriez ne reçût des renforts et De fît venir son armée de Hollande. Lui aussi avait résolu d'attaquer. L'armée impériale était alors concentrée entre Saint-Trond et Landen ; elle eut ordre d'assaillir Dumouriez à Louvain ; le 15 mars, elle occuperait Tirlemont ; le 16, elle camperait à Hougaerde ; le 18, après un jour de repos, elle s'avancerait jusqu'à Néthen ; le 19, elle passerait la Dyle et livrerait bataille.

Le 15 mars, au matin, l'avant-garde de l'archiduc Charles s'empara de Tirlemont. Lamarche n'avait posté dans la ville que 400 hommes ; quelques-uns furent hachés[36], les autres rejetés en désordre sur Cumptich. Aussitôt, à droite et à gauche de l'armée, Neuilly, Dampierre, Miaczynski reculèrent vers Louvain. Si les Impériaux, profitant de cette triple retraite, avaient attaqué l'armée française sans balancer, ils l'eussent sûrement culbutée. Mais dans la nuit même Dumouriez renvoya Dampierre à Hougaerde et Neuilly à Jodoigne. Quant à Miaczynski, il était introuvable ; il avait gagné les bois et s'y tint pendant deux jours. Dumouriez le remplaça par Champmorin qui reçut l'ordre de laisser à Diest un détachement et de s'établir sur la hauteur d'Oplinter.

Il fallait à tout prix reprendre Tirlemont pour encourager les soldats et rabattre l'opinion qu'ils avaient de l'adversaire. Le 16 mars, Dumouriez avançait avec toutes ses forces et, après une attaque vigoureuse, il reprenait aisément Tirlemont qui n'était gardé que par quelques troupes légères, puis il débouchait de la ville et appuyait sa droite à Gossoncourt, son centre au grand chemin pavé qui mène de Tirlemont à Saint-Trond, sa gauche à Oplinter. Mais c'était le 16 mars que l'armée impériale devait, selon le plan et l'ordre de Cobourg, se porter en avant pour camper à Hougaerde. Elle avait commencé son mouvement et se développait entre la grande et la petite Geete, sa droite devant Wommersom, son centre en face de Haekendover, sa gauche vis-à-vis de Gussenhoven. Les deux armées se rencontraient à l'improviste. Elles se bornèrent à se canonner de loin et à regarder le combat de leurs avant-gardes qui se disputèrent Gossoncourt durant huit heures.

Ce village, environné de haies et de fossés remplis d'eau, est situé sur un mamelon et domine toute la plaine. Lamarche avait eu le temps de l'occuper avec son avant-garde et des canons. Le général Rehbach osa l'attaquer à la tête des carabiniers de l'Empereur et des cuirassiers de Nassau. Ce fut, dit un témoin oculaire, un coup d'audace inouïe[37]. On vit les carabiniers de l'Empereur se jeter sur l'artillerie, sabrer les canonniers et, en un instant, s'emparer de sept pièces. Mais l'infanterie française ne perdit pas contenance ; elle s'était postée derrière les buissons et dans les chemins creux ; son feu violent fit reculer les carabiniers, et le 8e régiment, ci-devant Austrasie, repoussa, baïonnette croisée, la charge des dragons de Nassau. Rehbach essaya de tourner le village par la droite ; mais Neuilly passa la grande Geete à Lummen, vint prendre position à Neer-Heylissem et arrêta le mouvement des Impériaux.

L'affaire de Gossoncourt réveilla l'ardeur des troupes françaises et releva leurs espérances. Je la regarde, écrivait Dumouriez, comme très décisive pour l'opinion, et je suis persuadé que le prince de Cobourg prendra de l'estime pour l'armée de la République[38].

Mais, ce qu'il voulait, c'était une de ces victoires qui rétablissent tout quand tout est désespéré. Sans doute, il mandait à Beurnonville que, malgré son avantage, il était dans la position la plus terrible où il se fût jamais trouvé ; l'armée n'avait ni souliers ni habits, la cavalerie manquait de fourrages, et l'artillerie de charrois ; s'il avançait, ses ressources diminueraient encore, et il serait dans le cas d'être entièrement perdu ; s'il avait le moindre revers, l'insurrection serait générale, au moins dans les environs de son armée. Il comptait pourtant gagner la bataille qu'il livra le 18 mars dans la fameuse plaine de Neerwinden[39] et, se rappelant le triomphe de Luxembourg en 1693, il se disait à lui-même qu'il serait beau qu'un siècle plus tard, un autre général français vainquît encore les ennemis sur le même terrain[40]. Toute la journée du 17 mars fut employée à reconnaître la position des Autrichiens, à préparer le plan d'attaque et à placer les troupes. La bataille aurait lieu le lendemain.

 

IV. Cobourg s'était, après le combat de Tirlemont, retiré sur la ligne de hauteurs qui borde la rive droite de la petite Geete. Au pied de ces collines qui descendent en pente douce vers la rivière, se pressent des villages : Racour, Overwinden, Neerwinden, Orsmael, Dormael, Halle, Asbrock et Léau. Entre Overwinden et Neerwinden, s'élève la Tombe de Middelwinden, qui domine la vallée ; mais elle n'a pas l'importance que lui prêtent Dumouriez et Jomini : le général français qui l'a vue de très loin, reproche à Cobourg de ne pas l'avoir munie d'une batterie ; en réalité, elle a si peu d'étendue qu'on aurait peine à y mettre deux pièces de canon, et encore faudrait-il les y monter par une pente très raide. Les villages d'Orsmael, de Dormael, de Halle, d'Asbrock se suivent et s'échelonnent sur le grand chemin pavé de Tirlemont à Saint-Trond et à Liège. Le plus important est Orsmael où la route franchit la rivière. Léau, non loin de l'endroit où la petite Geete se jette dans la grande Geete, renferme un gracieux hôtel de ville et une église de Saint-Léonard, où l'artiste admire les délicates sculptures des autels et un tabernacle de pierre qui date de la Renaissance ; mais cette petite ville dépeuplée n'avait que de vieux remparts et n'offrait pas un solide point d'appui. De Racour à Dormael, le terrain de la vallée est plat, dépourvu d'obstacles et propre à la cavalerie ; entre Dormael et Léau, on ne rencontre que des prairies humides, des marais, des vergers, et Miranda qui combattit en cet endroit, assure que son artillerie s'enfonça et s'embourba dans le sol coupé.

Le prince avait placé son armée sur la corde de l'arc que la petite Geete forme de Racour à Léau. On l'a blâmé d'avoir abandonné les villages de la rive gauche ; il devait, dit-on, défendre les passages de la rivière, ou tout au moins couper les ponts. Mais on oublie qu'il voulait passer la petite Geete dans la journée pour se battre le lendemain. Il avait fait occuper Léau par un faible détachement d'infanterie légère. L'avant-garde de l'archiduc Charles défendait la hauteur qui domine Orsmael. Un bataillon du régiment Joseph Colloredo, posté dans le village de Dormael, observait la grande route. Le gros des troupes autrichiennes s'étendait sur deux lignes, entre Neerwinden et ce petit village de Landen qui fut le séjour de Pépin d'Héristal et n'offre plus une seule ruine du passé. Venait ensuite, derrière Overwinden, la réserve de Clerfayt.

Dumouriez calculait que Cobourg, tirant ses vivres de Saint-Trond et de Liège, avait établi près du grand chemin, c'est-à-dire sur sa droite, la force principale de son armée. Il fallait donc, pour le vaincre et le rejeter sur Saint-Trond et sur Liège, attaquer son aile gauche qui devait être plus faible et plus facile à déposter ; il fallait emporter Neerwinden et Overwinden ; il fallait occuper Léau qui servirait de pivot aux mouvements de l'armée assaillante.

Le général divisa son armée en huit colonnes et assigna leur rôle à chacune. Toutes devaient passer la petite Geete : la 1re, la 2e et la 3e à Neer-Heylissem ; la 4° à Esemael ; la 5e à Elixem et à Wanghe ; la 6e à Overhespen ; la 7e à Orsmael ; la 8e à la Chapelle-Béthanie.

