LA CAMPAGNE DE L'ARGONNE (1792)

 

CONCLUSION.

 

 

I. Mot de Steuben. Les douze fautes des alliés. La plus grave. Les Islettes. La pluie et la boue. Infériorité numérique. L'armée française. Les levées. La population. — II. La campagne au point de vue militaire. Une leçon qui ne profite pas. — III. Conséquences.

 

I. L'Allemand Steuben, qui défendit avec Lafayette la cause de l'indépendance américaine, apprit dans sa ferme, sur les bords du lac Oneida, la retraite des Prussiens. La nouvelle lui parut invraisemblable. Non, s'écriait-il, c'est impossible ; jamais je n'ai vu fuir l'aigle prussienne ; les Français ont menti. Il dut pourtant se rendre à l'évidence ; mais il hochait la tête et croyait à quelque trahison ; il y a là-dessous, disait-il, une intrigue diplomatique, et je vais écrire au prince Henri pour savoir la vérité[1].

La vérité, assure Dumouriez dans ses Mémoires, c'est que Brunswick commit douze fautes, ni plus ni moins, et le général les énumère avec complaisance : le duc n'attaqua pas Montmédy : il ne marcha pas sur le camp de Sedan après la fuite de Lafayette ; il ne se saisit pas des Islettes après la prise de Verdun ; il n'assaillit pas les Français dans leur marche sur Grandpré ; il perdit en son camp de Regret un temps précieux ; il ne cerna pas l'adversaire après le succès de la Croix-aux-Bois ; il ne profita pas de la panique de Montcheutin ; il permit à Beurnonville et à Kellermann de secourir Dumouriez ; il laissa les Autrichiens de Hohenlohe-Kirchberg se morfondre devant les Islettes au lieu de les détacher dans le Barrois ; il canonna les Français à Valmy au lieu de les charger brusquement dès son arrivée sur le champ de bataille ; il tenta de déloger Dumouriez de Sainte-Menehould au lieu de se porter en droiture sur Châlons ; enfin, lorsqu'il repassa les défilés de l'Argonne, il était trop tard pour s'emparer de Sedan et de Montmédy[2].

Toutes ces fautes ne nous semblent pas évidentes ; mais la plus grave que Brunswick ait certainement commise, et la plus incontestable, ce fut de s'enfoncer dans l'Argonne et de remonter vers Grandpré, au lieu de se diriger par sa gauche sur Bar-le-Duc et Saint-Dizier, ou mieux encore d'attaquer hardiment les Islettes et de culbuter Dillon. L'armée prussienne s'engagea par un long boyau dans des routes peu praticables et sur le plus mauvais terrain. Deux jours de mouvements pénibles et de rudes secousses suffirent pour détraquer cette machine si lourde et si compliquée. Devait-on, dit un historien militaire, enfourner une grande armée dans des gorges et la concentrer dans des défilés ? Ne devait-on pas gagner les plaines pour se servir de la cavalerie et faciliter les déploiements ?[3]

Ce fut l'erreur capitale de la campagne et les alliés la reprochèrent très amèrement à Brunswick. Gœthe assure qu'à son retour, lorsqu'on analysait les causes de la défaite, le nom des Islettes revenait à' tout instant dans les conversations. Evidemment, on blâmait le généralissime de n'avoir pas osé forcer la position que défendait Arthur Dillon. On rappelait que Kalkreuth avait inutilement proposé de se saisir de cet important passage. On quitta le grand chemin, disait Lombard, et on tourna à droite au lieu de suivre directement la route de Paris et de passer sur le ventre à l'armée française en sacrifiant quelques milliers d'hommes. Je croyais pourtant que, lorsqu'on acceptait la guerre, on acceptait aussi les sacrifices qu'elle exige, et qu'il valait mieux perdre 5.000 hommes, s'ouvrir le chemin de Paris, sauver ainsi les chevaux, les vivres et la santé de l'armée que de faire périr dix mille hommes au camp de Hans par les maladies sans aucune utilité et sans aucun succès[4].

Aux fautes militaires des alliés se joignirent les obstacles imprévus que leur opposa la mauvaise saison.

