DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE VII. — MILHAUD ET SOUBRANY.

 

 

Doppet et Dugommier. — Arrivée des représentants du peuple. — Milhaud. — Soubrany. — Leurs premières mesures. — Rafle des royalistes et modérés. — Le tribunal militaire révolutionnaire. — Exemples terribles. — Retraites et suspensions prononcées par le ministre. Arrestations ordonnées par les représentants. — Baude, Boissier, Giacomoni, Bellon. Cavrois, Béthencourt, d'Hargenvilliers, Soulérac, Lenthéric. — Exécution de Ramel et de Bernède. — Fêtes républicaines. Inauguration du temple de la Raison. — Autodafé à Canet. — Blâme du Comité. — Bougon-Duclos. — Le pas de victoire. — Arrêtés en faveur des malades et des blessés. — Châtiment des fournisseurs. — Rétablissement de la discipline. — Chaussures. — Approvisionnements. Fourrages. — Moyens de transport. — Pas d'amalgame. — Incorporation suspendue. — Camps d'instruction. — Arrêtés contre les réquisitionnaires déserteurs.

 

A peine Dugommier était-il à Perpignan, que Doppet sollicitait de nouveau le commandement. Il était tombé malade, disait-il, parce que la désorganisation de l'armée et la crainte des trahisons avaient vivement affecté son âme, et il ajoutait — l'aveu, venant d'un médecin, est assez plaisant — que les médecins l'avaient imprudemment soigné et qu'ils n'avaient su voir que le siège de sa maladie était dans le moral, qu'il aurait fini par succomber sous leur art homicide. Sur sa demande, il reçut l'autorisation d'aller en Savoie respirer l'air natal qui hâterait sa convalescence, et Bouchotte l'engagea poliment à revenir dès qu'il pourrait. Doppet prit le ministre au mot. Le 21 janvier, il sentit sa santé renaitre, et il écrivit qu'il aurait bientôt assez de forces pour monter à cheval et paraître devant ses frères d'armes, qu'il retrouvait à Perpignan de braves et intelligents officiers, ses compagnons à Marseille, à Lyon et à Toulon. Le ministre fit la sourde oreille. Doppet se tourna vers Dugommier : s'il gardait encore la chambre, assurait-il, il avait assez de loisirs pour surveiller l'administration de l'armée. Très cordialement et comme en s'excusant de l'avoir remplacé, Dugommier accepta la proposition de Doppet : L'amour de la chose publique te dévore, je suis fier de te ressembler. Les relations et les connaissances que tu as acquises dans cette armée te mettront à même de m'aider souvent ; instruis-moi de ce qui pourrait m'échapper, et tandis que mon devoir m'appellera à l'extérieur, fais-moi connaître ce qui peut être utile à l'intérieur. Mais la direction d'une armée doit être unique. Des difficultés ne tardèrent pas à s'élever, et dès le mois de février les représentants priaient le Comité de subordonner Doppet à Dugommier : le salut de l'armée exigeait que l'autorité fût entre les mains d'un seul ; quel autre moyen d'établir l'ensemble, l'uniformité, la rapidité des mouvements ? Quelque temps après, ils arrêtaient que Doppet irait commander la division de Cerdagne[1].

 

Ces représentants, nommés le 22 décembre, c'étaient Milhaud et Soubrany, tous deux intègres, actifs, braves, énergiques, prêts à partager les fatigues et les périls du soldat, tous -deux exaltés, s'intitulant de vrais sans-culottes montagnards, s'efforçant, selon le mot du temps, d'électriser par leur chaleur patriotique la région pyrénéenne, résolus à frapper les traîtres et à déporter à cent lieues dans les prisons de l'intérieur ou à livrer au tribunal révolutionnaire quiconque leur paraîtrait désirer le succès de l'Espagnol et compromettre la sûreté de la frontière, commençant chacun de leurs arrêtés par ces mots : mort aux tyrans, paix aux peuples, et le terminant par cette formule : périssent tous les gouvernements ennemis de l'humanité et assassins de la nature.

Milhaud, le plus fougueux et le plus violent des deux, avait alors, et comme s'exprime son collègue Cassanyes, la tête très inflammable. Il avait voté la mort du roi en disant que la souveraineté île la nation est au-dessus de la souveraineté du peuple, qu'une nation n'a pas le droit de faire-grâce aux tyrans et que si la peine de mort n'existait pas, il faudrait l'inventer pour le despote. Des missions lui furent confiées : à l'armée des Ardennes ou il suspendit nombre d'officiers accusés d'incivisme et à l'armée du Rhin. Il ne se borna pas en Alsace à parcourir la frontière et à réconforter le soldat. Il se vantait d'avoir touché sans crainte à la graine d'épinards et d'avoir par trois fois épuré l'état-major. A l'entendre, il avait emprisonné ou exterminé-presque tous les conspirateurs, mettant la terreur à l'ordre du jour, établissant un tribunal révolutionnaire qu'il chargeait de détruire la cupidité des Strasbourgeois, envoyant dans les cachots de Dijon tout l'état-major de la garde-nationale, ordonnant d'arrêter les riches fanatiques, mâtant, l'égoïsme des aristocrates et leur arrachant l'argent qu'ils refusaient, faisant, selon ses propres termes, une ronde-révolutionnaire dans la campagne et exigeant quatre millions des propriétaires qui n'allaient pas à la messe constitutionnelle, puisque cette messe était alors un thermomètre qui faisait reconnaître les amis de la Révolution. A son retour à Paris, il se signala par ses motions au club des jacobins. Il proposait de transférer lés suspects dans des départements éloignés de leur domicile, d'incarcérer jusqu'à la paix les officiers destitués, d'engloutir dans les flots de la mer tous les contre-révolutionnaires que le Comité de sûreté générale regardait comme dangereux à la liberté ! Il faut, disait-il, que la France lance sur des vaisseaux la tourbe impure des ennemis de l'humanité et que la foudre nationale les engloutisse tous dans le fond des mers ; vomissons de nos foyers toutes les bouches inutiles, tous les serpents liberticides qui déchirent le sein de la patrie et précipitons tous nos ennemis dans le néant. Pénétrons-nous de cette grande vérité : quiconque n'est pas pour le peuple, est contre le peuple et mérite la mort. Marat, l'ami du peuple, a dit avec beaucoup de raison que, pour l'affermissement de la liberté publique, la massue nationale devait faire tomber deux cent mille têtes !

Il tint presque le même langage à Perpignan. Le 2 février, au club, il déclarait que la France se divisait en deux classes : la première, celle des montagnards ; la seconde, celle des modérés et des feuillants ; mais ces vils égoïstes n'échapperaient pas à la tempête, ils seraient atterrés par la foudre des patriotes, par une loi salutaire ainsi conçue : La race des méchants ne doit pas exister dans la société des hommes libres[2].

Il prit le prénom républicain de Cumin — de même que le général Doppet prit celui de Pervenche, le général Peyron, celui de Myrte, le général La Barre, celui de Pioche, l'adjudant-général Cosson, celui de Zinc, l'adjudant-général Bon, celui d'Apocyn[3] — et, comme Saint-Just, il afficha l'austérité. Dans un de ses derniers arrêtés, du 29 août, il disait que les intérêts de la République ne devaient être confiés qu'à des mains pures et incorruptibles, que les hommes dont la conduite était immorale sous l'ancien régime ne pouvaient être les vrais amis du peuple, et il ordonnait que tous les fonctionnaires de la République qui avaient avant la Révolution fait une banqueroute frauduleuse ou commis des actes d'improbité, seraient destitués sur-le-champ et chassés des comités révolutionnaires.

Il aimait le soldat et après la session il se fit soldat. Le métier convenait à son tempérament actif, audacieux, infatigable. Durant sa mission aux Pyrénées-Orientales, il n'avait pas ménagé ses forces. Lorsqu'il partit au mois de septembre, il dut se reposer trois semaines à Aurillac : le travail et les bivouacs avaient altéré sa santé, ses jambes étaient enflées, et il se consolait, écrivait-il, en pensant que la garnison espagnole de Bellegarde mourait de faim[4].