La 1re colonne, ou colonne Lamarche, s'emparait de Racour et avançait dans la plaine entre Overwinden et Landen pour déborder la gauche des Impériaux. La 2e colonne, ou colonne Le Veneur, enlevait la Tombe de Middelwinden qu'elle garnissait de canons de douze, et sous la protection de cette artillerie, attaquait Overwinden. La 3e colonne, ou colonne Neuilly, assaillait Neerwinden par la droite. Ces trois colonnes, Lamarche, Le Veneur, Neuilly, formaient l'aile droite de l'armée commandée par Valence ; elles devaient, en cas de succès, faire un quart de conversion par la gauche, refouler devant elles les Impériaux chassés de Neerwinden et d'Overwinden et marcher en bataille sur Saint-Trond.

La 4e colonne, ou colonne Dietmann, repoussait de Laer les tirailleurs autrichiens et se portait directement sur Neerwinden, qu'elle attaquait de front. La 5e colonne, ou colonne Dampierre, se jetait sur Neerwinden par la gauche. Les deux colonnes Dietmann et Dampierre composaient le centre de l'armée française, commandé par le duc de Chartres, et suivaient le mouvement de l'aile droite, en formant une ligne diagonale avec leur point de départ.

La 6e colonne, ou colonne Miaczynski, allait droit devant elle sur Neerlanden, en ayant soin de ne pas dépasser les têtes de la colonne Dampierre qui combattait à sa droite. La 7e colonne, ou colonne Ruault, attaquait Dormael et poussait en avant sur la route de Saint-Trond. La 8e colonne, ou colonne Champmorin, s'emparait de Léau qu'elle tiendrait jusqu'à la fin de la bataille. Les trois colonnes Miaczynski, Ruault et Champmorin formaient la gauche commandée par Miranda.

Toute l'armée se trouvait donc, à la fin de l'action, en face de Tongres, la gauche à Léau et la droite à Saint-Trond.

 

Le 18 mars, à sept heures du matin, commence cette bataille de Neerwinden qui décida la perte de la Belgique comme la bataille de Jemappes en avait décidé la conquête[41]. Dumouriez et son état-major, Valence, Thouvenot, Montjoye, se portent sur un monticule d'où les mouvements de l'aile droite se dessinent nettement -à leurs yeux, et déjà les tirailleurs français, traversant la petite Geete sur tous les points, à Neer-Heylissem, à Esemael, à Elixem, à Orsmael, engagent une vive fusillade avec les avant-postes autrichiens.

Cette fois encore, Dumouriez surprenait Cobourg. Le prince donnait ses instructions pour la bataille du lendemain lorsqu'il apprit que l'ennemi passait la rivière. Il fit sur-le-champ de nouvelles et très simples dispositions. Tous les généraux eurent ordre d'attendre de pied ferme les colonnes françaises et de les rejeter dans la rivière. Le major Stipzicz dut marcher sur Léau avec 4 escadrons ; le prince de Wurtemberg, avancer sur Halle et occuper la route de Saint-Trond avec l'infanterie de la seconde ligne et 8 escadrons de Cobourg, Benjowsky, se joindre avec 2 bataillons et 2 escadrons au bataillon de Joseph Colloredo et aller à la rencontre de la colonne qui marchait sur Dormael ; l'archiduc Charles, arrêter avec son avant-garde les troupes qui débouchaient par Orsmael. Cobourg courut lui-même à la gauche.

L'aile droite des Français avait le plus long chemin à parcourir pour se trouver au soir sur la ligne de bataille que Dumouriez lui fixait entre Léau et Saint-Trond. Elle s'était donc ébranlée avant le reste de l'armée. La première colonne, aux ordres de Lamarche, refoule d'abord les premiers Impériaux qu'elle rencontre, s'empare de Racour et des hauteurs voisines qu'elle garnit de batteries, et canonne la réserve de Clerfayt. Mais Lamarche commet une faute irréparable. Il ne voit pas d'ennemis dans la plaine de Landen et, au lieu de suivre sa pointe et de menacer le flanc gauche des Autrichiens, il se rabat sur Overwinden et se contente d'envoyer vers la Tombe de Wamont quelques escadrons qui escarmouchent avec le régiment des dragons de Latour.

A ce moment débouche la deuxième colonne ou division Le Veneur. Les deux colonnes de Le Veneur et de Lamarche se mêlent, s'agitent sur place, se retardent dans leur marche ; elles n'emportent que vers deux heures le village d'Overwinden. Mais les Impériaux attaquent bientôt avec fureur les positions conquises par Le Veneur et Lamarche. Trois fois ils sont repoussés ; trois fois ils reviennent à la charge. Clerfayt et ses lieutenants, Lützow, Alwinczy, Wenkheim, le prince d'Auersperg, dirigent ces assauts réitérés. Enfin, sur l'ordre de Cobourg, 2,1 escadrons, dragons de Latour, hussards de Blankenstein, cuirassiers de Zeschwitz et de Nassau, commandés par le général Boros, se jettent sur les Français massés entre Overwinden et Racour. Ils culbutent la cavalerie, renversent la première ligne de l'infanterie, se heurtent contre la seconde ligne qui les accueille à bout portant par un feu meurtrier ; Boros a son cheval tué sous lui. Mais la nuit vient ; une suprême attaque de Clerfayt qui se met lui-même à la tête du régiment d'infanterie Antoine Esterhazy, décide du sort de Racour et d'Overwinden. Les Français, brisés de fatigue, abandonnent les deux villages qu'ils ont défendus pendant l'après-midi avec les efforts les plus obstinés ; l'attaque d'Overwinden, dit Gobert, avait été horrible, et le sang y ruisselait.

 

Au centre, Neerwinden est pris et repris par les deux partis avec le même acharnement. La troisième colonne, commandée par Neuilly, entre promptement en ligne et chasse de Neerwinden les Impériaux. Mais à peine maître du village, Neuilly s'étend à droite dans la plaine, se rapproche de la colonne de Le Veneur et la seconde dans l'attaque et la défense d'Overwinden. Il prétendit plus tard qu'il exécutait un ordre de Valence, et, de son côté, Valence assura que Neuilly l'avait mal compris. Quoi qu'il en soit, les Impériaux rentrent aussitôt dans Neerwinden.

Mais les deux colonnes du centre, que commande le duc de Chartres, arrivent à leur tour sur le champ de bataille. Un sanglant combat s'engage autour de Neerwinden. Les généraux, voyant que la lutte s'opiniâtre, mettent l'épée à la main et marchent intrépidement au premier rang de leurs troupes ; Dampierre déploie sa bravoure coutumière ; Desforest reçoit un coup de fusil .à la tête ; Neerwinden est repris une deuxième fois. Malheureusement, la possession de Neerwinden n'était pas assurée tant qu'on n'aurait pas conquis les crêtes avoisinantes où Cobourg avait installé des batteries qui plongeaient leurs feux dans le village. Nous avions peine à avancer, dit Gobert, et l'ennemi nous avait tué en un instant tous les chevaux de quatre pièces de 12 que nous poussions vers lui. Cependant, le duc de Chartres, Dampierre, Dietmann se préparent à tenter un vigoureux effort. Mais déjà Cobourg ordonne une nouvelle attaque. Toute la première ligne de son armée s'avance sous les ordres du feldzeugmestre Colloredo, et l'infanterie française, mise en désordre, ébranlée par le feu incessant de l'artillerie autrichienne, abandonne Neerwinden, se précipite vers la petite Geete.

Dumouriez voit le péril de son centre. Il accourt à la rencontre des fuyards, et, comme à Jemappes, il les anime, les ramène au combat, les pousse sur Neerwinden, pêle-mêle, au pas de charge et au chant de la Marseillaise. Les Impériaux plient sous ce choc impétueux, irrésistible. Une troisième fois, Neerwinden est aux mains des Français. Mais, des hauteurs d'alentour, l'artillerie autrichienne crible le village de ses projectiles, et Cobourg envoie des troupes fraîches à Colloredo. De nouveau, les Impériaux l'emportent, et, au milieu des cris des mourants, à la lueur des flammes qui dévorent les maisons, parmi les décombres et les ruines fumantes, les Français sortent de Neerwinden pour n'y plus rentrer. Dumouriez ne peut que les rallier à cent pas de ce village si vivement, si chaudement disputé, et cette fois définitivement perdu.

