DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE XIV. — SAINT-LAURENT-DE-LA-MOUGA.

 

 

Escarmouches d'avant-postes. — Combat de l'Etoile (26 juin). — Davin, sur le haut Tech. — Tentative des Espagnols sur les postes de Davin (28 juillet). — Annonces d'un choc prochain. — Bataille du 13 août. — Mort de Mirabel. — Epuisement de la division Augereau. — Craintes d'Augereau et de Dugommier. — Abandon de Saint-Laurent et destruction de la fonderie. — Nouvelle ligne plus concentrée et ramassée. — Échec de Taranco à la Montagne-Noire (21 septembre). — Le lieutenant Echeverria et la surprise du 1er novembre.

 

Il semble que Dugommier ait, après l'expédition de Doppet, compris la situation. Ce fut alors qu'il rappela des places du Roussillon sur le versant méridional tics Albères la division de gauche ou division Sauret. Mais il sentait que la division de droite était enfournée dans la montagne et qu'elle courait les plus grands risques. En annonçant à ses lieutenants la reculade de Doppet, il leur déclara — le 20 juin — que son but essentiel était la reprise de Bellegarde, qu'il fallait à tout prix assurer le blocus de la place, qu'on ne pouvait faire le moindre pas en avant sans avoir accru les ressources de l'armée, complété ses subsistances, ses munitions et ses moyens de transport, achevé ses établissements de Maureillas et de La Jonquère : pas de mouvements particuliers ; pas d'entreprises isolées ; le meilleur concert entre les chefs de corps ; une bonne ligne où toutes les divisions correspondraient entre elles ; un plan fixe, invariable, le seul qui convînt aux circonstances, c'est-à-dire la défensive : telles étaient les recommandations de Dugommier. On n'aurait de succès, concluait-il, que par un mouvement général, bien réglé et combiné[1].

Mais les avant-postes ne cessaient de se taquiner. Augereau faisait enlever des grains de tous côtés, sur la droite, sur la gauche de Terradas. Les tirailleurs soutenaient les fourrageurs, et tous les jours étaient marqués par des escarmouches. Tous les jours, des détachements français refoulaient les détachements espagnols. Tous les jours l'ennemi revenait à la charge et regagnait le terrain perdu. On se battit ainsi non seulement à la droite, mais au centre et à la gauche de l'armée française : le 20 juin à Vilaortoli, le 2 juillet, à Massarach, le 3 à Llers et à Palau, le S à Massarach et à Mollet, le 8 à Palau, le 10 et le 11 à Albanya et à Pincaro, le 14 à Roccabruna et à Baget, le 17 à Vilaortoli et à Massarach, le 21 à Massarach et à Mollet. Un officier allemand, qui retrace cette campagne à l'époque de la Restauration, a même cru que Dugommier voulait, par ces petites attaques réitérées, détourner de Bellegarde l'attention des Espagnols ou les occuper de telle sorte qu'ils ne pussent employer de forces considérables au débloquement de la place[2].

Ces escarmouches étaient insignifiantes. Le 11 juillet, il n'y eut ni tué, ni-blessé. Le 10, à Albanya, sous la fusillade des Espagnols, les Français démolissaient un moulin où ils avaient découvert de la farine et emportaient une grande quantité de blé qu'ils avaient trouvé tout coupé et lié dans un vallon ; ils n'eurent que trois blessés, et chacun d'eux, même l'adjudant-général Bon qui dirigeait l'expédition, revint avec une gerbe de blé dans les mains[3].

Le combat le plus marquant fut livré le 26 juin. Ce jour-là — le jour même où La Cuesta échouait devant Bellver — Augereau apprenait que les Espagnols occupaient le poste de l'Estrella ou de l'Étoile pour empêcher la coupe des blés dans cette partie. Il envoya contre eux l'adjudant-général Bon avec le 3e et le 6e bataillon de chasseurs et un détachement du 3e bataillon de la Drôme. Sur l'ordre de Bon, les chasseurs du 6e bataillon marchèrent vers la droite pour tourner l'ennemi pendant que les chasseurs du 3e et les volontaires dauphinois l'attaquaient de front. Malgré le feu nourri de l'adversaire, les républicains, avançant an pas de charge, s'emparèrent du poste. Ils capturèrent six officiers et emportèrent sur leur dos, deux heures durant, par des chemins détestables, une foule de tentes et d'objets de campement. Augereau assura dans son bulletin qu'ils joignaient à la plus grande bravoure la plus parfaite philanthropie, qu'ils avaient placé sous des oliviers les blessés espagnols et, pour laver les plaies de leurs prisonniers, coupé des morceaux de leur propre chemise. La guerre à mort n'était pas encore proclamée[4].

Enhardi et désireux de tenir son monde en haleine, Augereau proposait, le 6 juillet, au général en chef une opération très importante. La Union se montrait prêt à rentrer en campagne. Il avait reçu des renforts : Suisses, recrues, et 6 à 7.000 hommes de vieilles troupes que la garnison de Collioure avait relevées dans les places. Son armée comptait désormais 45.000 soldats dont 4.000 cavaliers. Sa gauche, liée à Camprodon par le col de Bassagoda, s'était établie sur le bord du Manol et s'étendait de Llorona, où ce torrent prend sa source, jusqu'à Vinyonnet sous le canon de Figuières. Son centre occupait toujours les plateaux de Llers et de Notre-Dame-de-Roure. Sa droite longeait la grande route de Pont-des-Moulins à Capmany et de là obliquait vers l'est pour se terminer à Espolla. Le comte de La Union avait donc ressaisi la supériorité du nombre ; mais il avait plus que jamais éparpillé ses troupes. Si les Français étaient, eux aussi, disséminés, les Espagnols l'étaient bien davantage[5].