Soubrany, ancien lieutenant de dragons, commandant de la garde nationale et premier maire de Riom, député à la Législative, puis à la Convention, avait voté la mort du roi sans phrase aucune, par un simple oui. Commissaire de l'assemblée à l'armée de la Moselle, il avait démêlé les friponneries de plusieurs agents des subsistances, et avec Maribon-Montaut, représenté Custine comme un traitre dont le seul talent était une jactance insolente. Droit, sincère, ardent, il laissa de profonds regrets à ceux qui le connaissaient de près. Dugommier louait l'austérité de ses principes et son extrême bravoure qui lui faisait toujours rechercher les périls. Le chef d'état-major Lamer déclarait qu'il avait témoigné le plus vif intérêt à l'armée et contribué grandement à ses succès. L'armée le chérissait ; elle parla longtemps de sa vaillance extraordinaire et de ses visites au camp où il passait, les mains croisées derrière le dos, devant le front des bataillons ; lorsqu'elle sut qu'il avait péri sur l'échafaud, elle crut que la Révolution succombait avec lui. Mais durant sa mission, de tristes pensées assombrirent parfois l'héroïque Soubrany. Il était noble et il poursuivait les nobles, invitait les soldats à dénoncer les officiers nobles. Quand il apprit que le club des Jacobins rejetait impitoyablement les ci-devant, il s'irrita, se désespéra. Ne devait-on pas excepter de l'anathème les hommes qui n'avaient jamais dévié, jamais cessé d'appartenir aux sociétés populaires ? Était-ce sa faute s'il tirait son origine de cette caste infernale ? N'avait-il pas, dès 1789, mérité la haine des aristocrates ? Me voilà, s'écriait-il, confondu avec l'écume de la nation, que la fermentation de la Révolution repousse de son sein ! Cette idée fait le tourment de ma vie ! Et c'est pourquoi Soubrany redoublait de zèle révolutionnaire ; c'est pourquoi il combattait avec une sorte de fureur tout ce qui tenait à l'ancien régime[5].

Les deux représentants se défiaient de la population pyrénéenne, et dans leurs premières lettres ils traçaient un effrayant tableau du pays : égoïsme, mauvais esprit, étroites relations avec les émigrés et les prêtres déportés, les habitants plus Espagnols que Français ; presque tous les fonctionnaires liés avec l'étranger et leurs parents servant dans l'armée de Ricardos ; les autorités constituées n'agissant qu'avec indolence ou perfidie ; une foule de gens projetant de livrer le Midi aux Castillans ; le peuple refusant de recevoir les assignats ; les ouvriers ne travaillant pas à moins de dix livres par jour et à condition d'être payés en argent Aussi demandaient-ils au Comité et au grand club de Paris une centaine de bons jacobins pour mettre au pas les aristocrates et évangéliser le département[6].

Ils maintinrent Perpignan en état de siège. Ils ordonnèrent, le Il janvier, que tout individu qui n'était pas domicilié à Perpignan depuis un an, quitterait la ville dans. les vingt-quatre heures, et que tout citoyen qui désirait y rester serait tenu de se munir d'une carte civique délivrée par le Comité révolutionnaire sur l'attestation du club de son pays et visée par le commandant de la place. Ils firent une rafle de tous les parents des fédéralistes et des émigrés. Ils envoyèrent au tribunal révolutionnaire de Paris. Vaquer, ex-maire de Perpignan, Sérane, l'ancien président, et Fabre, l'ancien vice-procureur-général syndic du département. A leur avis, la nécessité commandait de guillotiner tous les meneurs du fédéralisme ainsi que la moitié des gens-suspects et de déporter le reste sur la côte d'Afrique. La mesure était inexécutable, et ils se contentèrent ; selon le mot de Soubrany, d'être sévères sans être sanguinaires. La ville entière de Perpignan, disait plus tard Soubrany, avait-trempé dans le fédéralisme ; si j'avais été sanguinaire, si je n'avais pas distingué l'erreur du crime, trois cents bons sans-culottes, qui nourrissent aujourd'hui leur famille du fruit de leurs travaux, victimes d'un système où on les avait entraînés sans qu'ils y comprissent rien, auraient laissé des veuves éplorées et des enfants au désespoir. Leurs chefs seuls ont été frappés[7].

Milhaud et Soubrany se rappelaient la mission de Saint-Just et de Le Bas à l'armée du Rhin ; ils répétaient que la frontière des Pyrénées était dans une situation plus critique que la frontière d'Alsace après la prise des lignes de Wissembourg, et Milhaud allait vanté aux Jacobins, dans la séance du 21 novembre 1793, les services que Saint-Just et Le Bas rendaient à la France dans le Bas-Rhin et à Strasbourg. Ils prirent les mêmes mesures que Saint-Just et Le Bas ; ils tinrent les mêmes discours, employèrent les mêmes expressions, et Bouchotte, les félicitant de leur chaleur patriotique et de leur fermeté, assurait que leurs efforts, semblables à ceux de Saint-Just et de Le Bas, auraient d'aussi heureux résultats. Tu seras vengée, s'écriaient-ils en phrases à la Saint-Just dans une proclamation aux soldats, tu seras vengée, brave armée des Pyrénées-Orientales ; c'est sous tes yeux, c'est là où le crime s'est commis que des exemples terribles de justice doivent satisfaire la vengeance de la République. Les traîtres, les lâches, les fripons seront jugés révolutionnairement et fusillés à la tête ries camps ![8]

Comme Saint-Just et Le Bas, qui avaient érigé le tribunal militaire de l'armée du Rhin en commission spéciale et révolutionnaire, ils convertirent, par un arrêté du 18 janvier 1794, la commission militaire de Perpignan en tribunal révolutionnaire : il fallait, écrivaient-ils, affranchir ce tribunal de la lenteur des formes et lui imprimer le mouvement de la Révolution, lui donner une célérité d'opérations qui effrayerait les malveillants ; il fallait sauver l'armée et le département par une sévérité républicaine, rendre l'énergie aux troupes par le supplice de ceux qui les avaient trahies. Le tribunal, composé de cinq membres, jugerait révolutionnairement tous les délits militaires et autres ; il siégerait au quartier-général, et lorsque les chefs de l'armée comparaîtraient devant lui, il tiendrait audience dans un pavillon dressé exprès au centre du camp et nommé le pavillon de la Justice[9].

Le tribunal ne satisfit pas Milhaud et Soubrany. Vainement ils le stimulaient, le menaçaient ; il était à leur gré trop indulgent. Enfin la colère les prit. Le tribunal avait rendu deux jugements, l'un qui mettait des émigrés hors de cause, l'autre qui condamnait à la déportation et non à la mort un capitaine Fortet. Les représentants annulèrent les deux arrêtés et décidèrent de supprimer le tribunal Nous allons, mandaient-ils au Comité, former une nouvelle commission composée de braves sans-culottes, qui fera guillotiner dans moins de deux décades tous les généraux perfides, les fripons et les égoïstes. Le tribunal ne veut pas juger révolutionnairement ; il sera lui-même jugé comme coupable d'indifférence à punir les traîtres ! Le 17 février, ils le cassaient et le jetaient en prison, parce qu'il avait, selon leurs expressions, trompé l'espoir des sans-culottes et trahi la cause populaire par une lenteur criminelle et une fausse application des lois. Trois jours après, ils instituaient un nouveau tribunal militaire révolutionnaire : cinq juges, Mittié fils président, Forestier, Guinard, Bernard, Carbonel, un accusateur public, Ricord fils, et un greffier, Dessaix[10]. Le tribunal exauça les vœux des représentants. Il condamnait le 9 mars à la peine capitale le capitaine Fortet, qui s'était permis de présider l'ancienne commission, d'interroger les prévenus sans assembler le tribunal et de soustraire des dénonciations à la connaissance des juges[11].

Il ne dura pas. Une loi parut qui exigeait que les membres des tribunaux militaires eussent au moins vingt-cinq ans et ne fussent attachés à aucune armée. Or tous les membres du tribunal créé le 21 février étaient atteints par cette loi, soit à cause de leur âge, soit parce qu'ils servaient dans les camps. Ils se démirent. Les représentants leur signifièrent d'abord de rester en place : le tribunal existait avant que la loi fût connue et il ne pouvait suspendre ses importantes fonctions sans compromettre la tranquillité du département et les succès de l'armée. Mais, réflexion faite, ils acceptèrent les démissions.

Deux arrêtés, l'un du 19, l'autre du 27 mars, établirent une commission militaire révolutionnaire composée de trois membres et chargée de juger définitivement et sans appel les déserteurs, les conspirateurs et tous les individus inculpés de vol et de filouterie ; elle ne suivrait pas les formes ordinaires, ne consignerait pas les interrogatoires dans ses procès-verbaux ou jugements, et quand le délit était suffisamment prouvé, n'entendrait pas d'autres témoins. Elle condamna les voleurs aux fers et les déserteurs à la mort et lorsqu'elle fut dissoute, le 23 mai, par le décret qui supprimait toutes les commissions révolutionnaires, les représentants la félicitèrent de son zèle[12].

Appuyés sur ce tribunal, Milhaud et Soubrany firent les terribles exemples qu'ils avaient annoncés. Deux officiers supérieurs du 15e dragons, le lieutenant-colonel François-Jean de Guérard de Montarnal de La Prade et le capitaine La Croix de Plainval, des administrateurs des remontes et des charrois, même des soldats, entre autres des grenadiers, des Bouches-du-Rhône, venus de Toulon et convaincus d'avoir signé une adresse où ils disaient qu'ils verseraient la dernière goutte de leur sang pour restaurer Louis XVII, furent livrés à l'échafaud[13].

