DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XVIII. — ERRANT COMME ULYSSE.

 

 

PROCLAMATIONS ET ADRESSES — CONGRÈS D'ANVERS DUMOURIEZ À BRUXELLES, À AIX-LA-CHAPELLE, À FRANCFORT, À DARMSTADT, À STUTTGART, À MERGENTHEIM — SÉJOUR À LONDRES — EXPULSION — OSTENDE — LUTTELFORST — MOUDON — AUGSBOURG

 

DUMOURIEZ fugitif n'a plus même son épée il n'a que sa plume. Ce sera désormais sa seule arme. Il s'en servira avec fièvre durant tout le mois d'avril 1793 comme s'il voulait, à force de proclamations, d'adresses, de lettres, se rappeler, s'imposer à la mémoire de ses concitoyens.

C'est, le 12 avril, une seconde Proclamation à la nation français. Il retrace les événements qui viennent de se passer. Il avait cru que son armée désirait rétablir une constitution qui ramènerait l'ordre et la paix et, cette résolution des troupes, qui semblait unanime, des généraux, Dampierre, Stettenhoffen, La Marlière, Rosières, Chancel, Ferrand, l'avaient changée par ambition ou par esprit de vertige c'étaient des traîtres qui périraient victimes des jacobins, car plusieurs d'entre eux appartenaient à là caste persécutée et les anarchistes rejetteraient sur eux tous les désastres. Il ne voulait pas émigrer ; mais lorsqu'il avait appris que des factieux projetaient de l'enlever et de le mener à Valenciennes pour le sacrifier à la vengeance des tyrans, il avait dû se retirer dans le camp des Impériaux qu'il regardait comme alliés d'après la noble et franche déclaration du prince de Cobourg. Il comptait donc que l'armée, un moment égarée, comprendrait qu'elle ne pouvait rester sous les drapeaux de la licence ; il comptait qu'elle se rallierait à lui pour mettre fin aux désordres qui couvraient la France de terreur et de deuil, et il jurait qu'il n'avait, ainsi que ses compagnons, d'autre dessein que de rétablir la royauté constitutionnelle. Partout où l'anarchie cessera à l'apparition de nos armes et de celles des coalisés, on trouvera en nous des amis et des frères ; partout où nous trouverons de la résistance, nous saurons distinguer les coupables et épargner aux paisibles habitants les calamités de la guerre. Nous ne craignons nullement les poignards de Marat et des jacobins. Nous en détruirons la fabrique ainsi que celle des infâmes écrits par lesquels on cherche à pervertir le caractère de la nation française.

C'est, le 18 avril, une Adresse à tous les Français égarés de bonne foi par leurs démagogues. De nouveau Dumouriez s'élève contre les désorganisateurs, contre les infâmes régicides et tyranneaux éphémères, contre l'affreuse anarchie. Il exhorte les Français à détruire l'infernale Convention, à proclamer Louis XVII, à restaurer la monarchie en lui fixant de justes limites, à prendre pour modèle le gouvernement de la fière Albion, à rappeler les émigrés et les prêtres qui se sont exilés pour ne pas prêter un serment qui leur semblait le plus grand des crimes, à rétablir la religion dans tout son lustre. Il donne ainsi des gages aux Bourbons et à leurs partisans. Français, dit-il, facilitez à vos frères émigrés la rentrée dans leurs foyers où ils sont si désirés ! Que la loi d'oubli soit à jamais gravée dans vos cœurs et que tous les individus soient également soumis aux lois, dociles et obéissants aux souverains. Il assure que la religion est le fondement de la société politique et que d'elle émane la puissance du gouvernement.

C'est, le 20 avril, la Déclaration sur ses prétendues liaisons avec Philippe d'Orléans. Il n'avait, écrit-il, jamais estimé Égalité et depuis l'époque où Philippe d'Orléans, déchirant les liens du sang, avait voté la mort de Louis XVI et prononcé son opinion avec une impudeur atroce, son mépris s'était changé en aversion ; il désirait que cet homme fût livré à la sévérité des lois. Quant aux enfants de Philippe d'Orléans, doués d'autant de vertus qu'il avait de vices, dépourvus d'ambition, ils avaient parfaitement servi leur patrie dans les armées. L'aîné n'aspirait pas au trône ; il fuirait même au bout du monde plutôt que de devenir roi ; s'il voulait jamais revendiquer la couronne, Dumouriez mépriserait et haïrait le fils comme il méprisait et haïssait le père.

