DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE XIII. — RIPOLL ET BELLVER.

 

 

Doppet commandant en Cerdagne. — Ordre de protéger Augereau (21 mai). — Marche sur Camprodon (4 juin). — Entrée de Doppet dans Camprodon (7 juin) et dans Ripoll (16 juin). — Charlet attaqué dans Camprodon par Vives. — Reculade de Charlet sur Villefranche (17-19 juin). — Mouvement rétrograde de Doppet. — Son arrivée à Camprodon (18 juin). — Incendie de la ville et des villages d'alentour (19 juin). — Retraite de Doppet sur Prats-de-Mollo (19-20 juin). — Lemoine à Besalu (21 juin). — Lannes à la rencontre de Lemoine. Réflexions de Dugommier. — Excès des Français et soulèvement des habitants. — Les soumatens et les grenadiers d'Augereau (26 juillet). — Belle résistance de Bellver. — L'adjudant-général Porte. — Journées des 8 et 26 juin. — Doppet remplacé par Charlet (15 septembre). — Attaque de Castellar de Nuc (octobre).

 

Malgré sa maladie et le blocus de Bellegarde, Dugommier suivait attentivement les opérations d'Augereau et, pour soulager son lieutenant, il mit en mouvement les troupes qui tenaient la Cerdagne. Pourquoi la division de Montlouis ou de Puycerda n'irait-elle pas se lier à la division de droite ? Les deux corps ne pouvaient-ils se protéger mutuellement[1] ?

Doppet, entièrement guéri, commandait cette division de Puycerda. Lorsqu'il avait appris la mort de Dagobert, il s'était offert à Dugommier pour remplacer le démon des Espagnols. Le 23 avril, les représentants Milhaud et Soubrany le nommaient commandant des troupes de Cerdagne, et il promit à Dugommier de faire tout ce qui dépendait de lui pour attirer l'adversaire de son côté.

Du quartier général de Las Daynas, à la fin de mai, Dugommier lui rappelait sa promesse et le priait de descendre dans la vallée du Ter pour assurer sa droite. Le poste qu'Augereau occupe, écrivait Dugommier à Doppet le 21 mai, est jalousé par nos ennemis, et ils y attachent beaucoup d'importance ; il a trop peu de monde et sa position est difficile à tenir au milieu des montagnes qui le dominent ; il lui parait également qu'à moi nécessaire que tu le joignes. Tu peux opérer cette jonction par Camprodon. C'est le moyen de conserver nos avantages et de nous en préparer d'autres. Il est instant que tu le protèges. Et le surlendemain, Dugommier réitérait ses recommandations à Doppet, lui représentait de nouveau la nécessité de protéger la division Augereau menacée par un rassemblement considérable.

De son côté, Augereau avait ordre de donner la main à Doppet, et il mandait au général en chef de l'armée de Cerdagne qu'il lui semblait très important de marcher sur Camprodon où se formaient de grands attroupements et à Ripoll où était une belle fabrique de fusils.

Doppet était du même avis. Il répondit à Dugommier et à Augereau qu'il allait se diriger vers Camprodon. C'était le seul mouvement possible. Pouvait-il rejoindre Augereau à Saint-Laurent-de-la-Mouga sans franchir des montagnes encore couvertes de neiges ? Ne laisserait-il pas la Cerdagne exposée à l'invasion ? Il se porterait clone sur Camprodon et il n'irait pas plus loin pour ne pas compromettre Bellver, Puycerda et même Montlouis. Attaquer et prendre Camprodon, c'était évidemment débarrasser Augereau et détourner de Saint-Laurent une partie des forces espagnoles[2].

Le 4 juin, après de trop longs préparatifs, Doppet quitta Puycerda. Il avait divisé sa troupe en trois colonnes : l'une de 1.200 hommes, sous les ordres de Thonin, ancien capitaine de la légion allobroge, chef d'escadron au 15e dragons, qui fut promu, au retour de l'expédition, adjudant-général par les représentants ; l'autre, de 2.000 hommes, conduite-par Charlet ; la troisième, de 3.000 hommes, commandée par lui-même. Charlet traînait avec lui les 900 mulets qui portaient les vivres. Avec Doppet était l'artillerie composée de deux mortiers, de quatre obusiers et de dix suédoises et républicaines, pièces d'un calibre inférieur au 4.

Les trois colonnes marchaient sur Camprodon, la première, tout droit par Py-en-Conflent, Mantet et le col de Madone ; la deuxième, par Palau, Osséja, le col de Mayens, Dorria et Ribas ; la troisième, par Alp, la Moline et l'osas. Ces deux dernières se réuniraient en chemin, à une lieue au-dessus de Ribas, aux Rocas Blancas.

Doppet ne croyait pas avoir assez de monde, et il demanda du secours à Dugommier. Sur l'ordre du général en chef, Augereau lui envoya des renforts : l'adjudant-général Bon et 730 hommes qui passèrent par Prats-de-Mollo où ils. prirent 300 hommes à un bataillon de l'Ariège[3]. Ils devaient, par Coustouges et le col des Eres, rejoindre la première-colonne de l'armée de Cerdagne devant Camprodon.

