DUMOURIEZ

 

CHAPITRE IX. — VALMY.

 

 

LE PLAN DE BRUNSWICK — LA PRISE DE LA CROIX-AUX-BOIS — LES DEUX PANIQUES DU 15 SEPTEMBRE — DUMOURIEZ À SAINTE-MENEHOULD — JONCTION AVEC KELLERMANN — COUP DE TÊTE DU ROI DE PRUSSE — LA JOURNÉE DU 20 SEPTEMBRE 1792

 

BRUNSWICK pouvait, dès le 1er septembre, le jour même où il fut maître de Verdun, se saisir des Islettes. Mais il ne voulait pas marcher sur Paris.

Selon la méthode circonspecte du temps, il ne pensait qu'à s'emparer des places de la frontière, Montmédy, Sedan, Mézières, Givet, qui lui fourniraient de bons quartiers d'hiver et une base solide d'opérations pour la campagne prochaine. Le roi de Prusse, entraîné par les émigrés, déclara qu'on pousserait sur Paris sans se soucier des forteresses. Brunswick n'osa le contredire. Toutefois, durant quelques jours, il hésita. Il craignait d'attaquer Dumouriez et Kellermann isolément ; s'il attaquait l'un, l'autre intercepterait aussitôt ses communications avec Luxembourg, et s'il avançait vers Châlons, Dumouriez et Kellermann s'uniraient pour le prendre à dos. Lorsqu'il sut que Dumouriez s'était porté sur Grandpré et Kellermann sur Bar-le-Duc, il respira. Le problème était désormais facile à résoudre. Les deux généraux français feraient leur jonction dans l'Argonne. Eh bien, ils seraient écrasés d'un seul coup. S'ils se repliaient sur Châlons, et dans quel désordre ! ils reflueraient vers Paris où il serait aisé de les affamer !

Le 7 septembre, le plan de Brunswick était arrêté les Hessois et un corps d'Autrichiens commandé par Hohenlohe-Kirchberg observeraient les Islettes et la côte de Biesme ; pendant que les émigrés se dirigeraient vers le Chesne Populeux, pendant que l'armée du roi marcherait sur Grandpré, les Autrichiens de Clerfayt soutenus par le corps prussien de Kalkreuth forceraient le débouché de la Croix-aux-Bois ; ce débouché forcé, toutes .les portes de l'Argonne que Dumouriez prétendait fermer, s'ouvriraient à l'invasion.

Ce plan s'exécuta. Dumouriez, voyant les Prussiens immobiles à Verdun, avait fini par croire qu'ils ne l'attaqueraient pas dans l'Argonne ; il projetait de les harceler, de leur couper les vivres s'ils se rabattaient de Verdun sur Metz ; il projetait, s'ils prenaient la route de Bar-le-Duc et de Saint-Dizier, de les suivre dans leur mouvement et de flanquer leur droite tandis que Kellermann tomberait sur leurs derrières et que Luckner les contiendrait sur leur front ; il projetait, s'ils s'engageaient sur le chemin de Vitry à Châlons, de descendre de Grandpré vers Villers-en-Argonne avec 10.000 hommes qui se mettraient à leurs trousses puis, de concert avec Kellermann, de les serrer, de les enfermer dans l'entonnoir et, après leur avoir enlevé leurs équipages, de les recogner sur Verdun au travers des grands bois.

Beaux projets qui font honneur à son imagination, mais qui prouvent que Brunswick avait su le tromper ! Sa sécurité était si profonde que, le il septembre, il quitta Grandpré pour aller voir Dillon et visiter les postes de la côte de Biesme ; durant tout un jour, il resta loin du gros de son armée.

