DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XXII. — 1808-1815.

 

 

PLAN D'OPÉRATIONS EN ESPAGNE — LETTRES À WELLINGTON — LE DÉSASTRE DE RUSSIE — LA CAMPAGNE DE 1813 —  CHUTE DE NAPOLÉON — LES BOURBONS — PROPOSITION DE RENTRER EN FRANCE — LES CENT JOURS — MÉMOIRES SUR L'ITALIE, SUR LES ÉMIGRÉS.

 

LA guerre d'Espagne suivit de près l'expédition de Portugal. Avant même qu'elle eût réellement commencé, Dumouriez envoyait au cabinet anglais et à la junte centrale de Séville un plan général d'opérations, recommandant l'emploi des bandes de partisans, vantant l'utilité des guérillas.

Le 8 août 1808, lorsqu'il sut la bataille de Rio Seco, il déclara que les Espagnols seraient toujours vaincus en rase campagne, qu'ils devaient agir de concert avec les Anglais. Mais Wellington, qui commandait les forces britanniques, n'avait que faire des avis et projets de Dumouriez. Il écrivit parfois au général pour lui donner de ses nouvelles et, de son côté, le général félicita Wellington des victoires de Torres-Vedras et de Fuentes d'Oñoro. Ces victoires — ainsi s'exprimait Dumouriez — ces rudes leçons infligées aux lieutenants de Bonaparte avaient non seulement sauvé le Portugal, mais changé le caractère de la guerre ainsi que le destin de la péninsule les Espagnols deviendraient invincibles comme les incomparables Anglais et, comme les Portugais, dignes élèves de Wellington.

Il prévit le désastre de 1812. En 1807, quand il composait le Jugement sur Buonaparte, il croyait que Napoléon avait conçu le plan vaste et éblouissant de pénétrer en Russie, de dicter ses lois dans Pétersbourg ou Moscou. Selon le général, si Napoléon était sage, il soulèverait les Polonais, il les organiserait non pas intempestivement, étourdiment, partiellement, mais par un mouvement régulier et national ; avec eux, il se porterait sur Moscou, pendant que les Turcs feraient une diversion en Ukraine. Mais, ajoutait Dumouriez, le fougueux Bonaparte ne suivrait pas cette marche trop calculée il ne tiendrait pas compte de l'inclémence du temps, de la pauvreté du sol ; il s'enfoncerait dans la Lithuanie ; les ennemis, dont il connaissait déjà la constance inébranlable, lui disputeraient le terrain pied à pied sans lui laisser la ressource d'une bataille décisive, et son armée, tirant de trop loin tous ses moyens et coupée de ses communications, périrait, victime de la faim, de la fatigue, de la nudité, du climat dur et du fer des Russes. Et, dans ce même ouvrage, Dumouriez n'avait-il pas dit que la Providence réservait au tsar le mérite d'arrêter le torrent, que l'empereur Alexandre serait le vengeur de l'Europe, que les Russes avaient déjà détruit en Pologne le prestige d'invincibilité que la terreur crédule attachait au nom de Bonaparte et qu'ils suffiraient à purger la terre de ce moderne Gengiskhan ?

 

En 1813, il blâma le coup de main contre Dresde. Ah ! sans nul doute, Moreau n'avait pas conseillé cette imprudence ; mais Moreau succombait, et Dumouriez qui connaissait le vainqueur de Hohenlinden et correspondait avec lui, pleura en apprenant sa mort : Moreau, écrivait-il, avait de très grands talents et un très estimable caractère. Sûrement, si Moreau n'avait pas été mortellement blessé, il n'aurait pas, après l'échec de l'assaut du 26 sous les remparts de Dresde, attendu la bataille du 27 ; il aurait, après la nuit du 26, mené l'armée dans le camp de Pirna d'où Bonaparte ne l'aurait pas délogée ; mais, par la suite, il aurait trouvé bien des obstacles dans les personnes qu'il était appelé à guider.

Les revers de Napoléon et de ses lieutenants consolèrent Dumouriez de la perte de Moreau. Il pensait que l'Empereur, menacé de tous côtés, se replierait sur Erfurt pour y rallier tous ses corps et tenter la chance d'une bataille, la seule chance qui lui restât, et la seule que les alliés ne devaient pas lui laisser. A Leipzig, en effet, l'Empereur tenta cette chance et, après sa défaite, il opéra sa retraite, comme Dumouriez l'avait prédit, par Erfurt.