Les colonnes de Doppet eurent à peiner et à pâtir en traversant les montagnes, non pas à la montée qui fut assez-facile, non pas sur les crêtes où sont de vastes plateaux, mais à la descente où il fallut marcher un à un, jeter un pont volant sur deux ou trois torrents que la fonte des neiges. avait gonflés, faire traîner les canons par des bœufs ou les faire porter par les artilleurs, qui entrèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture. Toutefois le temps était très beau, et il n'y avait ni malades ni éclopés.

Doppet essuya d'abord un échec. Il envoya sur sa droite, contre le bourg de Castellar de Nuc, trois bataillons commandés par l'adjudant-général Pellenc ; ils lancèrent des obus dans le village et ne purent le réduire. Mais Doppet fit sa jonction avec Charlet, et après de petites escarmouches d'avant-garde contre les miquelets et les paysans qui tenaient les collines, il arriva devant Ribas. Des Suisses défendaient un ermitage qui dominait cette ville ; quelques coups de canon les mirent en fuite, et Doppet s'empara de Ribas où pas un habitant n'était resté.

Le 7 juin, il était en vue de Camprodon. Il entendit une vive fusillade, et il fut très inquiet. La colonne menée par Thonin avait ordre de ne pas s'engager à cause de sa faiblesse numérique. Attaquait-elle la ville ? Tout s'éclaircit bientôt. La- veille, l'adjudant-général Bon, détaché de la division Augereau, était venu se joindre à Thonin ; les deux troupes avaient de concert enlevé Camprodon, et lorsque parut Doppet, elles chassaient l'ennemi des hauteurs de Saint-Antoine où il s'était retiré.

Dès le lendemain, Doppet renvoyait à Saint-Laurent-de-la-Mouga l'adjudant-général Bon : la localité montagneuse, disait-il, ne lui permettait pas d'établir sa communication avec Augereau. Mais, sur ses instances, il reçut de Dugommier la légion des Allobroges, composée de 1.400 hommes — cette légion qu'il commandait naguère et qui faisait partie de la division Augereau — et il put dès lors continuer son mouvement. Tu pourras, lui écrivait Dugommier, renvoyer un ou deux bataillons sur tes derrières pour assurer tes communications et mettre la partie de Puycerda à l'abri de tout événement[4].

Il se rappelait qu'Augereau lui avait conseillé de faire main basse sur Ripoll et sa manufacture d'armes. Le 11 juin, après avoir perdu trois jours, il se dirigea vers Ripoll, en laissant à Camprodon le général Charlet avec 2.500 hommes et la moitié de l'artillerie. Il suivit la rive droite du Ter, puis, en amont de Saint-Pau, passa sur la rive gauche, traversa le gros torrent de Fourcara, et le 16 juin, par San-Juan de las Abadesas, où il mit une garnison pour communiquer avec Camprodon, non sans coups de fusil que ses langueurs de droite et de gauche tiraient sur les rassemblements de soumatens, il atteignit Ripoll. Les habitants avaient .gagné les hauteurs qui surplombent la ville, les ermitages de Callar, de Saint-Barthélemy et de Saint-Antoine. Il fut maître de ces trois postes au bout de deux heures de combat.

Dans sa correspondance comme dans ses Mémoires, il avoue qu'en cette situation il était isolé, trop éloigné du reste de l'armée pour appuyer sa droite à Puycerda et sa gauche à Saint-Laurent-de-la-Tonga. Il aurait donc dû battre en retraite an plus tôt. Pourtant il demeura six jours à Ripoll, saisissant tout dans la manufacture, les armes et les outils, enlevant les subsistances et assez d'argenterie pour en charger deux mulets, détruisant à coups de marteau et de hache ce qu'il ne pouvait emporter, rappelant dans la ville quelques-uns des habitants cachés aux environs, leur donnant des vivres et tâchant assez sottement de leur prouver, comme il disait, que la République faisait la guerre .aux tyrans, et non aux peuples.

La Union profita de ses lenteurs. Il avait cru d'abord que Doppet et Augereau s'unissaient pour marcher sur Vich et Girolle avec 12.000 hommes, accabler sa gauche, intercepter sa ligne d'opérations. Mais il apprit qu'Augereau ne bougeait pas. Bien qu'il n'eût pas assez de monde pour boucher les trous, il résolut de couper la retraite à Doppet et de reconquérir la Cerdagne dégarnie.

Un de ses meilleurs lieutenants, le général Vives, fut chargé d'agir contre les Français qui s'aventuraient dans le bassin du haut Ter. Avec 1.200 fantassins, 300 cavaliers et 6.000 paysans, -Vives attaqua Charlet à Camprodon.

