DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE PREMIER. — LES ANTILLES.

 

 

La famille de Dugommier. — Son enfance. — La pension Colin. — Le collège d'Harcourt. — Dugommier à la compagnie des cadets de Rochefort. — Dugommier enseigne. — La guerre de Sept Ans aux Antilles. — Mariage. — Dugommier à l’expédition de Sainte-Lucie. — La vie de planteur. — La Dévolution. — Dugommier, membre de l’Assemblée coloniale de la Guadeloupe. — Troubles de la Martinique. — Première et deuxième marche. — Troisième expédition. — Les troubles de Saint-Pierre et de Fort-Royal. — Dugommier à Saint-Pierre (7 septembre 1790). — Combat de l’Acajou (23 septembre). — Tentatives de conciliation. — Résistance de Dugommier à Saint-Pierre. — Le décret du ti août sur la discipline militaire. — Le décret de rappel. — Béhague et les commissaires civils. — Départ de Dugommier (24 mars 1791). — Sa situation intenable à la Guadeloupe. — Sa résolution d’aller en France.

 

Jacques Coquille Dugommier est né le 1er août 1738, à la Basse-Terre, en l'île de la Guadeloupe, dans la paroisse de Notre-Dame du Mont-Carmel, sur la sucrerie que ses parents avaient prise a ferme. Il était le cadet de la famille. Suivant l'usage des colons, il reçut un surnom, et durant longtemps, et même lorsqu’il commandait les armées de la Révolution, il a signé Coquille Dugommier. Il devait ce surnom a une concession obtenue par son père aux environs de la Basse-Terre, dans les bois qu’on appelait le Gommier[1].

Son père, Germain Coquille, originaire de Melun, conseiller du roi, puis procureur général au Conseil supérieur de la Guadeloupe, fut anobli en 1769 selon l’édit royal, qui conférait la noblesse a patre et avo aux officiers des conseils des îles du Vent après quarante ans de services[2].

A l’âge de neuf ans, en 1747, Jacques Coquille Dugommier fut envoyé avec son frère aîné à Paris où il avait une tante. Un correspondant et ami du père, Lestache, mit les deux enfants à Picpus, au faubourg Saint-Antoine, dans la pension Colin très renommée pour les principes épurés de la moralité et des humanités. Les deux Coquille différaient de caractère et ne s’accordaient pas : l’aîné, tranquille, rassis, réservé, laborieux et faisant de rapides progrès ; le cadet, vif, dissipé, loquace, aimé de ses camarades, et vivant avec eux dans une grande intimité, impatient du joug scolaire, peu appliqué dans sa classe, où pourtant, grâce à son intelligence facile, il n’était pas des derniers, donnant plus d’une fois de l’humeur à ses maîtres, leur disant avec franchise qu’il ne fallait pas lui imposer un genre de travail qui ne lui causait que du dégoût, se moquant de son studieux aîné, souvent châtié pour sa pétulance et ne paraissant pas affecté de ses fréquentes punitions[3].

La pension Colin n’enseignait pas au delà de la troisième. En 1751, les deux frères entrèrent au collège d’Harcourt. Les portes de l'institution s’étaient à peine fermées derrière lui que Dugommier déclarait impérieusement à Lestache qu’il voulait servir. Le père, consulté, obtint pour son fils — le 15 mars 1753 — une place dans la compagnie des cadets gentilshommes établie alors au port de Rochefort.

La compagnie des cadets de Rochefort, créée le 27 mai 1730, était une véritable école militaire. Elle devait fournir les officiers des troupes entretenues dans les îles d’Amérique. A sa tête était un lieutenant de vaisseau commandant en premier, et un enseigne, commandant en second. Elle se composait de trente jeunes gens dont deux sergents, deux caporaux et deux anspessades. Les cadets apprenaient les mathématiques, la fortification, le dessin et l’anglais ; ils s'exerçaient aux manœuvres d’infanterie et au tir du canon ; ils faisaient de l’escrime ; ils avaient de quinze a vingt-deux ans et se recrutaient parmi les fils d'officiers ou de riches colons. Ils touchaient une solde. Un justaucorps de drap gris-blanc avec boutons de cuivre doré, une veste et une culotte de drap bleu, des bas bleus, un chapeau bordé à un galon à or fin, tel était leur uniforme[4].

Dugommier se fit remarquer à l’école de Rochefort par son amour du métier des armes et par son goût pour l’artillerie. Envoyé à l’ile de Ré, vers la fin de 1755, pour instruire les recrues des colonies, il fut nommé, le 16 janvier 1757, garçon-major des batteries. Au bout de quatre mois, en mai 1757, il remplissait sous le titre d’enseigne les fonctions de sous-lieutenant. En 1758, à l’époque où les Anglais bloquèrent l’ile d'Aix et menaçaient Rochefort, il commandait la batterie de Fouras, à l’embouchure de la Charente. Il n’avait plus d’aversion pour l’étude. Les livres classiques faisaient ses délices. Durant ses heures de loisir, il s’enfermait dans sa chambre pour lire les auteurs latins qu’il détestait naguère, et l'on ne pouvait, dit un de ses amis, l’arracher de sa retraite.

Il revint aux Antilles en 1758 comme enseigne d’une compagnie franche détachée de la marine. Ce fut alors qu’il vit la guerre pour la première fois. Au mois de janvier 1759, il prenait part à l’énergique résistance de Fort-Royal. Repoussés de la Martinique, les Anglais furent plus heureux à la Guadeloupe. Ils bombardèrent la Basse-Terre, ils s’emparèrent de la citadelle, ils firent capituler le gouverneur Nadau du Treil, homme incapable et lâche. Dugommier était venu défendre son île natale : il fut, avec le gouverneur et toutes les troupes, ramené, au mois de mai, par les vainqueurs à Saint-Pierre de la Martinique.

Dix-huit mois plus tard, en janvier 1762, la Martinique était derechef attaquée parles Anglais. Ils marchèrent contre Fort-Royal où il y avait quelques milices, 700 grenadiers royaux et 300 soldats de marine dont Dugommier. Ils avaient la supériorité du nombre ; ils emportèrent les mornes Garnier et Tartanson qui protégeaient les abords de Fort- Royal ; ils bombardèrent la citadelle. Au bout de huit jours, la garnison obtint les honneurs de la guerre. Elle fut embarquée pour la France et, au mois d’août, quatre ans après son départ, Dugommier rentrait à Rochefort. Les vicissitudes de la lutte, les succès et surtout les revers, des sièges, des assauts, de violentes canonnades, dès capitulations, tout cela, évidemment, avait mûri son esprit.

La paix se fit presque aussitôt, et la France recouvra les Antilles. Dugommier, réformé avec une petite pension, regagna la Guadeloupe. Il exploita les propriétés qu’il tenait de son père.

Son frère aîné, Robert-Germain Coquille, revenu à la Basse-Terre en 1754, nommé en 1757 membre du Conseil supérieur et, en 1774, procureur général, s’était fiancé après la guerre à la fille d’un riche sucrier de la Grande-Terre. Dugommier courtisa la sœur, et les deux mariages eurent lieu le même jour et au même autel. Le 12 février 1765, Jacques Coquille Dugommier épousait Marie-Dieudonnée Coudroy-Bottée.

L’union ne fut pas heureuse. Les deux conjoints vivaient presque constamment éloignés l'un de l’autre, et, rapporte un ami, le bruit public donnait des torts à l’époux. Mais Marie-Dieudonnée n’avait-elle pas le caractère difficile et obstiné ? Lorsque la sucrerie fut vendue, n’essayait-elle pas d’attirer sur son habitation les noirs que l’acquéreur avait achetés ? Elle a, disait ce dernier, causé le dérangement de mes nègres.

Dugommier n’avait abandonné qu’à contre-cœur la carrière des armes. En 1704, il demanda la place d’aide-major commandant aux îles des Saintes. L’année suivante, lorsque furent créées les milices coloniales, il eut le grade de major dans le bataillon de la Basse-Terre et, en 1770, il reçut du ministre de la marine une lettre de félicitations. Le comte d'Ennery, gouverneur des îles du Vent, assurait qu'il était excellent sujet et officier de distinction, qu'il avait déployé beaucoup d’intelligence et de bonne volonté dans la formation des milices.