Durant cette fin de l'année 1813, le général ne cessa pas d'exposer aux coalisés ses vues sur la situation. Il pria même Castlereagh de l'envoyer sur le continent avec ou sans mission ostensible. En octobre, il développait le plan d'une grande diversion en Italie. L'Autriche, disait-il, ne se contenterait pas d'attaquer de front le prince Eugène ; elle l'attaquerait sur ses derrières ; le roi de Sardaigne et le roi des Deux-Siciles, aidés par de petits subsides, s'efforceraient d'exercer une puissante influence' sur les événements. L'intérêt du gouvernement britannique n'était-il pas que ces deux rois fussent, l'un dans le nord, l'autre dans le midi, les deux colonnes de la liberté italienne ?

Il applaudit, le 29 novembre, au soulèvement de la Hollande ainsi qu'aux progrès de Wellington qui passait les Pyrénées, et il annonça que Suchet, loin de recevoir des renforts de Toulon et d'Italie, serait certainement rappelé de Catalogne en France. Déjà il se demandait quelle serait la nouvelle constitution de l'Allemagne et il proposait de remplacer les trois électeurs ecclésiastiques par trois électeurs laïques, de supprimer la souveraineté des évêques, abbés et chapitres, de donner les domaines du clergé aux quinze ou seize États qui formeraient la confédération germanique, sinon pour les égaliser, du moins pour établir entre eux une juste proportion ; d'abolir la noblesse immédiate, de proclamer libres les villes hanséatiques, Hambourg, Lubeck et Brème, ainsi que Francfort, siège de la diète.

Le 13 décembre, il félicita le ministère anglais de l'avènement du prince d'Orange au trône de Hollande : C'était un grand pas, et entièrement dans l'intérêt de l'Angleterre. Mais ne fallait-il pas accroître la Hollande : pour prêter plus de force et d'éclat à ce titre de roi qui serait insignifiant et même périlleux s'il restait limité aux sept provinces ? Ne pouvait-on ajouter la Belgique à la Hollande et, puisque l'Autriche avait des droits sur la Belgique, lui offrir, en dédommagement, les deux électorats ecclésiastiques de Cologne et de Trêves auxquels succéderaient les deux électorats laïques de Hesse et de Wurtemberg ?

 

Il sentait que la chute de Napoléon était prochaine. Parfois il eut, dans les premiers mois de l'année 1814, des accès de colère contre la Prusse et l'Autriche il blâmait la fougue de Blücher qui se faisait battre en détail ; il se. méfiait de Metternich et de l'empereur François, Monsieur le grand-père. Mais il comptait sur le tsar Alexandre qui, selon le mot d'un ami de Dumouriez, se conduisait comme un ange et qui seul soutenait tout l'édifice. Il priait le cabinet anglais de ne pas traiter avec Bonaparte cet homme à l'ambition insatiable et à la conscience élastique ne se hâterait-il pas de reprendre les armes dès que les alliés seraient partis ?

Selon Dumouriez, Bonaparte n'avait plus, à la fin de mars, qu'à se jeter dans l'Est pour manœuvrer entre les places et menacer les communications des coalisés ou bien encore à fondre sur les Autrichiens pour les refouler en Bourgogne, à rallier les forces que Joseph avait à Paris, à rappeler Soult, Suchet et Augereau, à former ainsi dans le centre de la France une armée de 150.000 hommes. Mais ces deux plans n'étaient que des plans de désespoir Napoléon devait tomber ; il tomba. Les Bourbons revinrent. Dumouriez n'avait pas manqué, dès le mois de janvier, de leur attribuer un rôle dans la guerre qui s'enflammait sur le sol français. Il aurait voulu que le duc d'Orléans, le plus capable des princes de sa maison, fût employé en Italie avec son : intime ami lord Bentinck. Quant au comte d'Artois, il se rendrait en Suisse, pour y lever les régiments que les rois de France avaient toujours eus à leur service, et, de là, il : marcherait sur Lyon, puis sur Paris, sans se joindre aux troupes des alliés.

