LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

JEMAPPES ET LA CONQUÊTE DE LA BELGIQUE

 

CHAPITRE III. — JEMAPPES.

 

 

I. Premier plan d'invasion. — II. Second plan. — III. L'armée et ses chefs. — IV. Escarmouches. — V. Position de Jemappes et dispositions de Dumouriez. — VI. La gauche à Quaregnon et à Jemappes. — VII. Le centre au bois de Flénu. Drouet. Baptiste Renard. Kilmaine. Le duc de Chartres. Le bataillon de Mons. — VIII. La droite à Cuesmes. Beurnonville et Dampierre. Les dragons de Cobourg et de Latour. Dumouriez. — IX. Fuite des Impériaux. — X. La bataille et ses conséquences.

 

I. Pendant que Dumouriez refoulait l'invasion prussienne, les Autrichiens avaient envahi la Flandre et fait de petites conquêtes. Roubaix, Saint-Amand, Orchies tombèrent successivement en leur pouvoir. Labourdonnaye était alors à Châlons où il organisait une armée de l'intérieur ; il revint en toute hâte, mais ne put rien entreprendre. Beurnonville qui commandait le camp de Maulde, et Duval qui commandait le camp de Pont-sur-Sambre, avaient rejoint Dumouriez dans l'Argonne avec 43.000 hommes. Moreton, resté seul, ne disposait plus que de 41 bataillons et de 2 escadrons. Il n'était pas grand militaire. A la vue des forces autrichiennes qui le menaçaient, il perdit la tête : il abandonna le camp de Maulde et se réfugia sous les murs de Valenciennes. Le due de Saxe-Teschen mit le siège devant Lille. Heureusement, lui aussi, n'avait pas assez de troupes ; il ne put investir complètement la ville, et dès qu'il apprit la retraite des Prussiens, il leva le siège et recula derrière la Marque[1].

Les troupes chargées de l'invasion des Pays-Bas comprenaient quatre armées : celle du Nord ou de Labourdonnaye, celle de Belgique ou de Dumouriez, celle d'Harville, celle des Ardennes ou de Valence.

L'armée du Nord dont Labourdonnaye avait repris le commandement, était formée de quelques bataillons demeurés en Flandre et à Lille et surtout de fédérés et de volontaires de la nouvelle levée.

L'armée de la Belgique était l'armée de l'Argonne que Dumouriez dirigeait en personne et qu'il nommait parfois la grande armée. Elle se composait de 40.000 hommes. Ce fut Beurnonville qui la mena de Vouziers à Valenciennes, et, mandait-il au ministre avec sa jactance habituelle, elle n'a pas marché, elle a nagé ou volé[2].

Le corps d'armée, aux ordres du lieutenant-général Auguste d'Harville, comptait 40.000 hommes et avait pris la route de Maubeuge. Il se composait des troupes qui, pendant la dernière semaine de septembre, étaient venues de Châlons camper à Auberives et à Fresnes[3].

L'armée des Ardennes, forte de 20.000 hommes, avait, de concert avec celle de. Kellermann, suivi la retraite des Prussiens. Valence qui la commandait, avait, après la capitulation de Longwy, assailli le corps autrichien de Clerfayt et s'était emparé de Virton. Il marchait alors par Mézières et Rocroi sur Givet où il devait trouver des munitions de guerre et un équipage d'artillerie.

Dumouriez disposait en maitre de ces quatre armées qu'il allait jeter sur la Belgique. Le 19 octobre, il arrivait à Cambrai, au bruit des salves d'artillerie, et entrait à l'Hôtel-de-Ville où un superbe trophée d'armes portait cette inscription : la commune de Cambrai s'applaudit d'avoir vu naître Dumouriez le 25 janvier 1739. Le lendemain il était à Valenciennes. Il y rencontra Labourdonnaye et l'adjudant-général Vergnes qui se rendait à Paris pour diriger un des bureaux de la guerre. Il exposa son plan de campagne : forcer la frontière belge en quatre endroits différents et contraindre les Autrichiens à diviser leurs forces. Labourdonnaye ne fit aucune objection. Mais Vergnes observa que Valence était trop loin, qu'il aurait de bien mauvais pays à traverser et n'arriverait pas à temps pour opérer une diversion puissante. Les deux armées de Dumouriez et de Labourdonnaye devaient, pensait Vergnes, entrer ensemble par un seul endroit. Il citait Turenne et le maréchal de Saxe. En 1672, Turenne commandait une armée d'observation, et Louis XIV assiégeait et prenait les villes tranquillement et à coup sûr. En 1744 et dans les années suivantes, le maréchal de Saxe commandait l'armée d'observation et Lowendal s'emparait des places de guerre. Pourquoi ne pratiquerait-on pas la même méthode ? Elle convenait parfaitement aux deux armées ; celle de Labourdonnaye qui était toute neuve, assiégerait les villes, Tournai, Mons, qu'il fallait prendre pour avancer avec sûreté, et, ajoutait Vergnes, rien n'aguerrit plus vite les troupes que les sièges ; celle de Dumouriez, leste et qui venait de faire campagne, pousserait les ennemis. Mais Dumouriez répondit à Vergnes que les temps étaient changés : Nous ne faisons plus, dit-il, la guerre comme autrefois ; la Belgique m'attend ; je suis sûr de six provinces sur dix, et les habitants s'armeront à mon approche ; il n'y a rien à craindre en entrant par quatre endroits à la fois ; plus les Autrichiens occupent de points et plus leur défensive devient impossible[4].

Il régla les détails de son plan d'offensive. Valence entrerait dans les Pays-Bas par Givet ; il empêcherait la jonction de Clerfayt avec le duc de Saxe-Teschen et prendrait aisément le château de Namur qui n'était qu'un vieux recrépissage fort mal torché[5].

Harville marcherait sur Binche et de là, par la rive gauche de la Sambre, sur Namur, puis sur Liège, pour seconder Valence et cerner entièrement Bruxelles.

Labourdonnaye envahirait la Flandre maritime. Dumouriez lui proposait d'abord de porter le gros de ses troupes sur Menin, Courtrai et Gand ainsi qu'un corps de 3.000 hommes sur Furnes et Bruges. Mais Labourdonnaye désirait faire une conquête plus facile et plus brillante, entrer en Belgique par le bord de la mer, s'emparer de Nieuport et d'Ostende. Le général en chef avait cédé aux vives instances de son lieutenant.

Quant à Dumouriez, il se proposait de marcher sur Leuze et Ath ; il était, disait-il, assez fort pour ne pas craindre les garnisons de Mons et de Tournai, et il pourrait aisément choisir l'une de ces deux places pour son attaque[6].

 

II. Mais il dut bientôt changer ce plan de campagne. Les prévisions de l'adjudant-général Vergnes s'étaient réalisées. Clerfayt avait profité des lenteurs de Valence pour se mettre hors d'atteinte.

Il est vrai que Valence avait trouvé de très mauvaises routes. Une pluie incessante, un vent furieux qui fouettait les visages, des boues tenaces retardèrent les mouvements de son armée. Les chaussures livrées par Jas fournisseurs avaient des semelles si minces qu'elles étaient hors d'usage au bout de vingt-quatre heures. Les soldats marchaient les pieds nus et ensanglantés par les pierres du chemin. On dut s'arrêter trois jours à Sedan et six jours à Givet pour donner aux troupes un repos indispensable. Clerfayt eut donc le temps d'échapper. Il fit d'ailleurs une extrême diligence et marcha tout d'une traite, sans faire de séjour. Le 31 octobre, au soir, son avant-garde, accablée de fatigue, arrivait sous les murs de Mons[7].

Dès que Dumouriez sut que Clerfayt avait pris l'avance, il essaya de le retenir ou de le rappeler dans le Luxembourg. Il pria Kellermann de marcher par Thionville sur Remich et Grevenmaker : Vous aurez l'air, lui disait-il, de menacer Luxembourg, la terreur se mettra dans le pays, on rappellera les troupes autrichiennes. Il proposait encore à Kellermann de tirer des garnisons de Mézières et de Sedan les meilleurs bataillons et de les rassembler à Montmédy, sous les ordres de Ligniville ; ce corps entrerait dans le Luxembourg par Virton, comme pour menacer les communications d'Arlon à Namur, et ferait ainsi une seconde et utile diversion[8].

En tout cas, Dumouriez voulait agir avant la jonction de Clerfayt et de Saxe-Teschen. Il envoya donc de nouvelles instructions à ses lieutenants. Valence dut gagner Givet à la date du 6 novembre pour se porter sur la Meuse et assiéger Namur.

Harville s'avancerait sur Binche, mais de là, au lieu de marcher par sa droite, il devait se rabattre par sa gauche sur l'armée de Dumouriez et l'aider à s'emparer de Mons ; la ville prise, il se dirigerait sur Namur par Nivelles et Gembloux.

Labourdonnaye abandonnerait l'expédition de la Flandre maritime pour entamer une campagne entre la Lys et l'Escaut. Il se tiendrait à petite distance de Dumouriez et prendrait Tournai, Courtrai, Gand. Je comptais, lui mandait le généralissime, sur 20.000 hommes de plus de l'armée de Valence et sur l'attaque de Namur. Mais j'ai les 20.000 hommes et cette attaque de moins. Ne regrettez point pour le moment Ostende et Nieuport. Vous serez chargé de les prendre, ainsi que la citadelle d'Anvers, dès que je serai à Bruxelles. Faisons de la besogne sûre et méthodique, ne nous éloignons pas trop et ne faisons pas de petits paquets. Nous présentons un front de plus de 70.000 hommes dans un court espace de terrain[9].