Les généraux ne furent pas épargnés. Milhaud et Soubrany regrettaient de n'avoir pas sous la main d'Aoust, Delattre et Chaillet de Verges que Bouchotte avait appelés à Paris. Mais il y avait encore à Perpignan, lorsqu'ils arrivèrent, nombre d'officiers supérieurs que le ministre avait mis à la retraite, Grandpré, Le Moyne, Duvignau, Soulérac, Laroque, Soulier, d'Hargenvilliers, ou qu'il avait suspendus, Montredon, Giacomoni, Boisconteau, Béthencourt, Belon, Cavrois, Ramel, Bernède, Sahuguet, Laffitte-Clavé, Mellinet, Bande, Lenthéric, Baissier.

Retraites et suspensions avaient été prononcées par Bouchotte dans une lettre du 3 nivôse ou 23 décembre 1793, soit d'après les renseignements particuliers qu'il avait reçus de certains membres de la Convention et du général Turreau, soit d'après le rapport d'un homme qu'il jugeait sûr, Revest, commissaire du Comité d'instruction publique. Il avait naguère épuré l'état-major de l'armée du Nord sur les indications de l'agent du Conseil exécutif Cellier[14] ; il épurait l'état-major des Pyrénées-Orientales sur les indications de Revest.

Le général de division Grandpré n'était plus à l'armée des Pyrénées-Orientales, lorsqu'avaient eu lieu les désastres : il commandait les côtes maritimes de Leucate à Aigues-Mortes ; mais il avait soixante et un ans ; Revest le regardait comme un faible officier, et Turreau, comme un homme auquel on peut accorder sa retraite.

Le Moyne, colonel du 23e cavalerie et général de brigade depuis le 15 mai, était, disait Revest, cassé par l'âge, et assurait que ses longs services le mettaient hors d'état d'agir ; lui-même écrivait que ses forces physiques l'abandonnaient, qu'il ne pouvait plus faire un métier aussi actif, qu'il serait heureux de terminer sa carrière après avoir pris sa bonne part de la victoire de Peyrestortes.

Duvignau, colonel-directeur du génie et général de brigade depuis le 8 mars, était, selon Revest, bon militaire, mais très malade, et lui-même avait demandé sa retraite.

Soulérac était un vieux soldat estimable. Pérignon l'aimait et le regretta ; si j'étais ministre, lui marquait Pérignon, tu serais bientôt rendu au poste que je t'ai vu parfaitement occuper, et au mois de novembre 1794 Dugommier lui confiait les fonctions de commandant amovible à Carcassonne. Mais Revest l'accusait d'indolence, et Bouchotte décida que des motifs de politique ne permettaient plus à Soulérac de commander les troupes de la République.

Nicolas Roque, dit Laroque, colonel du 79e, était général de brigade depuis le mois de septembre 1793, et son régiment attestait qu'il avait toujours montré une ardeur marquée et un civisme épuré. Revest le dénonça comme ci-devant, Bouchotte lui signifia de présenter un mémoire en retraite, et Laroque s'inclina, tout en objectant qu'il ne savait pénétrer les motifs politiques qui l'empêchaient de servir désormais.

Soulier, ancien capitaine à Royal-Roussillon, lieutenant-colonel du 1er bataillon de l'Hérault, promu général de brigade par les représentants, commandait à Narbonne ; mais Revest le jugeait cassé, et Turreau, incapable.

Le général de brigade d'Hargenvilliers bravait tous les soupçons. Revest le trouvait bon militaire, et Turreau le regardait comme un homme de beaucoup d'esprit, moins instruit peut-être dans l'art de la guerre que dans le reste, et ne négligeant rien pour paraître à la hauteur de la Révolution. Le ministre le mit à la retraite comme ci-devant.

Montredon conduisait la division qui, le 29 août 1793, avait cédé le camp de Corneilla, et Barbantane déclarait qu'il avait dirigé la retraite avec intelligence. Mais il dut, après cet échec, s'éloigner de l'armée pour commander à Carcassonne ; il était noble ; le député Clauzel le dénonçait comme suspect ; Turreau affirmait qu'il n'avait pas la réputation d'un patriote. Bouchotte le suspendit.

Le général de brigade Giacomoni, brave et habile, avait rendu de grands services à l'armée. Le 19 mai, au Mas-Deu, il couchait sur le champ de bataille avec une garde de. soixante hommes, pendant que le reste des troupes fuyait à Perpignan, et il ne quitta la place que le lendemain au matin. Le 3 septembre, à Orle, il animait la résistance. Il avait combattu le projet d'expédition contre Roses, et Barbantane n'accepta le commandement qu'à la condition de mettre Giacomoni à la tête de l'état-major. Malade, fatigué, remplace dans ses fonctions par Chaillet de Verges, Giacomoni demandait un congé lorsqu'il fut suspendu. On lui reprochait d'avoir au 29 août, après l'échec de Corneilla, proposé l'évacuation de Perpignan ; Bouchotte le jugeait intrigant et peu délicat ; Revest, qui le reconnaissait assez bon militaire, lui trouvait le caractère louvoyeur, et Turreau le notait ainsi : excellent chef d'état-major pourvu que le général le surveille.

Lamy de Boisconteau, lieutenant-colonel du régiment d'Aunis, puis colonel du régiment de Champagne, devenu adjudant-général, était qualifié par Revest : intrigant, sans mérite, nouveau patriote. Suspendu.

Le général de brigade Béthencourt était signalé par Revest comme ci-devant. Suspendu.

Charles de Bellon Sainte-Marguerite, capitaine à Chartres-cavalerie et aide de camp de Barbantane, avait été nommé par les représentants adjudant-général chef de bataillon, puis adjudant-général chef de brigade, puis général de brigade, sur la recommandation de Flers et de d'Aoust. Mais si Turreau avait plus de confiance dans son patriotisme que dans ses talents, Revest le dénonçait à Bouchotte comme ci-devant et suspect. Suspendu.

Louis-Joseph Cavrois, devenu sous-lieutenant grâce à la Révolution et promu général de brigade par les représentants sur la proposition de d'Aoust, pour la bravoure qu'il avait déployée aux combats du Vernet et de Peyrestortes, ignora toujours les motifs de sa suspension : Revest le traitait d'intrigant, et Turreau avait dit que son avancement était trop prompt pour résulter de ses talents militaires.

Jean-Pierre Ramel, naguère procureur-général syndic du département du Lot et député à l'Assemblée législative, commandant des chasseurs à cheval de la Légion des Pyrénées, avait été nommé chef de brigade par Bonnet et Espert sur la recommandation de Flers qui louait son courage inébranlable, et promu général par Fabre et Gaston sur la présentation de d'Aoust. Barbantane applaudissait aux excellentes mesures qu'il avait prises à la retraite de Corneilla. Mais l'agent Revest l'avait noté fourbe, lâche, pillard, et les conventionnels du Lot, Monmayou, Cledel, Bouygnes, Salleles, le dénonçaient au ministre cellule un intrigant, un fayettiste décidé, un feuillant, un amide Dufresne Saint-Léon, un patriote de circonstance qui n'avait jamais servi que la messe de son frère, curé d'une des paroisses de Cahors et l'un des plus ardents apologistes du fédéralisme. Suspendu[15].

Le général de brigade Bernède était, au dire de Revest, suspect, et Turreau jugeait qu'il n'avait pas de talent, qu'il était dangereux par sa souplesse. Suspendu.

Sahuguet, colonel au 14e dragons, maréchal de camp après Valmy, commandait dans le val d'Aran. Un commissaire du Conseil exécutif, Comeyras, écrivit à Bouchotte qu'on doutait extrêmement de son civisme, que s'il avait de l'aménité, du sang-froid, un très bon esprit, des paroles républicaines et que ses actes ne semblaient pas démentir, c'était un ci-devant et qu'il fallait se défier des ci-devant. Suspendu[16].

Lafitte-Clavé, nommé colonel directeur en 1791 et maréchal de camp à la fin de 1792, était une des gloires du génie, et Grimoard a dit de lui qu'il avait incontestablement des talents distingués. Employé durant quatre années en Turquie, il avait, en 1787, fortifié Oczakov, et Choiseul-Gouffier témoignait qu'il honorait le nom français par ses capacités comme par sa conduite et qu'il savait obtenir la confiance et forcer le respect des musulmans les plus fanatiques. Chargé, au mois d'avril 1793, de visiter les places du midi, des Bouches-du-Rhône à l'estuaire de la Loire, puis, au mois de juillet, d'inspecter les fortifications de Perpignan, il arriva le 29 août à l'armée des Pyrénées-Orientales, dans l'instant on les ennemis passaient la Tet. Il se rendit utile ; il prit des précautions pour empêcher le bombardement de Perpignan, et il vint au camp de Banyuls-sur-Mer tracer des retranchements qui protégèrent les postes avancés. Mais Revest le jugeait suspect et Turreau écrivait que ses aptitudes si vantées ne lui semblaient pas bien démontrées, qu'il n'était pas patriote et ne tâchait pas de le paraître. Bouchotte lui signifia sa suspension. Lafitte s'éloigna ; dans sa retraite, disait-il, il travaillerait sans relâche à rédiger des mémoires militaires[17].

