DUMOURIEZ

 

CHAPITRE VIII. — L'ARGONNE.

 

 

DUMOURIEZ À L'ARMÉE DU NORD — QUERELLES ET INTRIGUES — CONFIANCE DES JACOBINS DANS DUMOURIEZ — LE 10 AOÛT PROJET D'INVASION DE LA BELGIQUE — CONSEIL DE GUERRE DE SEDAN — OCCUPATION DES DÉFILÉS DE L'ARGONNE

 

DUMOURIEZ semblait avoir encouru la disgrâce de tous les partis. La reine disait que ses protestations ne méritaient nulle créance ; Brissot, qu'il était un hypocrite de patriotisme, un saltimbanque en politique comme en morale ; Lafayette, qu'il avait essayé vainement de cimenter dans le Conseil son équivoque et scandaleuse existence par le sacrifice de ses trois collègues ; le rédacteur des Révolutions de Paris, qu'il avait continué, quoique ministre, à être l'amant de la sœur de Rivarol, qu'il avait rempli ses bureaux de patriotes métis et confié les ambassades à des hommes suspects, qu'il serait quelque jour l'objet de l'exécration publique. Mais Dumouriez ne perdait pas l'espoir de rentrer en scène. Le 20 juin, coiffé d'un chapeau à larges bords et enveloppé d'une longue redingote, il assista, du jardin des Tuileries, à l'invasion du palais et montra le poing au Château. Il en voulait à Louis XVI qui l'avait joué et, prévoyant que la royauté succomberait prochainement, il n'hésitait plus à se tourner contre elle. La Révolution allait triompher ; elle aurait besoin d'un capitaine, et ce capitaine, ce serait Dumouriez.

Il se fit envoyer à l'armée du Nord où il commanda le camp de Maulde. Ce camp, garni de quatre redoutes, était, en outre, protégé sur son front par le village de Maulde et sa droite, appuyée à la Scarpe et au village de Mortagne, passait pour inattaquable. Dumouriez le rendit célèbre. Par une série d'engagements qui semblaient imprévus et qu'il calculait adroitement, il sut aguerrir ses troupes, leur ménager de petits succès. Il avait formé deux corps de flanqueurs composés de 4 à 500 hommes et journellement il les menait escarmoucher ; il les renouvelait chaque semaine en les prenant à tour de rôle dans chacun de ses bataillons ; il donnait aux chefs de détachements une instruction détaillée qui leur marquait exactement les chemins, les villages, les censes, les moulins, les bois où ils devaient passer ; il exerçait tout son monde à palissader les redoutes, à jeter des ponts, à tracer des tranchées ; il fixait à chacun son poste en cas d'alerte.

Mais, si ses soldats ne cabalaient pas et ne lisaient pas les papiers publics, lui, leur général, lisait les journaux et cabalait. A vrai dire, les autres généraux en faisaient autant. L'état-major, tout fayettiste, avait froidement accueilli Dumouriez. On n'avait envoyé au général ni ordonnance ni garde d'honneur ; on n'avait pas mis son arrivée à l'ordre du jour ; durant une semaine il s'était promené dans Valenciennes en simple particulier, Luckner le traitait à la hussarde. Dumouriez lui représentait qu'il valait mieux camper à Quiévrain qu'à Famars ; le maréchal jura, déclara qu'il n'avait pas besoin de conseils, qu'il mettrait à la citadelle tout général qui raisonne- rait et lorsqu'il dut enfin donner un commandement à Dumouriez, il lui confia le moins important. Sans se soucier de ce mauvais vouloir, Dumouriez allait son chemin, frondant,-bravant Luckner, Lafayette et les deux ministres qui prirent. après lui le portefeuille de la. guerre, Lajard et d'Abancourt.