Pendant que Labourdonnaye menacerait Tournai, Dumouriez marcherait sur Mons. Il comptait avec raison que les ennemis, ignorant le véritable point d'attaque, partageraient entre Mons et Tournai leurs forces qu'il estimait à moins de 25.000 hommes. Ce lui serait donc chose facile de tourner Mons ou de s'en rendre maître. Qui sait même si les Autrichiens défendraient la place ou si les habitants ne forceraient pas la garnison à se retirer ? Une fois Mons en son pouvoir, il envahissait le Brabant ; il croyait que les Impériaux commettraient la sottise de se rassembler dans un camp retranché en avant de Bruxelles ; tous les rapports disaient que Bruxelles serait le point central de la défense des Autrichiens. Mais il ferait sa jonction avec Labourdonnaye et, à la tète de 60.000 hommes, il espérait, en deux marches, arriver devant Bruxelles, remporter une victoire décisive, et refoulant les Impériaux, soulevant à droite et à gauche les populations de la Belgique, laissant Valence et Harville s'emparer de Namur et couper à Clerfayt la route du Brabant, achever en six semaines la conquête des Pays-Bas[10].

Ce second plan arrêté — et les circonstances, comme il arrive, devaient le modifier une fois encore — Dumouriez, flanqué de Labourdonnaye à gauche et d'Harville à droite, s'avança de Valenciennes sur Mons, par Quarouble et Quiévrain, Il se fit précéder par deux proclamations. L'une, signée des membres du Comité belge[11], appelait les habitants des Pays-Bas à la révolte : Concitoyens belges, vos frères, armés pour vous délivrer d'un joug infâme, vous invitent à vous ranger sous d'aussi beaux drapeaux. Et vous, soldats wallons, aussi nos frères, nés au milieu de nous, rejoignez-nous, concourez avec nous à sauver notre patrie ![12] L'autre proclamation était un manifeste de Dumouriez, habilement rédigé et très propre à faire impression, car, dit un contemporain, il avait la prétention du style, et célébrait plus ses proclamations que ses victoires[13]. Ce manifeste rappelait à la brave nation belge, qu'après avoir levé, en 1789, l'étendard de la liberté, elle s'était vue abandonnée et trahie par l'Europe et par la France même ; mais la France avait abattu la royauté et fondé la République ; cette République venait au secours des Belges ; elle venait les délivrer de leurs despotes, elle venait établir la souveraineté du peuple : Dumouriez comptait que les Belges se joindraient aux républicains français, leurs Frères, leurs amis et leurs soutiens.

 

III. Le dénuement de ses troupes était extrême. Il n'avait pas assez de chevaux pour traîner l'artillerie de siège. La poudre manquait. Durant ma campagne contre les Prussiens, écrivait-il, je n'ai pas eu de quoi me battre pendant deux heures eu munitions de guerre. Je les ai prodigieusement épargnées, mais j'étais alors sur la défensive. Actuellement, je vais entamer l'offensive ; il faut donc que j'en aie en quantité, ayant à prendre plusieurs places qui m'en feront une consommation. Il attendait un envoi de dix mille capotes. Bref, tout faisait défaut à son armée, excepté le courage et le patriotisme[14].

Il y avait, en effet, beaucoup de courage et de patriotisme dans cette armée. Les généraux devaient aider efficacement Dumouriez. Sans doute, Labourdonnaye était d'une médiocrité qui le mettait à cent piques au-dessous de Kellermann, et Moreton, qui fut chef de l'état-major jusqu'au 19 novembre, ne se recommandait que par son jacobinisme exalté, et, comme disait ironiquement Dumouriez, par une profonde théorie révolutionnaire. Mais le gros Valence, quoiqu'il n'eût pas assez de décision et de présence d'esprit, était un homme de cœur ; s'il craignait de trop prendre sur lui et s'effrayait de sa responsabilité, il savait se battre en dragon et faire bon marché de sa personne ; il avait, dans la matinée du 20 septembre, contenu l'avant-garde prussienne sur la hauteur de la Lune ; les soldats l'aimaient et se fiaient entièrement à lui.

Le jeune duc de Chartres ou, comme on le nommait, Égalité fils aîné, n'avait que dix-neuf ans, et les vieux officiers le traitaient d'enfant ; toutefois, il était brave, et brave avec discernement ; on vantait son patriotisme, sa précoce sagesse, son sang-froid : Je l'ai vu, disait Biron, donner les meilleurs exemples en tout genre.

Miranda, né à Caracas, dans le Venezuela, était froid, hautain, obstiné, jaloux de ses collègues et surtout de Valence, peu sympathique aux troupes qui lui reprochaient sa morgue et se voyaient avec peine commandées par un étranger. Après avoir servi dans l'armée espagnole, au Maroc et durant la guerre d'Amérique, il avait parcouru l'Europe, assisté aux revues de Frédéric, et accompagné Potemkin en Tauride. Lié avec les orateurs de l'opposition anglaise, présenté à Petion par Garran-Coulon, agréé de Brissot et de la Gironde, il fut nommé, le 25 août, maréchal-de-camp et, le 3 octobre, lieutenant-général. Il avait assidûment étudié les ouvrages de tactique, parlait toujours des règles de l'art, et, pédantesquement, ne voulait se battre que d'après les principes et selon la méthode. Arte, non casu, telle était sa devise à la guerre, et il ne comprenait pas qu'on pût emporter une place ou gagner une victoire cavalièrement et sans observer toutes les formes. Cependant il était actif, et, s'il n'avait pas cet esprit alerte et dispos, cette vivacité, cette belle humeur, cette gaieté nécessaire à tout général qui menait alors des Français, il ne manquait pas d'expérience et de fermeté. Il commandait les troupes à Briquenay dans l'heureux engagement du 12 septembre, et trois jours plus tard, ralliait à Wargemoulin l'infanterie prise de panique.

Le Veneur était très lent et il manquait de tête ; mais il avait l'intrépidité d'un vieux soldat, et Hoche l'a nommé son second père.

La Noue, lui aussi, avait blanchi sous le harnais ; il comptait quarante-neuf ans de services, dont douze de campagnes. C'était, disait Dumouriez, un officier respectable, que son courage et la pratique du métier rendaient fort utile à la République. Harville demandait à servir sous ce général expérimenté, soit comme son second, soit comme son aide-de-camp.

De tous les généraux qui prirent part à l'expédition de Belgique, les plus remarquables étaient les maréchaux de camp : Stengel, Dampierre et Jacques Thouvenot. Mais Stengel ne vit ni Jemappes ni Neerwinden. Dampierre ne fut jamais, comme le nomme Dumouriez, qu'un général de main. Jacques Thouvenot mérite une place à part. Il était, au 10 août, capitaine au 44e régiment d'infanterie et adjoint aux adjudants-généraux de Lafayette. Dumouriez le connut à Sedan, l'apprécia du premier coup d'œil, et le nomma lieutenant-colonel et adjudant-général. On n'aimait pas Thouvenot ; Miranda l'accusait d'être dur et jaloux ; Dumouriez avoue qu'il avait parfois le caractère un peu impératif. Mais il était l'officier le plus instruit qu'on pût trouver. Nul ne savait mieux ordonner une armée, tracer les mouvements, choisir les positions ; nul n'entendait comme lui la partie des campements et des reconnaissances. Aussi devait-il bientôt obtenir le grade de maréchal-de-camp, et succéder à Moreton comme chef de l'état-major ; deux mois lui suffirent pour l'élever à la seconde place de l'armée. Dumouriez déclarait qu'il n'avait personne pour le remplacer. Il réunit au suprême degré, disait Cochelet, l'intelligence des détails militaires, la facilité du travail, l'ordre, la sévérité, la justice, et jouerait partout le premier rôle au deuxième rang. Dampierre le proclame une des têtes les plus militaires du siècle. Mack vante son sang-froid et la profondeur de son esprit[15].

Il fallait des généraux comme Thouvenot, Stengel, Dampierre, Valence, pour diriger, tout en l'entraînant, la tumultueuse armée qui s'acheminait vers les Pays-Bas. La cavalerie, disait pompeusement Dumouriez aux commissaires, était la meilleure de l'Europe[16]. Mais elle valait surtout par ses colonels : Fournier, Le Fort, les deux frères Frégeville, Nordmann, Kilmaine[17]. Aucun régiment, pas même Berchiny ou Chamborant, ne pouvait rivaliser de bravoure et de sang-froid avec le régiment autrichien des dragons de Latour. Aucun n'avait le talent particulier que Dumouriez attribue aux Impériaux : de se mouvoir et de se multiplier à l'œil. Les officiers ne savaient pas encore attaquer à propos des vedettes, prendre un air menaçant, faire une retraite hardie[18].