Augereau, craignant M'être tourné par son aile droite et souhaitant de la mettre à l'abri de toute tentative, voulait balayer par une marche militaire et rapide tous les postes espagnols aux alentours de Prats-de-Mollo, de Saint-Laurent-de-Cerdans et de Saint-Laurent-de-la-Mouga, enlever les magasins, rafler les bestiaux, imposer des contributions aux villages, brûler ce qu'il serait impossible d'emporter. Il devinait que La Union méditait un coup d'audace. Ne pouvait-on le prévenir, le dérouter entièrement ?

Dugommier désapprouva le projet d'Augereau. Mais la lettre de son lieutenant appela son attention sur le Vallespir. Évidemment c'était par ces montagnes que les ennemis avaient quelque chance de succès de le tourner sur ses derrières. Il crut nécessaire, comme il dit, d'augmenter ses forces dans cette région, dont il comprenait l'importance, et de les confier à un général de brigade.

Davin fut chargé de garder le haut Tech. Il échelonna le gros de son infanterie sur le versant méridional de la chaîne, à l'opposite de celui qu'il devait couvrir, et il n'occupa sur le revers septentrional que la Preste, le Corail, la Matière, Saint-Laurent-de-Cerdans et Coustouges. Mais il retrancha les deux points essentiels, le Corail et Saint-Laurent-de Cerdans. Une grande redoute à double enceinte fut construite sur les hauteurs qui commandent le passage de Saint-Laurent.

L'événement justifia ces précautions. Le 28 juillet, les Espagnols assaillirent les postes de Davin. Tous résistèrent victorieusement à l'exception du Corail, qui fut pris par 1.200 miquelets. Davin le reprit aussitôt avec l'aide de la garnison de Prats-de-Mollo, et il poursuivit les miquelets jusqu'au village espagnol de Mollo, qui fut incendié[6].

Cette échauffourée du 28 juillet présageait un choc imminent. Alarmé par les signaux de détresse que faisaient les assiégés de Bellegarde, craignant que la place ne fût prochainement réduite aux dernières extrémités, La Union avait résolu de la débloquer ou du moins de la ravitailler, et il tenta de rompre la droite des républicains. Je vois, écrivait-il à Godoy, la situation périlleuse de cette forteresse, qui finira par succomber, et je voudrais la sauver, je voudrais empêcher qu'on ne me l'enlève à ma barbe !

Dès le 2 août, des déserteurs des gardes wallonnes, échappés du camp de Llers, venaient dire à Augereau que La Union se préparait à secourir Bellegarde, qu'il traînait avec lui cent chariots de vivres et de munitions, et le 6, Mirabel apprenait par d'autres que le général ferait sous peu une attaque sur tous les points, que les instructeurs ne cessaient d'enseigner aux paysans l'exercice du fusil.

Mais les Français attendaient de pied ferme les Espagnols. Le 9 août, Dugommier annonçait à ses troupes les succès de l'armée des Pyrénées-Occidentales, qui s'était emparée du camp de Saint-Martial, d'Irun, de Fontarabie, de Saint-Sébastien. Ces nouvelles accrurent l'ardeur du soldat, et les républicains n'aspiraient plus qu'à la bataille. Ils croyaient qu'elle aurait lieu le 10 août, que La Union voudrait célébrer ainsi le deuxième anniversaire de la chute de la royauté, et La Union avait en effet l'intention d'en découdre ce jour-là. Des retards imprévus dans ses préparatifs le firent différer jusqu'au surlendemain.

Dugommier employa le 11 et le 12 août à reconnaître toute la ligne française, à voir, comme il disait, les vainqueurs de Montesquiou et de Collioure dont les armes brillaient et dont les cœurs brûlaient pour la liberté. On avait appris la journée du 9 thermidor : les représentants Milhaud et Soubrany avaient tonné contre Robespierre et les conspirateurs. Dugommier écrivit an Comité que l'armée des Pyrénées-Orientales avait juré de verser jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la souveraineté du peuple : C'est son serment le plus cher. Que n'avez-vous pu titre témoins de l'enthousiasme avec lequel elle l'a prononcé et du sentiment profond dont elle était pénétrée lorsqu'elle a voué à l'exécration et à la mort quiconque serait tenté d'imiter les derniers tyrans ![7]

 

Le 13 août avait lieu la bataille qu'on a nommée la bataille de Saint-Laurent-de-la-Mouga. Elle se livra, comme le 19 mai, sur les bords de la Mouga et sur les versants du massif de la Magdelaine. Comme le 19 mai, Augereau eut seul à supporter l'orage. Mais il disposait cette fois de 9.000 hommes, et il avait étendu sa ligne sur la rive gauche du torrent en occupant dans la montagne, au carrefour de plusieurs sentiers, la chapelle Saint-Georges, qui commande et surveille Saint-Laurent-de-la-Mouga. Sur la rive droite il tenait toutes les routes qui débouchent sur la Mouga : il avait garni le plateau de l'Avat qui, lui aussi, domine Saint-Laurent et couvre à droite de ce bourg le pont dit pont de Grau ; garni la gorge de Terradas et le petit village de ce nom, d'où part un chemin qui conduit à Saint-Laurent, en longeant le pied de la Magdelaine ; garni le col de la Salud qui fait suite à la gorge de Terradas et qui mène à la Fonderie. La brigade Davin protégeait sur la rive gauche les derrières de la position, sa droite appuyée au pont de Grau et son centre à la chapelle Saint-Georges. Sur la rive droite de la Mouga l'adjudant-général Bon était au plateau de l'Avat. Lemoine défendait la gorge de Terradas et au nord-est du village les pentes de la Magdelaine où il avait placé une batterie. Plus haut, entre la Magdelaine et le col de la Salud, six bataillons sous les ordres de Guieu et de Mirabel mettaient la Fonderie en sûreté.

Contre ces 9.000 hommes ainsi répartis s'avançaient 20.000 Espagnols — 11.000 de troupes régulières et 6.000 de la levée des soumatens — assez nombreux pour accabler la division Augereau, mais qui, par bonheur et comme d'ordinaire, ne surent pas agir par leur masse.