Aussi, dès qu’il sut que la France secourait les Etats-Unis d’Amérique contre l’Angleterre, Dugommier leva et équipa à ses frais une compagnie de cinquante volontaires, créoles, mulâtres, noirs, et, le 14 décembre 1778, il se joignit à l'escadre du comte d'Estaing, qui tentait de reprendre Sainte- Lucie. L'expédition échoua. Après trois assauts, les troupes de débarquement durent battre en retraite. Mais Dugommier s’était rendu tellement utile dans cette campagne que le comte d'Arbaud, gouverneur de la Guadeloupe, lui donna le commandement d’un bataillon de volontaires blancs et obtint pour lui, le 10 avril 1780, la croix de Saint-Louis. Sa bonne volonté, avait écrit d’Arbaud, l’ardeur qu'il montre pour être de toutes les actions de guerre et l’ancienneté de ses services justifient ma demande.

Mais ce fut en vain qu’il sollicita sa réintégration dans l’armée, en vain que à Arbaud vanta de nouveau son courage, son zèle soutenu, ses qualités de toute sorte. Dugommier vint-il alors, comme on l’a prétendu, se mettre à la disposition de Washington ? Fut-il complimenté par le Sénat pour avoir surpris un gros détachement anglais ? Lui offrit-on l’ordre de Cincinnatus ? Cette anecdote est peu croyable. Il dut rester à la Guadeloupe avec son bataillon et, fatigué sans doute et dépité, au mois de janvier 1782 il quitta le service.

Comme auparavant, il mena la vie du planteur. Il passait dans son île pour un homme probe, ferme, bienfaisant, instruit d’ailleurs et qui vaquait à ses travaux domestiques et champêtres sans négliger les lettres. On l'avait surnommé le philanthrope. Ses noirs étaient surveillés par des commandeurs justes et humains. Lui-même rapporte qu'il n’avait pas d’ennemis. Etait-il riche ? On a dit sous la Révolution que sa fortune était immense et qu’il possédait pour deux millions de biens. En tout cas, il avait de l’influence. Il fut membre de la Chambre d’agriculture et, en 1787, de l’Assemblée coloniale instituée par ordonnance royale et chargée d’asseoir les impôts de la colonie. Mais il n’était pas de ceux qu’il appelait avec mépris les créatures du gouvernement, et il reprochait amèrement à son frère aîné de flatter les puissants et d’être sans cesse dans leur atmosphère corrompue[5].

 

Dugommier aimait passionnément la France ; il soutenait que les habitants des Antilles devaient tirer directement de la métropole tout ce qui leur était nécessaire, et il avait commencé la construction d’un navire commode et propre à ses spéculations lorsqu’éclatèrent les troubles de 1789[6].

Il accueillit la Révolution avec joie et aussitôt son parti fut pris : favoriser les intérêts de la colonie sans léser ceux de la mère-patrie, ôter aux gouverneurs ce que leur pouvoir avait d’arbitraire, supprimer les abus, briser les chaînes du citoyen sans donner de commotion à celles de l’esclave, tel était son programme. Il se mit à la tête des partisans du nouvel ordre de choses et se prononça vigoureusement entre les adhérents de l’ancien régime, contre ceux qu’il nommait avec mépris les gens comme il faut ou le haut parage. Lui-même l’a dit : ceux qui de longue date s’étaient emparés exclusivement des premiers degrés, avaient peine à descendre, et ceux qui, naguère abaissés, étaient soudain relevés par la Déclaration des droits de l’homme, ne pouvaient exprimer froidement les sentiments dont ils étaient pénétrés. De là vint le mal : de la différence des opinions causée par l'effervescence de ceux qui gagnaient à la Révolution et par le dépit des autres.

La rivalité de la Basse-Terre et de la Pointe-à-Pitre, les deux villes de l’île, détermina les premières contradictions. La Pointe-à-Pitre s’irritait que la Basse-Terre fût le siège des autorités. Les esprits s’émurent tellement que le gouverneur baron de Clugny convoqua une assemblée composée de 90 membres ; chacune des 32 paroisses de la Guadeloupe devait élire 3 députés.

Un des 3 députés choisis par la paroisse de la Basse-Terre fut Dugommier. L’assemblée, qui prit le nom d’Assemblée générale coloniale, vota les mesures urgentes : elle transforma les anciennes milices en garde nationale, elle organisa les municipalités. Dugommier s’était mis sur-le-champ hors de pair, et un contemporain assure qu’il était patriote énergique et orateur véhément, qu’il excitait l’admiration, qu'il faisait des prosélytes. Il rédigeait le Cahier d’un État de la Guadeloupe, où il développait ses vues sur la forme de gouvernement qui convenait à l’ile. L’homme de guerre perçait dans cette brochure : pour rendre la Guadeloupe inaccessible aux ennemis, il proposait d’installer des batteries sur le bord de la mer et d’élever des forts dans le cœur du pays, à la cime des plateaux.

La Guadeloupe fut d’ailleurs celle des Antilles qui, dans les premiers temps de la Révolution, subit le moins de secousses. Elle ne comprenait que 1.200 noirs contre 12.000 blancs, et, pour l’instant, ces blancs étaient à peu près d'accord[7].

 

Il n’en était pas de même à la Martinique. La population de Saint-Pierre, encline aux idées nouvelles, accusait le régiment de la Martinique de favoriser l’ancien régime ; elle emprisonna deux officiers qui refusaient de porter la cocarde tricolore et les embarqua pour la France, que sonna le tocsin, elle se saisit du fort ; le régiment dut gagner Fort- Royal, à 7 lieues de là. La Guadeloupe tenta de réconcilier les deux partis : le gouverneur Clugny et Dugommier se rendirent à Saint-Pierre et à Fort-Royal ; habitants et soldats promirent de ne pas chercher à se nuire. C’était peu ; mais la surexcitation était si grande que ce peu sembla beaucoup.

 

Ces événements se passaient dans les premières semaines de mars 1790. Un mois après, la Guadeloupe intervint une deuxième fois dans les affaires de la Martinique. La lutte avait éclaté de nouveau entre les patriotes et les aristocrates, entre Saint-Pierre et le reste de l'ile, entre la ville commerçante, trafiquante, fière de ses magasins et de ses comptoirs, regardée comme l'entrepôt général du commerce des Antilles, et les planteurs irrités de dépendre de Saint- Pierre, de recourir a Saint-Pierre pour écouler leurs produits, de devoir aux riches négociants et banquiers de Saint-Pierre des sommes considérables qu’ils ne pouvaient payer : Barnave ne dit-il pas que Saint-Pierre était vis-à-vis des planteurs dans la situation d’un créancier vis-à-vis d’un débiteur[8] ?

Les aristocrates de la Martinique reconnaissaient pour leurs chefs les six membres du Comité intermédiaire qui s'était formé après la dissolution de l’Assemblée coloniale sous la présidence d’un homme énergique et violent, le chevalier Dubuc, qui prétendait être l’oracle des colonies françaises. Le Comité intermédiaire répandit le bruit que les villes de Saint-Pierre et de Fort-Royal ainsi que les bourgs où les patriotes abondaient, voulaient dominer la campagne ; il arma les mulâtres dont il se fit, selon l'expression des démocrates, une espèce de rempart ; il excita les gens de couleur contre ses adversaires ; il entraîna le gouverneur, le vicomte de Damas, qui n'avait que du dédain pour la cocarde nationale. Damas cassa la municipalité de Fort- Royal, qui venait d’élire un maire patriote, et ce maire fut remplacé par un chevalier de Saint-Louis. Il fallait aux gens comme il faut, dit Dugommier, un maire décoré. Les Pierrotins ou habitants de Saint-Pierre se sentirent menacés ; ils appelèrent à l’aide leurs frères de la Guadeloupe.

La municipalité delà Basse-Terre et l'Assemblée coloniale de la Guadeloupe décidèrent une seconde marche à la Martinique. Huit députés, dont Dugommier, furent charges parle corps municipal delà Basse-Terre et par l’Assemblée coloniale de la Guadeloupe d'accompagner le gouverneur Clugny à la Martinique et d'y rétablir la paix. Dugommier emmenait 300 volontaires qu'on nommait les volontaires de Dugommier ; pour les réunir, il n'eut qu'à monter sur un banc du Cours, à la Basse-Terre ; il harangua la foule, et les hommes le suivirent.