L'infanterie, composée de troupes régulières et de volontaires, avait plus de zèle et d'enthousiasme que d'expérience. Les commandants écrivaient à leurs départements que les bataillons chantaient sous la pluie, dans les chemins les-plus affreux[19], et les commissaires de la Convention attestaient que les soldats brûlaient du désir de venger la Flandre des cruautés autrichiennes[20]. Mais, en dépit de ces belles assurances, l'armée était encore neuve[21] ; elle s'essayait à peine et n'avait pas assez de force et de solidité pour se mesurer, à nombre égal, avec l'armée des Impériaux. Ne la comptez que ce qu'elle vaut, écrivait Beurnonville à Dumouriez un mois auparavant, et temporisez si vous pouvez. Elle n'avait pas triomphé des fameux Prussiens. Les lenteurs de Brunswick, l'imprudence de Frédéric-Guillaume, la faiblesse numérique des alliés et la contagion qui les désolait, les pluies violentes et continuelles, les boues épaisses de l'Argonne, les trompeuses négociations du petit tigre[22] avaient plus fait que la bravoure des troupes et que leur fière contenance, Les républicains, disait Dumouriez, doivent avoir une discipline plus austère que les satellites des despotes. Cette austère discipline manquait à nos soldats ; ils se méfiaient de leurs officiers ; ils étaient prompts au découragement et sujets aux paniques. Kellermann n'assurait-il pas, à la veille de Valmy, qu'ils avaient, avec la meilleure volonté du monde, la mauvaise habitude de croire qu'on les trahissait ? Dumouriez ne redoutait-il pas, même après le 30 septembre, une défaillance, une crise fâcheuse dans ses bataillons ? L'armée était encore telle qu'il la jugeait six mois auparavant, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères et confessait au Comité diplomatique l'insubordination des soldats et l'inexpérience des officiers et d'une partie des généraux. Ardente et pleine du courage français, mais impropre à la défensive, elle ne supporterait pas, disait-il, une guerre de siège trop savante et trop méthodique pour un début militaire ; il fallait la pousser en avant, l'entrainer par la rapidité de la guerre offensive, l'animer de cette vigueur entreprenante qu'a toujours l'assaillant ; une fois qu'elle serait victorieuse et comme emportée par le succès, son élan, sa fougue désordonnée, son impétuosité violente surmonteraient les obstacles[23].

 

IV. Le duc de Saxe-Teschen avait regagné le territoire belge et fixé, le 30 octobre, son quartier-général à Mons. Mais il avait à défendre une ligne trop considérable. Il dut, comme l'avait prévu Dumouriez, éparpiller ses forces, mettre des détachements de tous côtés, à Bury, à Binche, à Charleroi, à Baudour, poster à Menin le feldmaréchal Latour et à Tournai le duc de Wurtemberg. Lorsqu'il reçut les renforts de Clerfayt et engagea le combat, il n'avait sous ses ordres immédiats que 11 bataillons d'infanterie, 12 compagnies de corps francs, 5 compagnies de chasseurs et 46 escadrons de dragons, chevau-légers et hussards, c'est-à-dire 13.200 hommes[24]. C'était peu, et Dumouriez avait trois fois plus de monde. Mais l'avantage du terrain compensait l'infériorité du nombre. Le duc attendait le choc des Français aux portes de Mons sur les hauteurs de Jemappes et de Cuesmes qu'il avait eu soin de fortifier. Il se rappelait avec orgueil qu'au pied de ces hauteurs l'armée de Biron, éperdue de frayeur, s'était enfuie et dispersée dans la journée du 29 avril.

On a dit quelquefois qu'il devait attendre l'adversaire avec toutes ses forces en avant de Bruxelles[25]. Mais pouvait-il abandonner sans coup férir tant de lieues de pays ? Se retirer à la vue de l'envahisseur, se dérober à la décision des armes, n'était-ce pas décourager l'armée ? Une semblable retraite n'aurait-elle pas eu les mêmes suites qu'une défaite ? Le duc préféra donner bataille dans la position de Jemappes. Il ne prévoyait pas la défaite : il connaissait la bravoure de ses troupes qui ne comptaient jamais les ennemis ; il espérait que ses bons et vieux bataillons, résolus à tenir de pied ferme, triompheraient aisément d'une armée jeune, indisciplinée, encore incertaine dans ses mouvements.

De vives escarmouches précédèrent la bataille ; et, du 27 octobre au 4 novembre, les avant-gardes ne cessèrent pas de se fusiller et de se canonner. Les tirailleurs autrichiens s'étaient établis au village de Thulin, sur un tertre où s'élevait le moulin de Boussu. L'infanterie belge les attaqua le 3 novembre et les chassa de Thulin. Mais elle les poursuivit imprudemment dans la plaine ; des hussards impériaux fondirent sur elle et l'enveloppèrent ; quatre compagnies furent sabrées ou prises. Si le régiment de Chamborant ne l'eût dégagée par une charge vigoureuse, la légion des réfugiés belges était entièrement détruite, à ses premiers pas sur le sol de la patrie. Cet échec déconcerta Beurnonville qui conseilla de replier les postes avancés et de ne garder que le village de Quiévrain. Mais Dumouriez ne voulait pas commencer la campagne par une reculade de sinistre augure.

Il fit attaquer le lendemain le bois de Sars et le moulin de Boussu par son avant-garde. Le bois de Sars avait à peu près trois lieues de longueur. Mais Dumouriez y jeta trois bataillons de chasseurs et les hussards de Chamborant qui refoulèrent le bataillon franc O'Donnell. La position de Boussu était bonne, connue depuis longtemps, et le sire de Haynin disait déjà qu'elle offre plus belle vue et plus beau regard que la hauteur de Dammartin, près de Paris. Les Autrichiens l'avaient fortifiée par des retranchements qui subsistent encore et qu'on nomme dans le pays la batterie du moulin. Mais trois colonnes, soutenues par six pièces de douze, marchèrent au pas de charge sur le moulin, et, après quelque résistance, les Impériaux prirent la fuite. Nous venons, écrivait Dumouriez, de bien battre les ennemis ; ils n'ont rien pu défendre contre notre excellente artillerie et la vivacité de nos braves troupes[26].

Maître du moulin de Boussu et du bois de Sars, Dumouriez gagna la plaine qui s'étend des villages de Frameries et de Pâturages à Mons. Les deux armées étaient en présence, et, le 6 novembre, après avoir engagé la veille une insignifiante canonnade, elles en vinrent aux mains.

 

V. Le pays, ce pays du Borinage aux grandes buttes hérissées de cheminées et de charpentes, a maintenant un tout autre aspect qu'en 1792. Il n'était à cette époque ni traversé par le canal de Condé, ni sillonné par de nombreuses voies de fer, ni rempli de charbonnages[27]. Les villages comptaient quatre fois moins d'habitations qu'aujourd'hui. Le terrain n'avait pas été déprimé par les travaux des mines[28], et du Point du Jour, entre Quaregnon et Pâturages, on ne voyait pas la tour de Mons dont on voit actuellement la moitié. Enfin, de nombreux bouquets d'arbres qui n'existent plus, couvraient toute la plaine, et, au pied des hauteurs, entre Jemappes et Cuesmes, était le petit bois de Flénu.

La position des Autrichiens, comme celle des Français qui lui faisait face, formait un demi-cercle, de sorte, dit un témoin de la bataille, que lorsque les feux de bivouac furent allumés, on aperçut un cercle parfait[29]. Quaregnon, Jemappes, Cuesmes, Bertaimont étaient les points principaux de cette position longue de six mille pas. Quaregnon se trouve à droite et en avant de Jemappes ; il fallait donc s'en emparer pour aborder Jemappes, et Dumouriez reconnaît que les Autrichiens l'auraient aisément tourné s'ils étaient restés maîtres de Quaregnon. Le village de Jemappes s'élève en amphithéâtre sur une colline ; la grande route de Valenciennes à Mons le traverse, et sur ses derrières coule le ruisseau de la Trouille, alors gonflé par les pluies de l'automne et bordé de marécages sur ses deux rives. Cuesmes est à gauche de Jemappes. Bertaimont peut être regardé comme un faubourg de Mons. Derrière Bertaimont se dresse le mont Panisel et derrière le mont Panisel, la hauteur de Nimy qui flanque la route de Bruxelles. L'Haisne ou Haine qui donne son nom à la province de Hainaut, enveloppe toute la position et ne laissait aux Impériaux, s'ils étaient battus, d'autre issue que la ville de Mons.

Le duc Albert avait ainsi réparti ses troupes : 6 compagnies de corps francs défendaient Quaregnon ; un détachement de chasseurs s'abritait dans le bois de Flénu ; la plus grande partie de la cavalerie était postée entre Cuesmes et Bertaimont, prête à déboucher sur les Français dès que le canon des redoutes les aurait ébranlés ; 3 bataillons se trouvaient, sous les ordres de Beaulieu, sur la hauteur de Bertaimont, et 4 compagnies de corps francs, ainsi que 3 escadrons, au village de Ciply ; le reste de l'armée occupait Jemappes et Cuesmes.