Charlet craignit, non sans raison, d'être écrasé. Il tenta d'avertir Doppet et chercha dans sa troupe un miquelet qui voulût, par des chemins détournés, porter une lettre à Ripoll : bien qu'il offrît jusqu'à douze cents livres, aucun ne se présenta. Durant trente-six heures, d'abord dans la vallée, puis sur les montagnes, il lutta contre l'assaillant et il eut 28 morts et 56 blessés. Mais peu à peu il fut refoulé ; les munitions commencèrent à lui manquer, et il dut penser à la retraite. Il ne pouvait se retirer sur Prats-de-Mollo, car Vives avait pris sans peine le village de Mollo et dispersé le faible détachement qui gardait le col des Eres. Force était de se replier par le col de Prégon sur Villefranche et sans perdre de temps ; il n'avait plus de vivres que pour un jour et demi, et il mettrait sûrement pour se rendre à Villefranche quarante-huit heures. Il fit jeter dans la rivière ses deux pièces de 4 et charger sur les mulets deux mortiers, une suédoise et deux républicaines. Puis, dans la nuit du 17 au 18 juin, il quitta Camprodon. La retraite s'exécuta dans le meilleur ordre. Quelques miquelets qui lui restaient éclairaient la marche. Il comptait coucher à Py. Mais il fallut passer un à un plusieurs défilés au bord des précipices, et l'on n'atteignit les cimes du Canigou qu'après avoir fait plus d'une lieue et demie dans la neige. Il était six heures du soir ; la brume, s'épaississant peu à peu, cachait tous les objets ; la nuit vint ; le froid était extrême. On s'arrêta, on se demandait ou l'on était, on ne trouvait plus de chemin. Ceux qui partirent en reconnaissance, n'allant qu'à tâtons, s'égarèrent, et ils ne reparurent que parce qu'ils entendaient le bruit confus de la colonne. Enfin on crut découvrir un sentier, on le suivit, et, au bout de deux heures, on arriva dans un fond où l'on attendit le jour. Le 19 juin, au matin, on se remit en mouvement et, grâce à un berger qui servit de guide, on gagna dans l'après-midi le village de Py. On se rafraîchit, on envoya des paysans chercher sur des brancards les soldats malades ou fourvoyés ; le soir à sept heures, Charlet entrait à Villefranche[5].

Doppet ignorait l'échec de Charlet. Mais lorsqu'il vit que les Espagnols se préparaient à le cerner dans Ripoll, lorsqu'il sut que les habitants qu'il avait nourris étaient leurs espions, il se replia et, selon son expression, se débloqua de ce trou. Le 18 juin, à une heure du matin, sa troupe partait sans que la caisse fût battue et avec ordre de ne tirer qu'en cas d'absolue nécessité. Comme naguère, elle prit la route qui longe le Ter, tandis qu'à droite et à gauche deux colonnes, tenant les hauteurs, assuraient la marelle de l'artillerie et d'un nombreux convoi dans le fond de la vallée. Il remonta ainsi jusqu'à Saint-Jean-des-Abbesses. Mais bientôt il aperçut l'ennemi. Il dut, à Saint-Pau, dissiper des nuées de soumatens et à La Réal balayer le chemin par une charge à la baïonnette. Enfin, lorsque les Français débouchèrent devant Camprodon, le rocher du château, l'éminence de Saint-Antoine, tout fourmillait d'Espagnols. Que faisait Charlet ? Comment la place était-elle retombée aux mains de l'adversaire ? L'aventure semblait à Doppet aussi incompréhensible que malheureuse. Il garda pourtant son sang-froid. Sans attendre sa colonne qu'il laissa sous le commandement du général Peyron, il se mit à la tête de son avant-garde composée de 400 hommes et, avec une pièce de 4 et une pièce de 2, se porta sur une butte qui dominait l'endroit. Les Espagnols, déconcertés par l'impétuosité du choc, évacuèrent Camprodon. Au soir, lorsque la colonne fut arrivée, un bataillon d'infanterie s'installa dans la ville. Restait l'ermitage Saint-Antoine. Par bonheur, Vives était blessé et les soumatens, livrés à eux-mêmes, faisaient ce qui leur plaisait ; à la nuit tombante, ils descendirent dans la plaine pour bivouaquer à leur aise. Vers deux heures du matin, à la faveur des ténèbres, 600 chasseurs, conduits par le brave Papin, rampent par les ravins, escaladent les deux tiers de la montagne, atteignent une terrasse où ils se reforment sans bruit, et de là gagnent l'ermitage qu'ils enlèvent aussitôt.

Au matin du 19 juin, Doppet rétablit les communications avec Prats-de-Mollo et manda les événements à Dugommier. Le sort de son lieutenant l'inquiétait toujours. Des artilleurs avaient découvert dans l'eau .du Ter les deux pièces de 4 qu'il avait laissées à Charlet. Des soldats avaient trouvé dans les rues des caissons de cartouches françaises et dans l'église vingt mille rations de pain français. Évidemment Charlet avait dû quitter Camprodon le jour même où Doppet débouchait devant la ville. Mais comment n'avait-il pas entendu la canonnade et pourquoi n'était-il pas immédiatement accouru ?

En attendant des nouvelles de Charlet, Doppet résolut de rester dans les positions reconquises et, comme il disait, de s'y établir militairement. A la demande des chefs de l'artillerie et du génie, Doumic et Tersac, il faisait placer à Saint-Antoine une pièce de deux et six fusils de rempart. Il ordonnait de palissader une hauteur à droite de la ville. Il projetait même, si un détachement de la division Augereau venait le rejoindre par Besalu, de s'emparer d'Olot et surtout de Castelfollit ; la ligne de défense des Français aurait eu, pensait-il, dans cette partie, deux appuis solides, Castelfollit et Camprodon.