De même qu'au 19 mai, La Union avait formé six colonnes. La première, colonne Courten, devait assaillir Lemoine et le chasser de Terradas.

La deuxième, colonne Cagigal, pousserait droit sur Saint-Laurent.

La troisième, colonne Izquierdo, et la quatrième, colonne Perlasca, se dirigeraient l'une sur le flanc gauche, l'autre sur le flanc droit du pont de Grau.

La cinquième, colonne Diego Godoy, se porterait par la gorge d'Albanya sur la chapelle Saint-Georges pour déboucher sur les derrières des Français.

La sixième, composée de 2.000 hommes, attaquerait le village de Darnius.

Les six colonnes, une fois leur mission remplie, convergeraient sur la Fonderie, et la droite française écrasée, elles marcheraient par Massanet, La Bajols et les plateaux de Las Illas sur le col de Portell, pour jeter dans Bellegarde un grand convoi qui se tenait tout prêt. Pendant ce temps des troupes de débarquement, amenées par l'escadre de Gravina, inquiéteraient Collioure et enlèveraient le col de Banyuls.

La Union livrait donc bataille sur une étendue de sept lieues, et il prétendait opérer contre Dugommier la manœuvre que Dugommier opérait naguère contre lui dans la journée du 1er mai. Comme disait après coup le général en chef des Français, ce plan l'unissait le triple avantage de ravitailler Bellegarde, de dissiper la droite des républicains et de couper la communication de leur centre et de leur gauche avec toutes les parties de l'administration établie au Boulou. Mais il était trop vaste et trop compliqué.

 

Courten, très supérieur en nombre, eut aisément le dessus. Son attaque fut si vigoureuse qu'il enleva du premier élan la gorge de Terradas et la batterie établie à mi-côte. Lemoine, vivement pressé, dut se replier en deux colonnes, l'une sur le revers méridional de la Magdelaine, l'autre à l'abri des batteries de Saint-Laurent sur une butte dite la Butte-Verte.

Cagigal, qui commandait la deuxième colonne, fut moins heureux que Courten. Il ne put avoir raison des détachements qui tenaient en avant de Saint-Laurent le plateau de l'Avat, sous les ordres de l'intrépide Bon. Sur tous les points menacés, les chasseurs de Bon, appuyés par la brigade Lemoine, firent un feu des plus vifs et des plus continus.

Izquierdo et Perlasca emportèrent lé pont de Grau ; mais ils n'osèrent transgresser leurs instructions qui leur enjoignaient de ne déboucher sur la rive gauche de la Mouga que lorsque Godoy aurait pris la chapelle Saint-Georges.

Or Godoy assaillait inutilement ce poste que Davin défendait avec obstination. Sous les boulets de l'artillerie française qui, selon le mot d'Augereau, soutint en ce jour sa vieille réputation, les Espagnols refusèrent de bouger. Godoy s'arrêtait : toutes les colonnes s'arrêtèrent, même celle de Courten qui descendait déjà sur le col de la Salud et prenait le chemin de la Fonderie après avoir laissé une réserve dans la gorge de Terradas pour garder la route de Figuières.

Augereau remarque l'hésitation, le flottement de l'ennemi. Avec une rapidité de coup d'œil et une résolution qui présagent le héros de Castiglione, il ordonne à Guieu de marcher au-devant de Courten, tandis que Mirabel et Lemoine se jetteront sur Terradas, c'est-à-dire sur la gauche et les derrières de l'Espagnol victorieux. C'est vers midi qu'a lieu ce mouvement décisif. Sous les ordres d'Augereau et de Guieu, les Français s'ébranlent au cri de guerre à mort et, par le versant de la Magdelaine, abordent de front l'adversaire au col de la Salud. Longtemps la lutte est indécise ; les Français s'épuisent ; vainement ils lancent des quartiers de roche ; vainement quelques-uns se battent corps à corps, baïonnette au sabre au poing.

L'audace de Mirabel fait pencher la balance. Il court impétueusement sur Terradas ; il tourne le village, il enfonce tout ce qu'il rencontre, et il tombe mortellement atteint. Lemoine le remplace, Lemoine qui, bien qu'affaibli par la fièvre, s'avance au premier rang, Lemoine qui lève son chapeau de général au bout de son épée. Les républicains, entraînés et jurant de venger Mirabel, fondent avec fureur sur les Espagnols sans accorder de quartier. Après un rude combat, Terradas est pris et la retraite de Courten compromise.

La Union commanda aussitôt à son lieutenant de se replier. Courten se retira vers Figuières en faisant bonne -contenance ; il emmenait avec lui 73 prisonniers et 2 canons français. Toutes les colonnes espagnoles reculèrent en même temps. Mais celles qui se trouvaient sur la rive droite de la -Mouga furent serrées de près par les chasseurs de Bon et poursuivies jusqu'à Palau au pas de la victoire. Godoy qui, par son inaction sur la rive gauche devant la chapelle Saint-Georges, avait causé l'insuccès de la journée, fut refoulé par Davin jusque dans la gorge d'Albanya. Quant aux Espagnols qui s'étaient présentés devant Darnius, cette fois encore ils avaient été repoussés par le vaillant Pourailly et par son bataillon de la 39e demi-brigade.

Les Français avaient ainsi reconquis, suivant l'expression de Dugommier, le champ de bataille un moment usurpé par les ennemis, et ils avaient déployé le 13 août la même bravoure, la même énergie que le 19 mai. Les Espagnols n'eurent pas, comme on l'a dit, 1.500 tués et 600 blessés, et il ne faut pas croire, avec le représentant Delbrel, qu'ils laissaient sur le lieu de l'action presque autant de morts et de prisonniers qu'ils avaient eu de Français à combattre. Mais ils perdaient 1.250 soldats et 80 officiers, dont le maréchal de camp Kessel. On ne leur fit que 140 prisonniers, la plupart étrangers, et, pour parler comme Augereau, épargnés par pitié malgré les serments.

