DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XIX. — MITAU ET PÉTERSBOURG.

 

 

HAMBOURG — MÉMOIRES ET ÉCRITS POLITIQUES — VOYAGE DE MITAU — ACCUEIL DE LA COUR — SÉJOUR À PÉTERSBOURG — RÉCONCILIATION DE LA BRANCHE CADETTE AVEC LES BOURBONS — LETTRE À BONAPARTE — MÉMOIRE SUR L'ARMÉE AUTRICHIENNE

 

EN 1794 et 1795 Dumouriez publia ses Mémoires. Ils parurent en trois fois.

1° En 1794, les Mémoires du général Dumouriez écrits par lui-même. Cette partie des Mémoires, terminée au mois de janvier 1794, s'étendait de l'exécution de Louis XVI à ces journées d'avril où eut lieu la défection. L'ouvrage, tel que Dumouriez l'avait conçu, devait comprendre, en huit livres, sa vie entière. Il donne les deux derniers avant les six premiers parce qu'il veut, comme il s'exprime, répondre aux imputations lancées contre lui, repousser la calomnie qui le poursuit, justifier sans retard ses actes les plus récents.

2° En 1794, Vie privée et politique du générale Dumouriez pour servir de suite à ses Mémoires. C'est la première partie des Mémoires ; elle comprend les quatre premiers livres ; il y raconte sa carrière révolutionnaire et son ministère.

3° En 1795, Campagnes du général Dumouriez dans la Champagne et la Belgique, écrites par lui-même pour faire suite à sa vie privée et à ses Mémoires. C'est la deuxième partie de l'ouvrage ; elle comprend le cinquième et le sixième livre Valmy et Jemappes.

Depuis, les Mémoires de Dumouriez ont été réunis par Berville et Barrière qui les ont publiés dans les années 1822 et 1823 en quatre volumes sous le titre La vie et les Mémoires du général Dumouriez, et c'est d'après cette édition qu'on peut les apprécier en leur ensemble. Composés rapidement et à bâtons rompus, ils manquent de cohésion ; ils offrent des répétitions, des longueurs, des négligences Dumouriez ne regarde l'art d'écrire que comme la voiture, des idées. Ils renferment en outre des erreurs voulues ; le général pallie ses fautes ; il altère souvent la vérité. Mais il décrit à larges traits les campagnes il trace de vivants portraits ; il répand à pleines mains les anecdotes et les saillies.

 

Retiré depuis le mois d'avril 1794 dans le voisinage de Hambourg, incapable de se taire et de se résigner à l'oubli, il publia dans l'année 1795, en trois parties, le Coup d'œil politique sur l'avenir de la France, qui conseille aux Français de renoncer aux conquêtes, de faire la paix, de rétablir la monarchie modérée et d'appeler au trône, puisque Louis XVII est mort, le comte de Provence.

Il proclamait donc Louis XVIII roi de France, et toute l'Europe savait qu'il vouait dorénavant ses efforts au rétablissement de la royauté.

On crut même, en juin 1795, qu'il était venu secrètement à Paris, et, au mois de septembre suivant, Starhemberg mandait à Thugut que Dumouriez était plus que jamais l'agent militaire du parti, que cet homme insinuant, infatigable, démesurément ambitieux se donnait des peines incroyables pour la réussite de ses projets, qu'il désirait toujours le pouvoir avec l'ardeur la plus violente.

C'est surtout en 1798 et en 1799 que Dumouriez s'agite ; il combat le Directoire comme il a combattu la Convention, par ses écrits et ses intrigues, puisque écrire et intriguer sont désormais ses seuls moyens.

En 1798 il publie un Tableau spéculatif de l'Europe où de curieuses prophéties se mêlent aux effusions de royalisme. Suivant lui, la situation créée par la paix de Campo-Formio ne durera pas ; la possession de la Vénétie est précaire ; elle sera pour l'Autriche une source de grandes guerres le congrès de Rastatt est une honte pour l'Allemagne ; le saint Empire se dissout, parce qu'il n'y a pas de nation allemande la Prusse seule peut mettre fin à cet état de choses et fonder un nouvel Empire que l'Allemagne s'unisse donc, conclut Dumouriez, qu'elle rompe les conférences de Rastatt, qu'elle fasse une guerre nationale ; qu'un homme-roi relève l'aigle germanique sans autre ambition que de sauver sa patrie, ou bien que la France, généreuse et juste, recule sa limite du Rhin sur la Meuse, accorde à l'Europe une paix modérée et renonce à la démocratie anarchique pour rétablir la monarchie constitutionnelle.