Soudain, à dix heures, un violent incendie éclata dans Camprodon et dans tous les villages à près de deux lieues à la ronde. Qui l'avait allumé ? Serait-ce Doppet ? Mais il n'avait pas l'intention d'abandonner Camprodon. Serait-ce Charlet qui voulait arrêter les ennemis dans leur poursuite, les occuper pendant qu'il ferait sa retraite ? Et Charlet rapporte en effet qu'il lança quelques bombes. Mais, remarquait Dugommier, est-il raisonnable que les bombes de Charlet aient causé un si grand dommage dans Camprodon et dans les villages d'alentour ? Seraient-ce les Espagnols qui prirent le parti héroïque d'ôter aux Français, comme s'exprime Doppet, la possession du pays et de leur tendre un piège ? Le plus probable, c'est que les soldats de Doppet mirent le feu de leur propre mouvement et sans ordre de leurs chefs. En un instant Camprodon flamba. Doppet fit sortir l'artillerie, les convois, et rassembla ses troupes sur l'esplanade en dehors de la ville, près de la route de Prats-de-Mollo. De là Camprodon ne paraissait plus, dit un témoin, qu'une horrible masse de flammes et de fumée. Un conseil de guerre décida qu'il fallait battre en retraite sur-le-champ. Le mouvement eut lieu sans confusion ni alarme. Vives, croyant que Doppet suivrait le même chemin que Charlet, avait évacué Mollo pour se diriger vers le- col de Prégon. Les Français purent donc franchir sans obstacle le col des Eres et arriver le 20 juin à Prats-de-Mollo[6].

 

Dès qu'il avait su le péril de Doppet, Dugommier avait, le 16 juin, du quartier général de La Jonquère, envoyé l'ordre à Augereau d'opérer une puissante diversion. Je laisse à ta prudence, mandait-il à Augereau, à faire tous les mouvements qui pourraient dégager Doppet et assurer sa retraite ; je ne connais pas assez exactement le pays pour tracer ta marche et je m'en rapporte aux mesures que tu prendras[7].

Augereau avait donc, suivant ses propres termes, la liberté de faire ce qu'il croirait le plus convenable pour secourir Doppet. Il pouvait soit marcher sur Camprodon par Prats-de-Mollo et attaquer de front les Espagnols, subit les assaillir sur leurs derrières. Il prit ce dernier parti : il envoya vers Besalu, sur les bords de la Fluvia, la brigade du général Lemoine que Dugommier lui avait donnée dès le 5 juin pour remplacer la colonne qui, sous les ordres de Bon, allait vers Camprodon à la rencontre de Doppet.

Besalu était un gros bourg relié à Girolle par un bon chemin de traverse et assez proche de la ligne d'opérations de La Union. Le 19 juin, Lemoine quittait Saint-Laurent-de-la-Mouga avec 1.000 chasseurs. Le lendemain, il enlevait de vive force le poste de l'Étoile. Le surlendemain, 21 juin, après un combat d'une heure qui ne lui coûta que deux blessés, il entrait dans Besalu. Il somma les habitants de se rendre sur la place pour leur imposer une contribution. Mais il n'était resté dans le village que quelques misérables. Un détachement de grenadiers força les maisons des fugitifs. Les effets les plus précieux furent apportés sur la place et chaque soldat prit dans le tas ce qu'il voulut prendre. Ce qu'on ne pouvait emmener, tonneaux de cartouches, barils de poudre, pierres à fusil, tireballes, fut jeté dans la rivière. Le monastère du lieu n'avait pas été oublié : on y trouva des croix, des bâtons d'argent, la mitre, le rochet, et, comme dit Augereau, les saintes pantoufles de Monseigneur l'abbé[8].

Sur ces entrefaites, Dugommier apprenait que le danger était bien moindre qu'on ne l'avait cru : il s'agissait non plus d'opérer une diversion, mais d'aider Doppet à rétablir ses communications. Dugommier écrivit donc à Augereau que le mouvement de Lemoine sur Besalu était inutile et que ce général devait regagner sa position accoutumée. De son côté, Augereau savait que Doppet avait heureusement fait sa retraite. Il ordonna à Lemoine de revenir sans retard à Saint-Laurent-de-la-Mouga et, pour faciliter sa marche, envoya au-devant de lui 1.200 hommes de la brigade Band commandés par Lannes. Un rassemblement de soumatens et d'émigrés prétendait barrer le chemin à Lemoine. Lannes, dit Dugommier, tua les uns à coups de baïonnettes et dispersa les autres. Le représentant Soubrany, toujours friand du danger, accompagnait le futur général et il eut, ainsi que Lannes, son cheval tué sous lui. Un émigré, un capitaine de la légion du Vallespir, Caillé, de Perpignan, avait été pris ; selon la loi et sur l'ordre de Soubrany, il fut fusillé aux cris de Vive la République[9].

 

Ainsi se termina l'expédition de Ripoll. Si elle manqua, ce fut surtout par la faute de Doppet, et non, comme on l'a dit, d'Augereau et de Dugommier qui dépêchèrent au secours de Doppet et le détachement de l'adjudant-général Bon et la légion des Allobroges et la brigade de Lemoine. Mais Doppet n'était pas grand militaire et il ne sut prendre une initiative vigoureuse ; il perdit un temps précieux, il renvoya l'adjudant-général Bon qu'il .aurait pu garder, et ce ne fut pas, comme il assure dans ses Mémoires, par un concours d'événements bizarres, mais bien par sa maladresse, par son inertie que l'opération échoua.

Toutefois Dugommier avait tort de donner à Doppet de simples avis, au lieu d'instructions précises, et de conseiller sa marche au lieu de la diriger. Doppet, selon lui, n'était pas immédiatement sous ses ordres ; Doppet était, comme lui, général en chef et commandait la division de Montlouis, par suite de circonstances extraordinaires ; il ne pouvait donc lui imposer, lui dicter des règles de conduite. C'était vraiment trop de bienveillance et de délicatesse.