La division de gauche, conduite par Sauret, n'avait pas un succès aussi marqué que la division de droite. Toutefois, écrit Dugommier, elle poussa l'ennemi devant elle et le força de se retirer en désordre. Trois colonnes avaient marché contre elle : l'une remontant le torrent de Vilaortoli et cherchant à gagner le hameau de Recasens au-dessous du col Fourcat ; l'autre, se dirigeant par le ruisseau de Capmany sur Cantallops ; la troisième, formant la réserve et accompagnant sur la grande route une centaine de voitures chargées de vivres. Sauret — qui, dans cette affaire, reçut un léger coup de feu au côté gauche[8], — opposa trois bataillons commandés par Destaing à la première colonne, trois autres bataillons commandés par Causse à la deuxième colonne et neuf compagnies de grenadiers commandées par Micas à la réserve. La fière attitude des Français, qui venaient droit sur eux, intimida les Espagnols. Déjà Destaing refoulait la première colonne et débordait la deuxième. Toutes deux se replièrent, ainsi que la réserve, sur le pont de Capmany, puis sur Notre-Dame-de-Roure. Les républicains, déployés de Vilaortoli Capmany, les observèrent jusqu'à la matinée du lendemain.

La brigade Victor, qui gardait le col de Banyuls et la côte de Catalogne, ne fut pas moins heureuse. Elle avait trois postes le long de la mer, au col des Frères, à Colera, et à Llança. L'escadre de Gravina, composée de deux vaisseaux de ligne, d'une frégate et de quatre chaloupes, vint jeter sur la plage de Colera 1.800 hommes, qui s'apprêtèrent aussitôt à marcher vers le col des Frères. Le 1er bataillon du Tarn et les grenadiers des Bouches-du-Rhône ne leur donnèrent pas le temps de se former en colonnes d'attaque ; ils les repoussèrent à coups de baïonnettes, et sous le canon de l'escadre les refoulèrent jusque dans leurs. canots. Ils eurent un tué et quatre blessés. L'Espagnol laissait sur le rivage vingt morts, sans compter ceux qu'il avait enlevés.

Telle fut la bataille de Saint-Laurent-de-la-Mouga, qui dura de deux heures du matin à six heures du soir et qui fut de nouveau si glorieuse pour la division Augereau. Le général déclarait le surlendemain qu'il voyait avec  peine que plusieurs de ses frères d'armes eussent honteusement abandonné leur drapeau. Mais avec quel orgueil la brigade Mirabel parlait de cette journée ! Lorsqu'elle enterra son chef dans le camp de la Magdelaine au pied de l'arbre de la Liberté, il nous commandait hier, disaient les soldats, dans ce fameux combat que nous avons livré aux Espagnols, sur lesquels nous avons remporté une victoire complète. Le combat du 13 août était déjà à leurs yeux un combat fameux, et la victoire qu'ils avaient remportée la veille leur semblait complète ! Quelques jours après, ils apprenaient que la Convention avait décrété, le 22 août, que le nom de Mirabel serait inscrit sur la colonne du Panthéon et que l'armée des Pyrénées-Orientales ne cessait pas de bien mériter de la patrie[9].

Mais, si fière que fût la division Augereau, elle était épuisée par cette bataille, qu'un témoin qualifie d'opiniâtre et de meurtrière. Elle avait 200 morts et 600 blessés[10] parmi lesquels Augereau, l'adjudant-général Deyrand et le capitaine du génie Sanson. Dès le lendemain, Augereau demandait en toute hâte quelques troupes fraîches pour combler le vide de ses bataillons, et il se plaignait d'avoir des pièces d'artillerie qui ne serviraient plus : elles avaient dû la veille faire un feu continuel, et un canon de 4 avait crevé. Ses anxiétés éclatèrent le surlendemain et les jours suivants. Il écrivait à Dugommier que ses meilleurs officiers et ses plus braves soldats étaient hors de combat, qu'il n'avait plus que peu de monde et ne pouvait garnir plusieurs points importants, qu'il attendait sous trois jours un nouveau choc des ennemis, qu'il redoublait de zèle et d'activité, qu'il avait placé militairement son artillerie, qu'il ne saurait abandonner lâchement ces montagnes qu'il avait occupées durant trois mois, mais qu'il craignait d'être forcé dans ses positions s'il ne recevait sur-le-champ un renfort de 3.000 hommes. Dans son trouble et son impatience, Augereau ne tenait plus en place : il répétait que Saint-Laurent-de-la-Mouga devenait ingardable, n'eût-il à redouter que l'air infecté par les cadavres qui jonchaient les bords du torrent et qu'il n'avait pu encore enterrer ou brûler.

Après avoir félicité Augereau de sa belle journée et annoncé, comme il disait, à la Convention et à la France entière, par un courrier extraordinaire, que sa division de droite avait conservé le blocus de Bellegarde, Dugommier s'était hâté d'aider son lieutenant de ses dernières ressources. Il envoyait à Saint-Laurent-de-la-Mouga toutes les munitions qu'Augereau lui demandait, deux pièces de 4 et une pièce de 8, et 3.000 hommes fournis moitié par Pérignon et moitié par Sauret. Mais il partageait les alarmes d'Augereau. Le 13 août, le matin même de la bataille, n'écrivait-il pas à Pérignon que le centre devait plus que jamais établir avec la droite un concert parfait ? Il ordonna donc, le 15 août, à Augereau de resserrer sa ligne, et de centraliser autant que possible ses forces jusqu'alors un peu disséminées : les ennemis ne doivent plus l'attaquer avec le même avantage ni faire leur trouée par un point qui ne soit pas suffisamment occupé ; qu'Augereau cesse d'embrasser trop d'espace dans son système de défense, qu'il songe avant tout à la Fonderie et à Darnius, qu'il garnisse les montagnes qui couvrent son camp et qui protègent naturellement la Fonderie, qu'il rapproche son artillerie trop éloignée de lui. Le lendemain 16 août, Dugommier, de plus en plus inquiet, entretient Pérignon de la situation d'Augereau : Il y a longtemps que je l'improuve, il y a longtemps qu'elle serait changée au plus grand avantage de notre blocus sans la malheureuse Fonderie. Le 18, il décide de quitter Saint-Laurent-de-la-Mouga pour fermer davantage et difficiliser l'embouchure du col de Portell, et il mande à Augereau que la division de droite, tout en se prolongeant vers la division du centre, se portera dans les environs du col où les excellentes positions ne manquent pas. Le 19, de bon matin, il se rend à la Fonderie pour conférer avec Augereau.