Brunswick disait à Gœthe qu'il rencontra le 6 octobre sur la route de Consenvoye : Vous pourrez témoigner que nous sommes vaincus par les éléments. On a vu en effet que pendant toute l'expédition la pluie ne cessa de tomber avec une violence extraordinaire. La Révolution avait mis le temps même de son parti. Les coalisés durent marcher et camper au milieu d'averses implacables, sous un ciel toujours sombre, dans les boues les plus épaisses et les plus tenaces. Avant l'affaire décisive de Valmy, bien des chevaux s'étaient abattus et bien des soldats malades avaient dû rester dans les hôpitaux malsains de Longwy, de Verdun et de Grandpré. La halte fatale de neuf jours qui suivit le combat du 20 septembre, acheva l'épuisement moral et physique des troupes prussiennes. Elles étaient dans l'eau, dit Lafayette, et réellement embourbées[5]. Valentini rappelle dans ses Souvenirs que Napoléon conserva par une médaille le souvenir de sa malheureuse campagne de Russie qui vingt ans après, renouvela la même catastrophe dans de plus grandes proportions ; cette médaille représente l'armée française sous la figure d'un vigoureux géant qui se retire avec lenteur du territoire ennemi et ne cède qu'aux éléments ; derrière lui se précipitent Eole et son cortège ; on pourrait, ajoute Valentini, si le sujet se prêtait à l'art, représenter encore avec plus de raison la plus sale des déesses, la Boue, qui défend le sol de la France républicaine[6].

Mais, lors même que le temps eût favorisé les opérations des alliés, que pouvaient faire les 5.600 Hessois du landgrave, les 15.000 Autrichiens de Clerfayt et les 42.000 Prussiens de Brunswick ? Ces forces n'étaient pas suffisantes pour soumettre la France. On avait cru, sur la foi des princes et de leur entourage, que l'armée de ligne se joindrait aux envahisseurs ; que les commandants des forteresses hisseraient le drapeau blanc dès que retentirait le premier coup de canon ; que l'expédition ne serait qu'un voyage de plaisance. On reconnut trop tard que les émigrés avaient menti[7]. Au lieu de faire une simple démonstration, il fallut se battre ; il fallut s'avancer péniblement à travers des difficultés inattendues ; il fallut se résoudre à perdre du monde, à courir les risques d'une véritable guerre, à payer d'un sang précieux chaque parcelle de terre qu'on gagnait. Mais les alliés connaissaient leur faiblesse numérique ; ils sentaient, selon le mot de Massenbach, qu'ils avaient entamé leur entreprise avec trop peu de ressources[8], et, comme disait un correspondant du Moniteur, qu'ils n'avaient pas proportionné leurs moyens à la grandeur de leurs projets[9] ; ils comprenaient qu'une armée ne voyage pas en chaise de poste et ne trouve pas d'abri dans les auberges[10]. De là, les tergiversations de Brunswick et l'allure traînante de l'expédition. On était trop loin de la Prusse pour recevoir à temps des renforts. Au lieu de s'accroître, comme on l'avait espéré, et de se grossir des partisans de la royauté, l'armée diminuait tous les jours. Plus elle avançait, plus elle devait laisser de troupes derrière elle pour garder ses communications. Sa ligne d'opérations s'allongeait d'une manière effrayante et la marche des alliés, dit Beaulieu[11], bordée de gens armés dans une étendue de trente lieues, ressemblait à une procession dont on venait honorer le passage. Au bout de quarante jours, après avoir vu de loin les clochers de Châlons, on rebroussa chemin. Des émigrés furieux reprochèrent au prince royal de Prusse de n'avoir pas livré bataille. Avez-vous tenu, leur répondit-il, ce que vous avez promis, et notre armée devait-elle se sacrifier pour vous ?[12]

On conçoit difficilement, écrivait Peltier, que Brunswick ait pu se charger d'un rôle pareil avec aussi peu de moyens ; il ne devait pas lui rester 30.000 hommes en arrivant à Paris ; il fût donc venu présenter un squelette d'armée aux portes de la capitale et faire prendre dans le même filet lui, son roi, les princes, la noblesse et toute l'Europe[13].