Le 12 septembre, il était attaqué sur tout le front de la position de Grandpré, notamment à Briquenay et à Fléville, par l'avant-garde prussienne de Hohenlohe-Ingelfingen et par le corps de Kalkreuth. Des coups de fusil et de canon s'échangèrent des deux parts : la cavalerie prussienne tourna bride sous le feu des fantassins français. Mais ces escarmouches, ces petits combats n'étaient que des feintes. Dumouriez jugea que les Prussiens voulaient emporter Grandpré, il demanda des secours à Dillon, et lorsqu'il eut l'idée que les ennemis ne faisaient qu'une démonstration, il crut qu'ils avaient le dessein d'assaillir la trouée du Chesne. Il ne pensait pas au défilé de la Croix-aux-Bois. Soudain, dans l'après-midi, à l'instant où il se vantait d'avoir repoussé l'adversaire, il apprenait que le passage de la Croix-aux-Bois était tombé au pouvoir des Autrichiens

 

Quel dramatique épisode dans cette campagne de 1792 que la prise de la Croix-aux-Bois !

Colomb, qui commande le poste, écrit le 11 septembre à Dumouriez que des fossés et des abatis rendent le défilé impraticable, qu'une poignée d'hommes suffit à le défendre, que le 4e bataillon des Ardennes désarmé par la capitulation de Longwy est à Vouziers, qu'il faut remettre des fusils à ce bataillon et lui confier la défense du passage que lui, Colomb, avec son escadron de dragons et ses 1.200 fantassins, pourra, dès lors, rentrer au camp de Grandpré. Le général accepte la proposition. Il ordonne à Colomb de rentrer au camp et de laisser quelques gens dans les abatis ; au commandant de l'artillerie de fournir au bataillon des Ardennes armes et munitions ; au lieutenant-colonel de ce bataillon d'occuper la Croix-aux-Bois. Mais le commandant de l'artillerie néglige ou refuse de livrer les fusils, le bataillon des Ardennes reste à Vouziers, et le défilé n'est gardé dans la matinée du 12 septembre que par un capitaine et une centaine de soldats. Clerfayt, averti, pousse en avant quelques chasseurs de Leloup ; les Français prennent la fuite ; en un moment et presque sans coup férir, les Impériaux s'emparent de la trouée

Dumouriez voit arriver les fuyards. Voilà sa ligne rompue ! Les ennemis vont le déborder sur son flanc gauche et peut-être lui couper la retraite ! Pourquoi a-t-il écouté le colonel Colomb ? Pourquoi a-t-il dégarni ce poste essentiel sur un simple rapport ? Pourquoi, au lieu d'aller aux Islettes, n'est-il pas allé à la Croix-aux-Bois ? Pourquoi s'est-il fié aux cartes du pays ? Pourquoi n'a-t-il pas envoyé à ce défilé si proche de Grandpré soit Vouillers, soit Thouvenot ? Pourquoi n'a-t-il pas mis, comme aux Islettes, des canons en batterie sur la route et sur les hauteurs voisines ? Mais, après avoir pesté contre lui-même et maudit son étourderie, il ne pense plus qu'à réparer sa faute, à reprendre la position.

Chazot, chargé de l'expédition, emmène huit bataillons, cinq escadrons, douze canons ; il a ordre de tomber le lendemain sur les Autrichiens la baïonnette au bout du fusil, le sabre à la main et avec force mitraille ; il trouve de mauvais chemins, marche douze heures durant ; il ne peut attaquer le 13 septembre, comme voudrait Dumouriez. Mais le 14, à la pointe du jour, au chant du Ça ira, il attaque, et après une heure et demie de combat, les Autrichiens s'enfuient en laissant au nombre des morts un de leurs plus vaillants colonels, le jeune prince Charles de Ligne.

L'allégresse éclate au camp de Grandpré. La journée de la veille s'est passée dans une poignante anxiété. D'heure en heure des officiers ont porté à Chazot l'ordre de tout tenter. Dumouriez, inquiet, impatient, a, dans la nuit même, envoyé à son lieutenant un mot d'encouragement. Enfin, le 14, à onze heures du matin, il reçoit ce billet de Chazot : Mon général, de dessus mon cheval, je m'empresse de vous annoncer la prise que vous désirez ; je fais pousser l'ennemi dans les bois. Billaud-Varenne, alors commissaire du pouvoir exécutif, est à Grandpré. Victoire, écrit-il à Châlons, victoire ! La joie est dans l'armée qui s'est vue au moment de lever le camp pour se replier sur Sainte-Menehould. Dumouriez pétille de joie ; les Français triompheront !