C'est, le 24 avril, une Lettre au président de la Convention. Il maudissait l'hydre à sept cents têtes, cette Convention qui rendait effroyable une révolution sublime et qui s'arrogeait l'aristocratie du crime, la seule qui fut désormais en France ; cet aréopage d'enragés, de scélérats, d'hommes faibles et ignorants ; ces tyrans qui, pour maintenir un gouvernement exercé à coups de poignard, fabriquaient une constitution à coups de hache ; ces singuliers législateurs qui, en pleine séance, se traitaient de crapauds et se menaçaient avec des pistolets et des épées. Il citait, au passage, Cambon, digne Sully de pareils despotes ; Barère, dont il flétrissait la versatile atrocité Robespierre qui, dans une verbeuse déclaration dont chaque ligne était un mensonge, arrangeait une conspiration absurde entre ses adversaires et Dumouriez ; Vergniaud qui, pour répondre à Robespierre, arrangeait un plan entre Dumouriez et la faction d'Orléans ; Delacroix et Danton, ces deux fanfarons qui pouvaient être utiles à tous les partis. Il souhaitait que la nation, s'exprimant par la voix des départements, pût délivrer Paris de ce tas de brigands, et il comptait que la partie saine et souffrante de la Convention se révolterait contre les suppôts de l'antre jacobin, qui voulaient entraîner la France dans leur chute. Il espérait que les membres coupables de l'assemblée seraient trop heureux si leur obscurité ne leur laissait pour châtiment que leurs remords. Il conseillait à ce tripot de vouer à la rigueur des lois les agitateurs et les assassins qui siégeaient sur ses bancs, et après s'être épuré, de se retirer devant des représentants choisis d'après la constitution de 1791.

Il faisait même, en ce mois d'avril 1793, ce quatrain à la Convention

Dignes envoyés du Tartare,

Votre école est votre tombeau ;

Vous me mandez à votre barre,

Mais l'Europe vous mande à celle du bourreau.

Il écrivait donc, écrivait, écrivait ! Hélas ! l'action lui était désormais interdite. Il n'était plus qu'un émigré, un émigré impuissant, repoussé de partout.

 

Il avait cru que les Autrichiens renonceraient à toute hostilité pendant qu'il marcherait sur Paris et disperserait la Convention. Mais Cobourg et Mack avaient négocié de leur chef l'empereur les désapprouva. Dumouriez, écrivait François II, n'était pas sincère. N'avait-il pas l'année précédente, au camp de Sainte-Menehould, abusé de la crédulité de Brunswick ? Ne voulait-il pas gagner du temps, semer la discorde entre les alliés, proclamer roi le duc d'Orléans ? L'empereur ordonnait donc à Cobourg d'aller de l'avant, sans plus parlementer. Même si Dumouriez réussissait dans son entreprise et atteignait Paris, Cobourg pousserait sa pointe et profiterait du désarroi des ennemis pour occuper les places qui forment la barrière de la France contre les Pays-Bas.

Cobourg avait alors invité les ambassadeurs des puissances alliées à se réunir à Anvers, en une espèce de petit congrès. Ce congrès se réunit le 8 avril. Metternich-Winnebourg et Starhemberg représentaient l'Autriche le duc d'York et lord Auckland, l'Angleterre ; le prince d'Orange et son fils, la Hollande ; Keller et Knobelsdorf, la Prusse. Le prince de Cobourg ainsi que son fidèle Mack, l'attaché militaire prussien Tauentzien, le général Valence, chargé de défendre les intérêts de Dumouriez et des officiers récemment émigrés, assistaient à la première séance.