Toutefois les pluies et les fanges de l'Argonne, les fautes des alliés, leur petit nombre, la contagion qui désola leur armée, ne sont pas l'unique cause de leur insuccès. On sait ce que fut la résistance nationale, d'abord molle, puis vigoureuse ; les alliés ne la prévoyaient pas ; elle les troubla et les déconcerta.

Ils trouvèrent dans l'Argonne et sur le tertre de Valmy la plus grande partie de l'armée régulière[14]. Billaud-Varennes écrivait de Châlons qu'il entendait faire à chaque instant cette question : Que sont devenues nos troupes de ligne ?[15] Ces troupes de ligne étaient avec Dumouriez, avec Kellermann, avec Custine et Montesquiou, et faisaient la principale force des armées de la défense. La plupart des combattants, dit un officier prussien, étaient des soldats des troupes régulières, bien exercés, qui avaient servi dans la guerre de Sept-Ans, où en Corse ou en Virginie et senti assez de poudre[16]. La cavalerie pouvait se mesurer avec les fameux hussards de Wolfradt. L'artillerie était incomparablement supérieure à celle des alliés. Cette armée de ligne remplie de courage et bien commandée[17] suffisait à tenir en échec les forces des coalisés. Elle doit, avait dit le ministre Narbonne, être avide des sacrifices que redoutent les ennemis, des sacrifices dont ils aiment à la défier, des sacrifices qui n'appartenant pas à l'élan d'un moment, présentent à l'Europe le sentiment qui doit le plus imposer, la persévérance. Elle eut cette noble persévérance que Narbonne lui recommandait ; elle supporta tout avec un courage infatigable, les privations, les marches sous la pluie, les fangeux bivouacs ; elle ne désespéra pas de la victoire ; elle regarda intrépidement les soldats de Frédéric et subit leur feu sans broncher. Ce n'était plus l'armée royale ; c'était l'armée de la Révolution, qui, depuis le retour de Varennes, ne criait plus que Vive la Nation ! et qui, animée et pénétrée de l'esprit nouveau, avait juré de mourir pour la patrie. Si nous avons ce bonheur, disait en juillet 1791 le carabinier Huguenin devant la Société des Amis de la Constitution, à Strasbourg, nos froides cendres ne cesseront de répéter en leur langage muet : nous sommes les restes d'hommes qui ont vécu et combattu pour la liberté, et qui ont été martyrs pour établir son règne, suivez leurs traces ! Le carabinier Cariet offrait, en janvier 1792, à la même Société le sixième de sa paie et ajoutait : Il viendra ce jour heureux où le Français reprendra son audace et sa noble fierté ; il s'armera pour exterminer le despotisme. Qu'il s'arme ; qu'il porte dans le camp ennemi la mort et l'effroi. Je sacrifierai volontiers ma vie pour seconder ses efforts guerriers. Vivre libre ou mourir, c'est le cri unanime et les carabiniers n'auront jamais d'autres sentiments[18]. Ce furent ces carabiniers, si passionnément attachés à la Révolution, qui soutinrent, près de l'auberge de la Lune, le premier effort des Prussiens.

L'armée de ligne fut d'ailleurs secondée par les volontaires de 1791 auxquels elle donnait l'exemple de l'endurance et d'une tranquille bravoure. Aguerris par dix mois d'exercices et par le contact incessant des vieux régiments, les volontaires de la. première levée avaient fini, malgré quelques défaillances inévitables, par rivaliser de courage, de sang-froid et de patience avec les troupes de ligne[19].