Mais les Autrichiens renforcés reviennent à la charge. Chazot n'a pas le temps ni les moyens, comme il dit, de regâter la route, et Dumouriez, menacé par Kalkreuth qui se poste à Briquenay, n'ose secourir Chazot. Deux heures après avoir lâché la Croix-aux-Bois, les Impériaux l'attaquent de nouveau, audacieusement, obstinément, et, bien qu'elle ait fait le feu le plus vif, l'infanterie française doit reculer sur Vouziers.

Cette fois, le défilé est perdu sans retour. Que Clerfayt se jette aussitôt sur les derrières des Français en occupant Beaurepaire, Olizy et Termes, qu'il leur barre l'Aisne à Senuc, et ils sont cernés, contraints de capituler.

 

Dumouriez résolut de décamper sur-le-champ et donna sans retard ses instructions. Il laissa Dubouquet, qui commandait au Chesne Populeux, agir à sa guise, et le surlendemain, par Rethel et Perthes, Dubouquet gagnait Châlons. Mais Chazot dut quitter Vouziers à minuit, longer l'Aisne, rejoindre l'armée dans la plaine de Montcheutin. L'aide de camp Macdonald alla dire à Beurnonville qui venait avec ses 10.000 hommes d'atteindre Rethel, de se diriger sur Attigny et Suippes, de là, de se rabattre sur Sainte-Menehould. L'aide de camp Philippe Devaux courut à la rencontre de Kellermann, le trouva à Vitry et lui remit une lettre de Dumouriez qui le priait d'arriver en toute hâte.

Le 15 septembre, à 3 heures du matin, l'armée des Ardennes s'ébranlait en silence et sans trop de confusion. A 8 heures, elle avait passé l'Aisne sur les ponts de Senuc et de Grandham. Elle était hors de danger, et Dumouriez, rassuré, prenait les devants avec le parc d'artillerie pour se rendre à Dommartin-sous-Hans où elle s'établirait le soir.

Il comptait sans Chazot. Au lieu de partir de Vouziers à minuit, Chazot partit à la pointe du jour, et il déboucha dans la plaine de Montcheutin, non avec l'armée, mais après elle.

Or, Brunswick faisait poursuivre Dumouriez par une partie de son avant-garde. Elle tomba sur les troupes de Chazot qui s'engageaient dans le bois d'Autry. Ces troupes, lassées et découragées par l'échec de la veille, furent saisies de panique. Elles se débandèrent à travers le bois et se jetèrent dans les colonnes du corps de bataille en criant : Nous sommes trahis, nous sommes coupés ! Le corps de bataille se dispersa. 10.000 hommes s'enfuirent devant 1.500 hussards. Si Brunswick avait envoyé 5.000 cavaliers, et non 1.500, l'armée entière était perdue.

Mais les meilleurs bataillons, ceux de Duval- et de Stengel, formaient l'arrière-garde ; ils ne se laissèrent pas envelopper dans la déroute ; sans balancer, ils marchèrent aux hussards prussiens qui ne les attendirent pas.

Dumouriez était à Dommartin-sous-Hans sur la rive gauche de la Bionne lorsqu'il vit arriver les fuyards. Il revint sur ses pas avec Thouvenot et trouva Miranda qui, à Wargemoulin, ralliait l'infanterie et qui la mena, en trois colonnes, à Dommartin-sous-Hans, pendant que Duval et Stengel, couvrant la retraite, s'arrêtaient derrière la Dormoise, puis derrière la Tourbe.

L'armée campa donc à Dommartin-sous-Hans en avant de la Bionne. Dumouriez aurait dû la placer sur l'autre bord. A six heures du soir, tout le monde crie, court à la rivière il faut que le général en chef et son état-major frappent à coups de sabre sur les soldats pour les remettre en ordre. Le lendemain, 16, l'armée prenait la position qu'elle conservera jusqu'aux premiers jours d'octobre, à Braux-Sainte-Cohière.

