DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XX. — LONDRES.

 

 

NELSON — DUMOURIEZ À LONDRES — NOTES ET MÉMOIRES AU MINISTÈRE — PROJETS DE DÉFENSE — AU SECOURS DE L'AUTRICHE — NOTES SUR LA PLATA — LETTRE AU ROI DE PRUSSE — TABLEAU DE L'EUROPE À LA FIN DE 1806

 

AU mois d'octobre 1800, Dumouriez avait fait la connaissance de Nelson. Les deux hommes s'étaient plu. Le grand marin avait désiré que Dumouriez devînt son frère d'armes et lui avait donné cent livres sterling en lui disant, pour l'obliger de les prendre : Vous vous êtes trop bien servi de votre épée pour ne pas vivre de votre plume. Après le bombardement de Copenhague et la destruction de la flotte danoise, Dumouriez félicita l'amiral : Mon cher et glorieux Nelson, Victoire est pour toujours attachée à votre nom, et il souhaitait à Nelson de délivrer l'Italie et la France de la tyrannie démocratique.

Nelson recommanda Dumouriez au ministère anglais, et le général fit alors remettre par son ami au premier ministre Addington une note sur les craintes qu'il avait pour la sûreté de l'Angleterre et, par suite, pour la sûreté de l'Europe. Il défendait, disait-il, la cause des rois, la cause de la religion, des mœurs, des lois ; de concert avec Nelson et le cabinet britannique, il hâterait la chute d'un gouvernement qui, s'il durait, renverserait tous les autres gouvernements.

Dumouriez comptait déjà que cette note, qu'il jugeait importante, lui vaudrait d'éclatantes et immédiates faveurs les ministres l'appelleraient, lui demanderaient des détails qu'il ne pouvait donner que verbalement et sur place il pria Nelson de lui envoyer une frégate ; il voulait partir, arriver incognito ; il louerait un logis aux environs de Londres, ou bien il resterait près de Nelson pour l'aider et pour servir à la fois Nelson et l'Angleterre. Les choses ne vont jamais si vite. Deux ans se passèrent ; le cabinet anglais gardait le silence. Vainement Nelson affirmait que Dumouriez était réellement bien intentionné, que, s'il rentrait dans sa patrie, il serait le pire ennemi des Anglais et les haïrait pour la façon dont ils l'avaient traité.

Mais la paix d'Amiens fut rompue et l'Angleterre craignit l'invasion française. Dumouriez avait naguère envoyé un mémoire sur les projets de descente. Nelson revint à la charge, assurant que les plans et conseils de Dumouriez seraient précieux, qu'un pareil homme qui jadis commandait à Cherbourg était nécessaire à la défense nationale. Au mois d'octobre 1803 le ministère appela Dumouriez à Londres. Le 26, le général assistait, avec le comte d'Artois, le prince de Condé et les ducs de Bourbon et de Berry, à la revue des volontaires passée par le roi George III. Pourquoi, lisait-on dans le Gentleman's Magazine, ne pas opposer Dumouriez à Bonaparte, ne pas prendre une dose de Dumouriez comme infaillible antidote contre le poison bonapartiste ? N'était-ce pas un vrai Français, un général capable qui sans nul doute a parmi ses compatriotes beaucoup d'amis et de gens qui lui veulent du bien, tandis que Bonaparte n'est qu'un simple étranger sans principes, un Corse qui rompt la trêve ? A la tête des émigrés, Dumouriez ne peut-il rendre au peuple français la liberté ?

Désormais Dumouriez regarde l'Angleterre comme sa seconde patrie. Il désire sincèrement la servir, la défendre. C'est en Angleterre qu'il veut vivre et mourir, au milieu d'une nation dont il préfère de beaucoup, dit-il, les solides vertus aux frivoles agréments de la France. Il prie les ministres anglais de ne pas le considérer comme un étranger. Il obtient une pension de mille livres sterling qui lui assure l'indépendance et l'aisance. On l'estime, on l'entoure d'égards. Il est à Brighton, dans l'été de 1805, l'hôte du prince de Galles ; en juillet 1806, Grenville, le même Grenville qui l'expulsait d'Angleterre treize années auparavant, juge que les notes du général sur la Sicile et la Sardaigne, bonnes et pratiques, répondent à ses propres idées. Dumouriez suit du reste les prudents avis de Nelson Il est très habile, écrit l'amiral à lady Hamilton, et il l'emporte tout à fait sur nos généraux ; dites-lui de ne pas se faire d'ennemis et de ne pas montrer qu'il en sait plus que quelques-uns d'entre nous. L'envie ne sait pas de bornes à ses persécutions. Mais Dumouriez a vu le monde, et il sera sur ses gardes.