Le Tableau est du mois de février. En septembre, Dumouriez le remanie sous le titre de Nouveau tableau spéculatif de l'Europe. Il juge l'expédition d'Égypte aussi folle qu'injuste ; il assure que Bonaparte, ce Bonaparte qui, l'année précédente, avait en un clin d'œil décidé le sort des nations, ne peut pas aller aux Indes que Bonaparte est, après le désastre d'Aboukir, perdu sans ressources que Bonaparte sera trop heureux de se rembarquer et de se soustraire, une fois encore, à Nelson. Il compte même que les Russes, joints aux Impériaux, mettront fin au congrès de Rastatt, et il avertit les Français que la politique désorganisatrice et dévastatrice du Directoire épuise toutes leurs ressources, que ce chaos ne pourra durer, qu'un chef se présentera devant qui disparaîtront les satellites de la pentarchie.

Il essaie d'agir en même temps qu'il écrit. Dans l'année 1799 il ébauche un grand plan de restauration. Le prince Charles de Hesse, gouverneur de Holstein et généralissime des armées danoises, devenu son ami, lui a donné une pension de deux mille livres et une maison toute meublée à Altona. Au mois de juillet 1798, Dumouriez conseille au prince de faire accéder le Danemark à la coalition contre la France. En échange d'un subside de 800.000 livres sterling et des îles de Porto-Rico et de Crab Island, le Danemark fournira 12 vaisseaux de ligne à l'Angleterre et enverra 18.000 hommes dans la presqu'île du Cotentin. Mais pour faire réussir ce plan, il faut s'aboucher avec Louis XVIII et le tsar Paul.

Par l'intermédiaire de l'émigré Fonbrune, Dumouriez rentre en grâce auprès du roi de France. Louis XVIII avait à Hambourg un agent secret, du nom de Thauvenay. Averti par Fonbrune, Thauvenay écrit à Saint-Priest que Dumouriez désire non seulement revenir au roi, mais le servir avec zèle. Saint-Priest répond que, si le général demande l'agrément du roi dans les formes convenables, Sa Majesté acceptera son hommage et oubliera ses torts.

Dumouriez fait sa soumission à celui qu'il nomme son souverain légitime, et le roi lui marque qu'il recevra avec confiance les assurances de son dévouement. Je suis convaincu, ajoute Louis XVIII, que nous n'aurions pas tardé si longtemps à nous entendre si j'avais pu, au mois de septembre 1792, obtenir la permission ou, pour mieux dire, l'avantage de vous attaquer l'épée à la main dans votre camp ; la cocarde blanche eût alors promptement remplacé celle que vous ne portiez qu'à regret. Thauvenay remit cette lettre à Dumouriez le 17 août 1799 dans une auberge d'Elmshorn sur les bords de l'Elbe. Dumouriez, ravi, s'écria que Henri IV seul aurait pu faire une pareille réponse à Sully, qu'il commanderait bientôt l'avant-garde d'un corps anglo-danois, qu'il servirait le roi avec l'ardeur la plus vive, qu'il tenait le parti d'Orléans pour un parti d'intrigants et que le jeune duc d'Orléans était un prince vertueux et vrai qui ne pensait pas à comploter avec les scélérats de Paris.

Quelques jours après, à Hambourg, il conférait avec le général Willot qui projetait de soulever la Provence. Il approuva ce dessein, lui conseilla d'atterrir aux Martigues de concert avec le duc de Berry qui débarquerait à Cette, et de pousser sur Pont-Saint-Esprit, Saint-Etienne pour tendre la main à Précy ; pendant ce temps, le comte d'Artois se saisirait de Saint-Malo, Dumouriez, de Cherbourg, Pichegru, de Besançon.

Restait à obtenir l'appui de Paul Ier. Dumouriez voulait aller à Pétersbourg afin de lui exposer son plan, et Louis XVIII mandait au tsar que les liaisons de Dumouriez avec le prince Charles de Hesse, ses connaissances politiques et militaires, les partisans que lui faisait sa réputation le rendaient utile au succès de la cause que Paul défendait avec tant de grandeur d'âme.

Au mois de décembre 1799, Dumouriez, appelé par Paul Ier, s'achemina vers la Russie par Mitau où Louis XVIII résidait. A l'avance, il était ivre de bonheur. Il disait à Thauvenay qu'il adorait la personne du roi. Thauvenay lui donna quatre cents ducats en lui conseillant d'avoir à Mitau meilleur ton qu'à Hambourg. Le général ne se fâcha pas de l'avis : Je le sais bien, disait-il, et je m'en fais des reproches fréquents ; c'est une mauvaise habitude dont je me corrigerai.

Il vit Louis XVIII à Mitau le 5 janvier 1800. L'accueil fut assez froid. N'était-ce pas un nouveau converti ? N'avait-il pas encore la tête près du bonnet rouge ? On ne le reçut pas officiellement ; on ne l'invita pas à dîner ; on ne le présenta ni à la reine ni à la duchesse d'Angoulême qui s'était mise à pleurer en apprenant son arrivée. Il fut traité comme un voyageur qui venait prendre les ordres du roi.