Mellinet, capitaine au bataillon de Nantes, avait été nominé adjudant-général chef de brigade par le représentant Fabre pour sa bravoure au combat d'Orle. Vainement il demanda les motifs de sa suspension et envoya des certificats de civisme. Vainement le cher d'état-major Lamer et nombre d'officiers-généraux déclarèrent qu'il avait donné l'exemple des vertus qui distinguent le défenseur de la liberté. Vainement ses camarades du bataillon de Nantes attestèrent qu'il n'avait cessé de mériter l'estime des sans-culottes qui se battaient pour la patrie. Vainement les clubistes de Perpignan assurèrent, dans la séance du 3 janvier, qu'il s'était toujours conduit en vrai républicain et en soldat courageux ; il dut regagner Nantes et rester plusieurs années dans l'inaction. Mais il soupçonnait qu'un agent du ministre l'avait desservi, et, en effet, Revest l'avait qualifié de suspect. Je te plains, écrivait Mellinet à Bouchotte, d'avoir près des armées des agents indignes de ta confiance et qui te trompent impudemment[18].

Trois autres adjudants-généraux, Baude, Lenthéric et Boissier, furent également frappés. Le seul crime de Bande-était son avancement rapide. Revest le jugeait intrigant. Suspendu.

Lenthéric, chef de l'état-major de la division de Collioure, avait été dénoncé à Bouchotte par la Société populaire de Cette comme partisan de la Gironde et des scélérats du Marais, par Revest comme intrigant. Suspendu[19].

Boissier, qui s'était signalé dans la guerre de Vendée, avait été chargé par d'Aoust d'organiser à Toulouse, sous les ordres de Marbot, le camp de la Liberté. Il partit avec Augereau pour conduire des renforts devant Toulon ; il arriva quand la ville était prise, et Dugommier le félicita de la tenue de ses troupes et de la discipline qu'elles avaient observée pendant la route. Mais durant ce temps Revest mandait à Bouchotte qu'il était suspect. Suspendu.

Milhaud et Soubrany ne se contentèrent pas d'exécuter les ordres du ministre. Le Comité leur avait enjoint, par une décision du 27 décembre, de faire arrêter tons les nobles de l'état-major. Ils firent arrêter la plupart des officiers que Bouchotte avait suspendus ou mis à la retraite, Soulérac, d'Hargenvilliers, Montredon, Giacomoni, Béthencourt, Ballon, Cavrois, Ramel, Bernède, Bande, Lenthéric, Boissier.

L'adjudant-général Bande passa trois jours dans la prison militaire de Perpignan ; mais, le troisième jour, Milhaud et Soubrany furent convaincus de son innocence et de son civisme ; il leur prouva qu'il était absent de l'armée des Pyrénées-Orientales lorsque le ministre l'avait frappé, et il reçut des représentants l'autorisation de se rendre à Paris pour obtenir la levée de sa suspension[20].

En revanche, l'adjudant-général Boissier, qui de Toulon regagnait les Pyrénées avec cinq bataillons, fut arrêté à Nimes, conduit à Perpignan par des gendarmes et envoyé à Paris devant le Comité de sûreté générale, sur l'ordre de Soubrany et de Milhaud.

Giacomoni fut détenu pendant dix-huit mois à Perpignan. Il ne recouvra la liberté que le 3 mars 1795. N'était-ce pas, disait le représentant Goupilleau de Fontenay, contraire aux principes de loi et de justice de tenir dans les fers un citoyen contre lequel il existait aucune plainte ni dénonciation ?

Bellon était à son poste et commandait au camp de l'Union l'avant-garde de la division Pérignon, lorsqu'il fut arrêté le 11 janvier 1794. En vain Gaston attesta qu'il s'était toujours comporté en vrai républicain, et Pérignon, qu'il s'était distingué de toutes les manières. Il ne fut relâché qu'au bout de quelques mois.

Cavrois se disposait à rentrer dans son village de Gaudiempré, dans l'Artois, quand il fut mis en arrestation. Il subit une détention de cinq mois et sortit de prison au commencement de juin : Mon républicanisme, disait-il, s'est nourri dans l'adversité.

Béthencourt fut arrêté parce que les représentants le rendaient responsable de la capitulation de Collioure. Ils reçurent des renseignements sur sa bonne conduite et le renvoyèrent dans ses foyers. Mais il avait comparu devant le tribunal militaire révolutionnaire. On l'accusait d'être fils de roi. Est-ce parce qu'il était né à Madère et fils d'un capitaine au service du Portugal ? Est-ce parce qu'un Jean de Béthencourt avait conquis jadis les Canaries et obtenu du roi de Castille le titre de seigneur de ces îles ? Le tribunal déclara l'inculpation dénuée de tout fondement.

D'Hargenvilliers fut pareillement emprisonné par ordre des représentants. Le tribunal militaire révolutionnaire l'acquitta. Il a dit depuis que Dugommier, qui avait de l'amitié pour lui, le pressa beaucoup de ne pas abandonner la carrière militaire et lui offrit de le faire envoyer à l'armée d'Italie.

Ramel fut moins heureux. On lui imputa les fautes d'autrui. On lui reprocha de n'avoir pas inquiété la retraite des Espagnols après le combat de Cabestany et d'être resté dans l'inaction à Sainte-Colombe, pendant que Dagobert se faisait écraser à Trottinas. Il mourut sur l'échafaud.

Bernède eut le même sort. Le 28 janvier, il fut condamné et exécuté dans le camp de l'Union. Il était accusé par Cassanyes, par Doppet, par la municipalité de Collioure : il avait temporisé ; il avait refusé des cartouches à ses bataillons ; il avait laissé prendre le camp de Villelongue. Le tribunal militaire révolutionnaire le déclara atteint et convaincu du crime de trahison et fortement indicié (sic) de celui de dilapidation. Milhaud et Soubrany applaudirent au supplice de Bernède. De tels exemples, écrivaient-ils, donnent de l'énergie et de la confiance aux soldats ; un seul cri répété par vingt mille bouches s'est fait entendre : Vive la République, vive la Montagne, périssent ainsi tous les traîtres ![21]

Le général de brigade Soulérac et l'adjudant-général Lenthéric furent traduits devant le tribunal militaire révolutionnaire le même jour que Bernède. Les juges acquittèrent Soulérac ; mais, par forme de police correctionnelle, il fut condamné à un mois de prison pour avoir rudoyé un caporal. Comme Soulérac, Lenthéric fut acquitté. Les représentants décidèrent toutefois qu'il serait détenu jusqu'à la paix, et il ne sortit de prison qu'après le 9 thermidor.

Des fêtes républicaines destinées à réchauffer l'enthousiasme se joignaient aux guillotinades et aux arrestations. Il faut, disait Soubrany, des processions et des fêtes à un peuple superstitieux et fanatisé : eh bien ! nous en célébrerons souvent. De concert avec Milhaud, il avait différé la fête des Victoires jusqu'à l'arrivée de Dugommier et des renforts. Cette fête eut lieu le 29 janvier, lorsque les vainqueurs de Toulon parurent dans les rues de Perpignan et défilèrent au son de la musique. Leur tenue, écrivait Soubrany, est admirable ; ils portent sur le front cet air mâle et confiant qu'inspire la victoire.

Puis, le 8 février ou 20 pluviôse, ce fut une fête donnée par le club. Ce jour-là était un décadi, et la Société populaire avait résolu de le solenniser. Une petite fille de cinq ans, appelée jusqu'alors Marie-Antoinette, reçut au pied de l'arbre de la Liberté le prénom romain de Virginie.