Dumouriez accueillit donc avec joie la Restauration. Pourtant, dès le 7 avril, il exprimait des craintes. Les entours du roi n'avaient-ils pas de dangereuses prétentions ? La France ne retomberait-elle pas du despotisme de Napoléon dans le gouvernement arbitraire des Bourbons ? Une révolution n'éclaterait-elle pas après le. départ des alliés ? Pour. sa propre sûreté, pour la paix de l'Europe et le bonheur de la. France, Louis XVIII. ne devait-il pas régner en vertu d'une belle et bonne constitution ?

Le général applaudit à la Charte. Il avait la conviction que Louis XVIII voulait réellement tout ce que la Charte promettait. Mais le roi laissa les émigrés attaquer son ouvrage ; il laissa l'abbé de Montesquiou restreindre la liberté de la presse et assurer que prévenir était synonyme de réprimer. En récompense de sa profonde connaissance de la langue, cet abbé de Montesquiou fut nommé membre de l'Académie française. Hélas ! remarquait. Dumouriez, la Révolution va continuer ; l'ancre du vaisseau est perdue gare la tempête !

Il devinait pareillement que l'armée allait susciter aux Bourbons de grands embarras ; il proposait de casser la garde ou de l'établir sur un nouveau pied avant le retour, des prisonniers ; autrement, il y aurait une guerre de gladiateurs et il naîtrait plus d'un Spartacus.

Au mois de mai, il prévint Vansittart que l'armée française n'avait d'autre désir que de remettre le Corse sur le trône. L'Angleterre, disait-il, devait redoubler d'attention, surveiller l'île d'Elbe, avoir l'œil ouvert sur Napoléon.

Mais lui-même, pourquoi ne rentrait-il pas dans la patrie, comme les émigrés ? Ses amis de France s'étonnaient qu'il n'eût pas accompagné le roi ; ses amis d'Angleterre, le duc d'York, Wellington, croyaient que les Bourbons allaient le nommer maréchal. Différents bruits couraient sur lui. Selon les uns, il devait se rendre à Paris où il descendrait chez Bonnecarrère ; selon les autres, il était déjà à Paris et pressait l'organisation d'une lieutenance générale parce que le gouvernement était trop faible.

Au mois de décembre 1814, le duc d'Orléans demanda si Dumouriez pouvait revenir et reprendre du service. Je verrai, dit Louis XVIII, je verrai avec plaisir Dumouriez rentrer en France, bien qu'il soit trop âgé pour servir utilement. Le comte d'Artois ajouta : Nous lui ferons une pension, mais qui sera inférieure à celle qu'il touche en Angleterre. Quelques jours plus tard, Blacas, au nom du roi, informait Dumouriez qu'il aurait, sans servir activement, la paye et les rations d'un lieutenant général en activité.

Dumouriez répondit, le 3 janvier 1815, au duc d'Orléans qu'il ne voulait ni être à charge au gouvernement ni recevoir l'obole de Bélisaire. Il n'était ni invalide, ni décrépit, ni incapable de servir utilement le roi et son pays ; il était encore aussi sain d'esprit et de corps que Blücher, que Koutouzov, que Vioménil. N'avait-il pas mérité l'éternelle reconnaissance de sa nation et, par conséquent, une récompense royale ? N'avait-il pas mérité le bâton de maréchal ? Et, quand il ne pourrait plus supporter les fatigues de la guerre, son éducation variée, sa connaissance des langues, des nations et des affaires politiques et militaires, sa longue expérience n'ouvraient-elles pas d'autres carrières à sa robuste vieillesse ? Pourquoi ne pas le placer dans la chambre des pairs ? Il concluait qu'il devait rentrer honorablement dans sa patrie et que s'il était nommé soit maréchal soit pair, il n'hésiterait pas à revenir et à consacrer au roi le reste de sa vie.

Il ne fut nommé ni maréchal ni pair, et il ne bouda pas. Le m mars 1815, lorsqu'il sut que Napoléon avait quitté' l'île d'Elbe et marchait sur Lyon, il crut que son devoir de Français, de général, d'ancien ministre lui commandait de se mettre à la disposition de son souverain ; il demanda les ordres de Louis XVIII en assurant qu'il voulait vivre et mourir pour le meilleur des rois et pour sa patrie.