Mais le combat n'avait pas cessé et il allait reprendre aussitôt dans toute sa violence. A peine Dumouriez réunit-il ses colonnes que deux charges de cavalerie, audacieusement conduites, menacent soudain de les briser et de les balayer. Huit escadrons qui forment la brigade Hoditz, s'élancent comme un torrent entre Neerwinden et la Tombe de Middehvinden. Ils enfoncent tout ce qu'ils trouvent devant eux ; ils renversent l'infanterie ; ils mettent en déroute la cavalerie qui tourne bride presque sans coup férir. Seul, le 10e dragons soutient énergiquement le choc. Valence, médiocre général et soldat héroïque, est à la tête de ce brave régiment et l'excite du geste et de la voix. Ses deux aides-de-camp, Château-Renaud et le colonel Jaubert, tombent à ses côtés. Lui-même, après avoir reçu trois coups de sabre sur la tête et une forte contusion au bras droit, est emporté tout sanglant hors de la mêlée. Mais les dragons dut 003 repoussent l'attaque de la brigade Hoditz. Ils donnent au reste de la cavalerie le temps de se rallier. Ils chargent, à leur tour, les Impériaux avec une incroyable furie et, leurs sabres se brisant sur les cuirasses, ils portent leurs coups à la gorge de l'adversaire. Les deux demoiselles Fernig combattaient dans leurs rangs ; l'une d'elles eut son cheval blessé d'un coup de feu ; l'autre tua de sa main un cuirassier de Nassau[42].

En même temps que la brigade Hoditz, une autre brigade de cavalerie autrichienne fondait, à gauche de Neerwinden, sur l'infanterie de Dietmann. Mais Thouvenot, plein de présence d'esprit au plus fort du danger, se met à la tête du 998 ci-devant Deux-Ponts et, sous le feu violent de ce régiment et des canons chargés à mitraille, les escadrons impériaux, rompus, décimés, couvrant le sol de leurs morts, se replient derrière leur infanterie.

La nuit mit fin au combat. Si Racour, si Overwinden, si Neerwinden étaient perdus, le centre et l'aile droite de l'armée française avaient opposé la plus ferme attitude aux Impériaux et les tenaient en respect. Dumouriez n'avait pas repassé la petite Geete, et, en cet endroit de la bataille, la lutte avec ses fluctuations diverses pouvait être regardée comme indécise. Mais l'aile gauche que commandait Miranda avait changé une honorable journée en désastre.

 

Les instructions de Miranda portaient qu'il devait, avec les colonnes Miaczynski et Ruault, assaillir les Autrichiens entre Orsmael et la Chapelle-Béthanie, passer la petite Geete sur tous les ponts, rejeter l'adversaire dans ses positions ; la colonne Champmorin avait ordre de marcher sur Léau.

Le début de l'attaque fut heureux. Les colonnes de Miaczynski et de Ruault passèrent la petite Geete, la première à Neerhespen et la seconde à Orsmael. Elles refoulèrent devant elles les avant-postes de l'archiduc Charles ; le corps franc O'Donnell, les Laudons verts et un bataillon de Sztarray. Ruault s'empara d'Orsmael, et Miaczynski de Dormael.

Mais bientôt Benjowsky s'avança sur Dormael à la rencontre de Miaczynski avec trois bataillons et les dragons de Cobourg. Deux fois ses troupes emportèrent le village ; deux fois elles durent reculer et se rallier hors de la portée du canon français. Enfin, une troisième fois, elles chargèrent à la baïonnette avec tant de vigueur et d'élan que les soldats de Miaczynski se débandèrent et s'enfuirent d'Orsmael vers le pont le plus voisin dans une confusion inexprimable.

Pendant ce temps, l'archiduc Charles était aux prises avec la colonne du général Ruault qui se déployait à droite et à gauche de la chaussée de Saint-Trond. Il finit par gagner l'avantage. Ses escadrons ne cessaient de charger. Ses bataillons restaient inébranlables au feu et semblaient avoir pris racine dans le sol. Son artillerie, dirigée par le premier lieutenant Smola, se portait avec hardiesse en avant de l'infanterie et très près de l'assaillant ; ses chevaux étaient tués et ses canonniers mis hors de combat, mais les officiers de Sztarray faisaient l'emploi de servants ; le tir des Autrichiens, avoue Miranda, était excessif et fort bien suivi.

Enfin, lorsque Benjowsky fut maître de Dormael, et que, chassant devant lui les troupes épouvantées de Miaczynski, il vint tomber sur le flanc gauche de la colonne Ruault, l'affaire fut décidée. A la voix de l'archiduc Charles, le corps franc O'Donnell et les deux bataillons du régiment Sztarray, criant rajta (sus !), s'avancèrent sur Orsmael, la baïonnette au bout du fusil, sans tirer un seul coup. Au même instant, s'élançaient les hussards d'Esterhazy et les dragons de Cobourg. La division Ruault fut mise en déroute et rejetée sur le pont d'Orsmael. Les généraux et les officiers de l'état-major tentèrent inutilement de la rallier. Ruault et Ihler furent blessés ; Guiscard, qui commandait l'artillerie, fut tué ; Miranda vit son aide-de-camp recevoir le coup mortel auprès de lui. Les volontaires, saisis de panique, tournèrent dos les premiers, sans écouter leurs chefs, et entraînèrent dans leur fuite les troupes de ligne, en criant : sauve qui peut ! Quinze canons demeurèrent au pouvoir de l'archiduc[43].

Restait Champmorin. Ses éclaireurs, dragons et cavalerie, avaient dans la matinée passé la rivière au pont de la Chapelle-Béthanie, occupé la petite ville de Léau, chassé le détachement qui la gardait et, selon les instructions de Dumouriez, fait une démonstration vers la Toute de Saint-Trond pour imposer aux ennemis et inquiéter leur aile droite. Quant au gros de la division, il demeurait sur la rive gauche de la petite Geete, en ordre de bataille. Mais vers une heure et demie, Champmorin reçut un billet de Miranda : il devait prendre possession du pont de Budingen, à gauche du pont de la Chapelle-Béthanie, et, au besoin, menacer l'ennemi d'une attaque de flanc[44]. Champmorin envoya un bataillon au pont de Budingen. Toutefois, dit-il, l'ordre de marche en avant n'étant que conditionnel, il se borna à des dispositifs préliminaires et attendit de nouveaux ordres pour passer la petite Geete. A deux heures et demie, Miranda accourait le trouver et lui commandait de traverser la rivière pour appuyer son attaque. Champmorin disposait de douze bataillons : il franchit la petite Geete au pont d'Heelen avec les six bataillons qui formaient sa première ligne et se dirigea sur Halle ; les six autres qui composaient sa seconde ligne, sous les ordres du colonel Keating[45], se portèrent par le pont de la Chapelle-Béthanie sur Léau et Asbrock.

La colonne de Champmorin gagna la chaussée qui menait à Halle. Le 1er bataillon des volontaires d'Ille-et-Vilaine, commandé par Moreau, ouvrait la marche. Mais ; le prince de Wurtemberg défendait les abords de Halle et, dit Champmorin, il était en force sur tous les points et opposait un feu de canon supérieur. Deux fois la colonne française recula ; deux fois elle fut ramenée par Champmorin et par Moreau. Mais, soudain, elle est prise en queue par les troupes de Ruault qui fuyaient vers le pont d'Heelen, et enveloppée dans leur déroute. Champmorin, craignant d'être coupé, ordonne la retraite et, pour mieux l'assurer, galope vers Heelen. Il voulait placer son artillerie en avant du pont et rallier sa colonne à l'abri du canon. Mais, tout près de la rivière, il rencontre Ruault, Ruault démonté, couvert de sang, plein de l'emportement et du désespoir de la défaite, maudissant la lâcheté des volontaires qui l'abandonnent et qui déjà se mélangent et se confondent au-delà du pont avec les fuyards de Miaczynski. Vainement Champmorin s'exténue pour empêcher la débandade de ses propres bataillons. Tout reflue vers Heelen ; tout fuit, éperdu, hébété de terreur ; les charretiers fouettent leurs chevaux à tour de bras et prennent le galop sans qu'on puisse arrêter une seule de leurs pièces. Champmorin fit rompre le pont dès que les troupes eurent passé, et les rallia à Waterhof, entre les deux Geetes.