Dumouriez croyait encore que Clerfayt n'aurait pas le temps de faire sa jonction avec Saxe-Teschen. Aussi avait-il la résolution ferme, irrévocable d'attaquer le duc dans la journée du 6 novembre. Toutes ses mesures étaient prises pour l'isoler et le laisser à ses seules forces. Un corps de 8.000 hommes, commandé par Berneron, menaçait depuis quelques jours Ath et Leuze ; Labourdonnaye campait sur les hauteurs de Sanghien ; Duval, avec un tiers de l'armée de Labourdonnaye, était à Pont-à-Tressin. Latour et le duc de Wurtemberg, ainsi tenus en échec sur leur front et sur leurs flancs, restaient immobiles, l'un à Tournai et l'autre à Menin, et ne pouvaient secourir Saxe-Teschen.

Mais le départ de Berneron avait affaibli Dumouriez qui comptait écraser le duc par la supériorité du nombre. Il donna de nouvelles instructions au lieutenant-général d'Harville ; au lieu de se porter sur Binche, Harville se rapprocha de la grande armée ; il longea la droite du bois de Sars et vint par Blaregnies, Genly, Noirchin, s'établir sur les hauteurs de Ciply[30].

Le 6, à l'aube, Dumouriez régla les dernières dispositions de la bataille qui lui livra les Pays-Bas autrichiens. Le premier acte de la journée était la prise de Quaregnon. Toutes les attaques devaient se faire en colonnes par bataillon. La gauche, confiée en l'absence de Miranda[31] à Ferrand, le plus ancien des maréchaux de camp, et, sous lui, à Rosières et à Blottetière, eut ordre de prendre Quaregnon et de tourner les Impériaux en attaquant l'extrémité droite de Jemappes Le centre, dirigé par le duc de Chartres, lieutenant-général, et par les maréchaux de camp Stettenhoffen, Desforest et Drouet, avait mission d'enlever de front le village de Jemappes et de forcer la trouée qui séparait Jemappes et Cuesmes. La droite, composée de l'avant-garde et commandée par le lieutenant-général Beurnonville et le maréchal de camp Dampierre, devait emporter les redoutes de Cuesmes. Harville était trop loin pour secourir l'armée autrement que par son canon ; mais il pouvait jouer un rôle décisif à la fin de l'action. Dumouriez lui prescrivit de suivre les mouvements de la droite en se tenant toujours à sa hauteur, de se porter sur Bertaimont, de déborder ainsi la gauche des Autrichiens : dès que les Autrichiens auraient commencé leur retraite, Harville tournerait Mons par une marche rapide, gagnerait le mont Panisel et la hauteur de Nimy, couperait ainsi le chemin de Bruxelles aux débris de l'armée vaincue.

 

VI. La canonnade s'ouvrit de part et d'autre avec vivacité dès sept heures du matin et dura jusqu'à dix heures. Toute l'artillerie française avait filé sur le front de l'armée et croisait ses feux sur les batteries fixes des Autrichiens. Dumouriez parcourut la ligne des troupes. Les soldats se montraient impatients ; ils désiraient se mesurer de près avec l'adversaire, et les généraux, le duc de Chartres, Beurnonville, Dampierre, proposaient de marcher en avant et d'aborder les ennemis à la baïonnette. Mais Dumouriez contenait l'ardeur de ses bataillons pour la rendre plus vive encore, et il attendait la prise de Quaregnon. Il n'ordonna l'attaque générale qu'à midi précis.

La gauche avait déjà pris Quaregnon, non toutefois sans hésitations et sans lenteurs. Ferrand qui la commandait, était un vieux soldat, combattant de Lawfeld et de Clostercamp ; il s'honora l'année suivante par la défense de Valenciennes ; mais il manquait de décision et d'énergie[32]. Il attaqua très mollement le village de Quaregnon. Heureusement, à dix heures, Dumouriez vint trouver son lieutenant et diriger en personne le mouvement de l'aile gauche. Il commande à Rosières d'entrer en ligne avec deux pièces de douze et quatre bataillons d'infanterie légère, et, sous les yeux de Dumouriez, Rosières emporte aussitôt Quaregnon.

Dès lors Ferrand et Rosières pouvaient tourner leurs efforts contre l'extrémité droite de Jemappes. Ferrand eut ordre de marcher à travers les prairies, tête baissée, la baïonnette au bout du fusil, tandis que Rosières monterait par la grande route. Mais à onze heures, Dumouriez qui s'était rendu au centre de son armée, n'avait aucune nouvelle de Rosières et de Ferrand. Inquiet, il prie Thouvenot de courir à l'aile gauche et d'en prendre le commandement.

Thouvenot voit Ferrand qui craint d'avancer sous le feu des redoutes autrichiennes et qui s'est engagé dans des prairies marécageuses et pleines de fossés. Il voit Rosières qui se cache derrière les maisons de Quaregnon et n'ose déboucher. Il voit des troupes qui murmurent et se rebutent, une artillerie qui se forme en ordre de bataille sur les derrières de l'infanterie sans autre instruction que de tirer à mitraille pour protéger la retraite.

La présence de Thouvenot réveille les courages qui s'endorment et ranime l'action qui languit. Il se met à la tête des troupes et les lance contre l'extrémité droite de Jemappes. Douze bataillons s'ébranlent, et parmi eux, les deux bataillons du 29e régiment ci-devant Dauphin, le premier bataillon du 54e régiment ci-devant Roussillon, le premier bataillon des Deux-Sèvres, le bataillon des Gravilliers, le bataillon des Lombards que Dumouriez a promis de placer au poste d'honneur. Les chefs donnent l'exemple aux soldats : Laroque, colonel du 29e et l'un des plus anciens officiers de l'armée ; Dumesnil, colonel du 54e et l'un des combattants de Valmy ; Rouget de La Fosse, lieutenant-colonel du bataillon des Deux-Sèvres qui eut le bras cassé d'une balle et mourut, le lendemain ; Lavalette qui commande le bataillon des Lombards. Le vieux Ferrand recouvre sa vigueur ; il reçoit une contusion à la jambe, et son cheval est tué sous lui ; il reste néanmoins sur le champ de bataille et combat à pied durant toute l'action.

Mais Clerfayt dirigeait la défense de Jemappes, et sa froide intrépidité s'était communiquée à ses bataillons. Il passait au milieu des rangs, en grande tenue, la poitrine couverte de tous ses ordres ; les jours de bataille étaient, disait-il, ses jours de fête. Un feu très meurtrier accueillit les colonnes que guidait Thouvenot, et par deux fois brisa leur élan. Elles reculèrent en désordre et se rejetèrent à droite, vers l'entrée de Jemappes. Mais ce mouvement leur fait découvrir en un angle rentrant, au point où la première redoute des Impériaux se rattache au village, un endroit dégarni. La masse des soldats se précipite par cette brèche et pénètre dans Jemappes.

Dans le même instant trois bataillons tournent Jemappes par la gauche ; ils ont découvert on ne sait où des bateaux et des madriers ; ils passent la Trouille, ils passent les marais, et, à l'extrême surprise des Autrichiens, apparaissent soudainement dans le village[33].

 

VII. Le centre de l'armée française s'était mis en mouvement après la prise de Quaregnon. A midi, l'infanterie du duc de Chartres, de Stettenhoffen, de Desforest, de Drouet, se déploie en colonnes de bataillons, traverse rapidement la plaine, reçoit sans broncher le feu de l'ennemi, et après n'avoir perdu que très peu de monde, approche du bois de Flénu. Il est impossible, écrit le duc de Chartres, de se représenter ce moment ; la joie de tous les soldats et la vue de nos colonnes marchant avec un ordre admirable, formaient un spectacle superbe et imposant.

Mais bientôt la scène change et, comme dit Dumouriez dans son rapport, les obstacles se multiplient, et le centre court du danger. Les bataillons qui pénètrent dans le bois de Flénu, sont chassés de buisson en buisson par la vive fusillade des chasseurs tyroliens. La brigade Drouet, formée d'un régiment de dragons et de deux bataillons de volontaires, s'effraie à la vue de quelques escadrons impériaux qui se montrent dans la plaine, se blottit derrière un pâté de maisons et laisse un espace vide dans la ligne de bataille. La brigade, qui marche à la gauche de la brigade Drouet, s'arrête à demi-portée de fusil des redoutes autrichiennes, et les trois colonnes qui la composent, exposées à la mitraille, se pressent, se pelotonnent, s'entassent et n'avancent pas.

La bataille serait-elle perdue ? Il faut ranimer ces troupes du centre qui flottent et tourbillonnent, incertaines, confuses, prêles à se débander. Il faut rallier les bataillons chassés du bois de Flénu, rallier la brigade Drouet, rallier la brigade qui flanque la gauche de Drouet.

Dumouriez, Moreton, les officiers de l'état-major, les aides de camp, le valet de chambre Baptiste Renard, courent de tous côtés dans la plaine et s'efforcent de rassembler, de remettre en ordre, de rappeler à la bataille les troupes qui se dispersent. Dufresse, aide de camp de Moreton et capitaine de la garde nationale, se jette au milieu d'un bataillon de volontaires en déroute, leur crie de le suivre, leur chante Amour sacré de la patrie, et les volontaires, s'arrêtant et chantant avec lui, retournent vers Jemappes. Mais les premiers parmi ceux qui raffermissent ce centre tout en désarroi, sont Baptiste Renard, Kilmaine et le duc de Chartres.