En 1815, comme en 1813, il essayait, quoi qu'il en dise, de se pousser en avant. Il pria le gouvernement anglais de l'envoyer pour deux ou trois mois dans les Pays-Bas il espérait être encore utile ; il désirait revoir cette Belgique où il n'avait fait que du bien, rencontrer Wellington, le roi de Prusse, les empereurs d'Autriche et de Russie, demander à Metternich le rétablissement de la pension qu'il avait refusée en 1807.

Il n'eut pas la mission qu'il souhaitait. Mais durant les Cent Jours, sa fertile plume enfanta note sur note : chaque semaine il envoya un mémoire au cabinet anglais.

C'est, le 17 avril, un mémoire sur la Suisse, cette citadelle qui commande l'Italie, la France centrale, la Bavière, la Souabe. Il ne faut pas que les milices helvétiques la défendent ; il ne faut pas que l'usurpateur qui rassemble des forces à Altkirch et à Lyon, tienne Bâle et Genève, et change ainsi le caractère de la guerre. Les alliés doivent diriger une armée sur Bâle et un corps considérable sur Genève ; l'armée piémontaise occupera la Savoie ; des troupes autrichiennes viendront par le Piémont opérer en Dauphiné et en Provence.

C'est, le 24 avril, un mémoire sur l'Italie. Murat s'est déclaré pour Napoléon, et Dumouriez pense que le roi de Naples va envahir la Lombardie, chasser le roi de Sardaigne et former un royaume d'Italie pendant que Suchet qui commande l'armée des Alpes, entrera en Suisse.

C'est, le 13 mai, un important mémoire sur les émigrés. Dumouriez ne veut pas qu'ils accompagnent, comme en 1792, l'armée des coalisés. Il faut les employer dans l'Ouest et le Midi ; dès que Wellington commencera son mouvement, il les enverra par mer en Bretagne ; si on les laissait ! dans les Pays-Bas, leur présence y serait nuisible et leur indiscrétion irriterait l'opinion publique. Ces diversions, entreprises loin des coalisés par les émigrés et les princes du sang qui se mettront à leur tête, affaibliront le parti de Bonaparte et rendront la guerre moins obstinée, moins longue. Quant à Louis XVIII, il ne peut se montrer à la suite des alliés et au milieu des calamités de la guerre ; il soulèverait contre lui toute la nation. Il doit, comme la reine des abeilles, paraître sans aiguillon ; la seule place qui convienne à sa dignité et à son intérêt, durant la campagne, est à Francfort parmi les souverains qui se sont armés pour renverser Bonaparte.

A plusieurs reprises Dumouriez écrivit alors à Wellington, lui donnant des conseils que le duc jugeait sûrement' inutiles. Il louait toutefois Wellington : J'ai, disait-il, une confiance absolue dans mon héros qui en toutes ses campagnes a uni la hardiesse à la prudence. Après Waterloo, il félicita chaudement le vainqueur Depuis longtemps j'avais prédit que vous étiez destiné à délivrer l'Europe de son fléau. Mais Wellington devait faire mieux encore que de gagner des batailles il devait, avec son bon sens, mettre les Français d'accord et les rendre raisonnables ; il devait aider Louis XVIII à pacifier le pays bouleversé par un fou enragé. De nouveau, Dumouriez, proposa de licencier l'armée pour la recréer ensuite ; il affirmait que la mesure n'était pas une mesure législative, que la nation n'aspirait qu'à secouer le joug d'un militaire insolent et perfide. Il proposait de poursuivre à outrance, sans traiter avec eux, Davout et les généraux de Bonaparte. Il proposait d'arrêter tous les grands coupables et de confisquer leurs propriétés pour indemniser les émigrés. Il proposait de détenir Bonaparte à Sainte-Hélène. Cet emprisonnement ne serait-il pas légal ? Pouvait-on reconnaître à Bonaparte, ainsi qu'en 1814, le titre d'Empereur ? N'avait-il pas terminé sa vie politique ? Il n'était même pas un prisonnier de guerre puisqu'il se livrait à la générosité du peuple britannique après avoir vu qu'il ne pouvait échapper et gagner l'Amérique. C'était un particulier qui fuyait la justice du continent et on le traitait encore avec bonté ; on aurait dû le juger en France par contumace avec ses complices.