Keating, qui commandait la seconde ligne de la division Champmorin, eut plus de bonheur, parce qu'il fut plus timide. Il entra dans Léau et fit mine de se porter sur Asbrock. Mais le prince de Wurtemberg avait eu le temps d'établir le bataillon Joseph Colloredo et quatre compagnies Brentano entre les jardins de Halle et le lac de Léau. Keating resta sur le glacis en avant de la ville et n'osa s'engager dans la plaine. Sa cavalerie se replia devant les quatre escadrons du major Stipzicz[46]. Seule, l'artillerie donna ; elle était dirigée par le capitaine Dejean et canonna jusqu'à la nuit les Autrichiens qui répondirent par un feu vif et soutenu. Enfin, à la tombée du jour, lorsqu'il apprit la retraite de Champmorin, Keating repassa la petite Geete au pont de la Chapelle-Béthanie. Le 1er bataillon de la Manche, commandé par Valhubert, faisait l'arrière-garde[47].

Toutes les troupes de l'aile gauche étaient donc rejetées sur l'autre bord de la petite Geete. Ruault et Champmorin menèrent aussitôt ces débris derrière la grande Geete à Oplinter. Miaczynski se replia sur la hauteur de Wommersom. Mais Miranda ne crut pas la position assez forte, et, sans demander les instructions du général en chef, il prescrivit à Miaczynski de se retirer sur Tirlemont. Il y trouva huit bataillons qui venaient de Louvain et en plaça la moitié, comme avant-garde, aux abords de la ville.

Dumouriez ne sut que fort tard dans la soirée ce qu'était devenu Miranda. Tout occupé de diriger sa droite et son centre, il ne pensait pas à prendre des nouvelles de sa gauche. Il remarqua, durant l'action, que la canonnade, vive d'abord du côté d'Orsmael, avait soudainement cessé ; mais, se disait-il, Miranda s'arrêtait sans doute pour ne pas dépasser les têtes de la colonne Dampierre. Enfin, à la nuit tombante, ne recevant aucun message de son lieutenant[48], réellement inquiet, il part avec Thouvenot, deux aides-de-camp et deux domestiques. Il arrive à Laer et s'étonne de n'y voir personne ; il passe la petite Geete à Elixem et rencontre Dampierre. J'ai retiré ma division derrière la rivière, lui dit ce général, parce que Miranda s'est enfui ; j'ai cru la bataille perdue. — Elle est gagnée, réplique Dumouriez, et vous avez eu tort de faire cette retraite ; retournez sur-le-champ à Laer[49]. Il poursuit sa route jusqu'au pont d'Orsmael. Wer da, lui crie une voix dans l'obscurité. Dumouriez allait être pris par des hussards. Il se rejette sur la chaussée et marche vers Tirlemont, sans découvrir âme qui vive, au milieu du plus profond silence. Enfin, à une demi-lieue de la ville, il trouve sur le bord et dans le fossé du chemin les quatre bataillons de Miaczynski, et il apprend à n'en plus douter la défaite de sa gauche. Il entre dans Tirlemont. Miranda écrivait froidement à ses amis. Dumouriez ne fit aucun reproche à son lieutenant qui lui arrachait des mains une victoire certaine[50] ; mais il lui commanda sur un ton très sévère de rassembler aussitôt son corps d'armée et d'occuper la hauteur de Wommersom et le pont d'Overhespen. L'ordre ne fut pas exécuté et, dans la matinée du 19 mars, les troupes de Miranda erraient encore entre Tirlemont et Haekendover.

L'armée française tenait donc dans la nuit du 18 au 19 mars les positions suivantes : Champmorin, ainsi que Ruault, était à Oplinter, et Miaczynski à Tirlemont ; Dampierre, après avoir regagné Elixem, revenait à Laer ; tout le centre et toute l'aile droite bivaquaient en face de Neerwinden, entre Laer et Racour, à la demi-portée du fusil de l'ennemi.

Désormais certain de sa défaite, Dumouriez n'avait plus d'autre pensée que d'assurer la retraite de sa droite et de son centre. Il passa le reste de la nuit à Tirlemont, donnant des ordres et préparant les mouvements du lendemain. L'armée devait faire face à la petite Geete et se porter entre Gossoncourt à droite et Haekendover à gauche.

La retraite s'opéra sans précipitation sous les yeux de l'adversaire. Dampierre la protégeait ; d'Esemael qu'il occupait de nouveau, il fit une conversion à gauche et prit une position qui flanquait la grande route de Tirlemont. Pendant ce temps, Lamarche, Le Veneur, Neuilly, Dietmann traversaient la petite Geete en bon ordre. Le duc de Chartres commandait l'aile droite depuis la blessure de Valence, et les ennemis admirèrent le sang-froid qu'il montra dans cette journée. Thouvenot recevait les colonnes et leur assignait leur place à mesure qu'elles arrivaient.

Mais Benjowsky, chargé de la poursuite des vaincus, avait passé le pont d'Orsmael et pris possession de Wommersom avec six bataillons et dix escadrons. Dumouriez essaya de le refouler et envoya contre la hauteur l'infanterie de Miranda. Il mit les bataillons de Miaczynski, qui n'avaient pris aucune part au combat, en tête de la colonne d'attaque, et les fit soutenir par des batteries qu'il établit à Haekendover. Mais cette infanterie était encore sous l'impression du désastre de la veille. Dumouriez ne réussit à l'entraîner que vers dix heures du matin, et à peine s'était-elle ébranlée qu'elle s'arrêtait et refusait de marcher davantage. Le lieutenant Smola dirigeait, comme le jour précédent, l'artillerie autrichienne, et avec une incroyable audace il s'était porté jusqu'à trois cents pas des assaillants et ouvrait sur eux un feu terrible. En vain Dumouriez exhorte ses soldats qui restent immobiles et comme glacés de peur. En vain, il leur crie qu'ils n'ont qu'un courage de résistance, qu'avec un peu de hardiesse ils délogeront aisément l'adversaire et le rejetteront dans la petite Geete, qu'il est plus dangereux de subir une canonnade sans bouger que de courir à l'ennemi. En vain il tire son épée et à plusieurs reprises ordonne à cette infanterie résignée et passive de suivre son général qui la mène à l'assaut. Il ne peut la mettre en mouvement, et plutôt que d'avancer, elle se laisse avec une singulière constance écraser par les boulets. Dumouriez faillit périr ; son cheval fut tué et lui-même jeté sur le sol et tout couvert de terre ; s'il ne s'était aussitôt relevé, ses troupes se débandaient. Il dut reculer sur Haekendover[51].

La journée du 19 mars se passa donc, comme l'a dit Dumouriez, en manœuvres et en déploiements qui formaient un superbe coup d'œil d'exercice. L'armée française reprit tranquillement la position qu'elle occupait à la veille de Neerwinden. Mais elle était vaincue et, selon l'expression de son général, envahie par l'esprit de dégoût et d'apathie. Les troupes de ligne gardaient une attitude martiale ; mais les volontaires qui formaient les trois quarts de l'armée, disaient tout haut qu'il était inutile de se faire tuer dans la Belgique et qu'ils voulaient défendre la France en France même. On vit des compagnies, des bataillons entiers partir sur-le-champ, sans écouter leurs généraux, et se diriger vers la frontière ; il eût été dangereux, assure Dumouriez, et impossible de les retenir par la force. Il sentit la nécessité d'une prompte retraite. Dans la nuit du 19 mars, il repassait la grande Geete et venait s'établir sur ces hauteurs de Cumptich qu'il avait emportées quatre mois auparavant lorsque les Autrichiens fuyaient devant lui.