La France avait donc une armée valeureuse, patriotique, capable de la sauver. Les chasseurs à cheval de Deprez-Crassier qui se battaient avec fureur à Aumetz et à Fontoy en criant vive la liberté et l'égalité ; les canonniers de Longwy dont les émigrés admiraient l'attitude martiale ; Beaurepaire se tuant pour ne pas capituler ; le jeune lieutenant-colonel Marceau qui voulait tenir deux jours de plus dans Verdun et qui, sous les feuillées du bois de Courupt, encourageait ses compagnons et les menait à la poursuite des Hessois ; le soldat inconnu qui, en sortant de Verdun, criait fièrement aux ennemis au revoir, dans les plaines de Champagne ! ; les troupes du camp de Grandpré qui suppliaient Dumouriez de les conduire au feu et repoussaient au Morthomme et à Saint-Juvin les Prussiens de Kalkreuth et de Hohenlohe ; les bataillons de Chazot qui emportaient le défilé de La Croix-aux-Bois la baïonnette en avant ; les officiers de l'état-major et le vieux maréchal de camp Duval que le major Massenbach ne pouvait voir sans respect ; ces Alsaciens, faits prisonniers à Grandpré, qui refusaient de s'enrôler dans le régiment du prince royal de Prusse ; le canonnier de Montcheutin qui se mettait à cheval sur sa pièce, le sabre au poing, et se laissait hacher par les hussards plutôt que de se rendre ; les cavaliers de Stengel qui escarmouchaient audacieusement avec ceux de Köhler ; les vétérans du camp de Maulde qui venaient gaiement partager à Sainte-Menehould la fortune de Dumouriez ; tous les combattants du 20 septembre, et les carabiniers de Valence, et les cuirassiers de Pully, et les dragons du duc de Chartres, et les artilleurs de d'Aboville et de Senarmont, et les fantassins de Linch et de Muratel, que de braves gens barraient à l'envahisseur le chemin de Paris !

Enfin cette armée avait une réserve immense et qui semblait formidable. La France entière se dressait contre l'étranger. Au bruit des clameurs qu'excitait l'invasion, à la nouvelle de l'élan unanime de la jeunesse qui se jetait dans les camps, à la vue des masses que soulevait le sentiment national, les alliés jugèrent la partie perdue. L'appareil de nos forces, dit Couthon, avait fait pâlir les rois de l'Europe[20].

Ajoutons que, par bonheur, les provinces que foula la guerre, étaient les plus patriotiques de France et les plus dévouées au nouvel ordre de choses. Avec quelle haine les populations rurales de la Lorraine et de la Champagne avaient protesté contre cet ancien régime sous lequel elles ne tiraient de la terre rien ou presque rien et devaient péniblement végéter dans un état d'angoisses et de privations continuelles ! Avec quel enthousiasme elles avaient salué cette bienfaisante Révolution qui détruisait les droits seigneuriaux et les subsides dont l'exorbitance l'accablait, les corvées et prestations de toute sorte, la dîme qu'elles payaient au clergé[21] ! La région où pénétraient les alliés, s'était déclarée avec enthousiasme pour les résultats de la journée du 10 août, parce qu'elle ne considérait que le danger imminent de l'invasion étrangère. Les décrets de l'Assemblée, écrivait le district d'Epernay, ont sauvé la France, et la municipalité de cette ville envoyait, comme don patriotique, mille boisseaux de blé à l'armée de Dumouriez[22]. Si 15 volontaires du 2e bataillon de la Meuse quittèrent leurs drapeaux pour retourner à Verdun après la capitulation du 2 septembre[23], le fils du procureur Viart allait s'engager, les habitants de l'Argonne se formaient en compagnies de francs-tireurs, une foule de jeunes gens de Stenay, de Mouzon, de Charleville, de Reims, d'Epernay, de Vitry-le-François s'enrôlaient pour défendre la frontière de Champagne et se joindre aux quatre bataillons de volontaires que le département de la Marne avait levés en 1791 et qui combattaient dans les rangs de l'armée de Dumouriez[24]. Cette évidente hostilité de la population découragea les alliés. Pas un Français, écrit Lombard, ne venait à nous, et la méchanceté des habitants faisait tout ce qu'il était possible pour empêcher nos plans. Les paysans fuyaient dans les bois, nous cachaient ce qu'ils pouvaient, et donnaient tout abondamment aux Français qu'ils aidaient à épier et à inquiéter nos transports. La France entière — ajoute le secrétaire royal — n'a qu'une voix sur la Révolution, et le péril commun a réuni tous les partis. Quelques nobles, quelques prêtres, et quelques valets qui vivent des uns et des autres, n'ont aucune importance. Tous savent et sentent qu'ils étaient foulés aux pieds et ne le seront plus ; qu'ils paieront volontairement les impôts qu'on leur imposait par la violence ; qu'on mettait toute la classe pauvre au rang des brutes et que leurs chefs actuels ne sont que leurs égaux. Voilà les faits, et tant qu'ils resteront irréfutables, tous les princes d'Europe pourront entrer en France ; au milieu même des plus brillants succès, ils ne verront pas un seul Français venir au-devant d'eux[25].