Au milieu de juillet s'exécuta ce mouvement singulier que les contemporains ont nommé le revirement ou le chassé-croisé des armées. Lafayette, alors à Metz, était trop loin pour marcher sur Paris lorsque éclaterait l'insurrection jacobine que tout le monde attendait. Un jour, il arrive à Valenciennes ; il propose à Luckner un échange il défendra, lui, la frontière de Dunkerque à Montmédy, et Luckner, celle de Montmédy à Besançon ; il s'établira à Sedan, Luckner, à Metz ; l'un et l'autre garderont les corps, les généraux, les états-majors qu'ils désirent avoir avec eux. Dumouriez était à Valenciennes ce jour-là. Il vit Lafayette ; les deux hommes se querellèrent ; le bruit courut à Paris que Dumouriez avait tué Lafayette en duel.

Quoi qu'il en soit, le ministre Lajard approuva l'opération du chassé-croisé. Dumouriez ne manqua pas de la critiquer. N'était-ce pas en pleine guerre découvrir la frontière pendant quelques jours ? N'était-ce pas infliger aux soldats une marche inutile et fatigante ? Que les généraux échangent leur commandement, soit ; mais qu'ils laissent les troupes dans leur position. Que leur importe de mener telle ou telle armée, pourvu qu'elle soit française ?

Lui-même était compris dans ce mouvement. Il avait ordre de rejoindre Luckner à Metz, le 20 juillet, avec l'arrière-garde formée de six bataillons et cinq escadrons. Seulement, quitter la Flandre pour la Lorraine, c'était renoncer à l'invasion des Pays-Bas, et c'était s'éloigner de Paris.

Dans la nuit du 14 juillet, les Autrichiens avaient attaqué Orchies. Il écrivit aussitôt, non à Luckner ou à Lafayette, non au ministre, mais à l'Assemblée législative, qui, dans la séance du 18, entendit la lecture de sa lettre. Il ignorait, disait-il assez impertinemment, s'il existait un ministre de la guerre ; les deux généraux, ainsi que leurs armées, se croisaient en ce moment sur les routes de l'intérieur, sans penser à la frontière de Flandre. Or, les Impériaux venaient d'assaillir Orchies, ils menaçaient le camp de Maulde ; son petit corps était la seule ressource de la contrée ; par suite, il ne pouvait se rendre à Metz. Le lendemain, nouvelle lettre de Dumouriez à l'Assemblée. Il ne savait toujours pas s'il y avait un ministre de la guerre ; mais les Autrichiens occupant Bavay, il ne pouvait conduire à Metz l'arrière-garde que Luckner lui demandait sa présence était nécessaire dans le département du Nord ; elle y a fait du bien, ajoutait-il, parce que j'y suis né et que mes compatriotes m'ont témoigné de la confiance.

En réalité, le danger n'était pas grave ; l'expédition des Autrichiens n'avait pas d'importance un mois plus tard, Dumouriez ne craignait pas d'appeler dans l'Argonne les troupes du camp de Maulde.

Toutefois l'Assemblée s'émut. Vainement Mathieu Dumas accusa Dumouriez de désobéir au roi et au maréchal, son supérieur hiérarchique. Dumouriez resta au camp de Maulde. Son ancien, Arthur Dillon, avait reçu le commandement de l'aile gauche de l'armée du Nord et de toutes les forces de Flandre. Il se laissa persuader par Dumouriez un conseil de guerre, qui se tint à Valenciennes, décida que le département du Nord, courant le plus grand péril, devait garder jusqu'à la retraite des Autrichiens la deuxième division que Dumouriez commandait.

Luckner, que Dumouriez ne daigna pas avertir, n'apprit la résolution du conseil de guerre que par le ministre d'Abancourt. Il s'échauffa en son harnais. Quoi ! un lieutenant général se permettait de changer les ordres d'un maréchal de France ! Il pria d'Abancourt de punir cet esprit d'indépendance contraire aux principes des lois militaires. L'armée serait perdue, disait-il, si une pareille désobéissance n'était pas châtiée. D'Abancourt répondit à Luckner que la conduite du général était extrêmement répréhensible et il blâma Dumouriez de n'avoir pas rejoint le maréchal.