Telle fut la bataille de Neerwinden. Tout autre chef, moins habile et moins tenace que Mack, a dit Langeron, l'eût certainement perdue. Mais Langeron partage l'enthousiasme exagéré de tous ses contemporains pour le colonel Mack. Le prince de Cobourg devait la victoire, non pas aux dispositions de son chef d'état-major, mais à la vaillance de ses troupes. Ce furent les bataillons autrichiens qui triomphèrent : animés de l'esprit de discipline et d'obéissance, ne cédant qu'au nombre et, malgré le nombre, se ralliant toujours et se reformant pour de nouvelles attaques, ils finirent, à force de courage, par faire plier l'adversaire[52]. Aussi étaient-ils accablés de fatigue et incapables de toute poursuite.

On adresse ordinairement trois reproches au prince de Cobourg. Il n'a pas suivi l'épée aux reins l'aile gauche de Miranda battue et démoralisée ; il n'a pas jeté dès le soir même dans la petite Geete les colonnes chassées de Neerwinden et d'Overwinden ; enfin, il devait inquiéter davantage, au lendemain de la bataille, le centre et l'aile droite des Français dans leur marche rétrograde. Mais Cobourg était tout ému d'une victoire si chèrement payée. Il voyait son armée épuisée par tout un jour d'efforts et il avait perdu près de 3.000 hommes[53] dont 97 officiers, entre autres le major O'Donell et le colonel Gruber du régiment de Sztarray. Les attaques furieuses et multipliées de l'adversaire lui imposaient et le rendaient soucieux du lendemain. Tauenzien n'écrivait-il pas au roi de Prusse que les Français avaient assailli les Autrichiens avec une incroyable vivacité, que l'issue du combat était très douteuse et que Dumouriez reviendrait peut-être à la charge[54] ?

Si l'on étudie de près les dispositions de Dumouriez, on reconnaîtra qu'il voyait juste en portant son principal effort sur l'aile gauche des Autrichiens. Mais il avait mal choisi son point d'attaque. Il crut que la Tombe de Middelwinden était une position avantageuse parce qu'elle était élevée, et il s'obstina, sous le feu meurtrier de l'artillerie autrichienne, à prendre les villages peu abordables de Neerwinden et d'Overwinden. Il aurait dû pousser plus à droite, et, après avoir reconnu la contrée et sondé les chemins, franchir la petite Geete dès la pointe du jour, non pas à Esemael et à Neer-Heylissem, mais à Op-Heylissem, à Hampteau, à Linsmeau, à Pellaines, et diriger ses colonnes, en les couvrant d'un rideau d'avant-gardes, sur la Tombe de Wamont. Il tournait ainsi l'aile gauche des Impériaux et rejetait sûrement le prince de Cobourg sur la route de Saint-Trond.

Mais Dumouriez attaquait toujours de front et suivant l'ordre parallèle. Il avait attaqué de front à Jemappes, et c'étaient ses soldats qui, de leur propre inspiration, avaient tourné le village. Il avait marché tout droit sur Bruxelles et sur Liège. Pareillement, à Neerwinden, il ne pensa pas à tourner la gauche des ennemis et il aborda de front leur position.

Une autre faute de Dumouriez, plus grave encore, fut de laisser l'armée de Hollande à Mœrdijk et le corps d'Harville à Namur, au lieu de les appeler à lui, au lieu de ramasser et de jeter hardiment sur le champ de bataille de Neerwinden tout ce qu'il avait de troupes. Il rassemblait ainsi 60 à 70.000 hommes et, par la seule supériorité du nombre, il écrasait Cobourg. Mais on ne connaissait pas encore cette audacieuse stratégie qui néglige l'accessoire pour concentrer toute sa puissance sur l'essentiel et qui ose s'affaiblir elle-même et se dégarnir en quelques endroits pour diriger contre un seul point la vigueur d'un invincible effort. Dumouriez, si entreprenant, si téméraire, si génial, avait, de même que tous les généraux de son époque, la manie des détachements. Comme Brunswick, comme Cobourg, il divisait ses forces et ne savait pas les réunir à propos[55].

On louera toutefois la bravoure, l'énergie, l'obstination qu'il montra dans les deux journées du 18 et du 19 mars, entraînant son armée à l'assaut des villages, et la maintenant en face de l'ennemi sous la plus vive canonnade, réparant le désordre de sa droite et de son centre, poussant sa gauche contre Wommersom avec un beau désespoir, et par sa rapide décision conjurant le désastre.

Miranda prétendit plus tard que Dumouriez l'avait sacrifié. Mais les obstacles qu'il devait surmonter n'étaient pas aussi considérables qu'il l'a dit, et les rapports autrichiens démontrent qu'il avait bien plus de monde que l'archiduc Charles. Il fut vaincu parce qu'il ne sut pas, comme Dumouriez, comme Valence, comme le duc de Chartres et Dampierre, entraîner le soldat. Il avait du talent, du sang-froid, du courage, les aptitudes nécessaires pour comprendre les grandes opérations et les conduire. Mais il n'était nullement fait pour commander à des Français, et ses troupes se défiaient de lui. Aussi ne put-il les rallier, et fut-il enveloppé dans le tourbillon de la déroute et emporté jusqu'à Tirlemont où il se trouvait dès sept heures du soir.

On doit ajouter que ses bataillons n'étaient pas les meilleurs de l'armée. La division de Miaczynski, qui donna le signal de la débandade, avait fui deux jours auparavant dans les bois de Louvain. Miranda lui-même reconnaît la conduite honteuse et coupable de trois ou quatre corps commandés par de mauvais officiers[56].

Telle était la véritable cause de la défaite. Tant que nous ne ferons pas de grandes réformes dans les armées, avouait Tardy après l'échec du 1er mars, nous n'aurons jamais de succès solides. A Neerwinden, comme à Aix-la-Chapelle, les volontaires sont responsables du désastre. Le plus grand nombre, disaient Ruault et Champmorin, nous a lâchement abandonnés, quelque effort que nous ayons fait pour les rallier. Dumouriez ne cacha pas l'indignation que lui inspirait leur conduite. Les volontaires, écrivait-il, manquent d'officiers expérimentés, et il proposait la suppression du mode d'élection : L'élection ne donne pas le talent, ne commande pas la confiance, n'obtient pas la subordination[57].

Il déclara dans une proclamation que la gauche n'avait tenu nulle part et le forçait à lâcher sa proie ; si toute l'armée se livrait à de pareilles terreurs, je donnerais ma démission plutôt que de défendre si mal la cause de la liberté française. Il ordonna que tout officier qui s'écarterait de sa troupe serait chassé et rasé, et prononça la peine de mort contre tout officier ou soldat qui fuirait en criant à la trahison ou qui serait convaincu de meurtre ou de vol[58]. La Convention décréta de semblables mesures : tout militaire qui rentrerait à l'intérieur de la République serait aussitôt arrêté et renvoyé à l'armée ; les volontaires qui abandonneraient leurs drapeaux subiraient les mêmes peines que les soldats de ligne ; les municipalités devraient équiper et entretenir autant de volontaires qu'elles accueilleraient de fuyards[59].

 

V. Le 20 mars, Dumouriez quitta Cumptich et s'établit à Bautersem. Il y prit de nouvelles dispositions. Sa retraite, dit Langeron, se faisait avec lenteur et avec fermeté. Neuilly s'établit à Jodoigne et sur la lisière de la forêt de Soignes pour couvrir le sud de Bruxelles. Harville jeta 2.000 hommes dans le château de Namur et eut ordre de se tenir prêt à marcher.

Mais le lendemain, Dumouriez apprenait la prise de Diest. Ses Mémoires reprochent à la garnison d'avoir mal fait son devoir. Elle se défendit avec bravoure, quoique la place fût mauvaise et qu'en vingt endroits au moins, la cavalerie pût monter au galop sur les fortifications. Durant cinq heures, Saint-Victor qui commandait la ville, et le colonel Beaulieu, le premier sur les remparts, le second au village de Schaffen, arrêtèrent les troupes de l'Autrichien Mylius. Enfin les hussards de Blankenstein et de Loudon forcèrent une des portes ; Saint-Victor fut pris avec une cinquantaine d'hommes. Beaulieu avait abandonné Schaffen pour rentrer dans la place ; il se hâta de sortir par la porte opposée et gagna Malines[60]. Dumouriez se replia sur Louvain et une dernière fois jeta les dés du sort. Il avait placé Champmorin à Pellenberg, Lamarche sur la hauteur de Corbeek, Le Veneur dans les bois de Meerdael et à Bierbeek. Dampierre s'étendait jusqu'à Florival et se liait avec Neuilly qui campait à Tombeek, sur la route de Wavre, à la pointe de la forêt de Soignes, avec 6.000 hommes pour protéger à la fois Bruxelles et le flanc droit de l'armée[61].