Aussi la désillusion des alliés fut-elle prompte. Ils comprirent que la France n'accepterait jamais l'ancien régime qu'ils venaient rétablir. Quelques jours après Valmy, le prince Louis-Ferdinand parcourait, avec l'émigré Marcillac, la ligne de l'armée de Dumouriez et de Kellermann : A quoi bon se battre, lui dit-il[26], nous ferons tuer des hommes, et voilà tout ; mais nous ne sauverons pas Louis XVI ; les Français ne veulent plus de roi ; je suis allé dans leur camp ; c'est le cri de tous les soldats. Les coalisés savaient donc qu'ils n'atteindraient pas le but de l'expédition. Ils étaient certains que Louis XVI restauré ne remettrait pas la France sous sa loi. Aurait-il pu, avoue Bouillé, maintenir la portion d'autorité qu'on lui aurait rendue[27] ? Croit-on, s'écrie Archenholz, que le peuple français aurait rejeté loin de lui la liberté dont il avait joui pendant quatre années, et qu'il aurait gardé la tranquillité que lui imposeraient les alliés victorieux[28] ? Dès le 3 octobre, Mercy reconnaissait que l'entreprise de rétablir d'emblée la monarchie était une chimère, une désastreuse folie ; on essaie, disait-il, de rétablir un ordre de choses détruit sans retour et de détruire des choses indestructibles[29].

 

II. Telle fut cette singulière campagne, la première de cette guerre qui devait mettre aux prises, pendant vingt-trois années, la France et l'Europe. Elle n'a rien de grand ni d'éclatant si on l'examine au point de vue stratégique, pas de conceptions supérieures, pas de combinaisons hardies et brillantes. Des deux côtés, les généraux tâtonnent et sont au-dessous de leur lâche ; toutes les opérations, dit Jomini, furent marquées au coin de la médiocrité. Les soldats mêmes ne montrent pas encore les qualités qu'ils déploieront plus tard ; il y a dans les deux partis, même chez les vieilles troupes des alliés, une grande inexpérience de la guerre. Au siège de Thionville, écrivait Las Cases, la plus petite sortie mettait toutes nos forces en l'air, la moindre circonstance était un événement, nous étions étrangers à tout ; heureusement nos adversaires n'en savaient pas plus que nous ; tous étaient pygmées alors, bien qu'en très peu de temps on ait trouvé des géants partout[30].

Cette campagne n'est intéressante que par ses épisodes, par ses péripéties peu sanglantes, mais profondément émouvantes. Les deux adversaires font assaut de maladresse ; si l'un commet une faute, l'autre la répare, pour ainsi dire, en commettant une erreur plus grande encore. Dumouriez se met trop tard à la tête de l'armée de Lafayette, mais Brunswick n'a pas osé marcher sur Sedan. Dumouriez ne se saisit des défilés de l'Argonne qu'à l'extrémité et lorsqu'il voit les ennemis à portée ; mais le duc néglige de le prévenir. Dumouriez laisse prendre La Croix-aux-Bois, mais les Prussiens qui peuvent le tourner, ne l'inquiètent pas dans sa retraite et lui donnent le temps de se mettre en mesure. Kellermann et Beurnonville arrivent lentement au secours de Dumouriez, mais les alliés ne font rien pour empêcher cette jonction. Finalement le nombre décide du succès. Les coalisés ont d'abord la supériorité numérique ; mais plus leur mouvement agressif se prononce, plus leurs ressources diminuent et se fondent ; chaque pas qu'ils font en avant augmente leur misère, et bientôt ils sont hors d'état de rien entreprendre. Les Français, au contraire, se fortifient à mesure qu'ils reculent. Au bout de quatre semaines, l'équilibre est rétabli ; les envahisseurs s'arrêtent, la diplomatie prime la guerre, et cette armée, dit Ségur[31], qui prenait les villes en passant et devait arriver à Paris sans obstacle, n'emporte que la honte qui suit une entreprise annoncée avec tant de pompe, accompagnée de tant de menaces, conduite avec si peu de prudence, soutenue avec si peu de fermeté et terminée par un dénouement si ridicule.