Même lorsqu'après sa retraite Doppet projeta de se porter sur Berga et sur la Sen d'Urgel, Dugommier répondit simplement qu'il ignorait en quoi ces mouvements pourraient concerter avec la position actuelle et que c'était à Doppet d'en calculer les avantages. Même au mois d'août, quand Doppet voulait de nouveau attaquer la Sen d'Urgel, Dugommier se contentait d'écrire qu'il ne pourrait qu'applaudir aux manœuvres de Doppet si la République en tirait quelque grand profit[10].

Il ne blâma donc pas les fautes de Doppet. Mais il ne devait pas les mêmes égards à Charlet, et, dans le premier moment, il le tança, non sans rudesse. Comment Charlet, contraint de quitter Camprodon, n'avait-il pas reculé sur Prats-de-Mollo pour s'appuyer à la droite de l'armée française, se renforcer et se porter ensuite au secours de Doppet ? Pourquoi avait-il gagné les hauteurs neigeuses et presque inaccessibles du Canigou, d'où il ne s'était tiré que par une espèce de miracle ? Sa retraite sur Villefranche était-elle d'une nécessité absolue[11] ?

Charlet se justifia et Dugommier revint de sa sévérité première. Il fit l'éloge de Charlet ; il désira plus tard que ce général eût le commandement de la Cerdagne : Charlet, disait-il, convient si bien à cette partie ! Et il écrivait aux administrateurs de l'Ariège : Reposez-vous sur le brave Charlet, il vous défendra bien, il me l'a juré[12].

Mais il blâma les incendies. S'il ne savait quel en était, l'auteur, Doppet ou Charlet, il condamnait hautement — telle était son expression — de pareils excès qui ne faisaient qu'exaspérer les habitants de la Catalogne. Il félicita Doppet et Lemoine, l'un d'avoir enlevé à Camprodon et à Ripoll l'argenterie des églises et les richesses du despotisme monacal qui accroissaient le trésor national, l'autre d'avoir pillé le monastère de Besalu. Pourtant il regrettait que des républicains n'eussent pas respecté davantage les signes extérieurs d'un culte dont le peuple catalan était idolâtre. Dans un récent mémoire sur la réunion ou annexion de la Catalogne et la conduite des Français dans cette province, n'avait-il pas dit que l'armée devait y entrer, non comme un torrent débordé qui dévaste tout et ne laisse après son passage que la désolation et l'aridité, mais comme un de ces fleuves bienfaisants qui fertilisent et font désirer leur voisinage ? N'avait-il pas proposé d'élever, selon le système démocratique, ceux qui n'avaient rien, de dépouiller les nobles et les moines, de faire tomber les couvents sous la faux de la raison, mais de ménager le clergé séculier et les paroisses ? Et les républicains avaient saccagé les édifices sacrés ! Ils avaient outragé les Catalans dans leurs affections de famille et jusque dans le culte des morts ! Ils avaient, en parodiant les rites des funérailles catholiques, enfoui leurs chevaux dans le cimetière des villages, auprès de la tombe des ancêtres ! Quoi d'étonnant que les populations se fussent insurgées ? Qu'entends-tu, écrivait Dugommier à Charlet, par une nouvelle Vendée ? Est-ce que les habitants sont armés contre nous ?[13]

Il sut bientôt, à n'en pas douter, que. les habitants s'armaient de tous côtés contre les républicains. Le 26 juillet, au matin, quelques grenadiers de la division d'Augereau s'abouchaient avec des soumatens. Ils avaient auparavant demandé la permission à Mirabel, et Mirabel avait consulté Augereau. Vous voyez, marquait Augereau aux représentants, que nos proclamations produisent le meilleur effet du monde et que le moyen de faire une insurrection dans le pays et de détacher les Catalans de l'armée espagnole est d'avoir des conférences avec eux. Néanmoins il se rendit sur le terrain de l'entrevue. Trop tard ! Lorsqu'il arriva, les grenadiers avaient été massacrés, et les Catalans s'étaient enfuis. Il ne put, comme il dit, venger ses frères égorgés par trop de confiance, mais il se hâta d'annoncer aux conventionnels cet attentat horrible. Le même jour, Milhaud et Soubrany défendaient aux soldats de communiquer d'aucune manière avec l'ennemi et leur enjoignaient de répondre par des coups de fusil à tout Espagnol qui se présenterait pour leur parler ; quiconque ne se conformerait pas à cet arrêté serait puni de mort[14].

 

La belle résistance de Bellver avait consolé Dugommier de l'échec de Doppet.

Pendant que Vives s'efforçait de couper la retraite à la division française qui s'était enfoncée jusqu'à Ripoll, un autre lieutenant de La Union, La Cuesta, qui commandait la Sou d'Urgel, avait reçu l'ordre d'envahir la Cerdagne.