Le 21 mars, après un jour de repos, les Autrichiens assaillirent Dumouriez dans sa nouvelle position. Benjowsky attaquait le Pellenberg ; Cobourg, le village de Bierbeek et le bois de Molendael ; Clerfayt, la forêt de Meerdael. Le combat fut glorieux pour les Français qui maintinrent l'honneur de leurs armes et reçurent les Impériaux par le feu le plus vif de mitraille et de mousqueterie. Le général, disait un ordre du jour, a été très satisfait de la confiance que les soldats auxquels il a individuellement parlé, lui ont témoignée. Mais c'est de l'armée entière qu'il attend cette confiance. Il faut montrer aux ennemis que nous sommes les mêmes Français qui ont vaincu à Jemappes, à Anderlecht, à Liège.

Le 17e régiment, ci-devant Auvergne, commandé par Dumas de Saint-Marcel, ne recula qu'après une résistance acharnée ; aidé du 1er bataillon de Mayenne-et-Loire et du 2e bataillon de Saône-et-Loire, il reprit un instant le village de Blanden et enleva deux pièces de canon qui furent menées en triomphe à Louvain[62].

Champmorin qui montra, dit Dumouriez, autant de courage que d'intelligence, ne put être délogé du Pellenberg et y lutta pendant sept heures. Quelques-uns de ses bataillons se signalèrent par leur vigueur opiniâtre. Le 1er de la Manche, entre autres, fit preuve d'une bravoure extraordinaire. Valhubert commandait ce bataillon qui ne comptait plus que 350 hommes. Vers la fin de la journée, il résolut de foncer et d'étonner l'ennemi par l'impétuosité du choc. IL ordonne de battre la charge. Le bataillon s'élance, franchit trois ravins qui le séparent de l'adversaire, fait au troisième ravin une décharge à bout portant et, après avoir perdu plus du tiers de son monde, aborde les Autrichiens et se jette dans leurs rangs à coups de baïonnettes. Les Impériaux s'enfuirent et jusqu'à la nuit tombante, le bataillon de la Manche garda la hauteur. Il avait eu 153 hommes tant tués que blessés. Mack demandait avec admiration quelle était cette troupe bleue si vaillante, et Dumouriez promit à Valhubert que le bataillon recevrait, pour les-encadrer, les cinq cents premières recrues qui viendraient à l'armée[63].

Mais à quoi servait l'intrépidité du 17e régiment et des volontaires de la Manche ? Sur un autre point du champ de bataille, Lamarche perdait la tête et, malgré les prières de Montjoye et de Barrois, se retirait de l'autre côté de la Dyle, derrière Louvain. Aussitôt Le Veneur, sans même attendre les instructions de Dumouriez, passait la rivière. Champmorin dut abandonner le Pellenberg, et le soir même les Autrichiens entrèrent dans Louvain[64].

Ce fut le dernier effort de Dumouriez, la grande et suprême bataille après laquelle il n'y a plus de ressources. Le général jugea désormais sa position très critique, mais, comme il disait, pas tant par elle-même que par le côté moral[65]. Malgré les décrets et les proclamations, le désordre était partout. Certains corps se conduisent à merveille, écrivait Duval, mais vous n'avez pas l'idée du découragement de certains autres. Ceux-ci laissaient aux mains de l'ennemi des farines qu'ils auraient dû jeter dans la rivière ; ceux-là s'enfuyaient à la vue de quelques hussards et abandonnaient sur le canal de Louvain des bateaux chargés de blessés. Pendant deux jours, le 19 et le 20 mars, Dampierre avait recueilli et comme abrité dans sa division trois bataillons de volontaires, un bataillon d'infanterie légère et deux régiments de ligne, le 38e et le 94e ; tous lui disaient qu'ils étaient égarés et ne recevaient aucun ordre. Mais que de soldats isolés s'éloignaient ou restaient dans les villages et ne reparaissaient plus à leur corps ! Les dispersions et les désertions, assure Gobert, étaient sans nombre[66].

Beurnonville autorisait alors Dumouriez à tout faire pour sauver l'armée, à commander des souliers à quelque prix que ce fût, à déployer les mesures les plus sévères pour arrêter les vols et les brigandages qui avaient aliéné l'esprit des habitants de la Belgique. Il était trop tard. Dumouriez espérait qu'à la voix de Neuilly, les charbonniers de la forêt de Soignes prendraient les armes. Il reconnaissait que l'esprit des Brabançons était plutôt autrichien que contre-révolutionnaire ; malgré les actes de réunion et toutes les homélies sur la liberté, les gens du pays ne sont pas pour nous. Que pouvait-il faire ? Obligé sans cesse de changer ses ordres et ses plans, ne connaissant ni la force ni la position de ses différents corps, manquant de moyens pour assurer l'obéissance et punir l'insubordination, dépendant de ses lieutenants et n'osant leur reprocher leurs fautes de peur de les dégoûter entièrement ou d'en faire de dangereux ennemis, ne comptant plus sur ses officiers et n'ayant d'espoir que dans la bravoure emportée de soldats mutins, raisonneurs, prompts à se débander et rebutés par une longue suite d'échecs et de retraites, voilà Dumouriez après Neerwinden et Louvain. On ne peut défendre les Pays-Bas que par des batailles, disait-il, et on ne peut donner des batailles qu'avec une armée. Mais la foule de soldats de ligne et de volontaires qu'il menait avec lui, ne tenait-elle pas d'un troupeau plutôt que d'une armée ? Il résolut d'abandonner les Pays-Bas et de regagner les places fortes du nord[67].

Le 23 mars, au soir, le surlendemain de Louvain, le colonel Montjoye se présentait au quartier-général autrichien, à Vlierbeek. Il venait recommander les prisonniers et les blessés à la générosité du vainqueur. Mais il pria Cobourg de ne plus faire de grandes attaques et de laisser les Français se retirer tranquillement sur Bruxelles ; Dumouriez, de son côté, ne chercherait pas à livrer bataille, il évacuerait Bruxelles sur-le-champ, et, une fois hors de cette ville, s'entendrait avec le prince sur les faits ultérieurs.

Cobourg se hâta d'accepter cet armistice tacite ; mais, ajoutait-il, il comptait bien que les Français évacueraient entièrement la Belgique. Ce dénouement inattendu le remplissait de joie. Ignorant le déplorable état de notre armée, convaincu qu'elle avait encore la supériorité du nombre, navré de la bataille de Louvain qui lui coûtait 43 officiers et 1.212 soldats, intimidé par la vigoureuse contenance de Dumouriez, toujours méfiant de l'avenir, il ne cessait de dire qu'il était trop faible, ick bin zu sckwack, et que sa petite armée était fatiguée, fatigirt. Il n'osait se porter sur Bruxelles et attendait avec impatience les renforts de Brunswick-Œls. Mais plus circonspect encore et plus timide que Cobourg, le duc hésitait, tergiversait, objectait qu'il lui était impossible de quitter la Hollande. En vain Cobourg lui envoyait courrier sur courrier, le conjurait de venir à son secours : mon destin dépend de vous, et je vous prie par tout ce qui est sacré et par le bien de nos deux souverains de marcher sans délai sur Lierre et de là sur Malines. Brunswick-Œls répondait qu'il ne pouvait quitter sa position : il ne manquerait pas de venir dès qu'il serait relevé par les troupes du duc d'York et du prince d'Orange ; mais, ajoutait-il, le duc d'York attendait trois régiments anglais qui n'avaient pas encore débarqué, et 6.000 Hanovriens qui ne seraient rassemblés à Nimègue que le 12 avril ; quant au prince d'Orange, il donnait de la jalousie à l'armée française en Hollande et n'avait pas ses coudées franches. Le 23 mars, après Louvain. Cobourg écrivit au duc sur un ton plus inquiet, plus pressant ; il le suppliait d'opérer par Lierre et Malines sur le flanc gauche de l'ennemi ; sinon, disait-il, je ne puis pénétrer plus avant et l'adversaire, déjà bien supérieur en nombre, se renforcera de son armée de Hollande, tombera sur moi et me battra. Brunswick-Œls se contenta d'envoyer au colonel Mylius le tiers de ses troupes, 4 bataillons, 7 escadrons et une batterie. Les Prussiens, mandait Tauenzien avec amertume à Frédéric-Guillaume II, n'ont pas pris part aux lauriers de l'armée impériale, et le duc de Brunswick n'a pas fait un pas en avant. Frédéric-Guillaume II, mécontent, remplaça Brunswick-Œls par Knobelsdorf[68].