D'où venaient les deux paniques du 15 ? Des recrues nombreuses que tous les corps avaient reçues de Bretagne et de Normandie jeunes gens faibles, malingres, effarés, semblables, dit un officier, à des étourneaux en pleine chasse. Plus de 2.000 hommes s'étaient sauvés dans toutes les directions, semant l'alarme, assurant que l'armée n'existait plus et que les généraux étaient vendus aux Prussiens.

La leçon profita. Dumouriez sentit qu'il devait temporiser sans risquer de grand combat, et qu'il devait vaincre en temporisant : cunctando restituit rem.

Il ne s'était pas retiré sur Châlons, ni comme voulait Servan, sur Suippes. Arrêter les Prussiens devant Sainte-Menehould tandis que Dillon contiendrait les Austro-Hessois devant les Islettes, tel était son projet. Il cessait de couvrir Paris ; mais il s'établissait sur les derrières des alliés. En vain la colonne brunswickoise, comme on nommait l'armée prussienne, débouchait de Grandpré pour occuper la route de Châlons il la forçait à se retourner contre lui. Brunswick ne coupait pas la retraite à Dumouriez c'était Dumouriez qui menaçait les communications de Brunswick. Il connaissait la lenteur des coalisés. Les Prussiens, disait-il, ne savent plus faire la guerre et ne valent guère mieux que nous, et il pensait qu'il aurait le temps d'être secouru par Beurnonville et Kellermann.

Le 19 septembre, en effet, Beurnonville et Kellermann le rejoignaient. Tous deux n'arrivaient qu'après de longues hésitations, non sans revirements ni sans répugnance Beurnonville s'était rejeté sur Châlons ; Kellermann avait fait des marches et contre-marches très maladroites. Mais ils arrivaient, et, la jonction opérée, Dumouriez déclarait son armée formidable. Il avait plus de 50 00o hommes ; il possédait dorénavant la supériorité du nombre. Dès le 18, dès le 10 septembre il annonçait que l'armée prussienne ne pourrait marcher sur Châlons et n'oserait marcher sur Reims, qu'elle chercherait peut-être à donner bataille, mais qu'il saurait éviter toute affaire générale et que l'ennemi, craignant de périr de faim, se replierait sous quinze jours.

Il faillit être mauvais prophète. Brunswick a commis bien des fautes il n'a poursuivi les Français qu'avec mollesse ; il n'a quitté Grandpré que le 18 septembre parce qu'il attendait les fourgons de pain qui venaient de Verdun ; il a laissé Dumouriez prendre le bon camp de Sainte-Menehould, réorganiser son armée, recevoir les renforts de Beurnonville et de Kellermann. Mais une simple manœuvre avait suffi pour débusquer Dumouriez de Grandpré ; une simple manœuvre ne suffirait-elle pas pour débusquer Dumouriez de Sainte-Menehould ?

Voici quel était son plan. L'avant-garde de Hohenlohe-Ingelfingen, poussant par Vienne-le-Château et le chemin romain vers la Pierre-Croisée, attaquerait sur les derrières le détachement de la Chalade, remonterait la Biesme par Claon et le Neufour, et, de concert avec les Austro-Hessois, obligerait Dillon à lâcher les Islettes. Dès lors, Dumouriez devrait abandonner Sainte-Menehould ; il reculerait, non sur Passavant et Vitry où se porteraient les Austro-Hessois, mais sur Châlons. Or, le gros des Prussiens, les Autrichiens de Clerfayt, les émigrés l'attendaient sur la route de Châlons ; Dumouriez serait forcé de livrer bataille ou de fuir vers la Marne. Dillon devina ce mouvement de Brunswick et il lui parut contre toute espèce de raison. Mais le mouvement commençait le 10 septembre. Il allait s'exécuter. Hohenlohe, à la tête de l'avant-garde prussienne, était entré à Vienne-le-Château, et il marchait contre Le Veneur que Dumouriez avait chargé de protéger les approches de la Chalade. La partie semblait gagnée. Si les ennemis sont à Vienne-le-Château, écrivait Dillon, il ne faut pas songer à défendre sérieusement la Chalade qui est dans un entonnoir, et, se voyant déjà coupé de Dumouriez qui serait refoulé vers Châlons, il pensait à se retirer sur Passavant et de là sur Bar-le-Duc par Belval et Rapsécourt.