Il fut convenu qu'Augereau reculerait lentement sur Darnius. Son arrière-garde, formée de trois demi-brigades et commandée par -deux adjudants-généraux, Boislinard et Robert, couvrit l'évacuation de Saint-Laurent. Boislinard occupait la Fonderie et Robert la Magdelaine. Mais, le 23 août, Augereau marquait à Dugommier qu'il lui était impossible de-rester dans sa nouvelle position, qu'il jugeait sa situation critique, qu'il en avisait le général en chef pour dégager sa responsabilité, que les Espagnols prenaient possession des hauteurs environnantes et méditaient un grand coup, qu'ils-pouvaient le tourner sur la droite, qu'il mettrait tout cri usage pour repousser leurs tentatives, qu'il ferait tous les efforts dont un soldat et un républicain est capable, que la tâche lui semblait néanmoins très ardue, voire insurmontable.

C'est qu'Augereau, en abandonnant Saint-Laurent, avait pour instruction de ne rien laisser aux Espagnols. Il emmenait avec lui tous les habitants valides de peur que La Union ne leur fit prendre les armes comme au reste des Catalans ou ne connût exactement, grâce à eux, les forces et les mouvements des Français. Ces paysans, écrivait-il aux représentants trois jours après la bataille, sont si fort attachés à leurs lâches compatriotes, les Espagnols, qu'ils n'attendent que le moment pour se joindre à eux. J'ai fait fusiller l'un d'eux, pris les armes à la main dans Saint-Laurent-de-la-Mouga à l'affaire du 13. Les enverrai-je joindre-leurs amis ou les ferai-je passer dans l'intérieur ? Les représentants décidèrent de les faire passer dans l'intérieur, et Dugommier prescrivit de les employer à la construction des routes qui reliaient les camps les uns aux autres.

En outre, Augereau devait démolir de fond en comble la fameuse Fonderie. Ainsi le voulait le Comité. Le 26 mai, Couthon -avait écrit à Milhaud et à Soubrany que la France ne laisserait plus sur sa frontière des manufactures dont l'ennemi pût profiter, que ces établissements abondaient dans l'intérieur de la République et suffisaient aux besoins-de toutes les armées, qu'il fallait donc détruire entièrement la fonderie de Saint-Laurent-de-la-Mouga après en avoir retiré tous les projectiles, les modèles et les ouvriers. L'arrêté, rédigé par Carnot, fut rendu, le 28 mai, par le Comité : la fonderie serait démolie ; les projectiles et les. modèles seraient expédiés à Perpignan, pour être distribués de la manière la plus utile ; les ouvriers seraient transférés à Toulouse avec leurs ustensiles et outils, pour travailler dans les forges de la République ; la commission des armes et poudres, chargée de l'exécution de cet arrêté, enverrait des commissaires à Saint-Laurent-de-la-Mouga.

Un personnage du nom de Julien fut désigné pour se rendre à la Fonderie. Ce Julien délégua François Denat qui vint à Saint-Laurent dans les derniers jours de juin. Sur l'ordre d'Augereau, Mirabel dut fournir quotidiennement à Denat 300 volontaires, qui toucheraient une solde supplémentaire de trente sous. Mais la besogne ne se fit pas ou elle se fit mollement et sans hâte. Denat, dit Dugommier, mit dans sa tâche autant d'impéritie que de lenteur. Avec l'approbation des représentants, le général en chef finit par détacher à la Fonderie un officier d'artillerie, puis l'ingénieur Grandvoinet ainsi que deux pelotons de canonniers et de mineurs. J'ose vous assurer, écrivait-il au Comité, que la commission que vous aviez proposée à cet effet ne serait pas au quart de l'ouvrage ; elle était superflue, puisque, avec nos propres moyens, nous avons tout fait et que nous épargnons au trésor national cent mille écus qu'on avait décrétés pour cet objet ; toutes ces commissions extraordinaires n'ont d'utilité que pour les individus qui sont dévorés du besoin d'avoir des places. Tout était terminé le 25 août. On fit sauter peu à peu, avec de la poudre avariée, les bâtiments de la Fonderie ; les objets utiles, bombes, boulets qu'elle contenait, furent envoyés dans l'intérieur sur un millier de charrettes, et les soldats reçurent dix sols pour chaque boulet qu'ils portaient de la fonderie à La Jonquère ; les boulets de calibre irrégulier et inusité furent précipités au fond d'un grand puits. Nous ne laissons, disait Dugommier, que des décombres aux Espagnols.

Le chef d'état-major Lamer poussa un cri de soulagement. Enfin, s'écriait-il, voilà une épine tirée du pied ! L'évacuation de Saint-Laurent-de-la-Mouga a rendu notre position bien forte et bien assurée[11].

 

La division Augereau ou division de droite se rapprochait donc de celle du centre. Elle avait même lâché tous les postes que son général jugeait trop en l'air, trop en dehors de sa ligne, comme Massanet, on il avait mis d'abord une garnison de 300 hommes qu'il trouvait trop faible, comme la chapelle de Notre-Dame del Fall, qui lui semblait une position aussi dangereuse qu'inutile. Ainsi, disait Dugommier, elle donne à l'armée une union bien plus imposante, d'autant mieux qu'elle achève de couvrir certains points essentiels qu'on avait été forcé de laisser dégarnis.