Que répliqua Dumouriez ? Qu'il avait de puissantes motifs pour rester en Flandre ; qu'il n'admettait pas le persiflage ; qu'il était aux ordres de Dillon, son ancien, et, par contre-coup, aux ordres de Lafayette ; que cette mesure ne pouvait tenir ; qu'elle serait détruite ou par les circonstances ou par la prévoyance de l'Assemblée que la nation jugerait un jour s'il devait être dans ce moment de crise aux ordres de Dillon et de Lafayette ; que, malgré ses ennemis personnels, il aurait, grâce à sa persévérance, le bonheur de sauver la patrie !

Quel ton hardi et méprisant ! C'est qu'il ne doutait pas du triomphe des jacobins. Il avait écrit le 18 juillet à Louis XVI pour se plaindre de sa position subalterne et s'indigner qu'après avoir été ministre de la guerre, il fût dans une armée en quatrième ou en troisième au lieu d'être en chef, et il avait demandé, au détriment de Dillon qu'il proposait d'employer à l'armée du Centre, le commandement de toutes les troupes du Nord ; il voulait, ainsi, mieux servir et la nation et le roi qu'il identifiait dans son cœur et dans ses principes constitutionnels !

Mais il intriguait en même temps à Paris et en Flandre. La nation, avouait-il plus tard, m'aurait confondu avec les autres et elle aurait ignoré qu'il existait un général prêt à verser son sang pour soutenir la cause du peuple. Il adressait lettres sur lettres à la commission des Vingt-et-un et répondait du salut de la France s'il recevait beaucoup d'argent et carte blanche. Il disait à ses entours que Lafayette était près de sa chute ; que l'Assemblée tremblait devant ce héros des deux mondes, mais que sa terreur perdrait tout ; que plus elle montrerait de lâcheté, plus elle provoquerait d'excès ; que le peuple était allé trop loin pour qu'on pût l'arrêter. Il flattait les jacobins des villes du Nord, leur rappelait le zèle qu'il avait déployé dans sa carrière révolutionnaire. Il prenait le maire de Cambrai, Codron, pour aide de camp et organisait une compagnie cambrelote. Les clubistes de Cambrai ne l'avaient-ils pas, après le ministère, félicité de voler à la frontière et de quitter la cour qui l'empêchait de faire le bien ? Il gagnait la confiance des principaux personnages de Douai, du marquis d'Aoust, président du district, et de Merlin de Douai, président du tribunal criminel, qu'il jugeait homme de mérite. Il assurait à Merlin qu'il était dégoûté de la monarchie constitutionnelle. Il proposait au club de Lille de demander à l'assemblée, par une adresse, la déchéance de Louis XVI. Il caressait Couthon qui prenait des bains de boue à Saint-Amand, et Couthon, subissant le charme de Dumouriez, mandait à Paris qu'il avait été prévenu, comme tous les patriotes, contre le général, mais que Dumouriez, depuis son arrivée à l'armée, tenait une excellente conduite, que ses soldats l'entouraient en poussant des vivats et l'appelaient leur père, que le camp de Maulde était le camp du patriotisme et de la liberté. Dumouriez, concluait Couthon, nous est très essentiel.

Ces menées, ces manèges alarmèrent les amis de Lafayette. Le Journal de Paris déclara que Dumouriez, canonisé par les administrateurs de Lille, serait sûrement dans la liturgie de la Révolution le patron des ministres et des généraux. Otez-le d'où il est, écrivait Alexandre de Lameth à d'Abancourt, car il est coalisé avec Lille, avec le département, les clubs, et il vous jouera quelque mauvais tour.

C'était le 9 août que Lameth envoyait cet avis à d'Abancourt le lendemain le trône s'écroulait.