Mack exposa ses négociations et Cobourg lut la proclamation où il s'engageait à joindre ses troupes à celles de Dumouriez, à ne faire en France aucune conquête, à ne considérer que comme un dépôt sacré les places qui lui seraient remises. Il y eut un tolle général. Je pars sur-le-champ, dit lord Auckland à Starhemberg, votre cour a trompé l'Angleterre et nous renoncerons à toute alliance avec vous. Le duc d'York, fort animé, criait à Cobourg : Vous m'avez joué et personnellement compromis. Les deux princes d'Orange, père et fils, appuyaient pesamment le duc d'York, et le comte Keller assurait que le roi de Prusse serait offensé dans sa loyauté. Starhemberg fut le plus indigné. Cobourg avait-il donc des pouvoirs pour se lier avec ce Dumouriez qui, menacé de la guillotine et perdu de tous côtés, se jetait dans les bras de l'Autriche ? Croyait-il tirer de là quelque avantage ? Non ; puisque Dumouriez s'opposait au démembrement de la France. Cette démarche, concluait Starhemberg en se tournant vers Cobourg, flétrit vos lauriers ! Vous mettez l'armée de l'empereur à la suite de l'armée d'un Dumouriez et presque sous les ordres de cet intrigant ! Et cela, pour restaurer le système que notre but est de détruire ! Le mot de constitution a été le signal des hostilités et vous en faites l'olivier de la paix ! Cobourg protesta qu'il avait agi pour le mieux. Starhemberg et ses collègues le sommèrent de désavouer sa proclamation. Il répondit qu'il attendrait les instructions impériales.

Mais le lendemain, 9 avril, Cobourg apprenait que Dumouriez avait fui. Il pouvait publier une rétractation. Starhemberg la rédigea. Le prince y disait qu'il n'avait exprimé dans sa déclaration du 5 avril que son vœu particulier. Or, ses sentiments personnels avaient été méconnus ; des hommes profondément criminels s'obstinaient à bouleverser la France ; sous l'empire des circonstances, il rompait l'armistice, rétablissait l'état de guerre, révoquait, annulait formellement sa déclaration dont ne subsistait qu'un seul article l'engagement de maintenir sur le sol français la plus sévère discipline parmi les troupes des alliés.

Dumouriez alla sur-le-champ voir Cobourg. Il se plaignit hautement la nouvelle proclamation l'étonnait, l'affligeait ; ce n'était pas là ce que Cobourg avait promis. Cobourg répondit qu'il exécutait des ordres justifiés par les circonstances, que la situation du pays n'était plus la même, que Dumouriez n'avait plus de forces à sa disposition, que l'armée sur laquelle il comptait s'apprêtait à le combattre, que l'Empereur devait par conséquent diriger les opérations. A son tour, Dumouriez répliqua qu'il avait, dans les arrangements conclus avec Mack, prévu l'abandon de son armée, qu'il avait accepté le titre de général d'artillerie pour avoir le droit de commander les troupes autrichiennes, qu'il ne venait pas d'ailleurs revendiquer ce grade et réclamer le commandement, mais qu'il protestait contre la proclamation du 9 avril et qu'il ne pouvait demeurer un instant de plus dans le camp impérial. Où pouvez-vous aller ?, lui dit Cobourg. — Je n'en sais rien ; mais permettez-moi de vous recommander ceux de mes malheureux camarades que la proscription et la faim retiendront sous vos drapeaux. — Je vous promets d'avoir pour eux les soins les plus tendres. Cobourg prit au service impérial le millier d'hommes qui suivait Dumouriez.

Le général gagna Bruxelles. Il y reçut la visite de Starhemberg et il eut avec le diplomate une conversation curieuse. Vous blâmez, lui disait Starhemberg, la rétractation, mais vous ne songez qu'à vous ; la déclaration du prince aurait brisé la coalition, et il ne pouvait traiter que les armes à la main. Dumouriez s'échauffa. Le seul moyen de ramener la paix, répondit-il, est de parler constitution. Vous battrez les Français, mais vous ne les abattrez pas. L'armée autrichienne est brave, c'est la meilleure que je connaisse ; elle serait invincible si je la commandais. Puis, se laissant aller, il raconta sa vie, assura que la constitution anglaise était la plus parfaite, qu'il fallait à la France un roi avec des pouvoirs limités, comme le roi d'Angleterre. Il vanta ses succès. J'ai tourné et retourné l'armée prussienne comme un morceau de beurre qu'on pétrit dans la pâte. J'ai remporté la victoire à jamais fameuse de Jemappes et, si je ne vous ai pas chassés de l'autre côté du Rhin, c'est que je ne fus pas secondé. Plus tard, je dus abandonner la Hollande au moment où j'étais certain d'y entrer ; mes lieutenants, s'ils avaient eu ma tête, auraient passé le Moerdyk. Mais il me fallut voler à l'endroit le plus désespéré, et je ne pus ramasser que des débris de troupes. Pourtant, j'exaltais tellement leur énergie que vous fûtes sur le point de perdre la bataille de Neerwinden. Vaincu, je traitai avec le prince de Cobourg qui parut me comprendre et désira m'aider. J'évacuai les Pays-Bas ; je vous rendis des services importants, et me voilà trompé, paralysé par la rétractation qui fera le malheur de la France et le vôtre !