Autre fête le mois suivant, lorsque fut inauguré le temple de la Raison. La Raison, mandaient Milhaud et Soubrany au Comité, fait chaque jour des progrès, et ils envoyaient à la Monnaie de Paris les vases sacrés, vieux hochets du fanatisme ; ils félicitaient le club de Perpignan d'abattre les soi-disant saints qui montaient la garde au coin des rues. Le 7 mars, des détachements de la garnison et des différents corps de l'armée — quatre hommes et un tambour par bataillon — se réunissaient sur la place et se rendaient, précédés de la gendarmerie nationale et d'un escadron de hussards, au logis de Dugommier, pendant que le canon tonnait du haut des remparts et que la musique jouait de toutes parts la Marseillaise et le Ça ira. Ainsi accompagnés, Dugommier et son état-major allèrent se joindre aux représentants du peuple et aux autorités constituées. Le cortège se dirigea vers le temple de la Raison. En tête marchaient deux cent filles ou femmes vêtues d'une robe blanche serrée à la taille par une ceinture tricolore, des enfants que leurs mères tenaient par la main, et des vieillards. Plusieurs orateurs montèrent dans la chaire du temple : Milhaud ; Dugommier qui parla, raconte un témoin, avec le feu de la jeunesse et enleva l'assemblée ; le gouverneur de la ville, le général Peyron, qui s'écria, en montrant à l'auditoire une Décollation de Saint Jean-Baptiste, que le scélérat Hérode, assis à côté de sa Marie-Antoinette, se délectait à voir une putain, une Polignac qui lui présentait le chef d'un homme juste. Après plusieurs hymnes patriotiques, les soldats et les bourgeois, l'armée et le peuple gagnèrent l'Esplanade. Là étaient un autel de la patrie décoré des portraits de Le Peletier, de Marat, de Chalier, et un bûcher où s'entassaient des tableaux de saints et de saintes ; il y en avait cent quintaux. Sur le désir de Soubrany, une fillette de cinq ans, une jeune fille de seize ans et une femme mariée mirent le feu à cet amas. La cérémonie se termina par un repas public et par des danses. Des tables étaient dressées devant chaque maison. Sitôt rassasiés, républicains et républicaines exécutèrent une grande farandole, qui fut conduite par les généraux La Barre et Micas.

Des scènes pareilles se passèrent à l'instigation des représentants en d'antres endroits des Pyrénées-Orientales. A Canet, au sortir d'un bon diner, Milhaud, un colonel de cavalerie, et une dame Laignu, se rendirent à l'église ; la dame but dans le calice sacré ; Milhaud, assis sur l'autel, fit un discours aux habitants ; puis toutes les boiseries et les statues furent transportées sur la place et livrées aux flammes[22].

Ces autodafés ne sauvaient pas la patrie, et les représentants cédèrent trop souvent à leur exaltation.

C'est ainsi que, le 6 septembre, Milhaud imposait une contribution de cent mille livres aux riches de Narbonne, qu'il accusait d'être égoïstes et indifférents au salut du peuple.

C'est ainsi que les deux conventionnels déclaraient au mois de février que les saints de la Catalogne devaient rejoindre ceux de la France dans le creuset de la République.

Le Comité les blâma, leur reprocha d'aller trop loin. Ils avaient décidé, le 22 février, que les fils et les frères, les oncles et les neveux des ex-nobles, des fermiers généraux, des prêtres déportés et des guillotinés seraient exclus du service militaire. Le Comité les pria de revoir cet arrêté, de peser de pareilles dispositions ; la mesure, ajoutait il, n'était pas assez réfléchie, et elle méritait un plus sérieux examen[23].

Mais, si les deux représentants furent, comme Milhaud l'a dit de Carrier, entrainés, emportés par le torrent révolutionnaire, ils rendirent de grands services à l'armée des Pyrénées-Orientales. Leurs pouvoirs étaient illimités, et un seul fait en donnera l'idée : l'adjudant-général Favre, qu'ils envoyaient en mission, est arrêté sur l'ordre de Dugommier qu'il n'a pas informé de son départ ; dès que les représentants ont signé, répond-il, la signature du général en chef est inutile ![24]

Ils aidèrent Dugommier dans sa difficile besogne et lui prêtèrent constamment leur appui ; ils traitèrent avec déférence le vainqueur de Toulon qui, comme eux, était membre de la Convention, et lui-même atteste que Milhaud et Soubrany lui laissaient l'exercice libre de ses fonctions ; rien, écrit-il au Comité, n'égale le zèle et le dévouement de ces deux représentants ; le peuple ne pouvait faire un meilleur choix pour confier ses intérêts[25].

Ils retinrent à l'armée le 1er régiment de hussards que le Comité ordonnait de dépêcher à l'armée des Alpes.

Lorsque Bougon-Duclos, chef de ce régiment, fut destitué parce qu'il était frère de Bougon-Longrais, procureur général syndic du Calvados et l'un des principaux meneurs du fédéralisme, ils déclarèrent que la conduite militaire de Bougon-Duclos était digne d'éloges, qu'il avait donné plusieurs preuves éclatantes de courage à la tète des hussards, que ses hommes lui témoignaient la plus grande confiance ; ils le rétablirent dans son emploi, et Carnot ne les désapprouva pas[26].

Surtout, comme dit Dugommier, ils remontèrent les ressorts. Ils enflammèrent le courage des troupes par leurs discours. Elle les acclamaient ; elles leur juraient de vaincre pour la patrie, leur assuraient qu'elles avaient foi dans la Convention, qu'elles assumaient la tâche de battre les ennemis du dehors, qu'elles se reposaient sur l'assemblée du soin de châtier les ennemis du dedans. Le pas de charge, leur disaient Milhaud et Soubrany, le pas de charge, cette marche rapide si analogue au caractère et à la bravoure des Français, est pour les républicains le pas de la victoire, et il faudrait le nommer ainsi désormais. Elles adoptèrent avec joie cette dénomination et leurs applaudissements, écrivaient les représentants, nous sont garants que ce pas de charge ou de victoire sera la terreur des despotes[27].

Ils firent nommer par le club de Perpignan des commissaires qui visitèrent chaque jour les hôpitaux pour surveiller les agents et dénoncer les abus[28]. Ils changèrent à Narbonne l'hôpital de mendicité en hôpital militaire et remplacèrent par des soldats les indigents qui furent recueillis par les riches[29]. Ils mirent en réquisition dans les départements de l'Aude, du Gard, de l'Hérault, de l'Ariège et du Tarn un officier de santé et deux pharmaciens de chaque district qui furent répartis dans les hôpitaux de la région. Ils exigèrent du payeur particulier de la guerre une somme de cinquante mille livres pour améliorer les hôpitaux déjà existants et en créer de nouveaux. Tous les administrateurs de district furent autorisés à choisir des maisons nationales pour former des hôpitaux et à requérir les effets nécessaires à leur établissement et à leur entretien[30]. Nombre de soldats, entassés dans les hôpitaux de Narbonne et de Perpignan, où l'air devenait malsain, furent transférés chez les citoyens les plus aisés, et ce fut la République qui, sur un état certifié par la municipalité, acquitta les frais de leur séjour[31]. Trois infirmiers coupables d'avoir porté dans la salle des morts des agonisants qui n'avaient pas encore rendu le dernier soupir, furent traduits devant le tribunal révolutionnaire[32]. D'autres dépouillaient les malades de leur linge et de leur portefeuille ; Milhaud et Soubrany affichèrent que, s'ils étaient surpris, ils seraient guillotinés dans les vingt-quatre heures[33]. Un arrêté du 24 juillet prescrivit en faveur des blessés une mesure généreuse : s'ils étaient hors d'état de servir, ils auraient une somme de cent francs, une place gratuite dans la voiture qui les mènerait au pays natal et la subsistance militaire jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu leur retraite ; s'ils pouvaient rester au service, ils recevraient une somme de cinquante francs ; s'ils ne devaient recouvrer la santé qu'au bout de quelque temps, ils seraient envoyés dans les lieux les plus propres à leur convalescence. Un des derniers actes de Milhaud — le 3 septembre — fut de réquisitionner les femmes de Perpignan qui n'étaient pas salariées et qui durent, sous la surveillance de la municipalité, faire de la charpie et raccommoder du linge pour les défenseurs de la patrie aux jours qu'on appelait jadis dimanches ou fêtes de prêtres.

Les fournisseurs et les agents infidèles que Dugommier signalait à la sévérité des représentants, subirent un châtiment mérité. Un d'eux fut exécuté à Narbonne. D'autres, convaincus de dilapidation, payèrent de fortes amendes. D'autres, soupçonnés de friponnerie et de malveillance, furent menacés de la guillotine. Les préposés d'Albi étaient, accusés de peser les fourrages à vue d'œil ; on les avertit qu'ils répondaient sur leur tête de la moindre négligence ou malversation : Dénoncez-nous, écrivaient les représentants aux clubistes d'Albi, dénoncez-nous les scélérats qui entravent chaque jour les opérations militaires[34].