Heureusement, Hohenlohe-Ingelfingen eut ordre de revenir sur ses pas. Le roi, par sa fougue imprudente, rompit les desseins de Brunswick. Sur un faux rapport, il s'imagina que les Français décampaient de Sainte-Menehould et, cette fois, il voulut les prendre en flagrant délit de retraite. Sans consulter Brunswick, il ordonna que l'armée se dirigerait aussitôt vers la route de Châlons pour barrer le passage à l'ennemi. Aussitôt il était trois heures de l'après-midi l'armée se dirigea vers la route de Châlons. La nuit était tombée lorsque les troupes s'arrêtèrent, les unes à Somme-Suippes, les autres à Somme-Tourbe, celle de l'avant-garde à Somme-Bionne. C'est ainsi que le roi, et non Brunswick, mena ses 34.000 Prussiens à Valmy.

Quelles sont, ce soir-là — le soir du 10 septembre —, les positions françaises ?

Dumouriez est à Sainte-Menehould. L'avant-garde de Dumouriez, commandée par Stengel et composée de 5.000 hommes, occupe, en avant de Braux, deux hauteurs, le mont d'Yvron et, à gauche de l'Yvron, à une lieue de la grande route de Sainte-Menehould à Châlons, le tertre de Valmy, ou, comme on le nomme à cette époque, la butte du moulin, à cause d'un moulin à vent qu'on voit de très loin.

Kellermann, qui vient d'arriver avec 16 000 hommes, a passé la petite rivière d'Auve à Dampierre-sur-Auve et à Gizaucourt pour camper tout près de la grande route à Dommartin-la-Planchette, à gauche de Dumouriez. Il a mis à Gizaucourt un régiment de dragons et envoyé son avant-garde commandée par Deprez-Crassier vers le village de Hans, sur la Bionne, au pied du mont d'Yvron.

Mais cette position, bien qu'indiquée par Dumouriez, parut à Kellermann fort désavantageuse. Il avait à dos l'Auve et les marais qui couvraient alors les deux bords de cette rivière. Sa droite était séparée de Dumouriez par l'étang Le Roi et sa gauche, dominée par le tertre de Valmy. Attaqué et battu, comment ferait-il sa retraite ? S'il se repliait sur Dumouriez, il n'aurait d'autre issue qu'un défilé entre l'Auve et l'étang Le Roi. S'il repassait l'Auve à Dampierre, il s'engageait sur une chaussée défoncée et sur un pont mauvais et si étroit que la cavalerie ne pourrait le traverser qu'homme par homme. Enfin, si l'ennemi, marchant par la droite, venait passer l'Auve à Gizaucourt et occuper Voilemont, il coupait aux Français et la route de Châlons et celle de Vitry. Kellermann condamna donc sa position et dit à Dumouriez qu'il passerait l'Auve le lendemain pour camper sur les hauteurs de Dampierre et de Voilemont parce qu'il voulait à tout prix conserver ses communications avec Châlons. Dumouriez l'approuva et l'exhorta, si les Prussiens l'assaillaient, à prendre son champ de bataille sur la butte du moulin, en avant et à gauche de Valmy, sur la hauteur de la Lune, à un kilomètre de Gizaucourt et à une lieue de Dommartin-la-Planchette, à l'endroit où sur le b.ord de la grande route de Châlons était l'auberge ou cense de la Lune.