Le 16 avril, il quitta Bruxelles pour se diriger vers la Suisse. Il pensait y trouver, encore tout formés, les régiments qui naguère servaient la monarchie et qu'il aurait menés en Bourgogne intercepter les communications entre Marseille et Paris.

Sur sa route le peuple se pressait pour le voir. Le 17, à Aix-la-Chapelle, il rencontra Fersen et lui dit que les Autrichiens allaient trop lentement, mais que la France n'avait plus d'armée, que les troupes de ligne passeraient dès qu'elles pourraient, qu'il aurait eu Lille et Valenciennes sans l'imbécillité de ses lieutenants, qu'on devait tout accorder pour ravoir la famille royale et ensuite ne rien tenir à ces gueux-là. C'est un vrai Français, notait Fersen, vain, étourdi, ayant de l'esprit et peu de jugement.

Le 20, à Francfort, pendant que Dumouriez changeait de chevaux à la poste, on lui demanda ce qu'il pensait de la situation. Il répondit avec beaucoup de politesse et de patience. Il essaya de justifier sa conduite, protesta contre le démembrement de son pays. C'était, disait-il, une iniquité de priver le jeune roi d'une portion, si mince fût-elle, de son héritage, et si les alliés voulaient s'agrandir aux dépens de la France, ils finiraient par se désunir. L'envoyé autrichien Schlick vint arrêter ces propos qu'il qualifia d'indécents.

A Darmstadt, chez le landgrave, Dumouriez déclara que la mort de Louis XVI lui avait coûté bien des larmes et qu'il fallait mettre Louis XVII sur le trône constitutionnel en donnant pour régent au royaume un homme qui connût l'armée et sût manier les esprits.

A Stuttgart, chez le comte Puckler, il assura de nouveau qu'il ne pouvait coopérer à la mutilation de sa patrie et qu'il avait toujours été royaliste sans tenir au parti des émigrés et sans vouloir la restitution des biens du clergé. Lafayette, ajoutait-il, avait de bonnes intentions et projetait de rétablir l'autorité royale ; mais la tâche était au-dessus de ses forces ; je l'ai donc culbuté. Il parla de l'Argonne ; il loua Clerfayt ; il blâma Brunswick qui n'avait osé l'attaquer à Valmy ; s'il avait été forcé dans son camp, disait-il, il aurait reculé derrière la Loire et laissé Paris sans défense.

Mais partout, après l'avoir regardé et écouté curieusement, on le priait de s'en aller. Le duc de Wurtemberg, le prince-évêque de Würzbourg, la ville d'Augsbourg lui refusèrent un asile. Il revint à Bruxelles et fit afficher sur les murs sa déclaration relative au duc d'Orléans Metternich-Winnebourg ordonna d'enlever les placards, et, le 4 mai, Dumouriez se rendait à Mergentheim qui dépendait de l'électorat de Cologne.

Là, il écrivit deux lettres, l'une à Mack, l'autre à l'archiduc Charles. Dans la première, il reprochait aux Prussiens leur lenteur et conseillait aux Autrichiens de terminer vite leur campagne : Si une fois Valenciennes est pris, tout est dit parce que vous pouvez éviter Bouchain et vous porter sur Cambrai qui ne peut pas tenir. Dans la seconde lettre, il priait l'archiduc d'intervenir en sa faveur pour qu'il obtînt la permission de vivre soit à Mergentheim soit dans les Pays-Bas.