Dès qu'il voit le désordre de la brigade Drouet, le brave et intelligent Baptiste part à bride abattue. Il aborde Drouet, lui fait honte de sa retraite. Drouet revient sur ses pas et tombe mortellement blessé. Mais Baptiste ramène la brigade, et bientôt l'arrivée de Kilmaine rétablit le combat. Le vaillant Irlandais avait sous ses ordres le 3e régiment de chasseurs et le 6e de hussards. Dumouriez lui commande d'occuper la trouée qu'avait laissée la brigade Drouet et de contenir les escadrons autrichiens qui menacent de percer par cet endroit. Kilmaine, disait-il quelques semaines plus tard[34], est un des officiers les plus expérimentés de l'armée, et il a sauvé le centre de ma ligne d'infanterie.

Mais le jeune duc de Chartres est peut-être celui qui montre le plus de présence d'esprit et de courage. Il rallie les soldats qui sortaient du bois de Flénu et tous ceux qui s'écartent sous prétexte de chercher leur bataillon. Il les forme en une grosse colonne qu'il nomme gaiement le bataillon de Mons. Il donne à ce bataillon une pièce de canon ; il lui donne des officiers et un commandant ; il lui donne un drapeau, le premier qu'il rencontre, et toutes les fois qu'un homme se présente et demande son bataillon votre bataillon, dit-il, le voilà, marchez. Enfin, il fait battre la charge et, sous la mitraille, s'élance avec son bataillon de Mons vers les redoutes. Il entraîne toutes les troupes du centre. Le colonel du 5e régiment, ci-devant Navarre, se retourne vers ses soldats, et se dressant sur son cheval, s'écrie, l'épée haute : En avant, Navarre sans peur ! et le régiment répète : En avant, Navarre sans peur ! Le 47e, ci-devant Auvergne, marche à quelque distance et répond aussitôt par son cri de guerre : Toujours Auvergne sans tache ![35] On se jette dans le bois de Flénu, on en chasse les tirailleurs ennemis, on s'élance sur les pentes de Jemappes. Les Autrichiens opposent à ce furieux assaut mie résistance obstinée. L'adjudant-général Montjoye reçoit dans la bouche un coup de fusil qui lui brise sept dents. Il faut, dit Dumouriez, livrer un nouveau combat sur la hauteur. Mais voici que Thouvenot et Ferrand sortent de Jemappes et montrent les tètes de leurs colonnes victorieuses. Les Impériaux, pris entre deux feux, se retirent sur Mons avec leur artillerie, les uns par la grande route, les autres par le faubourg de Bertaimont. Plus de quatre cents se noyèrent au passage de l'Haisne.

 

VIII. Gagnée à l'aile gauche et au centre, la bataille se gagnait en même temps à l'aile droite, avec de semblables péripéties l. Beurnonville avait 4 pièces de seize, 16 pièces de douze, et, pour diriger cette artillerie, le colonel La Bayette, un des meilleurs officiers de l'arme. Il fit canonner chaque redoute autrichienne par deux batteries de 2 pièces. Puis, à midi, la première ligne de son infanterie, commandée par Dampierre, et composée de huit bataillons[36], se mit en mouvement. Dampierre rapporte que cette manœuvre compliquée s'exécuta, sous le feu le plus vif, comme en temps de paix. Lui-même précédait sa troupe à deux cents pas. Dès que le déploiement fut achevé, il fit battre la charge et donna l'ordre de marcher en avant. Aussitôt les bataillons se précipitent, gravissent l'escarpement de Cuesmes et débordent la gauche des redoutes. Derrière eux, à l'extrême droite, à cent pas, s'avancent en échelons, 10 escadrons de hussards, de dragons et de chasseurs. Plus loin, en seconde ligne, est le reste de l'infanterie et de la cavalerie sous les ordres de Beurnonville.

Tournés par les bataillons de Dampierre, les Autrichiens se hâtent d'évacuer les redoutes et d'emmener leur artillerie sur la hauteur. Il est trop tard ; les chasseurs de Normandie et les hussards de Chamborant et de Berchiny arrivent au galop sur leur flanc gauche et les mettent en désordre. Le 1er bataillon de Paris s'empare d'une pièce de seize, le 6e bataillon de grenadiers et le 19e régiment tournent une pièce de sept contre l'ennemi et lui envoient le boulet qui leur était destiné.

Mais soudain deux escadrons du régiment des dragons de Cobourg, tout frais encore et intacts, se ruent sur la cavalerie française. Ébranlés déjà par le feu maladroit du général d'Harville, qui les canonne de Ciply, au lieu de canonner les Impériaux, Normandie, Chamborant, Berchiny tournent bride. Dans le même instant débouche au grand galop un escadron des dragons de Latour. Il est commandé par l'intrépide brabançon Mesemacre, un de ces six frères Mesemacre qui servaient tous dans l'armée autrichienne et dont la mère reçut de l'empereur le titre de mère des braves. Mesemacre reprend les canons et achève de mettre en déroute les hussards et les chasseurs[37]. Dampierre abandonne les redoutes conquises. Son infanterie recule vers la plaine. Le bataillon de Saint-Denis prend la fuite. Déjà Clerfayt ordonnait à toute sa cavalerie d'accourir, et si le terrain n'avait été coupé de fossés et de nombreuses flaques d'eau, cette charge suprême eût peut-être décidé du gain de la bataille.

Dumouriez arrivait à son aile droite au milieu de cette débandade. Il comptait l'enflammer par sa présence, l'électriser, comme on disait alors, ou bien, si son centre échouait, la ramener dans la plaine de Pâturages, et lui faire protéger la retraite de l'armée. Il passe devant les bataillons de Dampierre. C'étaient ses vieilles troupes du camp de Maulde. Il leur dit qu'elles n'ont rien à craindre et que leur père combat à leur tête. Elles lui répondent par les cris de Vive Dumouriez ! et se reforment. Vainement les dragons de Cobourg et de Latour s'efforcent de les rompre. Trois fois ils fondent sur le 71e régiment ; trois fois le 71e, l'ancien Vivarais, les repousse avec vigueur. Le 1er bataillon de Paris leur envoie une décharge à bout portant et se fait un rempart d'hommes et de chevaux. Le bataillon de Saint-Denis, ramené par ses deux lieutenants-colonels, regagne sa place de combat. Normandie, Berchiny, Chamborant se rallient à la voix de Dumouriez. Berchiny se jette sur les dragons de Cobourg et les enfonce. Toute l'infanterie, Vivarais, Flandre, les trois bataillons de Paris, les brigades que conduit Beurnonville, s'élancent entre les redoutes. Dumouriez lui-même se met à la tête des hussards et des chasseurs ; il entonne les premiers vers de cette Marseillaise devenue, depuis la campagne de l'Argonne, l'hymne national des Français, et, gaiement, avec un courage qu'on ne peut pas décrire[38] il tourne à gauche les redoutes de Cuesmes, y pénètre par la gorge, tombe ainsi sur les derrières de l'infanterie autrichienne. A deux heures, Cuesmes est en notre pouvoir.

Mais Dumouriez craignait encore pour son centre. Il emmène avec lui 6 escadrons de chasseurs et l'ainé des Frégeville ; puis, prenant le grand trot, il longe le village de Cuesmes. A peine avait-il fait cinq cents pas qu'il vit arriver ventre à terre le jeune duc de Montpensier, frère et aide de camp du duc de Chartres. Montpensier annonçait la prise de Jemappes. Bientôt accourait Thouvenot, vainqueur, lui aussi, à l'aile gauche.

 

IX. Du haut de leurs remparts, les habitants de Mons voyaient l'armée française se répandre sur la ligne des hauteurs. On n'entendait plus que de rares coups de canon tirés de Ciply par Harville et de Cuesmes par le lieutenant-colonel belge Stephan. Les soldats s'embrassaient avec des larmes de joie ; ils jetaient leurs chapeaux en l'air ; ils chantaient le Çà ira et criaient Vive la République ! Vive la liberté des Belges ! Dumouriez passait devant le front des troupes et répondait à leurs acclamations en les félicitant de leur bravoure. Il pleurait d'émotion et on l'entendit répéter plusieurs fois avec attendrissement : Quelle nation ! Qu'on est heureux de commander à de pareils hommes et de les conduire à la victoire ![39]

Les Autrichiens fuyaient consternés. Ils traversèrent Mons, sans s'arrêter ni à Bertaimont, ni sur le mont Panisel, ni même sur les hauteurs de Nimy. Le lieutenant-général Harville aurait pu leur faire un grand mal en tournant Mons, selon les instructions qu'il avait reçues de Dumouriez. Mais il était timide, hésitant, et il avait, remarque Belliard, des troupes de nouvelle levée difficiles à manier[40]. En vain Dumouriez lui envoyait message sur message et lui commandait d'occuper en toute hâte le mont Panisel. Harville n'osa marcher ni sur le mont Panisel, ni sur la hauteur de Nimy qu'il croyait puissamment fortifiée et qui n'avait que de petites redoutes. On eut même quelque peine à suspendre le feu qu'il avait ouvert sur les crêtes de Cuesmes.