Mais elle ne quitta pas sans regret ces bords de la Mouga qu'elle avait arrosés de son sang et cette gorge de Terradas où était tombé Mirabel. Elle avait élevé à l'intrépide général un mausolée de structure simple, et elle pensait que ce monument, comme dit un représentant, devait être sacré aux yeux de tous les braves. Ce fut avec une douleur mêlée de rage qu'elle apprit l'odieuse profanation de la tombe du héros : les Espagnols avaient détruit le mausolée et mutilé le cadavre qu'ils auraient dû respecter !

La division s'installa autour du village de Darnius, dans la vallée de ce nom. Un gros ruisseau, tributaire du Ricardell, traverse cette vallée. Sur sa rive droite est un âpre banc de roc terminé, un peu en aval de Darnius, par une pointe escarpée, la Roca Malera, sur laquelle avait résisté le bataillon de la 39e demi-brigade. Sur sa rive gauche règne un chainon couvert de bois touffus, qui, tout d'abord, offre un accès facile, mais qui soudain se relève à une grande hauteur pour retomber par un long et rapide talus au pied de la route de Figuières. Cette montagne énorme, qui plane sur toute la région environnante, avait reçu deux noms : les Français l'appelaient la Montagne Noire, à cause des bois sombres dont étaient revêtus les versants du nord et de l'est ; les Catalans l'appelaient le Mont Rouge ou Mont-Roig, à cause de la couleur sanglante des roches de son versant méridional.

Augereau disposa la division sur trois lignes qui, toutes, appuyaient leur gauche à la Montagne Noire.

La première ligne, formée par les bataillons de chasseurs, aux ordres de l'adjudant-général Bon, s'étendait sur la rive gauche du Ricardell, depuis l'endroit où ce torrent rencontre le chemin de Massanet jusqu'à son confluent avec le ruisseau de Darnius.

La deuxième ligne occupait la Roca Malera, et à l'entrée de la vallée de Darnius un mamelon très raide où Augereau avait placé une batterie, surnommée l'Invincible.

La troisième ligne commençait à la hauteur du village de Darnius et couronnait la berge gauche du vallon.

La brigade Davin, qui constituait la réserve, avait reculé jusqu'à Coustouges et surveillait la frontière du Vallespir. Je vois avec plaisir, écrivait Augereau à Davin le 5 septembre, le progrès des redoutes de Coustouges et que notre défensive de ce côté prend une tournure imposante.

La division du centre ou division Pérignon avait, elle aussi, modifié ses emplacements. Elle bordait la route de Bellegarde à Figuières ; à sa droite, la brigade Rongé s'adossait au mamelon de l'Invincible ; à son centre, la brigade Banel défendait deux nouvelles redoutes, l'une tout contre le château de Buscaros, l'autre sur les collines en avant d'Estrada ; à sa gauche, la brigade Martin occupait La Jonquère.

La division de gauche ou division Sauret, réduite h 4.000 hommes depuis qu'elle avait renforcé les deux autres divisions, avait abandonné Cantallops pour camper autour de Campcéret et pousser ses avant-postes sur les hauteurs de Recaseras jusqu'au château de Sainte-Lucie.

La nouvelle ligne était ainsi plus concentrée, plus ramassée. Tout se touchait et se liait ; Sauret n'était séparé de Pérignon que par un ravin, et Pérignon appuyait sa droite à Augereau. Le général en chef avait établi le parc à La Jencinère mais il avait transporté son quartier à Agullana pour être plus près d'Augereau, son lieutenant favori. La ligne, a dit un militaire très compétent, deux fois brisée en équerre, à la Montagne Noire, son saillant, et à La Jonquère, son rentrant, avait ses deux ailes en potence sur son centre, c'est-à-dire sur la route, et les deux faces de son angle saillant, ses parties faibles, couvertes par trois redoutes[12].

 

La Union avait pareillement changé ses positions. Il ne se décourageait pas, et le cabinet de Madrid ne lui reprocha nullement la reddition de Bellegarde. Tu as perdu une forteresse, lui écrivait Godoy, mais non l'estime publique.

Il s'était hâté de porter sa gauche sur la haute Mouga abandonnée par Augereau. Mais, lorsqu'il vit ses adversaires s'emparer de la Montagne Noire, il regretta de n'avoir pas occupé ce Mont-Roig qui, si longtemps, était resté comme neutre et qu'il pouvait prendre après la retraite du Boulou maitre de Mont-Roig, il coupait les communications de la droite des Français avec leur centre, il obligeait Augereau à se replier. il établissait la gauche espagnole à Darnius.

Il savait toutefois que la Montagne Noire était faiblement gardée. Il résolut de l'enlever. Le 21 septembre, trois jours après la capitulation de Bellegarde, à six heures du matin, 4.000 Espagnols, commandés par le brigadier Taranco, gravissaient la Montagne Noire par les revers du nord et de l'est, les seuls qui fussent accessibles.

Augereau, toujours en éveil, prévoyait cette attaque. Trois jours auparavant, il disait que l'ennemi tournait son attention sur Mont-Roig et que cette position importante exigeait toutes les précautions. Mais il ne tenait pas la ligne entière des hauteurs, et il avait eu tort de négliger l'est de la crête, le piton culminant qui domine et la montagne et la route de Figuières. Ses postes ne s'étaient avancés que jusqu'à l'échancrure que la crête présente à l'ouest, jusqu'à la vieille tour de Castel-Roig où l'adjudant-général Bon avait mis 50 hommes du 5e bataillon de chasseurs, commandés par le sous-lieutenant Massol.