Qu'allait faire l'armée du Nord ? De Sedan, Lafayette ordonna aux troupes de prêter de nouveau le serment de fidélité à la nation, à la loi, au roi. Dillon obéit à cet ordre ; il protesta hautement contre le 10 août ; il s'engagea dans une lettre publique à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang pour maintenir la constitution violée. Dumouriez refusa de suivre Dillon. Le 14 août, il écrivait à l'Assemblée qu'il restait fidèle à la nation, qu'il ne reconnaissait d'autre souverain que le peuple français, qu'il approuvait sans détours ni ménagements la terrible catastrophe du 10 août à laquelle on devait s'attendre, de la part d'une nation trompée, trahie et poussée à bout.

Il savait ce que cette profession de foi lui vaudrait. Quelle nerveuse et loyale réponse ! s'écria de Maulde. Le 16 août, en effet, le Conseil exécutif provisoire, élu par l'Assemblée et composé de Roland, ministre de l'intérieur, Clavière, ministre des finances, Servan, ministre de la guerre, Danton, ministre de la justice, Monge, ministre de la marine, et Le Brun, ministre des affaires étrangères, conférait à Dumouriez le commandement en chef de l'armée du Nord. Les trois ministres qu'il avait chassés naguère, oubliaient dans le péril public leurs rancunes privées et lui juraient de le seconder de tout leur pouvoir. Roland, ou plutôt sa femme, ne se permettait qu'une ironique allusion Dumouriez ressemblait un peu à ces chevaliers qui faisaient parfois de petites scélératesses dont ils étaient les premiers à rire et qui se battaient ensuite en désespérés quand leur honneur était en jeu.

 

A peine nommé, Dumouriez écrivit à Paris qu'il n'y avait pas un seul aristocrate dans les bataillons patriotiques de son armée et il promit de punir la rébellion de Lafayette, ce petite Sylla, qui osait arrêter les représentants de la nation investis d'un pouvoir devant lequel tout devait plier. Mais il n'alla pas à Sedan. Il y dépêcha un officier de son état-major, Chérin, accompagné d'un trompette, et il ordonna simplement au général qui commandait le camp de Sedan, d'envoyer Lafayette à Paris de gré ou de force.

Comme naguère, il ne songeait qu'à conquérir les Pays-Bas autrichiens. Dès le 14 août, ne disait-il pas à' Servan que le lieutenant général qui commanderait de Valenciennes à Dunkerque devait établir la guerre dans les Pays-Bas et l'éloigner de nos frontières qui s'épuisaient ? N'était-ce pas une diversion aussi terrible que hardie ? Pendant qu'Annibal était aux portes de Rome, les Romains ne descendaient-ils pas en Afrique ?

En vain Servan lui conseillait de se mettre à la tête de l'armée de Lafayette. Il répondait qu'il allait envahir la Belgique, que Dillon irait diriger les troupes de Sedan. Sans doute, Dillon était suspect ; le Conseil exécutif l'avait suspendu ; mais Dumouriez affirmait son patriotisme et vantait ses talents ; le 20 août, avec l'assentiment des commissaires de l'assemblée, il confiait à Dillon le corps d'armée entre Sambre et Meuse. Un seul homme, fût-il Turenne ou Luxembourg, pouvait-il commander une frontière de plus de cent vingt lieues ? Dumouriez se réservait le meilleur lot, le corps d'armée entre Dunkerque et Maubeuge, c'est-à-dire la révolution belge, la grande et essentielle mesure qui devait assurer la liberté française. Il apprenait que Lafayette avait émigré, que Kellermann remplaçait Luckner à l'armée du Centre. Mais il croyait avoir assez fait pour la défense du pays. Dillon et Kellermann arrêteraient les Austro-prussiens qui s'avançaient sous les ordres du duc de Brunswick. Lui, Dumouriez, avec l'armée qu'il formait à Valenciennes, se jetterait dans les Pays-Bas. A Kellermann et Dillon la guerre défensive ; à Dumouriez la guerre offensive Il riposterait par l'invasion du Brabant à l'invasion de la Lorraine, et ses succès en Belgique feraient pencher la balance

Il commence ses préparatifs, il nomme des maréchaux de camp et des lieutenants généraux. Vainement, de Sedan, d'Hangest qui fait l'intérim, mande l'investissement de Longwy. Vainement les commissaires de la Législative annoncent que Sedan ne pourra résister. Vainement Servan représente qu'il faut sauver Paris et défendre la liberté des Français avant de conquérir celle des Belges. Dumouriez s'obstine à chercher dans le Brabant le salut de la patrie.