Mais la leçon ne profita pas aux alliés. L'expédition de Brunswick était, selon le mot d'un historien allemand, à la fois un pronostic et un avertissement[32]. En vain les puissances étrangères recommenceront la lutte contre la France ; leurs efforts échoueront en 1793 et en 1794 comme en 1792 ; de même que la campagne de l'Argonne, et, pour les mêmes causes, les campagnes de Flandre, du Palatinat, de l'Alsace seront inutiles et désastreuses. Les coalisés oublieront toujours qu'il faut, suivant l'expression de Peltier, frapper fort et frapper vite, ou, comme disait le prince de Ligne, tonner et étonner[33]. Ils hésiteront toujours à mettre sur pied des forces supérieures à celles de l'adversaire. Ils se feront des promesses qu'ils ne tiendront pas, et justifieront cette parole de Bombelles que, malgré leurs superbes assurances, ils n'exécutent jamais le quart de ce qu'ils annoncent si hautement[34].

S'ils ont des succès, ils ne sauront pas les poursuivre ; ils manqueront à plaisir toutes les occasions ; ils affaibliront leurs troupes en les divisant sur trop de points ; ils laisseront aux patriotes le temps de respirer ; ils n'opposeront à la Révolution que des efforts décousus et manqueront constamment de vigueur, d'énergie, de suite dans l'exécution de leurs desseins. Augmenter les forces, dira Mercy, se concerter sur de bons moyens de les employer, établir une vraie confiance et un parfait accord, réunir tous ses efforts et les diriger uniquement contre la tête de l'hydre dont nous n'avons piqué que le bout de l'orteil, voilà ma recette[35]. Les alliés ne l'écoutèrent pas.

 

III. Les conséquences de la campagne de 1792 étaient incalculables. Elle devait tout finir, elle commença tout. Ceux qui l'avaient entreprise voulaient sauver à Louis XVI le trône et la vie ; leur approche le détrôna, et le ressentiment de leur agression fut une des causes de sa mort. Ils voulaient comprimer la Révolution, ils la déchaînèrent. Ils projetaient d'affaiblir la France sous prétexte de lui rendre l'ordre et la paix ; ils instruisirent son armée ; ils réveillèrent la valeur française qu'ils croyaient endormie ; ils firent des troupes, qu'ils croyaient balayer devant eux comme la poussière, une force irrésistible que dirigèrent successivement les deux despotismes les plus absolus des temps modernes, le Comité de salut public et l'Empire.

Déjà, la guerre qu'ils avaient commencée en vue d'une restauration, devenait une guerre d'un autre ordre et se détournait de son premier but. Ce n'était plus seulement une croisade contre le jacobinisme ; l'intérêt et la cupidité l'emportaient sur les principes ; après avoir protesté de leur désintéressement, les alliés ne dissimulaient plus leurs idées de conquête. Il s'agissait, au mois de juillet, de sauver la France de l'anarchie ; au mois d'octobre, on ne visait plus qu'à la démembrer. La Prusse refusait toujours de céder à l'Autriche ses margraviats franconiens, mais le cabinet de Vienne venait de lui proposer de changer le caractère de la coalition, de renoncer au rétablissement de Louis XVI, de chercher une indemnité territoriale dans la nouvelle république, et le cabinet de Berlin avait répondu que s'il obtenait en Pologne l'arrondissement qu'il désirait, il laisserait son allié s'agrandir aux dépens de la France. Il faut, mandait François II à Frédéric-Guillaume, continuer la guerre avec toute la vigueur possible contre nos communs ennemis et nous procurer tout l'apaisement et tout le dédommagement que nous sommes en droit d'en prétendre, et que nous serons à même de nous procurer par l'énergie de nos forces réunies[36].