Il lança dès son arrivée une adresse des volontaires confédérés de la Guadeloupe aux colons de la Martinique. C’était lui qui l'avait rédigée. Il priait les Martiniquais d’accepter franchement la constitution nouvelle, d’imiter la nation française et l’île de la Guadeloupe où la Révolution s’était établie dans tous les quartiers avec l’applaudissement général.

Clugny et les Guadeloupéens échouèrent dans leur mission. Le Comité intermédiaire, qui siégeait à Fort-Royal, resta sourd à leurs prières et à leurs remontrances. Il s’opposait, comme on disait, à la régénération, et les collègues de Dugommier, Clairfontaine, Guillermin, Deshayes, Angeron, s'indignaient avec lui que Fort-Royal fut le seul coin des colonies où le régime ministériel montrait son front, et que les patriotes, dominés par le fort Saint-Louis et le fort Bourbon qui défendaient Fort-Royal, pressés de tous côtés par les baïonnettes, dussent garder un silence humiliant. Après de longues et de chaudes discussions, où les deux partis se reprochèrent l’un à l’autre de bouleverser l'archipel par leurs principes, le Comité intermédiaire promit verbalement de ne pas se mêler des affaires de Saint-Pierre. Mais à Saint-Pierre, Dugommier subit un échec. Des bandes de nègres et de mulâtres, commandées par des blancs, couraient la campagne. Une sortie fut dirigée contre eux. Assailli au Morne aux Bœufs, accablé par le nombre, Dugommier se replia sur le Carbet. Le 29 avril, députés et volontaires se rembarquaient.

A son retour, Dugommier fut couvert de félicitations par ses concitoyens. Le président du Comité général de l’Assemblée coloniale loua la conduite sage et patriotique qu'il avait tenue et fait tenir à la brave jeunesse de la Guadeloupe. Aussi fut-il le 10 août élu, à une grande majorité, président de l’Assemblée coloniale, et il rédigea la plus grande partie du Cahier des demandes que l'ile envoyait à l'Assemblée constituante.

 

Mais bientôt et pour la troisième fois la Martinique, la sœur affligée, sollicita le secours de la Guadeloupe. La lutte renaissait entre les deux partis qui s’étaient naguère combattus, entre le parti des villes et le parti de la campagne, entre les patriotes et les aristocrates. D’un côté étaient les habitants de Saint-Pierre et de Fort-Royal ; de l’autre, l'Assemblée coloniale et son Comité intermédiaire qui se qualifiait désormais de Directoire, les planteurs, les mulâtres, les noirs, et le gouverneur Damas.

L'Assemblée coloniale devait, d'après un décret de la Constituante, être confirmée dans ses fonctions par le suffrage des citoyens et, malgré les efforts de ses commissaires, elle n’avait pas réuni la majorité : 19 paroisses sur 27 avaient invalidé ses pouvoirs. Elle passa outre et son Directoire ne tachait pas ses desseins hostiles à Saint-Pierre, qu’il représentait comme une ville peuplée de vagabonds et de coupe- jarrets chassés de France parla misère : réduire Saint-Pierre, c’était tenir sous la dépendance de l’Assemblée coloniale les nôtres quartiers de la Martinique. Le 3 juin 1790, jour de la Fête-Dieu, une rixe violente éclatait à Saint-Pierre entre lus mulâtres et les blancs. Était-ce un complot des aristocrates ? Avaient-ils mis, selon le mot d’un magistrat, le poignard, à la main des gens de couleur ? Quoi qu’il en soit, le sang coula, et plus de 30 mulâtres furent égorgés ou pendus sans autre forme de procès. La municipalité institua une chambre prévôtale qui jugerait les mulâtres incarcérés ; Damas refusa de reconnaître ce tribunal, et, sur la réquisition de l’Assemblée coloniale, marcha contre Saint-Pierre pour y rétablir l’ordre et, comme s’exprime Barnave, pour remettre los choses dans l’état où elles étaient avant la Révolution. Les habitants n’opposèrent aucune résistance. L’Assemblée coloniale cassa leur municipalité, réforma leur garde nationale et arrêta deux cents citoyens. La plupart furent relâchés ; vingt-trois furent jetés dans la cale d’un navire, puis emprisonnés à Fort-Royal. On ne put trouver contre eux de preuves juridiques, et l’Assemblée décida qu'ils seraient expulsés de la colonie et envoyés en France. Damas sollicita leur élargissement, invoqua l’humanité du Directoire, le priant d’adoucir ses rigueurs, objectant qu'il était contraire il toute règle de chasser des gens d’un pays sans jugement légal. Le Directoire répondait qu’il ne pourrait rien changer à la résolution de l’Assemblée. Mais à cet instant le régiment de la Martinique, qui s’était rangé du côté des aristocrates, se tourna contre eux. Il avait ignoré jusqu'alors certaines circonstances de la Révolution et notamment les fédérations entre citoyens et militaires. Il déclara qu’il faisait désormais cause commune avec les patriotes et, le 1er septembre, il délivra les prisonniers de Saint-Pierre que le Directoire se proposait d'embarquer le lendemain. Il arbora le drapeau national sur le fort Saint-Louis et le fort Bourbon, qui défendent Fort-Royal. Il fit tirer à boulets et à bombes sur les bâtiments de la station qui s’éloignaient du port. Le Directoire, épouvanté, s’enfuit dans la campagne au Gros- Morne où il appela ses partisans. Il y fut rejoint par Damas et par les deux compagnies de grenadiers du régiment dont 11 avait augmenté la paie. La guerre civile commença. Quatorze paroisses nommèrent des commissaires, qui formèrent l'Assemblée dite des patriotes ou du parti de Saint-Pierre. Cette Assemblée sut que les aristocrates s’approvisionnaient d’armes et de munitions dans les iles voisines ; elle demanda l’assistance de la Guadeloupe[9].

La Guadeloupe décida de venir en aide aux Pierrotins, et le gouverneur, M. de Clugny, approuva la décision. Mais Dugommier, convaincu que Clugny était d'intelligence avec Damas, le fit arrêter ou plutôt lui donna une garde d’honneur. 300 volontaires, 250 soldats du régiment de la Guadeloupe et 12 artilleurs accompagnèrent Dugommier, qui débarqua, le 7 septembre, à Saint-Pierre au milieu de l’enthousiasme des habitants. Une proclamation annonçait leurs intentions à la population de la Martinique ; ils voulaient protéger les colons contre les ennemis domestiques, contre une classe d’hommes aux prétentions absurdes et choquantes, contre les mulâtres qui commençaient les hostilités, contre les esclaves qui ne manqueraient pas au premier signal de se livrer au pillage ; ils invitaient les blancs qui ne pensaient pas comme eux à répudier toute idée de combat ; ils comptaient que chacun regagnerait ses foyers pour y attendre tranquillement la médiation de L’Assemblée nationale. Dugommier écrivait en même temps a Damas ; il venait, disait-il, s’opposer aux désordres des esclaves qui profiteraient de la discorde des blancs ; il ne cesserait de prêcher autour de lui la modération, le respect des propriétés, et il priait Damas de rester au Gros-Morne, d’éviter une sortie, car l’effervescence régnait dans sa troupe, qui montrait la plus grande animosité contre les mulâtres et jurait de venger les blancs humiliés.

Les esprits étaient trop surexcités pour qu’une conciliation fût possible. Le 21 septembre, à Fort-Royal, une fédération se formait entre les régiments de la Martinique et de la Guadeloupe, les volontaires des îles et les citoyens de Fort-Royal et de Saint-Pierre. Le colonel du régiment de la Martinique, M. de Chabrol, fut proclamé commandant général de l’armée, qu’on nommait l’armée blanche patriotique, et dans leur joie les femmes l’acclamaient, l’embrassaient, le couronnaient de fleurs. Chabrol se laissa faire. Comme Damas, il craignait la ruine de la colonie, et il voyait, dit-il franchement, que la majorité dont se flattait l’Assemblée coloniale était du côté des négociants et des villes, qu’une grande masse de colons s’élevait contre le parti du Gros-Morne, que tous les soldats étaient en insurrection.

Les patriotes résolurent d’attaquer le camp du Gros-Morne de deux côtés parle Pain-de-Sucre et par le Lamentin. Les troupes qui se trouvaient au Gros-Morne connaissaient le pays, mais elles n’étaient qu'incomplètement armées et ne comptaient que 1.800 hommes au plus ; on croyait en avoir aisément raison.