Selon les instructions qu'il avait reçues de La Union, Taranco devait saisir la pointe orientale de la montagne et ne prendre la pointe occidentale que lorsqu'il aurait amené du canon. Il s'acquitta de sa mission avec intelligence. Sans nul obstacle, il occupa les hauteurs de l'est. Mais la crête est étroite, large seulement de quelques pas ; quatre compagnies au plus peuvent s'y développer, et la confusion se mit bientôt dans sa troupe, qui n'avait plus assez d'espace pour s'étendre et se déployer. Malgré l'ordre positif qui leur défendait de pousser en avant, des tirailleurs s'approchèrent de la tour de Castel-Roig. Il n'y avait là qu'une sentinelle française, un chasseur de la 1re compagnie, nommé Roques. Il résista, écrit Augereau, avec une opiniâtreté remarquable, et, quoique environné d'ennemis, il ne se replia sur son poste qu'après avoir brûlé jusqu'à sa dernière cartouche. Les chasseurs qui tenaient garnison dans le vieux château accoururent, puis ceux qui campaient au pied de la montagne, et le bataillon le plus voisin, le bataillon du commandant Papin, se jetant dans le bois, tomba soudain sur la droite et les derrières de l'assaillant. Une terreur panique envahit les Espagnols amoncelés sur le plateau. Effarés, éperdus, ils s'enfuirent au cri de : Nous sommes coupés, Somos cortados ! et plusieurs d'entre eux, pour se sauver plus vite, se débarrassèrent de leurs armes. Le combat leur coûta 12 officiers, 204 soldats et quatre pièces de 2, toutes neuves, que Taranco était parvenu, non sans peine, à hisser sur la cime. La Union, disait Dugommier, nous a attaqués pour s'emparer d'une position intermédiaire qu'il croyait avantageuse à son armée ; il trouva, pour son malheur, plusieurs bataillons de chasseurs qui justifièrent leur dénomination et qui, après quelques heures d'engagement très chaud, mirent en déroute tout ce gibier espagnol.

Cette affaire lui avait montré l'importance de la position. Il était allé sur-le-champ conférer avec Augereau et lui avait ordonné de placer désormais sur la Montagne Noire un bataillon d'infanterie. Un bataillon de chasseurs et une demi-compagnie d'artillerie bivouaquèrent dorénavant au pied du Mont-Roig dans le vallon de Darnius, non loin de la tour de Castel-Roig[13].

 

La Union était outré. Il venait d'apprendre que quatorze officiers, traduits devant le conseil de guerre et convaincus d'avoir arraché par une indigne pression au général Navarro la capitulation de Collioure, n'avaient subi d'autre châtiment que la destitution. Plus que jamais il rougissait de ses compatriotes et les jugeait dégénérés. Ils ne sont plus les mêmes, s'écriait-il, et dans son exaspération il proposait d'employer les moyens dont usaient les Français, de pousser les Espagnols à la victoire par la terreur, par les condamnations à mort, par l'échafaud : Dans un désarroi comme celui de notre armée, il faudrait la justice des Turcs ou celle de la guillotine ; avec la guillotine, on ferait faire des prodiges à ces gens-là ; si les Français triomphent, c'est la guillotine qui opère ces miracles ![14]

Il traita de lâches les vaincus du 21 septembre et il enjoignit aux chefs de corps de dénoncer sur-le-champ les plus coupables. Mais la débandade avait été si soudaine, si universelle, que les chefs ne surent qui désigner. La Union ordonna que ceux qui avaient jeté leurs armes seraient décimés. Ils étaient au nombre de cinquante-trois. Cinq furent condamnés à être fusillés. Au dernier moment, à la prière du général portugais Forbes, La Union décida que deux seulement seraient exécutés. Tous les autres défilèrent devant le front des troupes, montés sur des ânes, comme les criminels d'Espagne qui marchaient au supplice, et tenant en main une quenouille. Ils devaient passer dans une forteresse le reste de leur temps de service ; à force de supplications, ils purent demeurer à l'armée ; mais ils ne portaient ni cocarde ni insigne militaire et ils campaient à l'écart. Un ordre du 23 septembre punit de mort toutes les défaillances. Pendu, le soldat qui se débarrassait de son arme dans le combat. Pendu, celui qui ne reprendrait pas son rang immédiatement après l'avoir perdu et sur le point même où se trouvait la compagnie. Pendu, celui qui s'éloignait de son bataillon à plus d'une portée de canon. Des partis de cavalerie et d'infanterie arrêteraient les fuyards, les mettraient en rangs, les mèneraient à une troupe indiquée d'avance comme centre de ralliement. La Union doutait néanmoins qu'il y eût désormais des fuyards. J'ordonne, disait-il, aux officiers, sergents, et caporaux d'ôter la vie incontinent à ces infâmes ![15]

Il ne fit plus aucune tentative sur la Montagne Noire. Mais chaque matin ses troupes légères apparaissaient sur les rochers opposés qui dominent le Mont-Roig, au Castillet et à la redoute de Passamiliaus, pour échanger des coups de fusil avec les reconnaissances ou, comme on disait, les découvertes des Français. Elles finirent même par descendre au pied de la montagne. Tous les jours étaient marqués par des escarmouches. La plus importante fut celle du 1er novembre. Un lieutenant espagnol, du nom d'Echeverria, avait coutume de harceler les Français dans leurs bivouacs et de leur blesser quelques hommes. Augereau résolut de mettre un terme à ces échauffourées quotidiennes et d'en dégoûter l'ennemi pour longtemps. Il tendit une embuscade. Le 1er novembre, â l'aube, lorsqu'Echeverria s'engagea dans la gorge avec un détachement de 140 hommes, il fut subitement salué par deux pièces d'artillerie volante qui s'étaient dissimulées sur une petite butte et cerné par 400 chasseurs que le chef de bataillon Papin avait cachés la veille an soir dans les broussailles. Il réussit à se faire jour ; mais il perdit du monde, et les Français n'eurent que six hommes légèrement blessés et un tambour de dix ans tué par un éclat d'obus. La leçon, dit un des combattants, rendit les Espagnols plus réservés ; ils ne furent plus si hardis, et ils restèrent tapis derrière leurs rochers et retranchements. Les Espagnols qui s'étaient enfuis au 21 septembre et que La Union avait si cruellement humiliés, appartenaient au détachement d'Echeverria ; ils avaient montré de la bravoure ; ils reçurent la permission de porter de nouveau la cocarde[16].