Les deux députés ne se contentèrent pas d'encourager le soldat et de lui recommander d'être plus jaloux de la tenue de ses armes que de son amante. Ils défendirent à tout militaire d'entrer dans les charrois et ordonnèrent que quiconque solliciterait de l'emploi dans cette administration serait regardé comme suspect et emprisonné jusqu'à la paix[35]. Dès leur première visite au camp, ils avaient remarqué peu d'ordre et d'ensemble ; ils déclarèrent que les officiers seuls étaient coupables, qu'on s'en prendrait personnellement aux officiers seuls[36]. Par des arrêtés rigoureux ils rétablirent la discipline. Les officiers qui ne lisaient pas à la troupe le Bulletin de la Convention et les proclamations et lois qu'ils recevaient, seraient destitués et transférés comme suspects dans les prisons de l'intérieur. Un grand nombre d'entre eux, oubliant leur devoir, quittaient leur poste pour se divertir dans les villes ; d'autres se faisaient envoyer au dehors sous prétexte de régler les affaires de leur corps ou de hâter une confection d'uniformes, et Châteauneuf-Randon s'étonnait de voir tant d'officiers promener et prostituer leur oisiveté. Sur l'ordre des représentants, nul ne put sortir da camp qu'avec une permission bien motivée du général en chef et nul ne put entrer à Perpignan sans une carte signée du commissaire ordonnateur ou du général divisionnaire. Serait fusillé comme déserteur tout officier qui découcherait hors du territoire que sa division occupait. Fusillé, le général ou l'officier qui, dans l'instant du combat, ne paraitrait pas à la tête de sa division. Fusillé, l'officier ou le soldat qui jetterait ses armes devant l'Espagnol. Fusillé, tout homme qui chercherait à égarer et à décourager les défenseurs de la République par des propos inciviques. Fusillé, tout officier qui, par sa négligence, laisserait surprendre un poste avancé. Fusillée, la sentinelle qui fuirait sans avertir. Fusillé, comme complice des ennemis de l'État, quiconque communiquerait avec les vedettes ou toute autre personne sur le territoire compris entre les avant-postes des deux armées. Fusillé, quiconque abandonnerait son corps pour se livrer au pillage-ou à l'ivresse au lieu de poursuivre l'adversaire. Les républicains, disaient Milhaud et Soubrany, imiteraient-ils ces hordes de barbares salariées par les despotes et traînant après elles la dévastation et, tous les crimes dont les rois se faisaient un jeu ? Et ils exhortaient les futurs libérateurs de la Catalogne à ne jamais s'écarter de leurs drapeaux par l'appât d'un vil butin, à se rappeler que la chaumière du pauvre est un asile dont ne doivent jamais approcher les horreurs de la guerre, à respecter les préjugés religieux des peuples[37].

Les chaussures manquaient. L'armée les eut par l'arrêté du 9 mars. Tous les souliers passablement bons à double semelle étaient mis eu réquisition et versés aux magasins de Perpignan. Le citoyen qui n'avait qu'une paire de souliers la remettrait à son district et la remplacerait par des sabots. Si les souliers étaient neufs, ils seraient payés au prix du maximum ; s'ils avaient servi, au prix d'estimation. Quiconque n'obéirait pas dans les vingt-quatre heures à cet arrêté serait puni d'une amende de mille livres.

Les départements affectés à l'approvisionnement de l'armée des Pyrénées-Orientales ou, selon l'expression du temps, l'arrondissement, la division de l'armée, étaient la Lozère, l'Ariège, les Pyrénées-Orientales, l'Hérault, le Gard, l'Aveyron, le Tarn, l'Aude et la Haute-Garonne. Les représentants leur rappelèrent que leur premier devoir comme le premier intérêt de tous les bons citoyens était l'approvisionnement de l'armée, et ils défendirent aux autorités et administrations sous peine de mort d'envoyer ailleurs qu'à l'armée des Pyrénées-Orientales leurs grains et fourrages ainsi que leurs armes et munitions. L'année précédente, en Lorraine, Soubrany disait que sans les représentants l'armée de la Moselle n'eût jamais été suffisamment ravitaillée et pourvue des choses nécessaires ; il put dire pareillement, en 1791, que sans lui et Milhaud l'armée des Pyrénées-Orientales n'aurait pas eu de vivres[38].

Ce qui manqua surtout, ce furent les fourrages. Lamer écrivait qu'un génie malfaisant entravait ce service et Dugommier jugeait qu'il n'y avait pas d'administration plus coupable que celle-là[39]. Du commencement à la fin de leur mission les représentants ne cessèrent de rendre à ce sujet arrêtés sur arrêtés. Ils ordonnèrent, le 16 mars, que tout propriétaire de trois chevaux ou mulets, tout propriétaire de foin enverrait aux magasins de l'armée vingt-cinq quintaux de foin aussitôt payables, sous peine d'être emprisonné à Perpignan et condamné à mort dans les vingt-quatre heures, comme complice du despote castillan. Le même jour, le département de l'Aude, dont les approvisionnements étaient considérables, recevait ordre de verser cent mille quintaux de froment, et quand arrivèrent de l'Ain et de la Saône-et-Loire des foins de médiocre qualité, les représentants prescrivirent que, puisque la prochaine récolte s'annonçait favorablement de toutes parts, les cultivateurs ou propriétaires qui possédaient trois che vaux ou mulets livreraient vingt-cinq quintaux de bon foin contre autant de mauvais foin. Le 12 juin, ils arrêtaient que les agents nationaux recenseraient après la récolte les foins, pailles, luzernes, avoines et autres espèces de fourrages ainsi que les chevaux, mulets et bestiaux employés à la culture des champs, qu'ils feraient après la coupe du blé battre, fouler et vanner le froment, le seigle, l'orge et verser incontinent tous ces grains dans les magasins militaires, à condition que l'agent de l'administration des vivres les paierait sans délai et tout en réservant aux propriétaires la quantité nécessaire à la consommation d'un mois. Puis, l'état des magasins de l'année précédente empêchant d'attendre l'effet des mesures édictées le 12 juin, ils ordonnaient, deux semaines plus tard, que l'Aude, la Haute-Garonne, l'Hérault, le Tarn, le Gard et la vallée d'Aran fourniraient immédiatement trois cent mille quintaux de foin et cinquante mille quintaux d'avoine. Ils déclaraient que tous ceux qui résisteraient aux réquisitions des autorités constituées, qui commettraient la moindre négligence dans l'exécution des ordres donnés pour la levée de la récolte ou qui refuseraient de travailler au prix du maximum, seraient regardés comme ennemis de l'humanité et punis de mort. Lorsqu'ils apprenaient que les biens nationaux, notamment ceux des émigrés, étaient dans un tel abandon que l'herbe des prairies pourrissait sur pied, ils enjoignaient aux corps administratifs de faire tout couper, tout récolter, tout emmagasiner, et ils les autorisaient à requérir les ouvriers indispensables.

Les moyens de transport étaient insuffisants, et Dugommier avait l'âme révoltée en voyant des fourrages pourrir faute de charrois sur le port de Narbonne et ailleurs[40]. Milhaud vint à Narbonne où étaient de grands dépôts de vivres et de fourrages, et un arrêté du 29 janvier régla le service des charrois. Chaque canton fournirait une - charrette à ridelles, attelée de trois chevaux complètement harnachés et conduite par un charretier dont le canton répondait. Chaque commune dont la population était divisée en sections, livrerait autant de voitures qu'elle avait de sections. Ces voitures se rendraient à Narbonne le 17 février au plus tard. Toute personne qui serait coupable de négligence ou qui s'opposerait à l'exécution de l'arrêté serait regardée comme suspecte et enfermée jusqu'à la paix.

D'autres arrêtés suivirent. Le 5 février, les représentants ordonnaient de construire cent voitures à quatre roues, d'acheter quatorze cents mulets, vingt dans chaque district, et de fabriquer autant de harnais. Ils décidaient, le 12 juin, que les conducteurs de charrettes chargées de fourrages mettraient cinq jours pour aller de Narbonne à Perpignan et de Perpignan à Narbonne. Le 8 août, lorsque les transports de fourrages qui venaient de l'intérieur ne pouvaient suffire, ils invitaient au nom de la patrie les citoyens qui avaient des charrettes, chevaux ou mulets, à consacrer une journée an service de la République, et, le 31. août, Soubrany requérait les citoyens du district de Castelnaudary, qui possédaient une charrette avec chevaux et mulets ou bien une voiture à bœufs, de transporter à Carcassonne des grains et des fourrages pour un voyage seulement.

Les représentants durent recourir à des mesures semblables pour assurer, outre le service des charrois, les services de l'artillerie et des ambulances. Ces trois services avaient pris des chevaux à louage, et beaucoup de bêtes, infirmes ou vieillies, louées néanmoins à très haut prix, consommaient inutilement le fourrage de la République. Milhaud et Soubrany arrêtèrent, le 9 mars, d'acheter tous les chevaux valides et de rendre les autres dans les vingt-quatre heures à leurs propriétaires. Quatre mois plus tard, le 21 juillet, ils ordonnaient aux districts et aux municipalités de leur fournir des moyens. de transport pour évacuer avec célérité les soldats malades ou blessés et traîner : ils avaient laissé, disaient-ils, passer l'instant de la moisson, et ils pensaient que rien ne s'opposerait désormais à l'exécution de leur réquisition.