L'électeur de Cologne chassa Dumouriez de Mergentheim. Le ministre de Louis XVI, écrivait ce prince à la date du 16 mai, n'était-il pas le premier moteur de la guerre ? S'il avait brillamment commandé l'armée, que de maux il avait causés à l'humanité ! Il prenait pour une marque d'estime la curiosité des peuples qui désiraient voir de près l'auteur de leurs malheurs et l'objet de leurs craintes, et peut-être les grandes puissances croyaient-elles qu'il leur serait utile. Mais lui, simple particulier, ne pouvait penser de même et il engageait Dumouriez à choisir un autre domicile.

Le général résolut de rentrer à Bruxelles, et le 21 mai, il mandait de Mergentheim à Mack qu'il sentait combien il était incommode aux Autrichiens, qu'il voulait aller en Angleterre de là, il combattrait la Convention et suivrait d'un œil attentif les événements de la Vendée. Cinq jours plus tard, de Bruxelles, il sollicitait de Cobourg des conseils qui seraient des ordres et, en passant, lui représentait l'avantage d'une diversion vers Cateau-Cambrésis, sur le flanc des républicains qui devait être entièrement découvert.

Cobourg le renvoya à Mercy ; mais Cobourg écrivait en même temps à Mercy que la situation des choses exigeait que Dumouriez ne vînt pas à l'armée autrichienne et ne parût même pas en Belgique. Mercy et Metternich-Winnebourg partageaient cet avis. Lorsqu'ils virent Dumouriez, ils l'exhortèrent vivement à quitter Bruxelles. Ils lui donnèrent un passeport au nom de Peralta. Le 12 juin, Dumouriez arrivait à Londres.

 

Il croyait avoir des amis en Angleterre et il reçut la visite de Fox et du duc de Clarence. Mais lord Auckland le qualifiait d'illustrious rascal et Burke demandait naguère à la Chambre des Communes si l'Angleterre pouvait traiter avec un Dumouriez. On s'indigna que le général fût descendu dans Piccadilly, chez le chapelier Carco qui passait pour un ardent jacobin. On le suivit. On l'insulta lorsqu'il se rendait le soir chez la maîtresse de Talon, Mme Bernard. Le 15, il jugea bon d'annoncer sa présence à lord Grenville il était venu, disait-il, sous un nom emprunté pour n'être pas inquiété durant son voyage ; mais il avait atteint son but ; il s'empressait de se faire connaître ; il sollicitait la permission d'attendre dans les environs de Londres la fin des troubles de sa malheureuse patrie et il rappelait sa conduite à l'égard du gouvernement britannique dans le cours de son ministère et dans la dernière négociation.

Grenville n'aimait pas Dumouriez qui, selon lui, n'avait pas, au contraire de Lafayette, le mérite d'être attaché à ses principes et, lorsqu'il avait appris que l'armée française abandonnait le vaincu de Neerwinden Nous voilà, s'était-il écrié, quittes de cet homme, et l'embarras de l'avoir dans notre jeu était bien plus grand que l'avantage de son appui ! Il répondit que le séjour de Dumouriez en Angleterre était sujet à trop d'inconvénients et que le général devait s'éloigner sans délai.

L'Autriche avait encouragé le cabinet britannique. Thugut disait que Dumouriez n'était capable que de faire des tripotages, de susciter des tracasseries, et Starhemberg assurait Grenville que l'Autriche n'accordait aucune confiance à ce rodomont et ne prêterait en aucune circonstance la moindre attention à son verbiage extravagant, que l'empereur avait enjoint de ne plus le tolérer, ainsi que ses officiers, ni dans les Pays-Bas ni dans les États autrichiens.

Le 22 mai, Dumouriez s'embarquait à Douvres et le lendemain il abordait à Ostende. Les émigrés l'auraient mis en pièces, si le général anglais Erskine ne l'avait protégé et si le bailli d'Ostende n'avait paru. Le bailli vint notifier à Dumouriez la décision du cabinet de Vienne défense de passer outre ; interdiction de demeurer en Belgique ; s'il prétendait jouir d'un libre asile dans les Pays-Bas, il serait arrêté sur-le-champ et conduit à la citadelle de Luxembourg.

Sur le conseil d'Erskine, Dumouriez regagna son bateau et, de là, écrivit à Cobourg, à l'archiduc Charles, à Metternich-Winnebourg, à Mercy il ne demandait qu'un coin, le plus ignoré ; il acceptait toutes les lois qu'on voudrait lui prescrire.