Mais, de son côté, la Révolution passait à l'offensive et entamait de toutes parts les territoires avoisinants. Ces Français, écrivait un ministre autrichien, l'objet du mépris et de la risée de l'Europe il y a cinq mois, font aujourd'hui avorter honteusement les tentatives de nos armées combinées ; ils nous ont contraints de lever le siège de Lille ; ils ont détruit à Spire nos plus riches magasins ; ils menacent l'empire du côté de Heidelberg ; ils sont maîtres de toute la Savoie[37]. Custine s'emparait de Mayence et Dumouriez partait pour la conquête de la Belgique. Le 24 octobre, le Conseil exécutif provisoire arrêtait que les armées françaises ne prendraient pas de quartier d'hiver jusqu'à ce que les ennemis de la République fussent repoussés au delà du Rhin ; c'est en vain, disait le Conseil, que le patriotisme des citoyens, la valeur des soldats et l'habileté des généraux auraient repoussé au delà des frontières les armée ennemies, si elles pouvaient encore, en s'établissant dans les pays circonvoisins, s'y renforcer avec sécurité et y préparer impunément les moyens de renouveler incessamment leur funeste invasion[38].

La guerre décrétée le 20 avril 1792 contre l'Autriche devenait une guerre contre la vieille Europe, et, comme l'avait prédit un officier du camp de la Lune, un jeu de hasard où l'on jouerait les majestés[39]. Une nouvelle ère commençait, et Merlin de Thionville l'avait définie dans la séance du 20 avril, lorsqu'il s'écriait, aux applaudissements des tribunes, qu'il fallait déclarer la guerre aux rois et la paix aux nations. Le labarum de la liberté, disait Louvet, flotte sur les monts savoisiens et menace les possessions autrichiennes. Chambéry est pris, le Brabant nous attend, on y entre ; tous les peuples convolent en liberté ; une conflagration universelle va incendier les derniers trônes qui pèsent sur la terre ! Ces mots de Louvet paraissaient dans la Sentinelle dès le 29 septembre 1792, et la veille, dans la séance de la Convention, Danton déclarait que la nation française avait, en nommant la nouvelle assemblée, créé un grand comité d'insurrection générale des peuples !

 

FIN DE LA THÈSE

 

 

 



[1] Kapp, Leben des amerikanischen Generals Fr. W. von Steuben, 1858, p. 61.

[2] Dumouriez, Mém., I, 322-328.

[3] Liger, Campagne des Français, I, 42. Il ajoute que le général Rochedragon, qui connaissait l'Argonne, l'assura dès les premiers jours que, d'après ses plans d'attaque, l'ennemi serait forcé de rétrograder. Comparez Lafayette, Mém., IV, 336.

[4] Lombard, Lettres, 315 et 319 ; Gœthe ; Ferrières, Mém., III, 245. C'est en ce sens qu'on a dit que le poste des Islettes a décidé du destin de l'Europe (Peltier, 51).

[5] Lafayette, Mém., IV, 337.

[6] Valentini, 12 : Ah ! s'écriait un émigré, les sans-culottes ont de fières obligations à cette pluie ! (Moniteur du 24 octobre). Enfin, dit Dampmartin dans son style emphatique (Mém., 295), apparaît la main surnaturelle qui conduisit la puissance révolutionnaire... 70 jours d'une pluie abondante et continuelle désorganisent des troupes que l'Europe étudiait comme des modèles, de même que le froid du nord devait terrasser là grande armée.

[7] Es ist doch eine Täuschung gescheben, disait Archenholz (Minerva, novembre 1792, p. 197).

[8] Mém., I, 31.

[9] Moniteur du 30 octobre, lettre de Hambourg.

[10] Wagner, der Feldzug der preuss, Armee am Rhein, 1795, p. VIII.

[11] Beaulieu, Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution de France, IV, 175.

[12] Réminiscences, 164 (7 octobre).