Le 24 septembre, les gens de Fort-Royal liront une sortie pour se procurer des moyens de transport. Un ancien officier, très énergique et vaillant, Percin, leur tua quelques, hommes, et lorsque, sur l’ordre de Chabrol, Dugommier vint à leur secours, il arriva trop tard. Mais sur le sol gisaient trois soldats du régiment de la Martinique, affreusement mutilés et, raconte Dugommier, hachés à épouvanter les sauvages les plus féroces.

A cette nouvelle, les patriotes crièrent vengeance et décidèrent de marcher dans la nuit même contre leurs adversaires qu’ils qualifiaient de tigres. Chabrol et Dugommier s’opposèrent à cette attaque précipitée. Je fis, dit Dugommier, naître de sages réflexions ; mais je n’obtins que la nuit pour tout délai, et Chabrol assure qu’il était impossible d’empêcher l’expédition, que les patriotes étaient en proie à une exaltation, à une fureur que rien ne pouvait maîtriser.

La sortie eut donc lieu le 25 septembre au matin. 1.500 hommes, soldats du régiment de la Guadeloupe, bourgeois, volontaires, se dirigèrent en deux colonnes sur le Lamentin. La première colonne était commandée par Dugommier, et la seconde, par un capitaine du régiment de la Martinique, M. de Gannes. Les planteurs, avertis, avaient concentré 400 hommes sur la route du Lamentin, entre les deux habitations de la Trompeuse et de l’Acajou, en un endroit encaissé, bordé de bois et embarrassé par des abatis d’arbres. Ces 400 hommes étaient sons les ordres de Dugué père, officier de milices, très ferme et très brave, assisté de trois lieutenants, Dugué fils, Courville et Porcin. Les quatre chefs convinrent de laisser les adversaires s’engager dans le défilé entre la Trompeuse et l’Acajou ; Dugué père et Courville l'accueilleraient à l'Acajou, Dugué fils le prendrait par derrière et Percin en flanc. Ce plan s’exécuta.

Dugommier avait 75 hommes en avant-garde et 15 hommes sur chaque aile pour fouiller les taillis. Pendant qu’il avançait très lentement sur le chemin tortueux, des coups de fusil, partant des haies hautes et profondes, retentirent à lu gauche, puis à la queue de sa colonne, puis de tous côtés. Ses gens ripostèrent à l'aventure et continuèrent leur Marche. Il ignorait que Chabrol avait donné ordre a la seconde colonne de revenir à Fort-Royal. Heureusement un généreux citoyen vint l’informer de ce mouvement. Son détachement battit en retraite et rentra dans Port-Royal à heures du soir, épuisé de faim, de soif et de fatigue, Dugommier se félicitait de s’être dépêtré de ce défilé ; Mais il avait perdu, sous le feu sûr et incessant de l’ennemi, près de la moitié de son monde. Percin, qui s’était emparé de quatre pièces d’artillerie, porta depuis cette époque le nom de Percin-Canon et le titre de vainqueur de Dugommier. Une lettre de Damas aux paroisses de l’ile annonça Que les planteurs n’avaient eu que quatre blessés[10].

Le combat de l’Acajou rendait les aristocrates maîtres de la campagne. Les patriotes restèrent désormais sur la défensive. Us divisèrent leurs forces. Chabrol commanda Fort-Royal, et le major Mollerat, Saint-Pierre. Dugommier avait suivi Mollerat. Il était à la tête de toutes les troupes civiques. Le courage et le sang-froid dont il avait fait preuve dans la journée du 25 septembre lui avaient valu le commandement général des volontaires confédérés des îles du Vent.

Dès son retour à Saint-Pierre, il tenta de mettre fin à une guerre dont il déplorait le caractère sauvage. Il renoua des négociations avec Damas : il était, disait-il, conciliateur auxiliaire et, après avoir été auxiliaire, il devenait conciliateur. Il déclarait de nouveau que les patriotes combattaient non pas les blancs, mais une classe d'hommes dont l'armement serait fatal à toutes les colonies ; il répétait qu'il fallait, dans l'intérêt de toutes les îles, ramener les gens de couleur il la soumission qu’ils devaient aux blancs : Notre désir le plus ardent, concluait-il, est de voir renaître une parfaite union parmi nos frères. Et il développait ses propositions :

1° Les mulâtres seraient désarmés vingt-quatre heures après la signature du traité ; 2° les blancs armés se retireraient paisiblement ; 3° tous les soldats et les bas-officiers qui servaient dans le camp du Gros-Morne s’embarqueraient pour la France ; 4° leurs officiers cesseraient toute fonction jusqu’au jugement de l’Assemblée nationale ; 5° l’Assemblée coloniale serait dissoute selon le décret du 8 mars ; 6° l’administration de la colonie serait provisoirement remise au plus ancien commissaire de la marine ; 7° la procédure contre les citoyens de Saint-Pierre emprisonnés après l’affaire du 3 juin, serait abolie ; 8° la conduite des différents corps qui avaient coopéré à la révolution présente serait approuvée ; 9° la garde des forts serait confiée aux citoyens concurremment avec les troupes réglées.

Dugommier était trop exigeant. L’Assemblée coloniale arrêta que ses propositions étaient inadmissibles, et Damas lui ordonna de quitter l’île. Les esprits s’enflammaient ainsi de plus en plus, et la réponse de Damas, écrivait Chabrol, ne produisait que des motions incendiaires ; soldats et volontaires, ajoutait Chabrol, se croient dignes des plus grands éloges, et tous disent qu'ils font acte de justice, qu'ils n'ont d’autre but que le triomphe de la nouvelle constitution.

Le 8 octobre, une députation de vingt-quatre colons de la Guadeloupe et de Sainte-Lucie, choisis dans les corps civils et militaires, arrivait à Saint-Pierre ; elle était présidée par le lieutenant-colonel du régiment de la Guadeloupe, Du Barail, et elle déclarait hautement que la Guadeloupe et Sainte-Lucie offraient leur médiation, qu’ils venaient terminer les dissentiments et faire la paix. Damas répondit en enjoignant à Du Barail et à tous les officiers et soldats du régiment de la Guadeloupe de regagner sans retard l’île où ils tenaient garnison. On espérait, a dit Dugommier, que Damas et l’Assemblée céderaient à cette démarche respectable ; mais on fait la paix quand on n’est que brouillés ; on continue la guerre quand on soutient un système. Notre archipel vit sa médiation échouer devant l’inflexibilité raisonnée de l'aristocratie martiniquaise, qui faisait répéter à M. de Damas cet éternel refrain : Brigands auxiliaires, retirez-vous ; soldats révoltés, retirez-vous et fiez-vous à ma clémence !

Loin de se retirer, les patriotes appelèrent et reçurent des renforts : 400 hommes du régiment de la Guadeloupe, 80 hommes du régiment delà Sarre, qui vinrent de Tabago, et 400 volontaires de toutes les îles.

Dès lors Dugommier fut à Saint-Pierre l’âme de la résistance, et un contemporain le montre chéri, adoré de son parti, qui ne voyait qu’en lui d'appui et d’espérance. Il prononça dans les assemblées des discours pleins d’énergie et de feu. Il mit la ville en état de défense. Il établit une ceinture de vingt postes qui correspondaient les uns avec les autres et les garnit de quatre-vingts pièces et mortiers. Il équipa treize bâtiments, qui croisèrent au vent de file pour intercepter les secours qui viendraient aux planteurs. Avec un corps de 200 volontaires il fit, le 19 octobre, une sortie sur le Carbet, dans le dessein de châtier les nègres marrons qui dévastaient quotidiennement les environs de Saint-Pierre. Il ne pouvait comprendre que ses adversaires eussent armé les nègres. En vain Damas représentait que les nègres ne faisaient qu'aider leurs maîtres et que ces maîtres, sages et humains, plus sages et plus humains que les patriotes, savaient contenir les noirs et les employer sans leur lâcher la main. Damas avouait à Clugny que des attroupements d’esclaves s’étaient formés dans plusieurs quartiers, et Dugommier s’écriait plus tard avec quelque raison : Nous eussions pu aisément doubler, tripler nos forces et les mettre au niveau de l’armée, du Gros-Morne, si nous avions voulu l’imiter et armer les esclaves ; mais jamais notre parti n’en eut seulement la pensée, tandis que nos ennemis embauchaient jusqu’aux nôtres et les faisaient combattre leurs propres maîtres. Vous tous qui avez secondé, approuvé l'armement des esclaves contre les maîtres, des noirs contre les blancs, je vous dénonce à mon tour comme les fléaux des Antilles. Une foule de gens de couleur et d’esclaves fugitifs sont passés à Saint-Domingue. Pouvez-vous douter qu’ils ne soient à la tête des bataillons qui en ruinent les campagnes, qui en exterminent les propriétaires ? Ils ont appris à la Martinique à se servir de la torche et du fer ! Ils ont appris qu’un blanc est aussi facile à tuer qu’un noir, et votre aveuglement, votre rage de dominer vous ont fait préférer de relâcher le lien politique, si nécessaire à vous-mêmes, pour mieux resserrer les chaînes que vous prépariez à vos frères ![11]