La promesse donnée à Montjoye fut exécutée. Cobourg n'envoya plus à la suite de l'armée française que de faibles avant-gardes, et Dumouriez put se retirer lentement et avec décence jusqu'à la frontière. Après la journée du 21 mars, le vaincu de Neerwinden et de Louvain avait rallié tant bien que mal ses divisions sur les hauteurs de Cortenbergh, à mi-chemin de Bruxelles. Il envoya Lamarche à Douai soigner sa santé et donna le commandement de l'avant-garde à Vouillers. Cette avant-garde devenait l'arrière-garde ; elle était formée de toute la cavalerie et de 25 bataillons, les meilleurs de l'armée ; et, avec une fière abnégation, elle protégea le reste des troupes qui marchaient en avant, sans ordre, sans discipline. Je ne puis pas encore reconnaître, écrivait Dumouriez, quels sont les bataillons absents ; c'est une bande de loups qui fuient comme des moutons[69].

Le 24 mars, après avoir campé derrière la Woluwe, les Français traversèrent Bruxelles. La population ne les regretta pas. Les derniers actes des commissaires de la Convention l'avaient exaspérée. Ils reconnaissaient dans une proclamation que leurs agents commettaient des excès infiniment répréhensibles ; mais ils mettaient Chépy en liberté et envoyaient des otages dans le département du Nord ; Dumouriez, disaient-ils, n'avait pas d'ordres à donner aux commissaires. Ils destituaient le capitaine Laugeois, du 2e bataillon de l'Eure, qui n'avait pas empêché les profanations de Sainte-Gudule ; mais, deux jours après, ils le rétablissaient dans son grade. Ils ordonnaient la restitution de l'argenterie ; mais ils ne rendaient que quelques calices ; tout le reste avait été hâtivement brisé et mis en lingots[70].

Le dernier Français avait à peine quitté Bruxelles, que le peuple brûlait sur la Grande-Place l'arbre de la liberté et traînait le bonnet rouge dans la boue. Cobourg, l'archiduc Charles, le comte de Metternich-Winnebourg virent accourir à leur rencontre une foule immense qui poussait des cris de triomphe. Tout le Brabant applaudit avec transport le retour des Autrichiens. La municipalité de Namur, impatiente de revoir ces Impériaux naguère si détestés, envoyait une députation au général le plus voisin et le priait de se hâter, de délivrer au plus tôt la ville de la tyrannie et du brigandage des Français[71].

Le pays entier fêta pareillement les Prussiens de Knobelsdorf. Les villes les recevaient au son des cloches et donnaient en leur honneur des banquets et des bals. Les paysans leur apportaient des branches vertes pour en orner leurs chapeaux et les accueillaient au bruit des salves de mousqueterie et aux cris de Vive le roi de Prusse ![72]

Le 25 mars, l'armée française campa derrière la Dendre, et de la petite ville d'Ath où s'établissait le quartier général, Dumouriez dictait à ses lieutenants leurs derniers mouvements sur le sol belge. Ordre à Harville d'évacuer entièrement Namur et ses forts, d'enclouer les canons et de se retirer avec son petit corps d'armée en deux colonnes, l'une sur Givet où commanderait le lieutenant-général Bouchet, l'autre sur Maubeuge. Ordre à Neuilly de se rendre à Mons. Ordre à O'Moran de quitter Tournai pour prendre le commandement de Dunkerque et faire un camp retranché sur la hauteur de Cassel. Ordre à La Marlière de venir à l'armée des Ardennes, comme chef J'état-major ; ordre à Ruault de relever La Marlière et de conduire ses troupes et celles de Westermann à Anvers. Ordre à de Fiers de défendre Geertruidenberg et Bréda. Ordre à Berneron de se jeter dans la citadelle d'Anvers avec 2.000 hommes et des vivres pour six mois. Ordre à Marassé de ramener toute l'armée de Hollande par Gand et Courtrai, en longeant l'Escaut et de camper à Harlebeke, derrière la rivière[73].

Dumouriez était donc dans une situation encore imposante. Son armée allait, le surlendemain au plus tard, prendre dans la plaine d'Antoing le même campement que l'armée de Louis XV à Fontenoy[74] et, rangée en demi-cercle, tenant Geertruidenberg, Bréda, Anvers, Courtrai, Tournai et Mons, appuyant sa droite à Maubeuge et conservant par sa gauche ses communications avec les forteresses de Hollande, elle occupait derrière l'Escaut une ligne de défense que Mack jugeait excellente[75]. Mais Dumouriez ne garda pas longtemps cette position ; déjà sa trahison commençait.

 

 

 



[1] Chaussard, Mém., 116 ; 2e rapport, 216 (Rec. Aulard, II, 151) ; Borgnet, II, 242-243.

[2] Milon à Beurnonville, 17 mars 1793 (A. G.).

[3] Adresse bruxelloise du 22 mars 1793.

[4] Moniteur, 26 mars 1793 (lettre du 20) ; id., 15 février.

[5] Rec. Aulard, II, 319.

[6] Lettres d'O'Moran et des commissaires, 10 mars (A. G.) ; proclamations d'O'Moran, 8 mars 1793 (A. N., DXL, 28) ; Rec. Aulard, II, 327.

[7] Duval et Bécourt à Beurnonville, 4 et 6 mars 1793 (A. G.).

[8] Sibuet et Bonnefoy à Beurnonville, 7 et 9 mars 1793 (A. G.).

[9] Les commissaires nationaux à Le Brun, 9 et 21 mars (A. G.).

[10] De Flers à Beurnonville, 1er et 4 mars 1793 (A. G.).

[11] Courtois à Le Brun, 17 mars 1793, et rapport de Charles de Mons (A. E.) ; Moniteur, 17 mars ; lettre de Gouget et de Robert, 14 mars (A. G.).

[12] Milon à Beurnonville, 7 et 10 mars 1793 (A G.) ; Adresse bruxelloise du 22 mars ; Rec. Aulard, II, 279.

[13] Lettres citées de Milon (A. G.) ; Le Batave, 27 et 28 mars ; Moniteur, 13 et 28 mars 1793.

[14] Rojas, Miranda, 116.

[15] Chaussard a pris ce mot au Charles XII de Voltaire.

[16] Chaussard, Mém., 138-141, 150-154 ; Dumouriez à Beurnonville, 4 mars 1793 (A. G.), et Mém., IV, 62-63.

[17] Proclamation du 10 mars 1793.

[18] Extrait du procès-verbal de la séance des représentants provisoires du 11 mars 1793. p. 5-7.

[19] Gazette de France, 17 mars, et Moniteur, 18 mars 1793.

[20] Compte rendu par Chépy à ses concitoyens. 1793, p. 5-6. Chépy était à Paris le 14 mars et fut entendu le lendemain par le Conseil exécutif (Rec. Aulard, 360 et 365).

[21] Milon à Beurnonville, 17 mars 1793 (A. G.).

[22] Deshacquets à Le Brun, 12 mars 1793 (A. E.).

[23] Le Batave, 17 mars 1793 (lettre de Bruxelles, du 12).

[24] Gouget et Robert à Le Brun, 14 mars 1793 (A. G.). Les commissaires de la Convention reconnaissent dans leur rapport que Dumouriez aurait dû prendre des voies plus légales, mais qu'il atteignit son but et apaisa les mouvements hostiles (2e rapport, 140).

[25] Milon à Beurnonville, 10 et 12 mars 1793 ; Gouget et Robert à Le Brun, 14 mars (A. G.) ; Moniteur du 16 mars.