[13] Peltier, 50. Comparez Hüffer, Œstreich und Preussen, 1868, I, 33. — Les armées de la coalition, a dit Bugeaud, étaient fort peu nombreuses ; si l'ennemi avait concentré 100.000 hommes dans cette première campagne, il serait venu à Paris. — Le père de Lossberg était gouverneur de Cassel au début de l'expédition. Son fils lui dit en partant : Je vous écrirai de Paris. — Mon fils, lui répondit-il, c'est peut-être moi qui verrai les Français apparaître ici, sur la place Frédéric, et, j'en ai peur, lorsque je vois entreprendre avec si peu de forces cette malheureuse guerre. (Lossberg, art. cité, p. 15).

[14] En somme 44 régiments (ou premiers bataillons) d'infanterie et 34 régiments de cavalerie.

[15] Lettre du 9 septembre (arch. guerre).

[16] Témoin oculaire, II, 130. Comparez au Moniteur du 14 novembre la lettre évidemment authentique d'un officier prussien : Nous avons trouvé de beaux hommes, et la cavalerie parfaitement bien montée ; leur subordination est aussi bonne que celle de nos troupes ; nous leur avons vu faire des évolutions que nos généraux n'ont pu s'empêcher d'admirer. Leur artillerie est très bien servie.

[17] Meillan, Mém., 8.

[18] Discours de Huguenin et lettre de Cariet. Heitz, Les Sociétés politiques de Strasbourg, 1863, p. 162 et 172.

[19] Voir Invasion prussienne, p. 71-78.

[20] Correspondance de Couthon, 1872, p. 198. Comparez les Lettres de Lombard, le mot de Caraman, plus haut, part II, c. IV, et Ségur, Hist. de Frédéric-Guillaume, II, 295 : Même après avoir vaincu Dumouriez, la position du roi n'aurait pas été moins critique, puisqu'à mesure qu'il se serait avancé, il se serait vu entouré par les bataillons de volontaires qui se levaient et s'armaient dans toutes les parties de la France.

[21] Cahier du bailliage de Toul, Archives parlementaires, VI, 13.

[22] Moniteur du 21 août et du 4 octobre.

[23] Arch. de l'Hôtel-de-Ville de Verdun, I, p. 15, lettres de Ligniville et du capitaine Belille, 28 octobre.

[24] Comparez Valmy, p. 161, composition de l'armée de Dumouriez, et les Mém. du général, I, 301, la Champagne avait fourni beaucoup de soldats dans cette armée.

[25] Lombard, Lettres, 314-316 : Aller à Paris, s'écrie Gaudy, à travers une contrée où tout paysan était un ennemi ! (jeder Bauer ein Feind, p. 22). Comparez Invasion prussienne, p. 116, 217, 296 et Valmy, p. 76-77, 106-107, 253.

[26] Marcillac, Mém., III.

[27] Bouillé, Mém., 340.

[28] Archenholz, Minerva, novembre 1792, p. 119.

[29] Correspondance entre Mirabeau et La Marck, III, 347-350. Le 24 janvier 1792, Kaunitz prévoyait ce résultat : La guerre, disait-il, attirera à Louis XVI une plus rude captivité, et, en cas de victoire, on ne pourra, compter sur la durée de la monarchie restaurée que tant que les armées étrangères demeureront en France. (Vivenot, Quellen, I, 343).

[30] Las Cases, Mémorial, III, 228 ; comparez Jomini, II, 111.

[31] Hist. de Frédéric-Guillaume II, II, 296.

[32] Manso, I, 251.

[33] Peltier, 60 ; prince de Ligne, Mém. et mélanges, III, 191 (des plans de campagne), et I, 169, lettre à Kaunitz, décembre 1789.

[34] Fersen, II, 280.

[35] Briefe des Grafen Mercy an Starhemberg, 190 et 245.

[36] Vivenot, Quellen, II, 317, lettre du 29 octobre.

[37] Mercy, Correspondance entre Mirabeau et La Marck, III, 350-351.

[38] Arch. nat., Registre des délibérations du conseil, p. 185 ; Moniteur du 12 novembre.

[39] Témoin oculaire, II, 195.