L'armée française était harassée. Elle n'avait cessé depuis trois jours de bivouaquer et de se battre. Dumouriez lui donna deux heures de repos et lui fit une distribution de pain et d'eau-de-vie. Mais à quatre heures, il lui commandait de se porter en avant. Les soldats, oubliant leur fatigue, accueillirent cet ordre par des cris d'allégresse et, dans leur ardeur, prièrent le général de les mener aussitôt à Mons et de livrer l'assaut. Dumouriez leur promit cette satisfaction pour le lendemain. Il fit occuper le mont Panisel par Harville et le faubourg de Bertaimont par deux brigades. Mais, tout-à-coup, ces deux brigades prennent l'épouvante. Elles s'imaginent que les Impériaux ont miné la colline, et, malgré les remontrances de Stettenhoffen, cinq bataillons abandonnent Bertaimont et se rejettent sur Cuesmes[41].

La nuit vint et le gros de l'armée impériale eut le temps de faire sa retraite sans être inquiété. Harville avait enfin occupé le mont Panisel ; mais il n'envoya que de légers détachements sur la hauteur de Nimy, et ne soutint nullement le corps de flanqueurs que Dumouriez avait dépêché sur la Chapelle-Notre-Dame, de l'autre côté de Mons et de la rivière d'Haine. Les Autrichiens passèrent donc sans obstacle entre les flanqueurs à gauche et le corps d'Harville à droite.

Les derniers Impériaux quittèrent Mons le lendemain, à 9 heures, en fermant les portes derrière eux, et sans avoir fait réponse aux sommations de Dumouriez. A peine s'étaient-ils éloignés que les Montois brisaient les portes et se précipitaient hors des murs. Ils appelaient les Français, les embrassaient, les entraînaient dans la ville au milieu des acclamations. La cocarde tricolore fut arborée ; l'aigle impérial, abattu et remplacé par le bonnet de la liberté. Dumouriez, suivi du duc de Chartres, de Beurnonville et de Walckiers, entra vers midi et demi. Les magistrats lui offrirent les clefs de la cité ; il mit les mains dessus, et dit : Nous venons, comme frères et amis, pour vous engager à fermer vos portes à vos anciens oppresseurs et à défendre la liberté que nous vous avons conquise. Le soir, au spectacle, lorsqu'il parut dans sa loge, des Montois foulèrent aux pieds la couronne impériale en criant : Vive la République française ! Vive le brave Dumouriez ! Vivent les sauteurs des Belges ![42]

 

X. Telle fut la bataille de Jemappes ou, comme on la nomma d'abord, la bataille de Mons. Les Impériaux s'étaient battus avec acharnement et avaient fait de véritables prodiges de valeur. Le régiment de Bender laissait près de 400 hommes sur le terrain. Les dragons de Cobourg n'avaient pas un de leurs officiers qui ne fût tué ou blessé. Mais, si jamais vaincus ne méritèrent moins leur défaite, les conséquences de cette défaite étaient incalculables ; non seulement les Impériaux perdaient 4.000 hommes tués, blessés ou déserteurs, et 13 pièces de canon ; mais ils perdaient toute la Belgique jusqu'à la Meuse, puisqu'aucune place ne pouvait arrêter les envahisseurs[43].

Le succès était l'œuvre de Dumouriez et de ses trois lieutenants, Thouvenot, Chartres et Dampierre. Thouvenot conduisit l'attaque de Jemappes avec éclat. Le duc de Chartres rallia par sa valeur froide[44] le centre qui fléchissait et emporta les positions autrichiennes à leur endroit le plus redoutable. Dampierre, dont Dumouriez rabaisse injustement les mérites, entraîna l'aile droite et déploya tant de bravoure que les blessés demandaient après la bataille s'il avait survécu et que les Montois lui offrirent une couronne de lauriers. Mais Dumouriez avait fait davantage. Il assaillit les redoutes de Cuesmes avec une impétuosité décisive ; il n'a pas dit dans son rapport, écrivait le duc de Chartres, qu'il avait rallié la cavalerie et chargé les dragons de Cobourg[45]. On lui reprochera peut-être d'avoir fait le soldat plus que le général. Au lieu d'embrasser l'ensemble de la bataille, il intervient dans le détail et se prodigue, courant partout, volant à sa gauche et revolant à son centre, puis à sa droite. Mais, dans une armée novice et indisciplinée comme l'était l'armée qui vainquit à Jemappes, le général ne devait-il pas se montrer, se multiplier, payer de sa personne, enlever son monde par la parole et par l'exemple ?

Cette armée était pourtant digne de la victoire. Il n'y avait pas, dit Dumouriez, un corps qui n'eût joint l'ennemi à l'arme blanche, pas un escadron, pas un homme qui ne se fût battu et de très près. Les troupes de ligne ne démentirent pas leur passé glorieux et prirent leur bonne part du succès ; Flandre que Dampierre nomme l'invincible 49e, le 29e, le 54e, le 71e, Berchiny qui, selon le mot de Belliard, se couvrit de gloire, ont inscrit le nom de Jemappes sur leurs drapeaux.

Les volontaires de 1791 avaient soutenu leur réputation. Les trois bataillons de Paris, commandés par Balan, Malbrancq et Levai, se trouvaient à la gauche du régiment de Flandre et partagèrent à ses côtés l'honneur de l'action. Lo 1er bataillon de la Vendée et le 1er des Deux-Sèvres montrèrent le sang-froid des vieilles bandes les plus aguerries[46]. Dampierre, admirant le courage de ces jeunes gens qui, depuis deux mois, supportaient tant de fatigues et passaient les nuits au bivouac, poussait dans le goût du temps cette lyrique exclamation : Mères républicaines, élevez vos filles pour ces braves guerriers, à leur retour courez au devant d'eux, le myrte à la main ; que la joie du triomphe les console des fatigues de la guerre et que la plus belle soit destinée au plus brave !

Comme en Champagne et comme plus tard, dans presque toutes les batailles de la Révolution, l'artillerie avait le mieux mérité de la patrie, et Dumouriez rendit un éclatant hommage à son habileté. Elle disposait sans doute de 100 bouches à feu, et les Autrichiens n'en avaient que cinquante. Mais elle s'avança jusqu'à portée de fusil des retranchements. Les Impériaux éprouvèrent à Jemappes la même surprise que les Prussiens à Valmy, et les officiers, tous chauds de la bataille, contaient qu'ils avaient trouvé un rempart de bronze, qu'en un moment les batteries françaises avaient rasé leurs redoutes[47].

C'est aujourd'hui un lieu commun de critiquer la campagne de Belgique. Tout le monde sait que Dumouriez aurait dû suivre les Prussiens avec toutes ses forces, se joindre à Custine et redescendre le Rhin ; il forçait ainsi les Autrichiens à quitter les Pays-Bas. Tout le monde sait qu'il devait porter ses efforts sur l'extrême gauche des Impériaux. Le duc de Saxe-Teschen, étant posté entre Mons et Tournai, n'avait d'autre ligne de retraite que la vallée de la Meuse. Dumouriez devait donc marcher sur la Meuse, prendre le duc à revers et empêcher sa jonction avec Clerfayt. L'armée qu'il envoya de Champagne en Flandre, n'était-elle pas plus près de Namur que de Mons ? Ne fit-elle pas un très long détour pour arriver en face de l'adversaire ? Berneron qui marchait sur Ath et Valence qui se portait sur Namur, ne suffisaient-ils pas pour déborder les Impériaux, les tourner de loin sur les deux flancs et les déposter sans combat ?[48]

Les dispositions de Dumouriez à Jemappes offrent les mêmes gaucheries, les mêmes maladresses. Il avait raison d'envoyer Harville à Ciply, pour tourner la gauche des Autrichiens, mais il lui prescrivait à tort de se tenir à la hauteur de sa droite. Harville suivit littéralement ses instructions, et resta inactif et inutile ; il ne suivit pas les mouvements de Beurnonville ; il alla donner contre Beaulieu qui le déborda ; il ne put poursuivre les vaincus et achever le désastre.

On a même démontré comment Dumouriez aurait dû vaincre. Au lieu de prendre le taureau par les cornes et d'aborder la position autrichienne de front et sur le point le plus difficile ; il laissait dans la plaine de Pâturages quelques bataillons chargés d'observer Quaregnon ; puis, marchant par la droite et appuyant sa gauche à Frameries , il poussait son avant-garde au-delà de Cuesmes et se liait au corps d'Harville qui se serait étendu jusqu'au mont Panisel ; par cette manœuvre il écrasait la gauche des Impériaux et tournait les fameuses redoutes dont la prise coûta si cher.

Mais ces combinaisons, aujourd'hui banales, n'étaient alors à la portée de personne, et ne s'offraient pas à l'esprit des meilleurs généraux. Les grandes guerres n'avaient pas exercé le coup d'œil ; on était encore dans la période des essais, des tâtonnements, des fautes, et nul n'imaginait les offensives rapides et foudroyantes, les mouvements considérables, les vastes opérations de l'âge suivant.