Mais Longwy capitule. Servan supplie Dumouriez de se rendre à Sedan pour secourir soit Sedan, soit Thionville. Le 27 août, Dumouriez part en jurant et nul ne le croit qu'on le reverra bientôt, qu'il battra les ennemis qui se vantent de marcher rapidement et d'aller tout droit à Paris, qu'il ne suspend son plan d'offensive que pour un mois ou six semaines, qu'avant la fin de l'année la Belgique sera conquise !

Le 28, il est à Sedan. Le lendemain, au camp, il voit une armée chagrine, méfiante. Un grenadier ose dire à haute voix : C'est ce bougre-là qui a fait déclarer la guerre !Eh ! répond Dumouriez, croyez-vous gagner la liberté sans vous battre ? Un autre crie : A bas le général !Que ce mauvais sujet, dit Dumouriez en tirant son épée, vienne se mesurer avec moi, et comme personne ne bouge : Mes amis, reprend-il, cet homme est un lâche, indigne de demeurer parmi vous ! Le soldat fut maltraité par ses camarades, et le général, acclamé.

Il voulait faire d'abord la guerre défensive, côtoyer l'ennemi, disputer le passage des rivières, résister sur la Meuse, sur l'Aire, sur l'Aisne, et il ordonnait aux troupes du camp de Pont-sur-Sambre de le rejoindre en Champagne il priait les commissaires de l'Assemblée de venir appuyer par leur pouvoir ses réquisitions dans les départements. Mais son armée était-elle propre aux mouvements rétrogrades qu'il projetait ? Ne se mettrait-elle pas en désordre sitôt qu'elle reculerait, et, si elle se portait en avant à la rencontre de Brunswick, ne serait-elle pas battue sans ressource ? Ne vaudrait-il pas mieux, décidément, la mener en Belgique et tenter un coup d'audace qui déconcerterait, étonnerait l'adversaire ? Servan prescrivait alors à Kellermann de marcher de Metz sur Bar-le-Duc, et à Luckner d'organiser les levées envoyées à Châlons. Eh bien, Kellermann et Luckner ne pourraient-ils contenir les envahisseurs ? Tandis que les Autrichiens, à la nouvelle que Dumouriez menaçait Bruxelles, se sépareraient des Prussiens pour dégager les Pays-Bas, les Prussiens, demeurés seuls et laissant trop de troupes en échelons pour garder leurs lignes de communications, ne seraient-ils pas accablés à la fois par Kellermann qui les suivrait en queue et par Luckner qui les attendrait au passage de la Marne ?

Le 29 août, au soir, à Sedan, Dumouriez réunit un conseil de guerre auquel assistaient les lieutenants généraux Dillon et Chazot, les maréchaux de camp Money, Miaczynski, Dubouquet et Vouillers, le colonel du génie Lafitte-Clavé, l'adjoint Jacques Thouvenot. Tous les membres du conseil, entraînés par Dumouriez, furent d'avis qu'il fallait rendre la guerre offensive, opérer une grande diversion dans les Pays-Bas autrichiens, diriger l'armée de Sedan sur Bruxelles pendant que les troupes du camp de Maulde marcheraient sur la gauche de Tournai ce parti, extrême en apparence, n'était que prudent ; il donnerait de l'ensemble et de l'espoir à l'armée ; il la sauverait de la dissolution.