Le 20 septembre, à quatre heures du matin, au milieu d'un brouillard épais, l'avant-garde de Hohenlohe-Ingelfingen se porte de Somme-Bionne, par la ferme de Maigneux, vers la grande route. Elle est aperçue par l'avant-garde de Kellermann, et du pied de l'Yvron Deprez-Crassier lui envoie au hasard à travers la brume quelques boulets. Puis, du grand chemin, voici que sur l'avant-garde prussienne tombe une grêle de projectiles. Kellermann s'est rappelé que Dumouriez lui conseillait de prendre son champ de bataille sur la hauteur de la Lune ; il a dépêché à la Lune sa réserve commandée par Valence, et deux compagnies d'artillerie à cheval, la compagnie de Hanicque et la compagnie de Sorbier, ouvrant un feu très vif, mettent en désordre les quinze escadrons que le duc Charles-Auguste de Weimar menait au delà de la chaussée, dans le gris et l'inconnu. Mais Hohenlohe-Ingelfingen fait avancer du canon deux batteries tirent sur l'Yvron, trois autres tirent sur la Lune, et à huit heures du matin, Deprez-Crassier et Valence, canonniers et grenadiers, dragons et carabiniers, se replient vers Kellermann.

Toutefois, grâce à son avant-garde et à sa réserve, Kellermann a pu tant bien que mal ranger et disposer son armée. Il se prépare à prendre, comme il disait la veille, la position de Dampierre et de Voilemont, lorsqu'il entend le canon. Le temps lui manque pour passer l'Auve ce serait s'exposer au plus affreux désordre. Il décide de se porter en avant de l'Auve et de garnir ce tertre de Valmy que Dumouriez lui a recommandé d'occuper. Stengel y est encore ; il crie au duc de Chartres qu'il voit venir : Arrivez donc, je ne puis quitter ce poste sans être relevé, et si je ne devance pas les Prussiens sur la côte d'Yvron, nous serons écrasés ici tout à l'heure ! ; et, sur-le-champ, laissant son infanterie le suivre comme elle peut, Stengel part au grand trot avec ses escadrons et ses deux compagnies d'artillerie volante pour tenir le mont d'Yvron jusqu'à la fin de la journée. Kellermann entasse alors ses troupes sur la butte du moulin. Il y met d'abord sa seconde ligne ; puis il met sa première ligne en arrière de la seconde, sur la crête du tertre ; puis il y met deux régiments de cavalerie.

Les Français, faisant face aux Prussiens, s'étendent ainsi dans une sorte de demi-cercle, de l'Yvron à Gizaucourt à droite, sur l'Yvron, est Stengel ; au centre, le gros de l'armée de Kellermann en deux lignes sur le sommet et les pentes de la butte de Valmy ; à gauche, Deprez-Crassier et Valence, dans la plaine, entre le monticule de Valmy et la maison de poste d'Orbeval située sur la grande route ; plus à gauche, au delà du chemin, à Gizaucourt et à la ferme de Maupertuis, outre le il, dragons, quelques escadrons de chasseurs et deux bataillons d'infanterie.

Selon un récit postérieur de Kellermann, Dumouriez serait resté spectateur oisif de la bataille. Dumouriez, au contraire, vint généreusement à l'aide de son collègue. Pour couvrir la droite de Kellermann, il commande à Stengel de se porter à l'extrémité de l'Yvron et à Beurnonville de se placer avec seize bataillons derrière Stengel près de 15.000 hommes garnissaient donc le mont d'Yvron.

Pour soutenir le centre de Kellermann, il forme une réserve de douze bataillons et de six escadrons prête à déboucher sur la grande route.

Pour grossir la gauche de Kellermann, il demande à Dillon quelques escadrons conduits par Frégeville.

Enfin, il ordonne à Chazot d'occuper la hauteur de la Lune évacuée le matin par Valence. Mais Chazot arrive trop tard ; il gravissait la rampe qui mène à la Lune lorsque l'artillerie prussienne se montra sur le chemin, et sous la mitraille qu'elle lui jetait, il recula pour s'établir avec 5.000 hommes environ dans la plaine en arrière et à gauche de Valence.