A la fin d’octobre parurent doux bâtiments de guerre, le vaisseau la Ferme, commandé par le marquis de Rivière, et la frégate la Calypso, commandée par le capitaine Malevaux. Ils se prononcèrent en faveur de Damas : L’aristocratie des officiers, disait un ardent patriote de Saint-Pierre, s’accorde parfaitement avec l’hypocrisie des planteurs. Les deux bâtiments apportaient des dépêches de France et avec elles le décret du 6 août : les délibérations et les associations étaient interdites dans les régiments ; toute sédition, tout mouvement concerté au préjudice de la discipline donnait lieu à des informations judiciaires ; tout militaire, auteur ou instigateur de désordres, était considéré comme traître à la patrie et condamné aux peines infamantes qu’édictaient les ordonnances.

Damas envoya le décret à Fort-Royal et à Saint-Pierre et promit une amnistie aux soldats. Mais inutilement Chabrol et Mollerat lurent le décret devant les troupes : les soldats, 600 hommes du régiment de la Guadeloupe et hommes du régiment de la Martinique, refusèrent de se soumettre. A Fort-Royal, les commissaires de Saint-Pierre, entre autres Crassous de Médeuil, leur firent croire que le décret avait été fabriqué au Gros-Morne, et que même, s’il venait de France, il ne regardait pas les colonies. Chabrol et tous ses officiers donnèrent leur démission en déclarant qu’ils ne servaient plus avec des rebelles : ils furent arrêtés et mis en prison.

On agit de même à Saint-Pierre. Dugommier exhorta les soldats du régiment de la Guadeloupe à résister et a rester. étaient venus à la Martinique, disait-il, par un ordre de leur gouverneur pour y rétablir la tranquillité et ils ne devaient partir que lorsqu’elle serait rétablie. Sur quoi ils écrivirent à Damas qu’ils ne pouvaient s'éloigner parce que les esclaves étaient en insurrection contre les maîtres, qu’ils prêtaient leurs armes à des citoyens français qui les avaient réclamées, qu’ils servaient la cause générale des colonies dont ils étaient par état les premiers défenseurs, qu'ils ne quitteraient la Martinique que lorsque la paix serait faite. Damas éclata de colère et, dans ses lettres à Clugny, il maudissait ces gens qui n'avaient presque aucune propriété dans l'ile et qui voulaient y dominer contre toute justice et raison, Dugommier, Crassous de Médeuil, Vauchot et autres qui, par leurs insinuations et leurs intrigues, par leurs détestables manœuvres, par leur méchanceté, détournaient les soldats de leur devoir et menaient la colonie ;'i une ruine totale. Il s’irritait surtout contre Dugommier, qu'il qualifiait de chef des brigands et qu'il accusait de faire d'horribles dévastations dans le voisinage de Saint-Pierre[12].

L’Assemblée coloniale de la Martinique joignit ses dénonciations à celles de Damas. Elle écrivit à l’Assemblée coloniale de la Guadeloupe que Dugommier était le fléau des Antilles, qu’il avait commis les plus grands désordres, égaré les soldats, et sans nul mandat, sans nulle mission officielle, attaqué les citoyens de la Martinique et les représentants du roi : c’est lui qui était à la tête de la colonne qui a marché sur le Lamentin, le 23 septembre dernier, qui en a dirigé les mouvements, qui faisait servir l'artillerie[13].

La majorité des collègues de Dugommier se tourna contre lui et, alliée au gouverneur Clugny, qui n’était plus prisonnier, elle entreprit de mettre les patriotes à la raison. Planteurs, disait un député de la Martinique au milieu de l'Assemblée de la Guadeloupe, réunissons-nous et faisons rentrer les citoyens des villes dans la boue d’où nous les avons fait sortir ! Le 28 octobre, l’Assemblée coloniale de la Guadeloupe, siégeant à la Pointe-à-Pitre, ordonnait à Dugommier de quitter la Martinique avec tous les volontaires et les soldats du régiment de la Guadeloupe.

L’émotion fut grande dans les Antilles. Les patriotes de la Guadeloupe, de Sainte-Lucie, de Saint-Martin protestèrent. Les deux paroisses de la Basse-Terre arrêtèrent, le 2 novembre, quelles ne séparaient pas leur cause de celle de Dugommier et de ses compagnons : Dugommier était à la tête des volontaires parce que les volontaires avaient confiance en lui ; il ne méritait aucun blâme ; il n'avait fait que des démarches mesurées, régulières, dictées par le plus juste patriotisme, approuvées même par l’Assemblée coloniale. Tous les districts de Saint-Pierre envoyèrent à Dugommier l'hommage de leur respect et l’expression de leur indignation douloureuse. Dans le deuxième district du Mouillage, un citoyen lut au milieu des applaudissements l’éloge de celui qu’il nommait le vertueux, le généreux, le brave Dugommier : Dugommier avait volé trois fois au secours des Martiniquais ; cet immortel Guadeloupéen était le forme soutien de la régénération française dans les colonies, le puissant appui de Saint-Pierre, le héros des Antilles, le Lafayette des iles du Vent !

Quant à Dugommier, il refusait d’obéir au décret de rappel. L’Assemblée coloniale de la Guadeloupe, s’écriait-il, est incompétente, et son décret est le fruit d’une connivence coupable avec ceux qu’elle combattait naguère ! Il entraîna les Volontaires confédérés. Eux aussi déclarèrent que l’Assemblée de la Guadeloupe avait porté trop précipitamment son décret : ils ne pouvaient, disaient-ils, abandonner les patriotes de Saint-Pierre à la vengeance de l’Assemblée illégale et oppressive de la Martinique ; ils n étaient pas rebelles à la loi en s’opposant à ceux qui la méprisaient, et conserver la liberté à des gens opprimés, ce n’était pas se révolter contre le roi, contre le restaurateur de la liberté. Los soldats et les sous-officiers du régiment de la Guadeloupe imitèrent les volontaires. Vous ne devez, assurait Dugommier, l’obéissance aveugle que si vous marchez contre l’ennemi étranger, elle devient un crime quand elle expose les propriétés, la liberté et la vie de vos concitoyens ! Seuls, les officiers du régiment regagnèrent leur île[14].