 

Dumouriez devient ainsi le conseiller du ministère. Le 8 décembre 1803, il envoie à Addington un mémoire sur les affaires du Nord ; en juin 1804, il remet une note politique à Pitt qu'il félicite de réveiller le courage des souverains et de diriger la juste et nécessaire insurrection de l'Europe contre son oppresseur.

Mais il se consacre surtout à la partie militaire, indiquant en 1804 un remède contre une épidémie qui sévit dans la garnison de Gibraltar, proposant de former un bataillon de prisonniers piémontais commandé par l'adjudant général Merck, rédigeant en 1806 un mémoire sur les moyens de mettre plus d'ordre et de régularité dans les mouvements des troupes, tenant le ministère en éveil, lui reprochant même sa faiblesse, son inaction, l'accusant de torpeur, lui remontrant qu'il faut au moins faire semblant d'énergie pour animer le continent à la résistance, appelant en 1805, en 1810, en 1811 son attention sur l'île de Wight, sur les points où les contrebandiers abordent fréquemment et où un ennemi aussi entreprenant et actif que les Français peut impunément débarquer.

En 1804, il esquisse un projet de défense de l'Irlande. Diviser l'île en quatre districts militaires dont chacun aura sa place d'armes, Cork, Limerick, Athlone, Enniskillen retrancher Londonderry, Sligo, Killala, Castlebar, Golway, Tralee, Kenmare et Kinsale ; surveiller les grandes baies du Sud et du Sud-Ouest, celles de Cork, de Kinsale et de Bantry tel est le plan de Dumouriez. Quatre ans plus tard, au mois de janvier 1808, revenant sur cette Irlande dont la perte serait l'écroulement de l'Empire britannique, il propose de fortifier les stations navales de Cork, de Dublin, de Valentia, de Beerhaven, pour couvrir la ligne de la côte et rendre un débarquement très dangereux ; mais, à son avis, l'envahisseur ne peut tenter une descente efficace qu'entre Cork et l'embouchure du Shannon ; s'il la tente, les garnisons de Dublin et celles des quatre places d'armes marcheront à sa rencontre et le rejetteront dans la mer.

Le plus important mémoire de Dumouriez, un mémoire long, minutieux, qui fut très apprécié, c'est celui qu'il terminait au mois de mai 1804 sur la défense de l'Angleterre. Il énumérait d'abord les obstacles que le pays devait opposer aux Français les batteries de côte ; les camps retranchés et les places d'armes ; les troupes et notamment les chasseurs et ces tirailleurs dont le système, né dans la France de 1792, a déconcerté et vaincu toutes les armées de l'Europe ; les principes auxquels se conformeraient les généraux chargés de l'exécution du plan défensif. Puis, après avoir divisé l'Angleterre en six districts militaires, il montrait comment on pourrait protéger tous les chemins qui mènent à Londres, comment on pourrait protéger le littoral, protéger Jersey et Guernesey. Il étudiait les ports d'où partirait l'expédition française ; il conseillait à l'état-major anglais de prendre Walcheren, la clef des Pays-Bas opération coûteuse et qui rencontrerait de la résistance, mais qui, selon lui, réussirait.

Il recommandait ainsi l'offensive, car, dans le secret de son cœur, il ne croyait pas que les Français fussent, cette fois, assez hardis et assez forts pour exécuter une descente. En août 1805, il annonçait que très prochainement Bonaparte serait trop heureux, sous prétexte d'une guerre continentale, d'abandonner ses préparatifs de débarquement et de marcher avec toutes ses troupes vers l'Allemagne ou l'Italie.

 

D'un œil jaloux il suivait tous les actes de celui qu'il nommait l'ambitieux Bonaparte. Cet homme ne s'arrêterait donc pas ! Il prenait à la fois le diadème impérial et la couronne de fer Quel événement monstrueux ! N'aurait-il pas mieux fait de pardonner à Pichegru, à Cadoudal, de laisser Moreau aux délices de Grosbois, d'effacer les traces de la Révolution, d'appeler Louis XVIII, l'héritier légitime, sur un trône raffermi, purifié des abus de l'ancien gouvernement et des souillures de l'anarchie ? Hélas ! ce n'était pas un grand homme, c'était un homme extraordinaire ; ce n'était pas un homme célèbre, il n'était que fameux.