[26] Il y eut deux entrevues à Louvain entre les commissaires et le général : l'une, le soir du 11 mars, à laquelle assistaient Camus et Treilhard ; l'autre trois jours après, le 14 mars, à laquelle assistaient Camus, Treilhard, Gossuin et Merlin de Douai (2e rapport, 133).

[27] Rec. Aulard, II, 340.

[28] Dumouriez, Mém., IV, 72 ; Rapport de Camus, 8.

[29] Rec. Aulard, II, 337-338 ; Cochelet (Rapport au Com. milit., 7) : Tant qu'il existera trois armées pour la Belgique et Liège, il est impossible qu'il y ait de l'harmonie dans les opérations militaires. Dumouriez a raison de dire dans ses Mémoires que Miranda jalousait et dénigrait Valence, et ne vivait pas en bons termes avec lui. Valence, disait Miranda, est un homme inquiet qui veut faire quelque chose, blâme les autres, ne sait pas ce qu'il veut faire, il l'accuse d'absurda fanfaronnada, 9 et 19 janv. 1793 (A. N. F 7 4598).

[30] Thibaudeau, Mém., 1824, p. 17 ; rapport de Camus ; mémoire de Gobert (A. G.).

[31] Rec. Aulard, II, 338 et 442-443.

[32] Lettres du général Valence pour servir de suite aux Mémoires du général Dumouriez, 1793, p. 9-11.

[33] Rec. Aulard, II, 265, 272, 277 ; 2e rapport des commissaires, 97 ; Moniteur, 2 avril 1793 (lettre du 28 mars).

[34] Dumouriez, Mém., IV, 76-77, et à Westermann (9 et 12 mars 1793) (A. N. T 922) ; Rojas, Miranda, 116.

[35] De Pradt, 74.

[36] Expression de Gobert.

[37] Gobert.

[38] Dumouriez, Mém., IV, 80, et à Beurnonville (Moniteur, 20 mars 1793) ; Gobert, mémoire (A. G.) ; Porth, Neerwinden, 348.

[39] Dumouriez à Duval, 20 mars 1793 (Moniteur du 23).

[40] Vioménil, 53.

[41] Cf. les ouvrages cités de Porth, de Boguslawski, de Witzleben, les Mém. de Dumouriez, la correspondance et les notes de Miranda publiées par Rojas, le mémoire inédit de Gobert, le tome III de l'Hist. crit. de Jomini.

[42] Valence à Beurnonville, 20 mars (A. G.), et à Dumouriez, (Moniteur, 22 mars) ; cf. Moniteur du 26.

[43] Porth, Neerwinden, p. 354-356 ; Oesterrcichische militärische Zeitschrift, VIe fasc., p. 248-254 ; Erinnerungen an Smola, 1845, p. 12-13 ; Rojas, Miranda, 122.

[44] Voici le texte de l'instruction : L'attaque est générale depuis Overwinden jusqu'à la Chapelle-Béthanie ; le général Champmorin doit nécessairement faire garder le pont de Budingen et employer une force assez imposante pour pouvoir au besoin menacer l'ennemi d'une attaque de flanc vers la partie de Léau où cette force marcherait en colonne.

[45] Keating, major au régiment de Walsh (92e), puis en 1791 lieutenant-colonel de Berwick (88e), avait servi en Corse et fait cinq campagnes.

[46] Elle se composait de deux escadrons du 13e cavalerie et d'un escadron du 3e dragons.

[47] Rapports de Champmorin et de Keating (A. G.) ; Schels, Biogr. des Herzogs Ferdinand von Wurtemberg, 1841, p. 86-87. Cet épisode de la bataille est peu connu. Des noms célèbres y figurent : Moreau et Donzelot, Dejeau et Valhubert. Champmorin loue la conduite ferme et brave de Moreau, le zèle et l'activité de Donzelot, adjoint aux adjudants-généraux et qui fut détaché au pont de Budingen. Keating vante le zèle et les moyens de Dejean qui donna la meilleure position aux pièces de canon et la bravoure et les soins de Valhubert.

[48] Miranda assure avoir envoyé un aide-de-camp et deux ordonnances ; mais aucun de ces trois messagers ne rencontra Dumouriez.

[49] Mémoire de Gobert (A. G.) Dampierre l'avait envoyé à Dumouriez ; mais Gobert, comme les messagers de Miranda, ne trouva pas le général en chef.

[50] Dumouriez à Duval, 20 mars 1793 (Moniteur du 23), et Mém., IV, 94-95.

[51] Dumouriez, Mém., IV, 101 ; Erian. an Smola, 16.

[52] On ne cite ici que le régiment Sztarray ; trente médailles d'or et cent vingt-six médailles d'argent furent distribuées aux soldats en récompense de leur extraordinaire bravoure.

[53] 97 officiers, 2.762 soldats, 779 chevaux.

[54] La bataille, rapporte Langeron, demeura longtemps indécise, et les Autrichiens furent plusieurs fois au moment de la perdre.

[55] Cf. outre Jomini et Boguslawski, De La Barre Duparcq, Portraits militaires, 259.

[56] Cf. Rojas, Miranda, 127-129, 274.

[57] Lettre du 19 mars ; Moniteur, 22 mars 1793. Camus approuvait le général et dénonçait, lui aussi, l'élection comme un grand mal.

[58] 20 mars, du camp de Cumptich, Moniteur, 29 mars 1793.

[59] Décret du 22 mars, Moniteur, 24 mars 1793.

[60] Beaulieu à Beurnonville, 21 mars 1793 (A. G.) ; Porth, Neerwinden, 368.

[61] Duval à Beurnonville, 21 mars 1793 (A. G.).

[62] Le Veneur à la Convention, 30 mars 1793 (A. N. C. 251) ; il avait offert six louis de récompense pour chaque pièce ; les trois bataillons offrirent les douze louis en don patriotique à la Convention.

[63] Valhubert à la Société républicaine d'Avranches, 22 avril 1793 (A. G.).

[64] Ce combat est peu connu ; mais, comme dit Dewez (Hist. gén. de la Belgique, VII, 194), il fut très sanglant et il y eut attaque terrible et défense opiniâtre ; cf. les Mém. de Dumouriez ; Witzleben, Coburg ; Porth, Neerwinden.

[65] Dumouriez à Duval, 22 mars 1793 (A. G.).

[66] Duval à Beurnonville, 20 mars 1793 ; mémoire de Gobert (A. G.) ; Dumouriez, Mém., IV, 110-111 ; Le Batave, 29 mars (lettre de Mons) du 26 : Il faudra que la Convention prenne un parti violent contre ces Français bâtards ; il est impossible de compter sur le moindre succès tant que les choses seront sur ce pied.

[67] Beurnonville à Dumouriez, 20 mars ; Dumouriez à Duval, 22 mars 1793 (A. G.) et Mém., IV, 111-112. Tous les désordres de l'hiver, écrivait Valence le 25 mars, tous les dégoûts et les privations de tout genre ont mis dans l'armée une insouciance, une indiscipline et un désordre qui me mettent au désespoir.

[68] Dohna, 84-103 et 120.

[69] Lettre d'Ath, 23 mars (2e rapport des commissaires, 18).

[70] Rec. Aulard, II, 366-367 ; 2e rapport, 142 et 203.

[71] Borgnet, II, 265-266, et Levae, 369-371.

[72] Der Feldzug der Preussen, 234. Les Belges, disait tristement Prudhomme, dégoûtés de notre gouvernement par la mauvaise conduite des nôtres, ont ajouté loi aux promesses de leurs anciens tyrans ; ils se sont joints à eux pour nous chasser de leurs contrées (Revue de Paris, n° 195, p. 98).

[73] Marassé et Valence à Beurnonville, 23 et 25 mars ; Dumouriez à Harville, 24 mars ; Pierre Thouvenot à Dumouriez, 26 mars (A. G.) ; Dumouriez à La Marlière, 22 mars (A. N. T. 922) ; Mém., IV, 417-420.

[74] Gobert, mémoire (A. G.).

[75] Oesterr. milite Zeitschrift, 1865, p. 5, note 1.