Mais la fortune penchait du côté de Damas et des aristocrates. Les deux vaisseaux venus de France, la Ferme et la Calypso, s’emparèrent peu à peu de tous les bâtiments des patriotes et, le 19 novembre, l’Ilet-à-Ramier, qui défend l’entrée de la baie de Fort-Royal, se rendit, faute d’eau potable, au marquis de Rivière : toute communication maritime était coupée entre Fort-Royal et Saint-Pierre. Six jours plus tard, Rivière bloqua Saint-Pierre et somma la population de capituler sous vingt-quatre heures. Dugommier et ses compagnons répondirent qu'ils aimaient mieux s’ensevelir sous les ruines de la ville. Des menaces s’échangèrent des deux parts. En vain les capitaines des vaisseaux marchands portèrent à Rivière des paroles de paix. En vain Dugommier, inquiet des nouvelles qu’il recevait de l’extérieur, craignant que les Anglais ne missent l’occasion à profit pour se saisir des îles françaises, écrivit à Damas que le grand intérêt de la mère-patrie devait seul guider les colons. En vain il invita le gouverneur à s’abstenir de toute hostilité, à s’entendre avec les citoyens de bonne foi et de concert pour la conservation des Antilles. Damas disait et laissait dire que Dugommier correspondait avec les Anglais et projetait de leur livrer la Martinique, tandis que Dugommier avait prié simplement le général Mathews, gouverneur de la Grenade, de ne pas secourir les aristocrates, attroupement monstrueux de blancs, de mulâtres et d’esclaves, capables de cruautés qui font frémir l'humanité. Cependant des escarmouches avaient lieu tous les jours devant Saint-Pierre et Fort-Royal. Sur les instances de l’Assemblée coloniale, Damas resserrait le blocus des deux villes. Déjà Fort-Royal souffrait de la famine. L’Assemblée annonçait l'intention d’en finir avec Saint-Pierre pour arrêter, comme elle disait, le zèle de régénération incendiaire et destructive des habitants. Elle souhaitait même fine Saint-Pierre fût brûlé — ce qui eût, remarquait-on, acquitté en un jour les trente millions que les planteurs, devaient au commerce de Saint-Pierre. — Elle animait de l’espoir du pillage les équipages des vaisseaux, les gens de couleur, les noirs. Elle avait réparti les esclaves en plusieurs compagnies nommées compagnies de Maltais, parce qu’ils avaient une croix de Malte à leurs bonnets, et placées sous le commandement d’un d'entre eux, le général Fayence. On le para ce Fayence, a dit Dugommier, d'un uniforme, à épaulettes et de l’extérieur qui suffit pour rendre respectable aux yeux d’une troupe brute et grossière : il passait pour sorcier dans l'esprit des nègres et pour grand scélérat dans celui des blancs. Par bonheur, Damas était prudent, et, connue il s’exprime, il évitait de marcher contre Saint-Pierre, que l’armée des colons aurait détruite de fond en comble[15].

L’arrivée d’un nouveau gouverneur et des commissaires civils termina la guerre sans opérer la conciliation. La métropole avait fini par s’émouvoir. Le 29 novembre, l’Assemblée Constituante décrétait d’envoyer à la Martinique le général comte de Béhague et quatre commissaires, Lacoste, Linger, Magnytot et Montdenoix, chargés d’apaiser les troubles et d’organiser définitivement l’administration.

Béhague avait pleins pouvoirs. Mais, a dit Dugommier, cet homme, qui devait tenir la balance entre les partis, s’unit aux aristocrates plus rapidement que l’aimant et le fer. Il parla sévèrement aux soldats, leur ordonna d'évacuer tes forts, les désarma, les embarqua pour la France. On le croyait, rapporte un officier d’artillerie, le protecteur des patriotes et on le regardait comme l'ange tutélaire qui cimenterait la Révolution ; il nous qualifia de scélérats et nous renvoya après nous avoir fait essuyer les traitements les plus durs. Il enjoignit aux volontaires des îles de quitter sur-le-champ la Martinique et leur interdit d’y reparaître en armes sous peine d'être considérés comme fauteurs de nouveaux troubles et traîtres à la patrie.

Ce fut Linger qui vint à Saint-Pierre faire connaître les ordres de Béhague. Il rassembla les troupes, le 22 mars 1791, à la Savane des Pères Blancs et leur lut deux proclamations du gouverneur, l’une qui prescrivait aux confédérés de se retirer dans leurs foyers, l’autre qui défendait d’employer auprès des soldats aucun moyen de séduction. Les volontaires se plaignirent ; ils disaient qu’on les renvoyait avec dureté, qu’ils n’avaient pas mérité pareille récompense. Linger leur adressa quelques paroles consolantes et leur délivra un certificat honorable. Il loua même la conduite que leur chef avait tenue dans ces circonstances difficiles où, selon le mot de Dugommier, l'ordre devait si fréquemment souffrir[16].

Dugommier s’éloigna, non sans déclarer qu’il sacrifiait ses sentiments à l’obéissance que tout bon citoyen doit aux lois. Il fit de touchants adieux aux Pierrotins : il se félicitait d'avoir partagé leurs dangers et d’avoir vécu si longtemps avec eux qu’il s’accoutumait il ne plus séparer son existence de la leur ; il les remerciait de l'affection qu'ils lui avaient toujours montrée ; il désirait ardemment qu’ils fussent heureux à jamais. Les Pierrotins surent lui prouver leur reconnaissance. Dans une lettre qu’ils adressaient au Conseil général de la Basse-Terre, ils nommaient Dugommier le sauveur de leur cité, le défenseur de leur liberté, le père du peuple ! Ils assuraient qu’il n’avait parlé qu’au nom de la loi, que la loi l'animait et le dirigeait lorsqu'il calmait les esprits, lorsqu’il faisait entendre dans les conseils l’éloquence du cœur et du sentiment, lorsqu’il repoussait les hordes acharnées à la destruction de Saint-Pierre.

Le 23 mars, les dames de la ville lui offrirent une épée, un hausse-col en or fin et un ceinturon qu’elles avaient brodé de leurs mains.

Le lendemain, Dugommier partait au milieu des témoignages les plus chaleureux d’estime et d’admiration. Après un Te Deum qui fut chanté dans l’église du Mouillage, la milice et la population l’accompagnèrent jusqu’au quai à embarquement, au bruit du canon et aux cris réitérés de Vive Dugommier ! Vive le défenseur de la Constitution française ! La municipalité lui remit une médaille d'or qu’elle avait fait frapper en son honneur.

Les exclamations fraternelles et tendres, a dit depuis Dugommier, le murmure confus de toutes les expressions, les mains de tous levées pour nous embrasser ou pour intéresser le ciel en notre faveur, des larmes sur tous les visages, qui pourra rendre les scènes délicieuses de ce tableau ?

Cette ovation déplut à Béhague, et on raconte, sans grande vraisemblance, qu’il essaya de se débarrasser de celui qu’il nommait sa bête noire. Le capitaine de la Calypso, rencontrant une des embarcations légères qui portaient les volontaires de la Guadeloupe, la héla pour demander si Dugommier était à bord et, sur la réponse négative, tant pis, dit-il, car je le cherche pour le couler.

Dugommier fut reçu à la Basse-Terre avec enthousiasme. Il y trouva, lisons-nous dans son Mémoire, une ville encore patriote, des amis qui s’empressaient de le féliciter, des concitoyens dont l’accueil tendre et sincère était bien capable de le consoler de toutes ses peines. Les démocrates lièrent au devant de lui en jetant des cris d’allégresse, et leur orateur le compara à Fabius : Nos sentiments sont contenus dans ce peu de mots : Unus homo nobis cunctando restituit rem. Vivez heureux, brave, estimable et aimable Fabius ; vous avez sauvé Saint-Pierre ; vous nous avez préservés de l'hydre affreux du despotisme.

Il reçut les mêmes hommages des patriotes de l'archipel. Ceux de la partie française de Saint-Martin exaltaient les vertus patriotiques qu’il avait si heureusement développées. Ceux de Marie-Galante louaient sa grandeur d’âme et le proclamaient le libérateur de toutes les Antilles, l'exhortaient à laisser siffler les serpents de l'envie, puisque c’est le sort des héros d’être persécutés. Ceux de Castries et de la Soufrière, dans file de Sainte-Lucie, le nommaient un modèle de courage et de sagesse et après avoir vanté sa conduite qui leur paraissait au-dessus de tous les éloges et lui avoir promis la couronne civique, ils l’engageaient à garder sa fermeté, à dédaigner les ennemis qui le calomniaient avec acharnement.