La Cuesta marcha sur Bellver. Cette petite ville était mieux placée que Puycerda pour maitriser le pays. Elle avait une enceinte, une redoute avancée et un camp retranché. Les murailles de l'enceinte, construites sur un escarpement de la Sègre, entre deux ravins, étaient solides. A une portée de fusil, sur un tertre nommé le Pain-de-Sucre qui dominait Bellver, s'élevait la redoute. Au pied de cette redoute s'étendait le camp retranché dit camp de Montarros, appuyé à gauche par des hauteurs, flanqué à droite par une butte couronnée d'une batterie, et protégé sur son front par un pli de terrain qui formait comme un avant-chemin couvert. Des détachements occupaient deux villages avoisinants : sur la rive gaucho de la Sègre, le village de Pi et sur l'autre rive le village de Talltendre, où il y avait même quelques ouvrages de campagne. Enfin, l'officier chargé de défendre cette position, l'adjudant-général Porte, qui devint sous-inspecteur aux revues, était un vaillant homme, enflammé de l'amour de la France et résolu de tenir jusqu'à l'extrémité dans ce Bellver qu'il appelait le boulevard des deux Cerdagnes. Procureur-syndic du district de Grenade, il quittait en 1793 son foyer et ses enfants dont le plus âgé n'avait que trois ans, parce qu'il ne pouvait, disait-il, rester sourd à la voix puissante de la patrie, et il ajoutait — dans un discours qu'il fit à ses concitoyens — qu'il voulait être ferme devant l'ennemi, comme les montagnes au pied desquelles il allait combattre. Capitaine dans la légion des Pyrénées, puis aide de camp de d'Aoust, il fut promu adjudant-général, et le représentant Chaudron-Roussau assurait que son civisme, son courage, ses talents devaient lui valoir le grade de général de brigade[15].

Le 8 juin, cinq jours après le départ de Doppet, les soumatens des montagnes de la Sègre, accourant de tous côtés et poussant des cris sauvages, enveloppaient les villages de Pi et de Talltendre, pendant que des troupes régulières, 200 cavaliers, 500 Suisses et un bataillon du régiment de la Reine ; marchaient contre le camp de Montarros. Sans perdre son sang-froid, Porte rangea son monde en bataille à deux portées de fusil, derrière le pli de terrain qui couvrait le front de sa position. Les ennemis, voyant sa bonne contenance, n'osèrent l'attaquer. Un orage éclata. Sous l'averse et malgré la bourrasque, Porte fit faire à ses gens l'exercice et le maniement d'armes. Au bout de deux heures, la cohue espagnole se dispersa. La supériorité du nombre, écrivait Porte à Dugommier, n'en imposa pas aux soldats ; tous me promirent obéissance et jurèrent de vaincre ou de mourir avec moi. Au soir, quelques Suisses désertaient et venaient au camp de Montarros, comme dit Dugommier, se jeter entre. les bras des républicains.

Une action plus sérieuse eut lieu trois semaines plus tard. Les incendies, les pillages, les profanations avaient inspiré dans la Cerdagne entière l'horreur du nom français, et les. paysans, animés d'une haine implacable, se soulevaient partout à la voix de leur clergé. Le 26 juin, 10.000 Espagnols, dont 7.000 soumatens, débouchaient des gorges de la Sègre en vue de Bellver, les uns par la rive droite, les autres par la rive gauche. Le général La Cuesta était à la tète de ce rassemblement ; il avait avec lui 400 cavaliers et 3.500 fantassins qui venaient de la Seu d'Urgel : régiments de la Reine, de la Princesse, de Girone, de Saint-Gall, détachements de divers corps et 400 dragons du régiment de Numance.

Porte, averti par un Andorran, homme de confiance, se tint sur ses gardes et se défendit avec la même fermeté qu'au 8 juin. Il avait conservé les deux villages de Pi et de Talltendre. Le futur général Dessaix, chef de la légion des. Allobroges, était à Pi. Un ancien sergent du 70e, capitaine à la légion des Pyrénées, puis au 29e régiment de chasseurs, l'intrépide Belichon, occupait Talltendre avec 200 hommes du 1er bataillon de la Montagne[16].

Belichon fut assailli dès trois heures du matin, et il dut abandonner Talltendre à quatre heures. Mais, s'il lâchait le village, il ne lâchait pas le terrain. Il s'établit à six cents mètres de là sur un rocher qui devait, en cas d'échec, servir de réduit à son détachement, et les Espagnols, passant outre, se dirigèrent sur Puycerda.

Pendant ce temps, Dessaix était attaqué sur la rive gauche de la Sègre dans le village de Pi. Ses hommes résistèrent avec la plus grande opiniâtreté. Je voudrais, dit Porte, exprimer la manière dont les braves Allobroges reçurent l'Espagnol : infanterie, cavalerie, tout ce qui se présentait était dispersé par leur feu. Lorsqu'il eut épuisé ses munitions, Dessaix se replia sur Montarros. Les ennemis le suivirent de loin, prudemment, non sans hésitation, et ils finirent par se concentrer à Taillo, en face du camp.