Quoi qu'il en soit, Dumouriez atteignit son but. Il voulait remporter une de ces victoires retentissantes qui frappent l'imagination et, par un coup d'éclat, fixer sur lui les regards de la France, affermir la confiance qu'il inspirait à l'armée, s'ouvrir l'entrée des Pays-Bas et réveiller les dispositions favorables des Belges. Pourvu qu'il fût vainqueur, il ne s'inquiétait pas du nombre des morts, et comme disait Mercy, peu lui importait de sacrifier dix mille hommes pour faire tuer mille ennemis[49]. Le succès le justifia. Il fallait donner de la réputation aux troupes françaises ; il fallait montrer que la Révolution saurait se soutenir par les armes, gagner des batailles, prendre l'offensive qui convenait au génie de la nation et à l'enthousiasme de la liberté, vaincre par la force la coalition qu'elle avait déjà vaincue par l'adresse. Valmy n'était qu'un combat de poste ; Jemappes fut une affaire générale, la première bataille mémorable que la France eût livrée depuis longtemps, et comme le Rocroi de la République. L'Europe exalta la valeur française que Dumouriez nommait dans son rapport opiniâtre et toujours croissante. Pellenc avait dit, au début de la guerre, que la furia francese aurait l'avantage, et Beurnonville conseillait de mettre en avant une ligne de canons, puis, après que l'artillerie aurait fait sa besogne, de jouer de la baïonnette[50]. L'événement donnait raison à Beurnonville et à Pellenc. On répéta que la fougue française, un instant endormie, s'était réveillée, et l'on craignit d'en ressentir les effets. Il est certain, écrivait-on de La Haye, que les Français avaient une armée formidable, une artillerie bien servie et la résolution de vaincre[51]. Un soldat autrichien rapportait que l'armée des patriotes lui avait paru innombrable : à mesure qu'on les détruisait, ils étaient remplacés par d'autres, et je n'ai pas vu le champ de bataille se vider un seul instant[52], et des bords du Rhin on mandait au Moniteur : La victoire de Jemappes a glacé la langue de ceux qui croyaient déjà les Français vaincus, et toujours vaincus en bataille rangée[53].

En France, Jemappes fit une impression profonde. Jamais de mémoire d'homme il n'y avait eu de bataille plus fameuse, plus glorieuse pour la nation[54]. C'était une victoire unique, une merveille. On racontait que l'adversaire était posté sur des montagnes garnies de plus de quarante redoutes. On parlait de l'escalade d'un triple étage de retranchements défendu par cent bouches à feu. On célébrait avec Lebrun-Pindare les orages brûlants de Jemappes :

En vain cent tonnerres croisés

Grondant sur ces monts embrasés

Opposent trois remparts de flammes.

On exaltait les talents du général victorieux, on vendait son portrait dans les rues de Paris, et le ministre des affaires étrangères, Le Brun, donnait à la fille qui lui naissait les prénoms de Jemappes-Dumouriez. Tous les journaux louaient l'héroïsme des soldats et particulièrement du vétéran Jolibois. Ce Jolibois avait appris la fuite de son fils, volontaire du 1er bataillon de Paris. Il arriva dans la matinée du 6 novembre au camp français et prit aussitôt la place du déserteur. Ô mon fils, s'écriait-il pendant l'action, est-il possible qu'un si beau jour soit souillé par le souvenir de ta lâcheté ! A la fin de la journée, ses compagnons le présentèrent à Dampierre. Le général se jeta dans les bras de Jolibois en versant des larmes d'admiration et demanda pour ce brave vétéran un brevet d'officier. Mais aux yeux du peuple, les héros de la journée étaient Baptiste Renard et Bertèche, le nouveau Dentatus[55]. Baptiste, le domestique de Dumouriez, avait rallié la brigade Drouet et ne demandait d'autre récompense que l'honneur de porter l'uniforme national ; la Convention décréta qu'il serait armé, monté, équipé aux frais de la nation et employé comme capitaine dans l'armée de Dumouriez. Le Sedanais Bertèche, dit la Bretèche, avait, assurait-on, tué sept dragons de Cobourg et sauvé la vie à Beurnonville : mais à l'instant où il retirait avec peine son épée qu'il avait enfoncée jusqu'à la garde dans le corps d'un dragon, il recevait, outre quarante et un coups de sabre, un coup de feu qui le blessait au bras et l'abattait sous son cheval. Le 6 mars 1793, Bertèche paraissait devant la Convention qui lui décernait une couronne de chêne et un sabre d'honneur[56].

La bataille de Jemappes a gardé dans la mémoire des Français ce caractère épique et merveilleux que lui prêtaient les contemporains. Non seulement elle annonce et ouvre une série de brillants triomphes. Mais elle n'a rien de savant ni de classique ; gagnée pour ainsi dire d'élan et d'enthousiasme, par le nombre, par l'impétuosité d'une armée orageuse et ardente, et non par l'art, elle est toute héroïque, toute populaire.

 

 

 



[1] Retraite de Brunswick, 242-250.

[2] Cette armée qui fut l'armée de Jemappes, était ainsi composée au 24 octobre. Avant-garde : comp. des Quatre Nations et des Cambrelots ; 1e et 3e corps francs ; légion belgique ; 19e rég. ; 1er et 6e grenadiers ; 10e et 14e chasseurs à pied ; 1er et 2e bat. de Paris ; 1er, 2e et 6e hussards ; 3e, 6e et 12e chasseurs à cheval. — Flanqueurs de gauche (Miaczynski) : 99e rég. ; 5e chasseurs à pied ; 5e et 13e dragons. — Flanqueurs de droite (Stengel) : 11e chasseurs à pied ; 3e des Ardennes ; comp. des Clémendos ; 3e et 7e dragons. — Première ligne : 1re brigade : 17e fédérés, 5e bat. de la Seine-Inférieure et 1er bat. de la Charente ; 2e brigade : 1er bat. de l'Aisne, 1er rég. et le bat. de Sainte-Marguerite ; 3e brigade : 1er bat. de la Vendée, 1er bat. de la Meurthe, 1er bat. des Deux-Sèvres ; 4e brigade : 3e bat. de l'Yonne, 1er bat. de la Côte-d'Or, 2e bat. de la Vienne ; 5e brigade : bat. des Gravilliers, 29e rég., 1er bat. des Côtes-du-Nord ; 6e brigade : 1er bat. d'Eure-et-Loir, 49e rég., 9e fédérés ; 7e brigade : bat. des Lombards, 54e rég., 2e bat. de la Marne ; 8e brigade : 3e bat. de la Marne, 71e rég., bat. de Saint-Denis (Drouet commande la 1re brigade ; Desforest, la 2e ; Ihler, les 4e, 6e et 8e ; Ferrand, les 3e, 5e et 7e). — Seconde ligne : 9e brigade : le bat. Républicain et les deux bat. du 83e rég. ; 10e brigade : le bat. de la Butte des Moulins et les deux bat. du 72e rég. ; 11e brigade : 5e bat. de la Meurthe, 78e rég., 4e bat. de la Meuse ; 12e brigade : 1er bat. du Pas-de-Calais, 94e rég., 9e bat. de Paris ; 13e brigade : 1er bat. de la Marne, 1er bat. de Mayenne-et-Loire, 2e bat. de l'Eure ; 14e brigade : 1er bat. de la Nièvre, 1er bat. de l'Allier, 1er bat. de Seine-et-Marne ; 15e brigade : 1er bat. de Seine-et-Oise, 9e rég., 1er bat. de la Seine-Inférieure ; 16e brigade : 3e bat. de Seine-et-Oise, 104e rég., 1er bat. des grenadiers de Paris (Stettenboffen commande les 10e, 12e, 14e et 16e brigades ; Blottetière, les 9e, 11e, 13e et 15e brigades). — Réserve (De Flers) : deux escadrons de la gendarmerie nationale ; grenadiers.

[3] Retraite de Brunswick, 123-124.

[4] Récit de Vergnes, 20 oct., et Dumouriez à Valence, 26 oct. 1792 (A. G.).

[5] Correspondance, 37.

[6] Voir sur ce premier plan de Dumouriez sa lettre à Labourdonnaye, 24 oct. 1792. (A. G.).

[7] Money, The history of the campaign of 1792, 1794, II, p. 172-175 ; Vivenot, Quellen, II, 296 ; Retraite de Brunswick, 210 ; Schels, Oesterr. milit. Zeitschrift, 1811, p. 308-309 ; Renouard, Geschichte des frans. Revolutionskrieges im Jahre 1792, 1865, p. 340-341.

[8] Dumouriez à Kellermann, 26 oct. 1792 (A. G.).

[9] Dumouriez à Labourdonnaye, 24 oct. 1792 (A. G.).

[10] Dumouriez à Pache, 25 oct. 1792. Correspondance, 25-27.

[11] Proclamation signée Matou-Riga, F.-J. Dieudonné et A. Vanovaestraeten, 27 oct. 1792.

[12] L'Autriche avait à son service des régiments wallons, cinq régiments d'infanterie, Clerfayt, Ligne, Wurtemberg, Murray, Vierset ; un régiment de dragons, le célèbre régiment de Latour ; le bataillon dit de garnison et le corps des chasseurs de Le Loup (Guillaume, Hist. des régiments nationaux belges pendant les guerres de la Révolution française, 1855, p. 1-15).

[13] Sayous, Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, 1851, t. II, 490.

[14] Correspondance, 5, 11, 29-31.