Mais le gouverneur de la Guadeloupe, Clugny, n’oubliait pas que Dugommier l’avait menacé et emprisonné, que Dugommier disait hautement qu'il fallait écraser le despotisme des gouverneurs, toujours soutenus par leurs créatures, et l’Assemblée coloniale, désormais de cœur avec Clugny, regardait le défenseur de Saint-Pierre comme un perturbateur du repos public. Nombre de gens qui ne voyaient en lui qu'un agitateur et le plus enragé des démocrates, tirent courir le bruit qu'il usait de son ascendant sur ses trois cents volontaires pour se rendre maître de l ile et se proclamer dictateur. Le 31 mars, dans l’Assemblée coloniale, il était traité d’orateur incendiaire, de suborneur des troupes, et on ajoutait qu'il projetait de venir à la Pointe- à-Pitre avec beaucoup de monde pour imposer son vouloir à la population. Vainement les patriotes de la Pointe-à-Pitre protestèrent contre cette inculpation, assurèrent que Dugommier avait toujours mérité la confiance, que les démarches qu’il avait faites en portant secours à la Martinique étaient légales et avouées par le corps colonial et la municipalité, qu'il avait prudemment employé les forces qu’il commandait, qu'il n’avait pas prononcé de discours incendiaires ni suborné les troupes ni entrepris rien d'hostile contre la Pointe-à-Pitre. Vainement les patriotes de Sainte-Rose l'encourageaient il combattre sans crainte ses ennemis, les riches qui, sans espoir d’arriver aux honneurs qu’ils obtenaient par la faveur des chefs sous l’ancien régime, n’avaient pas l’énergie pour s’en rendre dignes par une noble conduite sous le nouveau. Le gouverneur Clugny et plusieurs membres de l’Assemblée coloniale de la Guadeloupe vinrent trouver à la Martinique les commissaires civils et leur dénoncer Dugommier comme le moteur le plus dangereux des troubles des Antilles[17].

Dugommier s’aperçut bientôt que le nombre de ses adversaires avait considérablement grossi : Mon absence, disait-il, a tout changé contre moi. On s’efforçait de l’humilier, de le vexer. Ses volontaires portaient à la boutonnière une médaille qui leur avait été donnée par la ville de Saint-Pierre. L’Assemblée coloniale leur ordonna de quitter cet insigne. Mais la municipalité de la Basse-Terre refusa de promulguer l’arrêté : elle autorisa les volontaires à garder l'uniforme et leurs armes ; elle reconnut publiquement Dugommier pour leur chef. Le 11 avril, Dugommier se promenait dans la ville de la Basse-Terre et se dirigeait vers le fort Saint-Charles. Quelques-uns de ses volontaires crièrent : Vive la nation, Vive Dugommier. Les autorités crurent qu'il voulait se saisir du fort de concert avec les troupes et, par suite, du gouvernement de l’ile. Peu de jours après, onze sous-officiers et soldats du régiment de la Guadeloupe étaient appréhendés, conduits à la Pointe-à-Pitre et embarqués pour la France.

Le gouverneur Clugny fit surveiller Dugommier et épier toutes ses démarches. Il craignait son influence sur la garnison de la Basse-Terre ; il mandait, au mois de juin, à Béhague que les canonniers de la compagnie de Marcilly, livrés aux mauvais conseils, donnaient chaque jour des marques d’insubordination, qu’ils avaient député six d'entre eux à Dugommier pour lui offrir les canons de l’arsenal, qu’il fallait renvoyer en France cette compagnie qui ne manquerait pas de s’insurger ; sinon, ajoutait Clugny, la guerre civile ne ferait que changer de théâtre, et la Guadeloupe appellerait chez elle les troupes et les mauvais sujets de la Martinique[18].

La situation n’était plus tenable. Toutes les autorités politiques et judiciaires de l’ile avaient pris parti contre Dugommier, et, comme il dit, une ligue atroce lui ravissait par la calomnie l’attachement d'un grand nombre de ses concitoyens. Illustre Dugommier, lui écrivait un de ses amis de la paroisse des Trois-Rivières, la rage de vos ennemis vomit contre vous les injures et les imprécations. Son frère même, le procureur général, le poursuivait de sa haine. Que peut-on, s’écriait tristement Dugommier, contre les menées, de l’aristocratie et devant des juges qui veulent trouver coupable ? Enfin il était embarrassé dans ses affaires, et sa fortune avait périclité pendant ses trois séjours a la Martinique. Il avait dû vendre cette propriété du Gommier dont il portait le nom.

Aussi eut-il l’idée d’aller en France, de faire une grande tournée dans les places de commerce pour contracter un emprunt, et, forcé de passer les mers, il accepta la mission de plaider devant la métropole la cause de son parti persécuté. Les patriotes députaient alors à Paris Crassous de Médeuil, dont Dugommier louait le civisme sincère et les talents supérieurs. Ils adjoignirent Dugommier à Crassous, et le chargèrent de porter il l'Assemblée nationale leurs réclamations et doléances, de solliciter instamment un nouveau mode de gouvernement inaccessible à toutes sortes de despotisme. Derechef ils l’assuraient de leur reconnaissance, à une reconnaissance que leurs enfants suceraient avec le lait, et ils comptaient que Dugommier confondrait ses ennemis et ses envieux, que le Sénat français saurait rendre justice au patriotisme de leur grand concitoyen et lui donner une récompense méritée. La mère-patrie, disaient les patriotes de Saint-Joseph, s’empressera de vous démontrer sa gratitude, et ceux du Vieux Fort Lolive : la cause qu’il va défendre est celle de tout honnête citoyen et colon, l’Assemblée nous le renverra triomphant.

Dugommier partit. Il était temps. Le 25 juin, de la Point-à-Pitre, un ami le priait de se mettre en sûreté : l’animosité de ses ennemis avait atteint le dernier degré ; ils étaient capables de tout pour se venger de lui ; ils offraient une somme considérable à ceux qui le livreraient.

Il emmenait avec lui trois de ses fils, l’aîné, le cadet et le troisième, ainsi que son fidèle serviteur, le nègre Patoche. On prétend que Béhague essaya, cette fois encore, de l’enlever au mépris du droit des gens. Malevaux, capitaine de la Calypso, courut à la Dominique, à la rade des Roseaux, où un navire de Marseille, le Bon-Père, commandé par le capitaine Jansoulin, devait prendre Dugommier et ses enfants. Dugommier, averti, se jeta dans un bateau anglais ; il rejoignit Jansoulin dans le canal d’Antigua[19].

Les troubles des Antilles avaient mûri Dugommier. Certes il eut des torts — et qui n’en a dans des temps orageux, lorsque les esprits vivent dans une fièvre ardente ? — Il excita les troupes par ses discours et son exemple à la rébellion. Les soldats des régiments de la Guadeloupe et de la Martinique, disait-il, n’étaient pas révoltés. Ils ne l'étaient pas plus que tous les militaires citoyens qui, depuis le premier jour de la liberté, ont refusé leur confiance à des chefs ennemis de la Révolution ; ils ne l’étaient pas plus que les armées qui vont attaquer les Damas et les assemblées de Coblenz. Une insurrection n’est point une révolte ; c’est toujours un acte légitime, c'est l’exercice du premier des droits et le plus saint des devoirs ; c’est le soulèvement d’un peuple contre l’autorité illégitime ![20]

Mais il avait passé par des épreuves qui le trempèrent et le préparèrent à lutter et à vaincre sur un plus vaste théâtre. Il avait exercé le commandement ; il avait conduit une masse d’hommes assez confuse et indisciplinée ; il avait tour à tour soulevé et calmé les passions populaires. Les habitants de Saint-Pierre louaient en lui une chaleur féconde, qui les avait consolés dans les revers ; cette chaleur. Dugommier la développa devant Toulon et au pied des Pyrénées. On peut dire qu'il s’était formé sur le sol de la Martinique au grand rôle qu’il devait jouer en 1793 et en 1794, et il avait déjà tout ce qu’il fallait à cette époque pour mener et manier une armée révolutionnaire. Il avait même acquis une prudence qui lui était jusqu’alors étrangère. La défaite de l’Acajou lui apprit à se mettre en garde. Chabrol lui reprochait de s’être engagé sans précaution et par une ardeur inconsidérée dans un défilé embarrassé d’abatis. La leçon ne fut pas perdue pour Dugommier, et peut-être est-il tombé d’un extrême dans l’autre : il était entreprenant, téméraire, aventureux : il devint avisé, circonspect, précautionneux.