A cet instant Porte sort de ses retranchements. Il met sa troupe en bataille derrière le pli de terrain qui protège son front de bandière, et il envoie vis-à-vis de Taillo 300 Allobroges commandés par Dessaix, avec les deux compagnies d'élite du 6e bataillon de l'Ariège et une pièce de 2. Les Espagnols se divisent alors en deux colonnes. L'une se jette sur le camp ; l'autre, sur les Allobroges. La première, trompée par le rideau qui couvre la ligne française, vient, à dix pas, essuyer un feu terrible de mousqueterie que dirigent contre elle les grenadiers et chasseurs des Hautes-Alpes, les grenadiers du 2e bataillon de la Montagne et le bataillon des Vengeurs. La seconde, forte de sa supériorité numérique, aborde résolument les Allobroges et les Ariégeois, les cerne, les accable malgré leurs efforts désespérés ; mais trois compagnies du bataillon des Vengeurs, criant en avant, en avant, arrivent au pas de charge à l'aide de leurs camarades et, après les avoir dégagés, tombent sur le flanc de la colonne qui reculait en désordre. De toutes parts, les Français s'élancent baïonnette croisée. De toutes parts les Espagnols s'enfuient. Chavardès, chef du bataillon des Vengeurs, — un blessé de Jemappes qui fut adjudant-commandant sous l'Empire, — leur donna la chasse jusqu'à Montella.

Cependant la colonne de 2.000 hommes, qui s'était emparée de Talltendre, se répandait avec confiance jusque dans la plaine de Puycerda. Elle faillit se trouver entre deux feux. Par un singulier concours de circonstances, dans cette matinée, la troupe de Doppet, échappée de Camprodon, entrait à Montlouis, et Doppet, qui venait de conférer au Boulou avec Dugommier, regagnait au même moment son quartier général. Les soldats étaient exténués par trois semaines de marches forcées dans la montagne ; mais bien qu'ils eussent fait une étape ce jour-là, bien qu'ils prissent alors le logement, ils se remirent gaiement en route pour aller à Puycerda au secours de leurs camarades. Un bataillon était nu-pieds, et Doppet hésitait à l'emmener ; les hommes coupèrent la peau de leur havresac et en firent des semelles qu'ils attachèrent sous leurs pieds en disant à leur général qu'ils iraient changer de chaussures avec les Espagnols.

Doppet ne sut arriver à temps, et son mouvement n'eut d'autre résultat que de rassurer les habitants de Puycerda qui se hâtaient déjà d'envoyer leurs bestiaux à Montlouis. Les Espagnols, coupés de la Seu d'Urgel, purent, en jouant des jambes et parce qu'ils connaissaient la région, se sauver dans les montagnes. Ce fut Porte, et non Doppet, qui leur tira les derniers coups de fusil. Sur l'ordre de Charlet venu exprès de Puycerda à Bellver, Porte s'embusqua avec 200 hommes dans le petit bois de la Bastide, et lorsque les Espagnols passèrent, il les assaillit par une décharge à bout portant, les poursuivit jusque dans les neiges. Ce. ne fut qu'à dix heures du soir qu'il s'arrêta. Ses soldats étaient harassés. Il ordonna pourtant à quatre Allobroges qui l'escortaient de prendre quelques Espagnols qu'il apercevait à peu de distance et qui ne pouvaient plus marcher. Un de ces Allobroges, épuisé de fatigue, lui dit avec impatience : Quand il est question de marche, on fait toujours aller les Allobroges ; mais, quand il est question d'eau-de-vie, c'est autre chose ; je n'irai pas. Porte, irrité, le saisit au collet, le désarma, et menaça de le traduire devant la commission militaire. L'Allobroge demanda grâce ; ses camarades intercédèrent en sa faveur, et Porte lui accorda son pardon s'il amenait dans quatre minutes quatre prisonniers. L'Allobroge amena quatre prisonniers quatre minutes plus tard. Les Espagnols capturés durent porter le butin des Français : huit mille cartouches et quatre caisses de gargousses. Chaque soldat avait deux ou trois fusils. Le lendemain matin, une colonne, partie de Bellver, s'avançait plus loin encore dans les gorges de la Llosa, et elle trouvait sur la neige des caisses de cartouches, des armes, des ustensiles de toute sorte.

L'ennemi, accueilli partout avec vigueur, selon le mot de Dugommier, et partout renversé, avait 600 blessés, 300 tués et 200 prisonniers. La journée du 26 juin était donc très honorable pour la division. Elle fut peu connue. Les contemporains crurent même que les Français avaient pris cette ville de Bellver qu'ils défendaient et que Dagobert avait conquise dès le 29 août 1793 ; on lit dans le Tableau des campagnes imprimé par ordre de la Convention : prise de Bellver le 8 messidor. Mais la leçon que les Espagnols avaient reçue était si rude qu'ils ne firent plus aucune tentative sur la Cerdagne. Dugommier désira que Doppet se tînt sur une simple défensive et il appela bientôt dans son camp une grande partie des troupes de la division. L'adversaire, qui se souvenait du 26 juin, ne bougea pas[17].

Quelques semaines après, Doppet retomba malade et dut s'aliter. Il voulait se retirer à Prades pour se guérir. Dugommier répondit qu'il n'avait ni ordre ni permission à donner à Doppet qu'il regardait comme un général en chef, que le Comité ou les représentants pouvaient seuls l'autoriser à s'éloigner, et ce fut sur un arrêté du représentant Delbrel que Doppet se rendit à Prades[18].

Le 15 septembre, Dugommier le remplaçait par Charlet.

Charlet fit parfois des reconnaissances sur sa gauche pour sonder les forces de l'ennemi et, comme il dit, pour exciter à la désertion par la vue de l'uniforme français les Suisses qui servaient dans l'armée espagnole.