Mercy plaida sa cause. Cobourg n'avait-il pas promis formellement au général sûreté et liberté ? Enfermer Dumouriez à Luxembourg, n'était-ce pas manquer à la parole donnée, user de violence et de mauvaise foi, exciter des clameurs ? N'était-ce pas empêcher la désertion d'autres officiers de marque ? Pourquoi l'avoir chassé de l'Angleterre où il ne pouvait nuire, où on l'aurait eu sous la main ? Le laisser à Londres, n'était-ce pas débarrasser l'Autriche du personnage ? Mercy conseillait de l'employer au dehors. Certes on devait se tenir en garde contre ses prestiges ; mais il trouverait dans son activité, dans son esprit remuant, dans ses talents, quelque moyen de jouer un rôle ; s'il échappait à l'échafaud, il reparaîtrait sur la scène ; il n'était pas de ceux qu'on écoute ou qu'on rebute tout à fait. Pourquoi l'Autriche ne l'aiderait-elle pas à débarquer sur les côtes de Normandie ? Il croyait avoir un parti dans cette province il ferait une diversion de plus contre les factieux ; il augmenterait les troubles de l'intérieur, et, par suite, les chances de victoire des alliés.

Entraîné par Mercy, Metternich-Winnebourg fit dire à Dumouriez que, s'il voulait rester dans les Pays-Bas, il n'avait qu'à se rendre à Luxembourg pour y résider. Après mûre réflexion, Dumouriez répondit qu'il préférait se réfugier ailleurs. Metternich-Winnebourg, heureux de cette résolution qui délivrait les Pays-Bas d'un hôte dangereux, lui envoya, pour faciliter son séjour dans une autre contrée, un passeport au nom de comte Du Perier. Mais, lorsque Cobourg dénonça les visées britanniques sur Dunkerque, Starhemberg écrivit que les craintes du prince venaient de la source impure et malicieuse de Dumouriez qui désirait brouiller l'Angleterre et l'Autriche. Metternich, alarmé, s'imagina que les deux généraux Marassé et Berneron, le colonel Thouvenot et La Sonde, qui restaient encore à Bruxelles, manœuvraient et abusaient de l'asile que Cobourg leur avait accordé. A la fin de juillet et au commencement d'août, il les fit arrêter et envoyer à Anvers.

Dumouriez était alors à Lüttelforst, dans le pays de Juliers, à une petite lieue de Cruchten, village de la Gueldre autrichienne. Metternich, qui voulait décidément le mettre en lieu de sûreté, avait demandé son extradition au comte de Nesselrode, chef de la régence de Juliers. Dumouriez eut le temps de fuir. Mais il disait avec raison que, depuis qu'il avait quitté son armée, il était errant comme Ulysse et partout proscrit. On racontait qu'un petit prince auquel il demandait asile, lui avait répondu : Je ne puis vous recevoir comme émigré, et je serai obligé de vous pendre comme jacobin.

Il disparut. Est-il passé le 9 août à Unna ? Était-il vers la fin d'août à Neuss Les bruits les plus divers coururent. Selon les uns, il projetait de soulever avec Montjoye la région du Rhône. Selon d'autres, il vivait dans un couvent de Chartreux près de Düsseldorf. D'autres prétendirent l'avoir vu à Schaffhouse, à Winterthur. En réalité, il était en Suisse, à Moudon, chez le bailli de l'endroit, le colonel Weiss, son ami, et il y travaillait à ses Mémoires. Lorsqu'il sut l'insurrection de Toulon, il courut en Italie pour gagner la côte de Provence. Convaincu que son voyage serait inutile, il revint en Suisse. Puis, sur la fausse nouvelle que l'empereur d'Allemagne avait ordonné de l'appréhender, il se rendit à Augsbourg ; de là, dans les derniers jours de décembre 1793, il écrivit à Lacy et à l'archiduc Charles qu'il n'était pas coupable, qu'il demandait justice, qu'il souhaitait obtenir la confiance du monarque le plus intéressé au rétablissement de l'ordre, qu'il se fatiguait de mener la vie d'un lièvre. L'archiduc lui répondit que le gouvernement autrichien n'avait pris aucune mesure contre lui.