Ce ne fut qu'à midi, lorsque le brouillard se fut déchiré, que l'armée ennemie, paraissant peu à peu derrière son avant-garde, se déploya en face du mont d'Yvron et du tertre de Valmy. A une heure, le roi commanda d'attaquer la butte du moulin. L'infanterie s'ébranla. Au bout de deux cents pas elle reçut l'ordre de s'arrêter Brunswick n'osait enlever de vive force la position. Alors commença la canonnade où les batteries françaises rendaient coup pour coup et tiraient avec une justesse et une rapidité qui déconcertaient l'ennemi. Vers 2 heures, et durant dix minutes, elles se turent. Un obus parti de la Lune avait fait sauter trois caissons sur la butte. L'explosion emporta des rangs entiers. La seconde ligne recula. Kellermann avoue que l'instant fut très critique. Mais bientôt l'émotion cessa ; l'infanterie se reforma ; la canonnade reprit intense ; tous les témoins assurent que le sol tremblait. Brunswick, accouru sur la hauteur de la Lune, se demandait de nouveau s'il fallait tenter la chance. Il vit la contenance calme et ferme des Français ; il les vit redoubler la violence de leur feu ; il les vit donner tranquillement l'avoine à leurs chevaux. Hier schlagen wiy nicht, dit-il au roi. Ce n'est pas ici qu'il faut se battre. Il savait son armée très fatiguée ; il craignait de l'engager sur un terrain difficile ; il avait peur d'un revers, peur d'une victoire meurtrière.

Le reste de la journée ne fut donc qu'un duel d'artillerie. Dumouriez vint un moment au moulin de Valmy, vers une heure, avant l'explosion des caissons. Il s'entretint froidement avec Kellermann au milieu des projectiles qui tombaient autour de lui. Vous connaissez sa bravoure, mandait Kellermann à Servan. C'est tout dire. Mais Dumouriez reconnut sur-le-champ que Kellermann avait une position trop resserrée ; il jugea que Brunswick n'attaquerait pas ; certain du dénouement, il rentra dans son camp.

Il y rentrait pour suivre de plus près une manœuvre audacieuse qu'il avait conçue. Le Veneur devait passer l'Aisne et fondre par Berzieux et Virginy sur les derrières des Prussiens. Mais Le Veneur, si brave qu'il fût, était lent et manquait de vigueur. Le roi Frédéric-Guillaume avait ordonné de laisser à la ferme des Maisons de Champagne, entre Rouvroy et Massiges, tous les équipages et bagages de son armée. Si Le Veneur avait poussé sur cette ferme qui n'était gardée que par un bataillon de fusiliers, il aurait enlevé les voitures et chaises de poste, les fourgons de vivres, les tentes et les chevaux de somme des Prussiens ; il ne captura que des fonctionnaires de la chancellerie qui s'étaient aventurés vers les bords de l'Aisne pour voir une bataille.

La canonnade cessa vers 6 heures. Elle cessait à peine que la pluie tombait par torrents pour tomber ainsi jusqu'à la fin du mois. Les Prussiens et les Autrichiens de Clerfayt qui parut trop tard pour prendre part à l'action bivouaquèrent tristement, sans manteaux et sans nourriture, sur le plateau de la Lune. Pendant ce temps, à la faveur de la nuit, Kellermann, après avoir conféré avec Dumouriez, quittait sa position qu'il qualifiait de désagréable ; il repassait l'Auve et appuyait sa droite à Dampierre, sa gauche à Voilemont ; il gardait ainsi le chemin de Sainte-Menehould à Vitry et celui de Vitry à Châlons.

Telle fut la canonnade de Valmy. L'habileté de Dumouriez avait décidé du succès. Il secourut Kellermann sans jalousie ni rivalité avec cet esprit de ressources et cette activité qui font le véritable homme de guerre. Si Stengel et Chazot n'avaient, sur l'ordre de Dumouriez, flanqué la butte du moulin, Kellermann aurait été mis en déroute.