Le 23 octobre, il quittait Puycerda à la tète des grenadiers et des chasseurs de sa division. Il se portait par le pla de la Anella sur le camp de Tosas ; à sa gauche, l'adjudant-général Gilly marchait par le col de Mayens sur le village de Tosas ; à sa droite, l'adjudant-général Devaux se dirigeait de Bellver sur les passages de Jou et de Pendix.

Charlet comptait surprendre le camp de Tosas ; il ne put que déloger 200 miquelets d'un rocher voisin. Les Espagnols avaient eu vent de son approche, et une lettre qu'il trouva dans l'habit du commandant lui prouva qu'un confidente, un adroit espion, avait donné la veille à l'adversaire des nouvelles, des noticias qui, presque toutes, étaient vraies. Pas un mouvement dont les Espagnols ne fussent informés dans ces parages : les habitants suivaient les colonnes républicaines, et dès qu'ils avaient vu quel chemin elles prenaient, ils couraient par des sentiers plus courts avertir leurs compatriotes.

De concert avec Gilly, qui s'était emparé de Dorria, Charlet gagna Castellar de Nuc. L'attaque de ce bourg, a dit Dugommier, fut remarquable. Les habitants étaient de courageux contrebandiers qui bravaient jusqu'alors les efforts des Français et récemment dans l'expédition de Camprodon, l'adjudant-général Pellenc leur avait inutilement envoyé des bombes pendant quelques heures. Ils avaient sept retranchements formés les uns derrière les autres par des lignes de rochers dont la nature semblait avoir fait des parapets, et un bois très touffu assurait leur retraite. Leur bourg, entouré d'une muraille, comprenait trois parties séparées par une assez grosse rivière, et les maisons, celles du moins qui regardaient la campagne, étaient crénelées. Pour récompenser la résistance opiniâtre qu'ils avaient de tout temps opposée aux Français, le roi venait de leur donner un drapeau blanc aux armes de l'Espagne et une garnison de cent hommes qui protégeait tous les villages voisins. Charlet défendit à ses soldats de tirailler contre des gens qui visaient mieux qu'eux et à couvert. Les tambours battirent la charge, et les grenadiers et chasseurs s'élancèrent à l'assaut. Ils ne purent se saisir de ce fameux drapeau que les paysans, dit Charlet, arboraient avec tant d'emphase et qui fut plusieurs fois en danger ; mais, en moins d'une heure, ils enlevèrent les retranchements l'un après l'autre. Ils livrèrent aux flammes les maisons crénelées et tout ce qu'il était impossible d'emporter, caisses de munitions et dépôts de blé. Tout, écrivait Dugommier, a été détruit, renversé, et le décret de guerre à mort exécuté sur les Espagnols que l'on a pu atteindre. Charlet eut un mort et neuf blessés, au nombre desquels un capitaine de miquelets et le brave adjudant-général Porte. Comme toujours, le héros de Bellver payait de sa personne ; il eut son cheval tué sous lui et reçut un coup de baïonnette à la jambe et une balle à la cuisse droite[19].

 

 

 



[1] Dugommier au Comité, 8 juin (A. G.).

[2] Doppet, Mém., 293, 303. — Dugommier à Doppet, 21 et 23 mai (A. G.).

[3] Lamer à Probst et Dugommier à Augereau, 5 juin (A. G.).

[4] Dugommier à Doppet, 10 juin (A. G.) ; — Cf. Doppet, Mém., 345. — Mais, en échange des Allobroges, Doppet dut céder à la division Augereau trois bataillons, le 8e du Bec d'Ambez, le 5e du Lot, et le 1er des Hautes-Alpes.

[5] Rapport de Charlet au Comité, 21 août (A. G.) ; — Fervel, II, 122.

[6] Cf. le rapport et les Mémoires de Doppet, et Fervel, II, 115-125.

[7] Dugommier à Chaudron-Roussau et à Augereau, 19 juin ; à Augereau, 20 juin (A. G.).

[8] Rapport de l'expédition de Besalu (A. G.).

[9] Dugommier au Comité, 21 juin (A. G.) ; — cf. Pineau, 511-514.

[10] Doppet, Mém., 294, 344, 359 ; — Dugommier à Doppet, 24 août, et aux représentants, 14 sept. (A. G.).

[11] Dugommier à Charlet, 26 juin (A. G.).

[12] Dugommier au Comité, 11 sept., et aux administrateurs de l'Ariège, 23 sept. (A. G.).

[13] Dugommier au Comité, 12 mai et 24 juin, à Charlet, 26 juin (A. G.) ; — cf. le P. Delbrel, loc. cit., septembre, p. 60.

[14] Augereau aux représentants, 25 et 26 juillet, 4 août ; — Arrêté des représentants, 26 juillet (A. G.).

[15] Rec. Aulard, XIV, 604 ; — Doppet, Mém., 299, 365.

[16] Belichon était de Carcassonne ; il donna sa démission en l'an V, puis reprit du service et, après avoir été grenadier près la représentation nationale, obtint sa retraite comme capitaine du 93e.

[17] Rapport de Porte à Charlet (A. G.) ; — Chrétien à Boutarel, 27 juin (A. G.) ; — Doppet, Mém., 342 :— Fervel, II, 126-131.

[18] Dugommier au Comité, 29 juin, et à Delbrel, 25 oct. (A. G.).

[19] Charlet aux représentants, 24 oct. et 2 nov. ; — Dugommier au Comité, 2 nov. (A. G.) ; — Fervel, II, 316-317.