LA VILLE DE SMYRNE ET SON ORATEUR ARISTIDE[1]

 

ANDRÉ CHERBULIEZ.

PREMIÈRE PARTIE. — Considérations historiques sur la ville de Smyrne, depuis son origine jusqu'au second siècle de l'ère vulgaire.

SECONDE PARTIE. — Vie d'Ælius Aristide.

 

Parmi les discours d'Ælius Aristide, célèbre sophiste ou orateur grec de l'époque des Antonins, il en est cinq dans lesquels il fait l'éloge ou soutient les intérêts de la ville de Smyrne, une des premières de la province d'Asie par son importance et sa richesse.

Recueillir l'instruction que ces discours peuvent fournir sur l'état et le sort d'une des plus illustres cités de l'Asie Mineure au second siècle de l'ère vulgaire, et donner un aperçu du caractère, de l'activité politique et de l'éloquence de son rhéteur le plus renommé, tel est l'objet de ce travail, qui forme en lui-même un tout indépendant et détaché.

Toutefois, les vues qui me l'ont fait entreprendre ne se renferment pas dans ces questions d'une nature spéciale. La Nation grecque sous l'Empire, d'après les œuvres de ses orateurs, tel est le titre qui en ferait pressentir l'intérêt essentiel, et indiquerait le but que je me propose dans cette étude historique et littéraire, et dans celles qui pourront lui faire suite.

Une cité grecque sous la domination de Rome, représente au fond la condition civile et morale de toutes les autres, et les recherches qui la concernent peuvent servir d'introduction à ce vaste sujet. Même dépendance avec plus ou moins de privilèges, de titres honorifiques et de franchises républicaines ; même physionomie générale, malgré toutes les différences de situation géographique, de rang, de population, de ressources, de génie et de fortune, c'est-à-dire un singulier mélange d'obéissance poussée jusqu'à l'adulation, de velléités séditieuses et de sagesse dans la conduite, d'habileté à tirer le parti le plus heureux de la destinée qu'avaient faite aux Hellènes les maîtres du monde ; à d'autres égards, toujours un même type national non moins frappant dans ses contrastes, culte superstitieux du passé et de ses traditions, curiosité inquiète, ouverte aux nouveautés dans la religion comme dans la philosophie, enfin une agitation de vie publique, de fêtes, de panégyries, d'assemblées populaires, de concours, un ressort d'émulation et de jalousie suscitant des querelles souvent futiles entre une cité et ses voisines, ou même entre rivales plus éloignées l'une de l'autre ; et pourtant, dernier trait qui achève de prouver tout ce que le caractère hellénique avait encore de vitalité sous le régime provincial, l'esprit de famille entre Grecs et d'activés sympathies que réveillaient subitement les grandes occasions, les calamités publiques comme celle de Rhodes renversée par un tremblement de terre, au temps d'Antonin le Pieux et de la jeunesse d'Aristide.

Cette étude, et, à plus forte raison, celles qui pourront en faire la suite, les considérations que j'aurai à présenter, par exemple, sur le rôle politique et moral des sophistes ou orateurs, sur leur influence et leurs bons services, tout cela touche de très près à la question des nationalités, aux lois ou conditions de leur persistance et de leur transformation, qui se manifestent d'une manière si frappante dans l'histoire de l'Empire et de ses provinces. Enfin, pour ce qui concerne l'éloquence, on reconnaîtra peut-être que les rides et le fard, plus dégradant que les rides, n'avaient pas effacé tout vestige de son ancienne beauté. On ne se refusera point à lui appliquer le jugement d'un illustre critique au sujet de quelques poètes de cette époque dégénérée : Dans la lie même de la littérature grecque, il se trouve un résidu délicat.

Avant de faire connaître par des analyses, des traductions, des éclaircissements divers, l'état et les destinées de Smyrne sous le règne de Marc Aurèle, les éloges, les encouragements que l'orateur adressait à son peuple et les services que son intervention éloquente lui rendait auprès du pouvoir impérial, j'expose dans la première partie de ce mémoire les faits de l'histoire de cette ville dès les temps les plus anciens. La seconde partie, que je réserve pour le volume suivant des Mémoires de l'Institut genevois, demande ces préliminaires.