Son séjour à Pétersbourg ne le consola pas. Il comptait empaumer le tsar. Mais Rostoptchine et Voronzov priaient, suppliaient Paul de ne pas croire un aventurier, un intrigant qui servirait également le ciel et l'enfer. Dumouriez vit l'empereur, l'entretint plusieurs fois à la parade, lui remit trois mémoires. L'empereur déclara nettement qu'il ne voulait plus sacrifier ses soldats à de perfides alliés. Au bout de trois mois, Dumouriez partit, après avoir lassé la patience russe. Il eut mille ducats d'or — ce que Paul donnait à ceux qu'il mandait à sa cour — et des compliments. Paul lui avait dit qu'il devait être le Monk de la royauté ; que les Français, qui faisaient tant de choses glorieuses, étaient bien supérieurs aux Russes. Les Russes, s'écriait le tsar, ne sont que des cochons, et à des cochons peut-on parler de gloire ?

Dumouriez avait compté que l'empereur approuverait au moins l'affaire de Danemark. Rostoptchine l'avertit que la cour de Copenhague, comme celle de Pétersbourg, blâmait ses projets de descente. Très dépité, Dumouriez regagna Hambourg. De là, il écrivit encore à Paul, à Rostoptchine, à Panine ; il envoya même à Panine une lettre, dérobée à la légation française, de 25 personnages qui propageaient en Russie les idées révolutionnaires !

Toutefois, comme il le dit, tous les préjugés étaient dissipés il se liait désormais à Louis XVIII. Ce fut lui qui réconcilia les princes de la branche cadette avec les Bourbons. Le 10 février 1800, le jeune duc d'Orléans, Louis-Philippe, qui revenait d'Amérique avec ses deux frères, recevait à Londres une lettre pressante de Dumouriez. Le général engageait son fils adoptif à se jeter dans les bras du roi, à consacrer sa vie au chef de sa maison. Sur-le-champ les trois princes d'Orléans assurèrent Louis XVIII de leur inviolable fidélité.

 

Pourtant, Dumouriez qui faisait flèche de tout bois, essayait, la même année, de rentrer en France et de profiter du coup d'État de brumaire. Le 3 novembre 1800, il écrivit au premier consul. Il n'avait pas, disait-il, démérité de l'indulgence nationale ; il s'était montré comme soldat à Jemappes ; il avait conquis la Belgique. Sans doute il avait été regardé comme traître à la patrie. Mais voulait-il trahir son pays ? Qu'avait-il fait, sinon ce qu'exigeaient la raison, l'intérêt, la politique et les circonstances ? Ne devait-il pas prendre quelque chose sur lui-même ? S'il avait eu la faiblesse de retourner en France, n'aurait-il pas été condamné à mort ? On l'accusait d'avoir favorisé le parti d'Orléans ; jamais ce parti n'avait été le sien ; les enfants de Philippe d'Orléans n'étaient que des soldats de son armée, et Philippe avait porté sa tête coupable sur un échafaud mérité. Dumouriez invoquait donc la justice et la générosité du premier consul qui rappelait Lafayette et les Français égarés.

La lettre, longue, diffuse, dénuée de vigueur, déplut sûrement au premier consul qui dut hausser les épaules en lisant cette phrase : Vous avez fait ce que j'aurais fait si mes talents et mes moyens me l'eussent permis. Il excepta Dumouriez de toutes les amnisties à quoi Dumouriez répondit qu'il aimait mieux être un excepté qu'un amnistié. Et qui ne sait qu'en 1804, lorsqu'il ordonna d'arrêter le duc d'Enghien, Bonaparte croyait que Dumouriez, ce misérable intrigant — en réalité M. de Thumery — était auprès du jeune prince ?

Mais, depuis l'année précédente, Dumouriez était à Londres. Il eut, un instant, l'idée de s'établir sur le sol autrichien. L'archiduc Charles avait pour lui quelque sympathie. A la fin de 1793, ce. prince ne marquait-il pas à l'empereur qu'on ferait bien de ménager un homme qui par ses talents, par son esprit entreprenant et hardi, pouvait encore jouer un rôle ? En 1800 il avait demandé à Dumouriez un mémoire sur la réorganisation de l'armée autrichienne, et, à cette occasion, le général avait reçu du cabinet de Vienne une pension de trois mille francs qui lui fut servie jusqu'à l'année 1807 où, par un coup de tête, comme il a dit, il refusa de la toucher désormais. Aussi, au mois de juin 1803, comme pensionnaire et sujet de l'empire, envoyait-il à l'archiduc Charles un nouveau mémoire sur un système de guerre qui donnerait, croyait-il, aux Autrichiens, la supériorité sur les troupes françaises.

On comprend toutefois qu'il ait préféré l'Angleterre à l'Autriche. Ne disait-il pas que l'Angleterre était le refuge des mécontents de toutes les nations et que la raison et la justice y avaient toujours des défenseurs ? N'y fut-il pas traité, comme il le dit encore, non en fugitif, non en homme léger et sans conséquence, mais avec confiance, avec noblesse et considération ?