La colère de Dumouriez s'accrut lorsqu'il vit Napoléon fonder la confédération du Rhin. Il s'indigna que des princes allemands se fissent les humbles vassaux de la France impériale et il les qualifiait de souverains éphémères.

Il aurait voulu reparaître dans les camps et il sollicitait alors un commandement en Italie. Au mois de septembre 1805, il marquait à Nelson qu'il désirait être son coopérateur et, à la tête d'une armée d'Italiens ou d'Autrichiens, attaquer dans le centre du royaume d'Italie ce Bonaparte, ce barbare usurpateur que tous deux abhorraient également. Il avait envoyé son plan à la cour de Vienne : 20.000 Autrichiens viendraient de Dalmatie débarquer près d'Ancône, couper les communications de la division de Naples, marcher sur Gênes par la Toscane et Parme, prendre à dos les troupes qui défendaient le Mantouan et le Milanais. Que vos ministres, disait Dumouriez à Nelson, ne laissent pas mon expérience sans emploi ; mon nom est prépondérant dans l'opinion des Français et très propre à être opposé au nom du Corse. Il écrivait en même temps à Mack, son frère d'armes et ami, qu'il regardait la Dalmatie comme le pivot de la guerre d'Italie, comme le seul moyen de renverser ce royaume naissant qui renverserait la maison d'Autriche et l'Orient, si l'on tardait à réunir ses efforts, et il demandait, outre le grade de feldzeugmeister qu'on avait arrangé pour lui en 1793, la direction de ce corps mobile qui partirait de la Dalmatie.

Ce ne fut pas en Italie qu'il alla. A la fin de novembre 1805, Castlereagh l'envoya commander en Bohême un corps de Hessois à la solde anglaise. Dumouriez partit. Lorsqu'il toucha terre, la guerre était terminée, et il gémissait : J'ai été envoyé trop tard, et ce n'est pas ma faute si les deux empereurs ont laissé battre leur belle armée à Austerlitz !

Il revint à Londres. Au mois de juin 1806, il fit pour Fox et Windham une note sur Montevideo. Que pensait-il d'une expédition commandée par le général Whitelocke et dirigée contre la Plata ? Il jugea que l'entreprise était périlleuse, que les troupes anglaises ne pourraient occuper longtemps les colonies espagnoles, que le climat, la différence du caractère, l'étendue du territoire, tout leur ferait obstacle. Mieux valait, selon Dumouriez, envoyer dans le pays un prince qui comprendrait les colons, qui saurait gagner leur sympathie, les aider dans leur révolte contre la métropole et les allier à l'Angleterre. Ce prince, c'était le duc d'Orléans. Son arrivée produirait une grande sensation les colons seraient convaincus que l'Angleterre n'avait aucune vue de conquête et de domination, qu'elle désirait sincèrement leur liberté sous un gouvernement choisi par eux, qui respecterait leurs lois et leur religion. L'Angleterre rejeta ce beau plan ; Whitelocke partit ; les colons le repoussèrent ; si l'on avait adopté le projet de Dumouriez, Louis-Philippe devenait roi de la Plata !

 

Mais la Prusse fixait, en 1806, le regard du général. N'allait-elle pas subir le sort de l'Autriche ? Dans trois lettres qu'il écrivit à Hardenberg, Dumouriez annonça les dangers qui menaçaient la monarchie prussienne. Pourquoi Frédéric-Guillaume n'avait-il pas conservé la place de Wesel pour en faire la clef et le boulevard de ses Etats ? Pourquoi écoutait-il Haugwitz et Lombard ? Pourquoi ne les chassait-il pas ? La Prusse avait acquis le Hanovre en échange de Wesel. Mais le Hanovre était un pays endetté, épuisé, où la Prusse ne pourrait se soutenir que par une sévérité tyrannique. Quoi ! le -roi livrait à la France le nord de l'Allemagne dont il avait tant de fois garanti la neutralité ! Il sacrifiait à une aveugle jalousie la maison d'Autriche ! Il sanctionnait la ruine de la maison d'Orange ! Il reconnaissait roi de Hollande le frère de Bonaparte ! Il reconnaissait prince un spadassin nommé Joachim ! Il reconnaissait archichancelier de l'Empire germanique un misérable prêtre sans naissance et sans talents ! Ne perdait-il pas ainsi sa considération personnelle, l'estime de son armée, l'affection de ses peuples, la confiance de l'Allemagne qui soupirait après Arminius ? Et ce terrible Bonaparte auquel il avait tout immolé, ne finirait-il point par se tourner contre lui ? Que Frédéric-Guillaume, concluait Dumouriez, déploie donc, pour son propre salut, toute son énergie ; qu'il renonce à cette paix, chef-d'œuvre des Haugwitz et des Lombard ; qu'il restitue le Hanovre à l'Angleterre, laquelle lui fournira son appui ; qu'il s'unisse au roi de Suède, au roi de Danemark, à l'empereur Alexandre qu'il établisse une ligue du Nord destinée à être l'égide de la liberté du continent ; qu'il sache résister au tyran qu'il se fasse honneur de le combattre, de l'anéantir ! Il a courage et constance ; la reine a l'âme aussi noble que 'la sienne ; que tous deux lisent les lettres de Dumouriez sans les communiquer à de lâches et perfides conseillers ; qu'ils connaissent la vérité et que la Prusse sauve et elle-même et l'Europe !