Enfin ils résolurent fort sagement de suspendre l'amalgame des volontaires avec les troupes de ligne. Cette opération se faisait ou plutôt s'essayait presque partout ; mais sur la frontière d'Espagne elle eût été inopportune, et, comme dit l'agent Hardy, elle causait beaucoup de troubles et de difficultés. Les mouvements qu'elle exigeait auraient désorganisé les divisions déjà prêtes et retardé l'attaque projetée par Dugommier. Lorsqu'au commencement d'avril Châteauneuf-Randon, qu'un décret du 8 février avait chargé de l'embrigadement aux armées des Pyrénées-Orientales et Occidentales, vint au quartier-général de Perpignan, il trouva l'armée entièrement formée, exercée depuis deux mois à marcher aux ennemis, présentant la plus belle tenue, la plus grande discipline et le plus grand courage. Ainsi que Dugommier, ainsi que Milhaud et Soubrany, il jugea très dangereux de toucher à cette armée parfaitement constituée et d'y changer quoi que ce fût dans l'instant où elle s'ébranlait et se disposait à porter des coups vigoureux. Les mouvements nouveaux que nécessiterait l'embrigadement, écrivait Dugommier au Comité, nuiraient sensiblement aux divisions déjà bien établies. Les officiers qui y commandent, connaissent les troupes à leurs ordres ; ils en sont connus, et le déplacement inévitable de l'embrigadement renverserait cet avantage. Peut-on encore, sans compromettre le succès de nos armes, détourner l'attention du soldat et de l'officier qui ne voient en ce moment que le combat, pour les occuper d'un intérêt différent ? Est-il même possible d'exécuter l'embrigadement au milieu des marches et contremarches auxquelles l'armée est appelée à chaque instant ? Non, ce n'est pas au milieu des combats qu'on peut organiser, c'est dans les cantonnements et loin de l'ennemi. Deux demi-brigades, la 39e et la 147e, avaient été formées à l'armée des Pyrénées-Orientales ; elles furent les seules. Les sept régiments de ligne, qui n'avaient chacun qu'un bataillon, et les bataillons de volontaires ne furent pas amalgamés, ils furent simplement complétés[41].

Pour opérer ce complément, Dugommier et les représentants, Milhaud, Soubrany, Châteauneuf-Randon, n'exécutèrent pas l'incorporation immédiate des bataillons destinés par la loi à remplir les anciens cadres. On sait que les jeunes gens âgés de dix-huit à vingt-cinq ans et appartenant à la levée des 600.000 hommes ou de première réquisition, avaient été formés dans le chef-lieu de leur département én bataillons de neuf compagnies. Quand les premiers arrivèrent à l'armée des Pyrénées-Orientales, ils apprirent qu'ils étaient clissons et que tous les hommes qui les composaient devaient être, sans distinction de grade, incorporés dans les vieux bataillons. Ils se fâchèrent ; ils entendaient rester ensemble entre gens du même. pays, ainsi que les volontaires d'antan, et bien que la Convention eût menacé de les traiter comme émigrés, s'ils tentaient de se soustraire à la loi, un nombre considérable regagnèrent leur département. On laissa les bataillons tels quels et, disait Dugommier, ils étaient, les uns, presque nuls, et les autres, incomplets. C'est pourquoi, lorsque de nouveaux bataillons de réquisition, des masses, comme un les nommait, se présentèrent dans sou camp, le général pria Milhaud et Soubrany de ne pas les incorporer aussitôt. Grâce à cette mesure, il arrêta leur désertion, sinon totalement, du moins en très grande partie, et il put les garder : Sans la secousse subite de l'incorporation, remarquait-il, ces hommes, placés convenablement, auraient alimenté peu à peu notre première ligne. En attendant, ils furent à la disposition du commissaire ordonnateur, qui les employa à divers soins, notamment au secours des malades[42].

Le mieux, c'était de laisser les bataillons de réquisition dans l'intérieur et de les envoyer à l'armée lorsqu'ils seraient dégourdis, disciplinés et instruits. Pourquoi, par exemple, faire entrer dans la légion des Allobroges d'emblée et sans nulle préparation 800 Savoyards qui n'avaient ni armes ni expérience ? Lamer s'écriait justement que cette légion était noyée de recrues et que son existence militaire, jusqu'alors fort bonne, serait désormais altérée. Châteauneuf-Randon proposa de mettre tous les bataillons, neufs encore-et absolument inexercés, dans des camps d'instruction : les incorporer sur-le-champ, disait-il, c'était envoyer à l'armée des bouches inutiles et augmenter sa consommation sans augmenter sa force. Il arrêta tous les détachements qui se rendaient aux Pyrénées-Orientales et leur ordonna de rester sur les derrières. Dugommier approuva cette mesure et Lamer la jugeait infiniment profitable[43].

Il y eut ainsi trois camps d'instruction, à Launac près de Montpellier, à Carcassonne, à Toulouse. Le camp de Launac, était commandé par l'adjudant-général Desroches ; celui de Carcassonne, par le général Bonnet ; celui de Toulouse, par le général Marbot. Chacun devait contenir environ 3.000 à 3.500 hommes, et chacun en contint bien davantage. On vit à Launac, durant plusieurs jours, 6.500 à 7.000 réquisitionnaires venus du Gard, de l'Ardèche, de l'Aveyron ; mais il n'y avait dans le camp que 300 fusils, et si quelques recrues s'exerçaient au maniement de l'arme, on ne pouvait former les autres qu'à la marche et aux évolutions. Les représentants durent employer la moitié d'entre eux à la récolte et dans les ateliers de souliers, de cuirs et de couvertures[44].

Ils s'efforcèrent d'ailleurs de rassembler les citoyens de la première réquisition qui s'obstinaient à ne pas s'éloigner de leur village ou de leur district, et ils prirent arrêtés sur arrêtés pour les dépayser et les mettre en état de compléter l'armée. Le 8 février, ils ordonnaient que tous ceux qui n'avaient pas rejoint se réuniraient au chef-lieu de leur district pour s'exercer ; sinon ils seraient déclarés émigrés, et leurs père et mère, traités comme père et mère d'émigrés ; celui qui les dénoncerait, recevrait une récompense de 500 livres payables sur leurs biens ; le fonctionnaire qui négligerait de les appréhender au corps ou qui les exempterait sans nul fondement serait emprisonné jusqu'à la paix et frappé d'une amende proportionnelle à sa fortune. Le 20 avril, ils annonçaient que ceux qui n'avaient pas quitté leur foyer ou qui restaient dans le chef-lieu du district où des affections particulières les détournaient de leur ardeur civique, devaient se rendre aussitôt, selon leur département, dans les chefs-lieux de dépôts, à Montpellier, à Carcassonne ou à Toulouse. Le 8 juin, ils décidaient qu'un camp de réserve, commandé par le général Prévost, serait établi près de Carcassonne, et le 16 juillet, de concert avec Chaudron-Roussau, que tous les jeunes gens qui n'étaient pas encore incorporés dans tin bataillon gagneraient ce camp dans les huit jours sous peine d'être regardés comme déserteurs[45].

 

 

 



[1] Doppet à Bouchotte, 13 janvier 1794 ; — Dugommier à Doppet, 6 février (A. G.) ; — Rec. Aulard, XI, 241.

[2] Cf. Vidal, III, 261 ; — Moniteur, réimpr., XVII, 443 ; XVIII, 380, 421, 439, 490 ; — Séance du 14 pluviôse II de la Société régénérée de Perpignan.

[3] C'est ainsi qu'on trouve, au bataillon des Vengeurs, les capitaines Romarin Delbrel, Frêne Aussenac, Cochlearia Delbrel, le sous-lieutenant Zinc Izart et le sergent-major Coriandre Petit. C'est ainsi qu'on rencontre dans la légion allobroge les adjudants-majors Tonneau Barbier et Pivoine Deveyle, l'adjudant sous-lieutenant Frêne Bœuf, le chirurgien Neige Magnin, et les capitaines Romarin Bussat, Romarin Duc, Apocyn Gamon, Apocyn Loquet, Frêne Janet, Frêne Marion, Cerise Torliz, Jasmin Guinet, Cognée Royer, Pierre à chaux Dubuisson. Le 17 février 1794, le Comité envoie six élèves de la patrie, Erable Lageneteur, Cerfeuil Alluaud, Basilic Liénard, Cerisier Gombart, Noisetier Foulbert, Colza Segoillat, s'instruire au laboratoire de l'administration des armes portatives (Rec. Aulard, XI, 222).