Dans une lettre particulière à Le Brun, Dumouriez appuya la décision du conseil. Quoi de plus noble et de plus sûr ? Si l'ennemi pénètre sur notre territoire, disait-il, nous prenons notre revanche sur le sien, et il ne s'attend pas à ce coup d'éclat. Si quelques-uns de nos départements souffrent de l'invasion étrangère, rien de plus aisé que de les dédommager ensuite. Les Prussiens pourront-ils s'emparer de Paris si bien gardé par le courage et la quantité de gens armés qui s'y rassemblent ? Une fois enfournés dans l'intérieur, ne se débanderont-ils pas plus facilement que sur la frontière ? Enfin, si l'expédition des Pays-Bas échoue, on en sera quitte pour se réfugier derrière les places du Nord et pour voler de là par la Picardie au secours de Paris après avoir ramassé les hommes, les armes et l'argent de la Belgique.

Vouillers avait été chargé de porter à Paris le procès-verbal de la délibération du 29 août. Servan ne fut pas convaincu. Il objecta que les Autrichiens iraient quand même de l'avant, puisqu'ils étaient certains, en cas de succès, de ressaisir la Belgique, et le 1er, le 2 septembre, il écrivit à Dumouriez que l'armée de Sedan devait se diriger sur l'Argonne et le Clermontois, sur Sainte-Menehould et environs, voire sur Châlons, pour défendre de concert avec l'armée du Centre le passage de l'Aisne et de la Marne.

Ce serait donc Servan qui aurait ordonné à Dumouriez d'occuper l'Argonne ? Non. Dumouriez avait prévenu les instructions de Servan. Avant de recevoir les lettres du ministre, le général s'était ravisé ; il avait déjà changé de plan.

Les Prussiens assiégeaient Verdun le 31 août, de Sedan, Dumouriez entendit au loin le bruit de leur canon qui bombardait la place et, le même jour, les Autrichiens, tournant Montmédy, s'acheminaient, sous les ordres de Clerfayt, vers Stenay. L'armée de Sedan, dans un camp que son général jugeait détestable, allait donc être prise entre deux feux, entre les Autrichiens qui se mettraient devant elle et les Prussiens qui seraient bientôt maîtres de Verdun.

Le 31 août, non sans peine, et en gémissant, Dumouriez renonce à l'invasion de la Belgique ; de nouveau, il accepte la nécessité de la défensive, de la faible et timide défensive, de la triste défensive, la plus difficile de toutes les guerres. Il devine que les ennemis, n'attaquant plus les places, passeront entre Montmédy et Verdun, gagneront l'Aisne par la trouée de Grandpré et d'Autry ou par celle de Clermont, et de là, pousseront sur Châlons et Paris. Défendre la trouée de Grandpré et d'Autry, défendre les gorges du Clermontois, défendre les défilés de l'Argonne, voilà, par conséquent, le parti qu'il faut prendre, et c'est pourquoi, laissant Sedan et Mézières à la grâce de Dieu, Dumouriez marche le 1er septembre sur Mouzon et le 2 septembre sur Grandpré. Je n'ai pas attendu, écrit-il à Servan, que vous m'invitiez à me placer dans les trouées de l'Argonne, et Servan le félicite d'être sur la voie, l'assure qu'il a eu grand plaisir à suivre sur la carte les mouvements de l'armée.

 

Cette armée, qui s'appela dès lors l'armée des Ardennes, comptait 10000 hommes dont 37 escadrons et 27 bataillons. Dumouriez donna l'avant-garde à Dillon qui eut sous ses ordres trois maréchaux de camp, Lamarche, l'Anglais Money et le Polonais Miaczynski, ce comte Miaczynski, maréchal de Belz qui, en mai 1771, marchait avec Dumouriez sur Cracovie. Le reste des troupes fut réparti en deux divisions celle de gauche sous Miranda et celle de droite sous Le Veneur. Le chef de l'état-major était Vouillers, homme sage et de grande expérience qui connaissait parfaitement les détails de l'infanterie. Mais Dumouriez mettait toute sa confiance dans un capitaine adjoint aux adjudants généraux, Jacques Thouvenot, qu'il promut colonel adjudant général et qu'il regardait comme l'officier le plus instruit de son armée.