Dugommier n'a pas revu la Martinique ni la Guadeloupe, et, s'il allait, comme s'exprimait son frère, lier le roman de sa vie au drame inachevé de la Révolution, s'il allait conquérir la gloire, il ne reconstitua pas sa fortune déjà si compromise. Il comptait, grâce à l’argent qu’il emprunterait en France, relever sa sucrerie : les denrées coloniales étaient dans la métropole à un prix fou, et quelques années suffiraient pour le mettre au large. Mais, s'il avait un excellent mandataire, digne de toute confiance, le négociant Larriveau, il avait un gérant, un géreur, du nom de Cauby, qui lui causa de très grands ennuis. Cauby, vif, ardent, exalté, pensait à la politique et non aux cannes à sucre ; il fallut le remplacer. Mme Dugommier, qui demeurait chez sa mère à Sainte-Anne, vint s’établir dans l’habitation, et sa présence augmenta le désordre : Larriveau dut, pour renvoyer à Sainte-Anne cette femme acariâtre et toujours exigeante, lui servir une pension, payable par quartiers, de cinquante moèdes ou de dix-sept cents francs, et lui donner deux négrillons ; il dut même, pour satisfaire les créanciers de Dugommier, vendre la propriété des Trois-Rivières, terre et vigne, à un M. Brindeau, et M. Brindeau jugeait qu’il avait acheté ce bien horriblement cher. Souvent, très souvent la pensée de Dugommier, pendant son séjour en France, se reporta vers les Antilles, vers ceux qu’il y avait connus, vers ses compatriotes dont il désirait le bonheur. Lorsqu’au siège de Toulon il priait le ministre de lui envoyer Richoufftz et Pélardy, il se rappelait ses compagnons d’armes de Fort-Royal et de Saint-Pierre qui, comme lui, avaient lutté contre les planteurs et subi les vigueurs de Damas et de Béhague : Je connais ces officiers pour d’excellents républicains, écrivait-il, et j’ai pu juger de leurs talents en Amérique, où ils ont servi avec moi. Du quartier général du Boulon il mandait à une Martiniquaise, la citoyenne Marguerite Micoulin, dont le frère était prisonnier des Anglais, qu’il s'efforcerait de faire cesser la captivité de ce patriote, et il attestait que Micoulin avait constamment professé les bons principes et tenu la conduite d’un vrai républicain. Il nomma Verdun chef en second du 5e bataillon de chasseurs ; ce Verdun avait été chef du bataillon des volontaires soldés de la Guadeloupe et, disait Dugommier, la victime des contre-révolutionnaires. Neuf jours avant sa mort, il marquait au capitaine Félix qu’il gémissait avec lui sur les malheurs des colonies et qu’il ferait son possible pour que la Convention reconnût les sacrifices des patriotes des îles du Vent. Il obtint pour Vauchot un brevet provisoire d’adjudant-général chef de brigade et il l’emmenait devant Toulon, l’emmenait aux Pyrénées, l’envoyait en compagnie de Despinoy traiter de la capitulation avec les Espagnols de Collioure[21].

 

 

 



[1] Sur les commencements de Dugommier, voir principalement Vauchelet, Revue historique (mars-avril 1880, p. 276-313), et Pineau, le Général Dugommier (1902, p. 1-107). La famille de Dugommier était d'ailleurs nombreuse et, pour se distinguer entre eux, plusieurs de ses membres avaient ajouté des surnoms à leurs noms patronymiques ; il y avait à la Guadeloupe un Coquille Sainte-Croix, un Coquille Champfleury, un Coquille Valoncourt ; on trouve un Robert Coquille, sénéchal en la sénéchaussée de Marie-Galante et député à la Constituante.

[2] Il mourut à la Basse-Terre, le 7 février 1774, à l’âge de soixante-quinze ans.

[3] Voir la notice de Thouluyre-Duchaumont, camarade et ami de Dugommier (Pineau, 723-727).

[4] Hennet, Les Compagnies de cadets-gentilshommes et les Écoles militaires, 1889, p. 7.

[5] Vauchelet, 277-281 et 305 ; — Pineau, 16-12, 638, 640, 725.

[6] Pour le rôle de Dugommier aux Antilles, outre l’Histoire de la Martinique de Sidney-Daney (V. p. 167-430), le deuxième volume de l’Histoire de la Guadeloupe de A. Lacour et des Antilles françaises de Boyer-Peyreleau, voir surtout Vauchelet, 281-301, Pineau, 43-104, les Archives parlementaires, le Moniteur, les documents des Archives nationales, DXXV, 116, et le Mémoire de Dugommier, Arch. nat., AD XVIII, 6, 195 (Bibl. nat. LK12 139), reproduit d’ailleurs en très grande partie par Pineau (742-776).

[7] Léon Deschamps, Les colonies pendant la Révolution, 1898, p. 164.

[8] Archiv. parlem., XXL 125, et rapport de Barnave, Mon., 30 nov. 1790 ; Deschamps, 163 et 171 ; correspondance de Damas et du maire de Saint- Pierre, 3-7 juin.

[9] Deschamps, 172-113 ; — Mon., 19 et 23 oct., 14, 17, 30 nov. 1790, 2 et 8 févr. 1791 ; — Damas à Clugny, 6 sept. 1790 ; Chabrol à Damas, 8 et 12 sept., etc. Damas, a dit Dugommier, était le chat, et l’Assemblée coloniale, le singe de la fable.

[10] Cf., outre les documents cités, les lettres de Chabrol à Damas, 9 oct., et de Damas aux paroisses, 28 sept. 1790.

[11] Propositions de Dugommier à Dumas et réponse de l’Assemblée coloniale ; — Chabrol à Damas, 9 oct. ; — Du Barail à Damas, 5 oct. ; — Damas à Du Barail, 8 et 9 oct. ; — Mémoire de Dugommier (Pineau, 751).

[12] Damas à Chabrol et à Mollerat, 24 oct. ; — à Clugny, 6 nov. ; — au Gros-Morne, 10 nov. ; — les soldats du régiment de la Guadeloupe à Damas, 27 oct. ; — Arch. parlem., XXII, 467 et 483.

[13] Mon., 25 janvier 1791.

[14] Mémoire de Dugommier (Pineau, 752-754) ; — Vauchelet (294-296).

[15] Damas au Gros-Morne, 10 nov. ; — Arch. parl., XXII, 483, et XXIV, 374 ; — Mon., 2 février 1791 ; — Mémoire de Dugommier (Pineau, 734-738).

[16] Les commissaires civils au ministre de la marine, 1er avril 1791 ; — proclamations du 20 mars ; — Mémoire de Dugommier (Pineau, 761) ; — lettre de Pélardy au Directoire, 3 nivôse an IV (A. G.).

[17] Lacoste et Magnytot au ministre de la marine, 20 nov. 1791.

[18] Clugny à Béhague, 15 juin 1191 (Pineau, 142).

[19] Cf. Pineau, 726, 738, 743, 762 et la fin du Mémoire de Dugommier non reproduite par Pineau (adresses au nombre de treize) ; — Vauchelet, 300-302.

[20] Mémoire de Dugommier (Pineau, 759).

[21] Vauchelet, 301, 303 et 301 ; — Pineau, 547 ; — Dugommier à Bouchotte, 4 déc. 1793, et nomination de Verdun, 13 sept. 1794. (A. G.) Richoufftz, capitaine d'artillerie détaché aux îles et plus tard chef de bataillon, mort de ses fatigues en 1796, dit de lui-même qu’il était un des déportés et que son civisme et la hardiesse qu’il avait montrée en bravant l’aristocratie coloniale et en prêchant le patriotisme à sa troupe qui méritaient bien des égards. Pélardy, le futur général, lieutenant en troisième au régiment d'artillerie des colonies, avait fait la campagne de 1793 en Belgique et, après avoir été nommé capitaine, il était employé comme sous-directeur de son arme à Lorient, quand Dugommier le demanda au ministre. Félix, capitaine de chasseurs au régiment de la Martinique, s’était rallié aux Pierrotins, et il avait refusé d’obéir à Damas qui, le 8 octobre 1791, lui ordonnait d’aller à Sainte-Lucie. Claude-Ignace Vauchot, né en 1730 à Faucogney (Haute-Saône), s’établit de bonne heure à la Martinique et il connut Dugommier dès 1778 au siège de Sainte-Lucie ; lui aussi, après avoir perdu sa fortune et vu son habitation incendiée, s’était réfugié en France : Dugommier, a-t-il-dit, placé enfin, non pas sans grandes protections, m’a rappelé et je lui ai prouvé dans toutes les occasions mon attachement à lui et à la République ; il avait quitté depuis un mois l'armée des Pyrénées-Orientales avec un congé de convalescence lorsqu’il apprit la mort de Dugommier ; il ne fut pas réemployé, malgré ses instances, et il mourut le 29 avril 1817 à Faucogney.