[15] Cf. sur Labourdonnaye, Valmy, 3-4, et Retraite de Brunswick, 40-44 ; — sur Moreton, Correspondance, 89 ; — sur Valence, Invasion prussienne, 208 et Valmy, 190 ; — sur le duc de Chartres, Invasion prussienne, 210, et Valmy, 211 ; Biron à Servan, 29 août (A. G.) ; Brissot, Mém., p. p. Lescure, 1877, p. 352 ; Stettenhoffen le nomme un enfant dans une lettre du 7 avril 1793 ; — sur Miranda, Invasion prussienne, 115 ; Valmy, 62, 111 139 ; Cochelet, Rapport du 6 mars 1793, 4-5 ; Ségur, Mém. ou Souv., 1843, II, 149 et 251 ; Dumouriez, Mém., IV, 17-18, et le recueil de pièces et de documents publiés par A. Rojas, Miranda dans la Révolution française,1889 ; — sur Le Veneur, Valmy, 50-51, et une lettre de Miranda à Dumouriez, 9 février 1793 (A. N. F7 4598 sa lenteur ordinaire) ; — sur La Noue, Correspondance, 87, Harville à Dumouriez, 18 nov. (A, G.), et Dumouriez, Mém., III, 190 ; — sur Stengel, Valmy, 63, 139 217-218 ; — sur Dampierre, Valmy, 154-155 ; — sur Thouvenot, id., 139 ; Retraite de Brunswick, 91-94 ; Correspondance, 86, 127-128 ; Rojas, Miranda, 55-57 ; Cochelet, Rapport, 5 ; mémoire de Dampierre (A. G.), mémoire de Mack (Oesterr, milit. Zeitschrift, 1865, p. 5, note kaltblütig und tiefdenkend). Il était à Toul le 20 janvier 1753, et on le trouve successivement soldat au régiment de Picardie (1769-1770), ingénieur-géographe du roi (1er janvier 1771), ingénieur-géographe militaire (10 déc. 1780), lieutenant (9 janv. 1787), capitaine au 44e (15 sept. 1791) adjoint (16 juin 1792), lieutenant-colonel (29 août), adjudant-général et colonel (15 oct.), maréchal de camp (19 nov.).

[16] Recueil Aulard, I, 191.

[17] Fournier, Le Fort et Frégeville le cadet commandaient le 3e, le 6e et le 11e chasseurs ; Nordmann était à la tête de Berchiny ; Frégeville l'ainé, de Chamborant ; Kilmaine, de Lauzun (1er, 2e et 6d hussards).

[18] Dumouriez, Mém., III, 242, et IV, 131 ; lettre de Pierre Thouvenot, 26 mars 1793 (A. G.).

[19] Revue critique, 1875, I, p. 54 (Lacoste à Hoguer), et Moniteur du 7 nov. 1792 (lettre du lieutenant colonel du 2e d'Indre-et-Loire).

[20] Rec. Aulard, I, 191, 205-206, 209.

[21] Correspondance, 86.

[22] Les émigrés nommaient ainsi Dumouriez.

[23] Valmy, 166 ; Retraite de Brunswick, 150-157 ; Dumouriez à Servan (26 sept. et 5 oct. 1792), et au président du Comité diplomatique ; procès-verbal du Conseil de guerre de Sedan (A. G.).

[24] Schels, 316, et Renouard, 348.

[25] Fersen, II, 394 ; cf. par contre Schels, 316. Selon Jomini (II, 235), il eût mieux fait de rassembler quelques jours auparavant toutes les troupes qui formaient sur la frontière un inutile cordon, de réunir ainsi 25 à 30.000 hommes, puis, au lieu d'attendre les Français à Jemappes, de les attaquer hardiment sur leur droite par Frameries et Pâturages ; il eût peut-être gagné la bataille, et s'il l'eût perdue, il se retirait facilement par Charleroi.

[26] Dumouriez à Moreton, 4 nov. 1792 (A. G.) ; Belliard, Mém., 1842, I, p. 84.

[27] Il y en avait seize en 1792, et ils étaient bien moins exploités qu'aujourd'hui.

[28] On peut évaluer à 40 mètres la dépression qui s'est produite depuis 1792 ; elle a été d'un mètre environ par an, dans les vingt dernières années.

[29] Mémoire du général Ferrand.

[30] Cf. sur Jemappes les Mém. de Dumouriez et ses lettres au président de la Convention et à Pache (Moniteur du 10 nov. 1792) ; les lettres du duc de Chartres (Annales patriotiques, 12 et 14 nov., Courrier des départements, 11 et 12 nov.) ; les mémoires de Ferrand ; de César Berthier et de Dampierre (A. G.) ; Schels, Oester. milit. Zeitschrift, 1811, p. 26-336 ; Geschichte der Kriege in Europa, 1827, I, p. 120-124 ; Boguslawski, Das Leben des Generals Dumouriez, 1879, vol. II, p. 96-109 ; Renouard, Gesch. des franz. Revolutionskrieges, 339-356 ; colonel Monnier, feuilletons du journal le Hainaut (21 nov.-21 déc. 1886).

[31] Il était à Paris ; on lui demandait des plans politiques et militaires relatifs à l'Amérique du Nord ; il fit des observations qu'on jugea conformes aux intérêts de la République, et les entreprises projetées furent suspendues. (Miranda à ses concitoyens, 1793, p. 4).

[32] Son zèle et son courage, dit poliment Dumouriez (Correspondance, 87) surpassent ses forces.

[33] Schels, 321. Les relations françaises ne mentionnent pas cet incident ; les relations autrichiennes le regardent comme très important et presque décisif ; on n'avait jamais cru, dit Schels à deux reprises, que Jemappes pût être tourné.

[34] Correspondance, 189.

[35] Duc d'Aumale, Hist. des princes de la maison de Condé, I, p. 208-209, note.

[36] Nous savons exactement la composition de cette aile droite qui formait les jours précédents l'avant-garde de l'armée : comp. des Quatre Nations et des Cambrelots, 4 bat. belges et liégeois 1er et 3e bat. Francs ; — 19e et 71e rég. ; 2e et 6e bat. de grenadiers ; 10e et 14e chasseurs à pied ; — 1er, 2e et 3e bat. de Paris, le bat. de Saint-Denis le 1er bat. de la Marne (garda les ponts de l'Haisne pendant la bataille) ; — 1er, 2e et 6e hussards ; 3e, 6e et 12e chasseurs à cheval — 3e et 6e comp. d'artillerie légère (Hanique et Barrois).

[37] Cf. outre les relations autrichiennes, Guillaume, 37, et Cruyplants, Hist. de la cavalerie belge, 1880, p. 15.

[38] Dumouriez, Mém., III, 174.

[39] Ronsin, Détail circonstancié de la fameuse bataille de Jemappes et de la prise de Mons, 1792, p. 5 ; Belliard, Mém., I, 87 ; mémoire de Dampierre.

[40] Belliard, Mém., I, 89.

[41] Le même fait s'est produit à Seneffe et à Friedlingen.

[42] Ronsin, Détail circonstancié, 8.

[43] Schels, 319 et 323. Marescot, Relation du siège d'Anvers (A. G.). Jemappes a décidé du sort de la campagne. Depuis que Joseph II a fait raser les places, le pays, ouvert de toutes parts, n'offre plus aucun point d'appui solide à une armée battue et inférieure en nombre.

[44] Relation de Dumouriez. Égalité, dit Belliard (I, 88), se distingua et rendit des services importants.

[45] Annales patriotiques, 12 et 14 nov. 1792.

[46] Belliard, Mém., I, 88.

[47] Relation de Dumouriez ; Fersen, II, 55, 395, 396 ; Ronsin, Détail circonstancié, 3 ; Gouverneur Morris, II, 232.

[48] Cf. Jomini, Hist. crit. et milit. des guerres de la Révolution, 1929, II, 212 et 227-233, et, après lui, tous les écrivains militaires entre autres De La Barre Duparcq, Portraits milit., 1853, p. 256. Mais Servan avait déjà dit que l'attaque de la Belgique n'était pas bien combinée ni la bataille de Jemappes bien militaire. (Notes, 64 et 66-67 ; cf. Tableau historique, II, 238-240).

[49] Bacourt, III, 414.

[50] Valmy, 246-247 ; les Belges, écrivait La Gravière, le 9 avril 1792 (A. E.), espèrent beaucoup de l'impétuosité imprudente des Français, plus enthousiastes qu'expérimentés, plus ardents que disciplines.

[51] Moniteur du 20 nov. 1792.

[52] Moniteur sur l'émigration, 1877. D'Argens, p. 60.

[53] Moniteur du 26 nov. 1792.

[54] Devaux à Fortair, 9 nov. (A. G.) ; Moniteur, 10 nov. 1792.

[55] Patriote français, 27 février 1793.

[56] Cf. sur Jolibois une lettre de Dampierre à Dumouriez, 6 nov. 1792 ; sur Renard, le Moniteur du 10 nov. ; sur Bertèche, le Courrier des départ., du 9 déc., le Moniteur du 11 déc. 1792, et du 8 mars 1793, et Jung, Dubois-Crancé, 1884, I, p. 277-278. Louis Viet qui avait reçu sept blessures, toutes par devant, obtint un secours de 300 livres ; Pierre-Marie Richard, grenadier au 10e de Seine-et-Oise, qui avait reçu six coups de sabre et tué onze (!) dragons de Cobourg, une sous-lieutenance au 104e régiment (Moniteur, 17 déc. 1792 et 13 janvier 1793).