La mauvaise saison approchait. Les Espagnols paraissaient décidés à la passer dans leur camp. Ils commençaient à construire des baraquements. Et Dugommier ne les attaquait pas ! Plus de six semaines s'étaient écoulées depuis. la prise de Bellegarde et, au lieu de livrer bataille aux ennemis, il les laissait, selon le mot d'un de nos officiers, amonceler de l'artillerie autour de lui, exécuter contre lui avec grand luxe un système de fortifications[17]. Pourquoi cette inaction ? Était-ce parce que des pourparlers s'engageaient alors entre l'Espagne et la République française ? Était-ce parce qu'il manquait de poudre, parce que la plupart de ses soldats marchaient pieds nus, parce que ses magasins étaient épuisés ? Ou plutôt le prudent général ne voulait-il agir qu'à. coup sûr ? Quoi qu'il en soit, l'histoire des négociations qu'il nouait à cette époque avec La Union mérite d'être retracée avec quelque détail, et le suivre dans ces intrigues diplomatiques, ce n'est pas quitter la scène militaire.

 

 

 



[1] Dugommier aux officiers généraux, 20 juin (A. G.).

[2] Geschichte der Kriege in Europa, III, 355.

[3] Beyrand aux représentants, 11 et 12 juillet (A. G.).

[4] Augereau à Dugommier, 28 juin (A. G.).

[5] Augereau à Dugommier, 6 juillet (A. G.) ; — Fervel, II, 144-145 ; Pineau, 541.

[6] Fervel, II, 140-141.

[7] P. Delbrel, loc. cit., sept. p. 61 (lettre du 13 juillet) ; — Augereau à Pérignon, 2 août ; — rapport de Mirabel, 6 août (A. G.) ; — Moniteur, 24 août.

[8] La balle lui traversa les habits et effleura les reins.

[9] Ordre du jour du 14 août ; — procès-verbal de l'inhumation de Mirabel (A. G.) ; — Moniteur du 24 août.

[10] Exactement, selon Augereau, 599 blessés et 187 morts.

[11] Augereau à Dugommier, 14, 15, 16, 17, 22, 23, 25 août ; — Dugommier à La Martillière, 14 août ; — à Augereau, 15 et 18 août ; — à Pérignon, 16 et 20 août ; — au Comité, 7 juillet et 25 août ; — rapports de Destaing et de Victor, 13 et 14 août — Augereau à Mirabel, 26 juin ; — ordre du 14 août donné à Grandvoinet ; — Lamer au Comité, 11 juillet ; à Beyrand, 21 juillet ; à Sol, 30 août (A. G.) ; — Cf. le discours d'Albert, 23 mai 1798 : — Rec. Aulard, XIII, 760 et 799 ; — Fervel, II, 145-153 ; — Vidal, III, 309 ; — Delbrel, Notes, 19. — Composition de la division Augereau au 30 thermidor ou 17 août : 3e et 6e chasseurs, 1er grenadiers, 39e demi-brigade, 4e infanterie légère, Légion de la Montagne, Chasseurs éclaireurs, 1er des grenadiers des Bouches-du-Rhône, 1er Alpes-Maritimes, 1er Ariège, 1er Béziers, 1er Hautes-Alpes, 1er Mont-Blanc, 2e Ariège, 2e Aude, 2e Haute-Garonne. 3e Côtes-Maritimes, 3e Haute-Vienne, 3e Montagne, 3e Pyrénées-Orientales, 3e Tarn, 4e Aude, 4e Côtes-Maritimes, 4e Lot, 4e Tarn, 5e Haute-Garonne, 5e Lot, 7e Ariège, 8e Bec d'Ambez, 9e Drôme.

[12] Fervel, II, 158-160 ; — Delbrel, Notes, 58 : — Augereau à Dugommier et à Davin, 1, 5, 12 sept. ; — Mémoire de Pontet (A. G.). Il est curieux de remarquer que les Français, soldats, officiers, même le représentant Soubrany, écrivaient La Guyane pour Aguillane.

[13] Les Français avaient eu 44 blessés et 4 tués. Marcillac, 275-280 ; — Fervel, II, 164 ; — Dugommier au Comité et à Augereau, 22 et 23 sept. Augereau à Dugommier et à Delbrel, 22 et 23 sept. (A. G.).

[14] P. Delbrel, loc. cit., août, 659-660 ; — Cf. le mot de Brunswick presque la même époque (A. Chuquet, Hoche et la Lutte pour l'Alsace, 37) : La France est conduite aux grandes actions par l'enthousiasme et la fureur des supplices.

[15] P. Delbrel, loc. cit., sept., p. 64.

[16] Ordres d'Augereau, 31 oct. ; — Dugommier au Comité, 2 nov. (A. G.) ; — Marcillac, 279 ; — Fervel, II, 165. — Le petit tambour qui fut tué dans cette affaire s'appelait Pierre Bayle. Né en1181 à Tourreilles, dans l'Aude, il était tambour au 8e bataillon de son département où son père servait. comme sous-lieutenant, sa mère comme vivandière-blanchisseuse et son frère aîné comme caporal-tambour. Dugommier consacre une lettre à ce digne émule de Bara (au Comité, 10 nov. (A. G.) : Il a, écrit-il, battu la diane avec des efforts incroyables pour étouffer le bruit de la marche de-notre artillerie volante. — As-tu assez de force, lui demandait le général du poste, pour battre demain au matin la diane et empêcher que l'ennemi n'entende notre artillerie légère ? — Peut-on manquer de force, répondit le jeune héros, quand on peut servir utilement son pays ?

[17] Mémoire de Baudard (A. G.).