Il fallait se saisir en hâte des cinq défilés de l'Argonne. C'étaient : le défilé du Chesne Populeux, beaucoup plus clair et plus spacieux que les autres, et qui comprenait en réalité deux passages, la route du Chesne à Quatrechamps et le chemin dit de Noirval qui va, par Noirval, de Châtillon-sur-Bar à Vouziers ;

Le défilé de la Croix-aux-Bois, le plus fort des défilés, simple chemin de charrettes qui reliait Briquenay à Vouziers ;

Le défilé de Grandpré, formé par l'Aire qui se jette dans l'Aisne à une lieue au sud-ouest de Grandpré ; Le défilé de la Chalade qui mène à travers bois de Varennes à la Chalade ;

Le défilé des Islettes ou la route qui, sur la rive gauche de la Biesme, en deçà du village des Islettes, gravissait une montée étroite, difficile, escarpée, et dite la côte de Biesme.

On pouvait négliger pour l'instant les débouchés du Nord, celui du Chesne Populeux et celui de la Croix-aux-Bois. Mais il était nécessaire d'occuper immédiatement Grandpré et les Islettes qui sont à six lieues de Stenay et de Verdun. Pour s'emparer de ces deux points, les ennemis avaient deux fois moins de chemin à parcourir que les Français.

Dumouriez fit preuve de diligence et d'audace. Dès le 3 septembre, il est à Grandpré. Jusqu'alors, il ne pensait qu'à se porter derrière l'Aisne, devant la trouée d'Autry dans ses dépêches, il ne parlait que d'Autry. La position de Grandpré lui parut si bonne qu'il y demeura. Il plaça son camp entre l'Aire et l'Aisne sur le plateau de Nègremont, la droite à Marcq, la gauche à Grandpré, le parc en arrière à Senuc. L'avant-garde s'établit à Marcq derrière le ruisseau de l'Agron, le centre à Beffu, la droite à Saint-Juvin et la gauche au Morthomme. A Marcq commandait Duval ; au Morthomme, Miranda ; à Saint-Juvin le meilleur officier de cavalerie qui fût dans cette armée, Stengel, colonel du 1er hussards, que Dumouriez fit nommer maréchal de camp. La position parut aux ennemis très avantageuse et presque inattaquable.

Dillon venait, en même temps, le 4 septembre, par Mouzon, Saint-Pierremont, Cornay et Varennes, à la Chalade et aux Islettes. Il menait avec lui 8 bataillons et 5 régiments de cavalerie. Sur l'ordre de Dumouriez, sa cavalerie, commandée par Frégeville, se rendit à Passavant et, de là, elle poussa ses reconnaissances jusque sur Bar-le-Duc. La côte de Biesme fut mise en état de défense par Gobert, chef d'état-major de Dillon des abatis barrèrent tous les chemins ; vingt-cinq pièces protégèrent la grande route. Dillon, Gobert, Money regardaient ce détroit comme inforçable.

Restaient le Chesne Populeux et la Croix-aux-Bois. Le 7 septembre, une colonne de 3 ooo hommes partie de Pont-Sambre occupa la trouée du Chesne ; elle fut mise sous les ordres de Dubouquet. Quant au poste de la Croix-aux-Bois, il fut confié au colonel Colomb qui disposa de deux bataillons d'infanterie et d'un escadron de dragons avec quatre canons.

Toutes les portes, comme disait Dumouriez, étaient fermées. Pour compléter ses moyens de défense, il appela du camp de Maulde à cette armée de Champagne qui, selon le mot de Servan, devait tout absorber, Beurnonville et un corps de 10.000 hommes.

Il oubliait que sa ligne était trop considérable et que, pour la rompre, l'ennemi n'avait qu'à porter un vigoureux effort sur un seul point.