Ce que Dumouriez avait prédit, se vérifia. La Prusse succomba. Mais pourquoi, répétait Dumouriez, avait-elle en 1805 secondé par sa partiale neutralité l'audace de Bonaparte ? Pourquoi le roi avait-il livré passage aux Français à travers ses États ? Pourquoi n'avait-il pas alors masqué Mayence et menacé le Bas-Rhin ? Pourquoi, après Austerlitz, cette timide apathie ? L'Autriche lui avait rendu la pareille, et, si l'armée autrichienne avait débouché en Franconie, elle aurait arrêté les Prussiens. Quelle politique étroite, fausse et imprévoyante ! Et combien d'autres fautes le roi avait commises Pourquoi permettait-il à l'électeur de Hesse une neutralité qui n'était qu'une défection, qui découvrait le flanc droit des Prussiens, les obligeait à se concentrer sur le territoire saxon dans une ligne très resserrée ? Cet électeur avait d'excellentes troupes et un gros trésor. Ne devait-il pas, lui aussi, protéger la liberté de l'Allemagne contre Bonaparte ? Était-ce la peine d'avoir des troupes pour ne pas les employer et de ramasser de l'argent pour ne pas le dépenser à propos ? Pourquoi le roi de Prusse avait-il abandonné le Thüringer Wald et défendu si mollement le débouché de Hof ? Pourquoi avait-il laissé les ennemis déborder et tourner sa gauche ? Pourquoi avait-il cru qu'il pourrait lutter seul contre une nation enorgueillie de ses victoires ? Ne savait-il pas que son armée avait plus de réputation que de force réelle ?

Cette fois encore Dumouriez faillit prendre part à la guerre. Le ministère anglais voulut, au mois de septembre, l'envoyer sur le continent. Nommé résident à la cour de Suède, le général irait à Stockholm, puis à Pétersbourg, puis à Berlin pour régler une grande diversion que le roi de Suède Gustave IV projetait de faire en Allemagne et que le gouvernement anglais désirait appuyer. Mais, comme l'année précédente, on s'y prit trop tard. Le temps s'écoula. Dumouriez ne reçut pas d'instructions deux semaines après Iéna, le 31 octobre, lord Howick lui annonçait que sa mission devenait inutile.

 

Il ne désarma pas. Il disait que Bonaparte avait l'âme haineuse et ignoble que Bonaparte insultait bassement et par des propos de caporal la reine Louise, que Napoléon, mû par un vil sentiment de vengeance et par une sorte de rage, poursuivait sans relâche cette noble et intéressante femme. Plus que jamais, Dumouriez exhortait le ministère anglais à ne pas faiblir.

Au mois de décembre 1806, il dédia à Grenville et adressa à Vansittart, chancelier de l'Échiquier un Tableau de l'Europe. Il fallait craindre, disait-il comme s'il prévoyait le traité de Tilsit que la Russie vaincue ne fit avec Bonaparte une alliance offensive et défensive. La politique du tsar Alexandre était dictée, non par la prudence, mais par la colère qu'avaient excitée en lui l'assassinat du duc d'Enghien et l'annexion de Gênes. Si Bonaparte entraînait les puissances du Nord, n'attaquerait-il pas l'Angleterre en 1808, après une année de préparatifs, avec toutes les forces navales du continent ? Ne reformerait-il pas le camp de Boulogne ? Ne volait-il pas de capitale en capitale et ne changeait-il pas le destin des nations dans le palais de leurs rois ? N'avait-il pas dit qu'il donnerait dans Londres la paix à l'Europe ? S'il venait dicter la paix dans Londres même, l'Angleterre qui, de tous les États, avait le plus longtemps bravé ses menaces, subirait le plus dur asservissement !