[4] Arrêtés des 15 et 20 fructidor ; — Milhaud au Comité, 5 sept. (Arch. nat. AF II, 260). Au sortir de la Convention, Milhaud, n'ayant que vingt-neuf ans, était trop jeune pour appartenir au Corps législatif. Il entra dans l'armée. On supposa qu'il avait été nominé le 9 mars 1793 capitaine au 14e chasseurs à cheval, et le 22 juillet suivant chef d'escadrons au 20e régiment de la même arme, et le 23 janvier 1796, il fut fait chef de brigade du 5e dragons il devint divisionnaire et un de nos plus brillants généraux de cavalerie (Thoumas, Les Grands Cavaliers du premier Empire, II, 149-183).

[5] Cf. H. Doniol, Dix-neuf Lettres de Soubrany, 39 ; — Claretie, Les Derniers Montagnards, 117-119 ; — Lamer à Clauzel, 10 sept. (A. G.).

[6] Moniteur, 15 février ; — Rec. Aulard, X, 609, et XI, 241.

[7] Wallon, Hist. Trib. rév., IV, 496 ; — Rec. Aulard, X, 609-610 ; — H. Doniol, Dix-neuf Lettres de Soubrany, 68. — Ajoutons que, pendant que Milhaud et Soubrany étaient à l'armée, à la fin d'avril et au commencement de juin, ils furent remplacés à Perpignan par Chaudron-Roussau. Ce représentant cassa le club et le réorganisa, le régénéra suivant les principes révolutionnaires ; il épura les administrations ; il arrêta cinquante-huit personnes suspectes de fédéralisme, et livra l'un d'eux, Escalès aîné, au tribunal révolutionnaire qui le condamna à mort (Rec. Aulard, XIII, 171-172 ; XIV, 93 et 462).

[8] Bouchotte aux représentants, 21 janv. (A. G.). Remarquons que, le 3 janvier, sur la proposition de Billaud-Varenne, la Convention avait décrété que les généraux condamnés par le tribunal révolutionnaire seraient exécutés à la tête de l'armée qu'ils auraient commandée : Si Custine, disait Billaud, avait été supplicié à la tête de l'armée du Nord, peut-être serions-nous maintenant dans la Belgique.

[9] Vidal, III, 180, 212.

[10] Sans doute un frère de Joseph Dessaix, le futur général, alors chef de la légion des Allobroges.

[11] Wallon, les Représentants en mission, II, 395-398 ; — Rec. Aulard, X, 610, XI, 241 ; — Moniteur, 24 mars (discours de Barère) ; — Arch. nat., AF II, 134. — Mais les membres du premier tribunal, Fromilhagues, Vicens, Clara, Donat ne furent pas, comme on l'a dit et malgré les menaces des représentants, traduits au tribunal révolutionnaire de Paris. Le président du nouveau tribunal, Mittié fils, était un jacobin de Paris, un des apôtres appelés par les représentants. Il avait été envoyé à Marseille par le Comité de salut public, et il y fit au Congrès des sociétés populaires l'oraison funèbre de Gasparin (Moniteur, 2 déc. 1793). Lorsqu'il revint de l'armée des Pyrénées-Orientales, il parla, le 18 et le 20 août, aux Jacobins contre le machiavélisme de Robespierre et demanda, vainement du reste, que les soldats punis pour fautes de discipline par le chef de bataillon, fussent, non plus envoyés en prison, mais forcés de monter la garde.

[12] Les membres semblent avoir été Mucius Lefébure, président, Gracchus Solon, Coulon et Bellouard, juges ; Deflennes, accusateur ; Scévola Biran, secrétaire-greffier.

[13] Rec. Aulard, X, 668 ; XI, 240.

[14] A. Chuquet, Hondschoote, 63.

[15] Ramel, chef de brigade (28 juil.), et général de brigade (11 oct.), fut dénoncé à Bouchotte par une lettre des députés du Lot qui date du 26 nov. 1793 (A. G.).

[16] Comeyras à Bouchotte, 10 oct. 1793 (À. G.). Sahuguet devait être réintégré le 8 mai 1793 et nommé général de division le 7 juin suivant.

[17] Lafitte-Clavé mourut en l'an II.

[18] Turreau lui avait donné cette note : Voyez l'article de Deverges, et, selon Turreau, Chaillet de Verges était ambitieux, avide de faveur, exagéré dans toutes ses expressions, désireux de faire croire que ses opinions étaient à la hauteur de la Révolution, craignant trop d'être soupçonné de trahison pour ne pas le faire présumer.

[19] A vrai dire, le chef d'état-major Lamer écrivait plus tard qu'il était nul.

[20] Boisset à Bouchotte, 1er févr. 1794 (A. G.).

[21] Jugement prononcé, le 9 pluviôse an II (28 janv. 1194), par Fromilhagues, président, Vicens et Donat, juges ; — Cf. Rec. Aulard, X, 910.

[22] Rec. Aulard, X, 608, 611 ; — Vidal, III, 197 et 260-263 ; — Société régénérée de Perpignan, séance du 14 pluviôse an II (Arch. nat., AF II, 259) ; — Myrthe Peyron à toute la République (A. G.).

[23] Rec. Aulard, XII, 227 ; — Cf. X, 669.

[24] Favre, envoyé en Savoie par un arrêté des représentants du 14 septembre, fait cette réponse au Comité de surveillance révolutionnaire du district de Montpellier (lettre du Comité à Dugommier, 1er nov., Arch. nat., AF II, 203).

[25] Dugommier au Comité, 1er février et 7 mars (A. G.).

[26] Les représentants au Comité, 16 juillet (A. G.) ; — Cf. Rec. Aulard, XI, 480, et XIV, 341.

[27] Dugommier à Bouchotte, 17 février (A. G.) ; — Milhaud et Soubrany à Bouchotte, 15 août (Arch. nat., C, 3181. Voir pour tout ce qui concerne la mission de Milhaud et de Soubrany les cartons des Archives nationales, AF II, 239 et 260.

[28] Arrêté du 4 février.

[29] 20 janvier.

[30] 16 février.

[31] 17 janvier et 24 février.

[32] Mais ils ne furent pas, comme dit Fervel, guillotinés ; — Cf. Vidal, III, 188 ; — et Rec. Aulard, X, 606.

[33] 5 mars.

[34] Rec. Aulard, X, 608 ; — Vidal, III, 198 ; — Dugommier au Comité, 28 juin (A. G.).

[35] 17 janvier.

[36] 19 janvier.

[37] Arrêtés des 16 janvier, 4 mars, 30 mars et 30 mai (Arch. nat.) ; — ordre du 3 mai (A. G.) ; — Rec. Aulard, XIII, 433.

[38] (H. D.), Dix-neuf Lettres de Soubrany, 28.

[39] Lamer à Pérignon et à Probst, 31 mai ; — Dugommier à Lamer, 31 juillet (A. G.).

[40] Dugommier à Bouchotte, 17 février (A. G.).

[41] Hardy à Bouchotte, 29 déc. ; — Dugommier au Comité, 13 avril et 16 oct. ; — lettre de Lamer 18 mars, (A. G.) ; — Rec. Aulard, XII, 613 et 636. C'est ainsi que Gillet, représentant aux armées des Ardennes et de la Moselle, pensait, qu'il serait plus avantageux de renvoyer à la fin de la campagne l'opération de l'embrigadement (Rec. Aulard, XIII, 350).

[42] Dugommier à Bouchotte, 27 mars ; — Lamer à Probst, 30 mars, (A. G.).

[43] Lamer à Desroches, 8 mai ; — Dugommier à Châteauneuf-Randon, 22 mai (A. G.). Quelques bataillons pourvus d'armes et d'habits furent toutefois incorporés, par exemple le 7e bataillon de la Montagne, qui comptait 300 hommes bien armés, dans le 6e de l'Hérault, et le 1er bataillon de Quillan dans le 8e de Bec d'Ambez ou de la Gironde.

[44] Lamer à Pérignon, 1er juin, et à Doppet, 17 juin (A. G.).

[45] On n'a pas, écrivait Châteauneuf-Randon, l'idée de l'abus qui régnait à cet égard ; il faudrait punir tous les réquisitionnaires ainsi que les agents nationaux. Au mois de juillet, lorsque le commandant de Béziers dirigeait sur Puycerda les 1.000 hommes qu'il avait en dépôt, ils se dispersaient au moment du départ et l'on ne pouvait en rassembler que 500 à 600. Le 3 novembre, le représentant Vidal dut ordonner que les jeunes gens de la réquisition de Mmes qui, malgré son arrêté précédent et trois arrêtés de Châteauneuf-Randon, refusaient de partir, seraient appréhendés sans délai par le commandant de la gendarmerie, mis à la citadelle et dirigés ensuite sur Carcassonne.