Pour nous intéresser aux détails particuliers, aux traits de mœurs et de vie nationale que nous chercherons dans les discours d'Aristide, il faut avoir saisi, pour ainsi dire, l'individualité et la physionomie historique du peuple smyrnéen, il faut connaître ses actes d'origine, la suite de ses annales, ses premiers rapports avec Rome, sa constitution sous le régime impérial. Chez les peuples grecs, plus que partout ailleurs, le présent fut solidaire du passé ; ils vieillirent sans oublier les gloires et même les illustrations fabuleuses de leur ancienne histoire et sans renoncer aux instincts, aux imaginations, aux rêves de leur première enfance. D'ailleurs ces titres, dont ils étaient si fiers, ne servaient pas uniquement à satisfaire leur vanité : c'était pour eux un appui moral, un soutien de leur nationalité contre les influences du peuple conquérant ; et, d'autre part, le rôle d'amie de Rome que Smyrne avait soutenu dans les guerres de la République en Asie, caractérise bien l'esprit de cette cité et ne fut pas sans résultats pour son existence ultérieure.

 

PREMIÈRE PARTIE. — Considérations historiques sur la ville de Smyrne, depuis son origine jusqu'au second siècle de l'ère vulgaire.

I.

La ville de Smyrne, dans le site qu'elle occupe actuellement, ne date que des successeurs d'Alexandre : les temps qui précédèrent et qui déjà donnèrent à ce nom et au peuple qui le portait une haute célébrité, se divisent eux-mêmes en deux périodes : l'une commence et finit avec l'âge ténébreux des mythes et des origines ; l'autre, dans le crépuscule des traditions historiques, laisse apercevoir, comme points saillants et plus éclairés, l'établissement et les collisions de peuples d'origine hellénique, l'éclosion de l'épopée, figurée par le berceau de son plus grand poète, et les conquêtes d'une monarchie voisine dont la politique inhumaine efface pour des siècles la patrie d'Homère du nombre des cités.

Ces commencements de Smyrne appartiennent à un âge de révolutions peu connues et de migrations de races dans les contrées de l'Asie Mineure. Des peuples divers, chassés par des invasions ou poussés par l'esprit de conquête et d'aventure viennent, de l'intérieur de ce continent ou du rivage opposé de la mer Égée, occuper les côtes occidentales de la péninsule anatolique, la Mysie, la Lydie et la Carie, et, en particulier, le pays situé entre le fleuve Hermus et la chaîne du Tmole. Ce flux et reflux de peuples qui dura sans doute des siècles, a laissé des traces confuses, mais bien reconnaissables dans les mythes et les souvenirs des derniers occupants, c'est-à-dire des Hellènes.

Les Méoniens apparaissent les premiers : l'État gouverné par leur roi Tantale était situé, à ce qu'il paraît, sur les deux revers du mont Sipyle ; Sipylus, cette cité mythique, aïeule de Smyrne suivant la croyance des Smyrnéens, était la capitale de ce royaume ; c'est de là que partit Pélops, fils de Tantale, pour aller établir sa dynastie de tragique mémoire dans la presqu'île dont il devint le héros éponyme.

Je partage une persuasion qui semble aujourd'hui reprendre le dessus dans les esprits les moins asservis au joug de l'autorité : c'est que les récits des Grecs d'Europe sur les fondateurs étrangers, Phéniciens, Égyptiens, Phrygiens de leurs plus anciens États, renferment sous leur écorce fabuleuse des faits réels, l'aveu de ce que la Grèce fut au début de son histoire et de ce que sa civilisation dut aux influences étrangères. Pélops traversant les mers pour aller fonder le royaume de Mycènes, c'est là un de ces faits qui ne peuvent être de pure invention, et la nation phrygienne doit compter parmi celles qui ont fondé des établissements dans l'Hellade et qui ont apporté aux Hellènes quelques-uns des germes de culture qu'ils ont fécondés avec tant de bonheur.

Les Méoniens du roi Tantale étaient en effet une branche de la race phrygienne. Un des rois de Phrygie et de Lydie, qu'une généalogie mythologique fait époux de Dindyme et père de Cybèle, rappelle par son nom même de Méon cette parenté des Phrygiens et des Méoniens. C'est abusivement que les auteurs donnent à l'ancienne Méonie le nom de Lydie en parlant de temps antérieurs à l'invasion des Lydiens, peuple d'une race toute différente. C'est par un semblable anachronisme qu'ils font déjà de Tantale un prince Lydien.

L'emplacement de la capitale de ce royaume de la Méonie devait être un des contreforts du Sipyle, au septentrion de cette chaîne de montagnes, du côté où elle borde le fleuve Hermus. Selon une très ancienne tradition recueillie par Strabon et Pausanias, et que rappelle Aristide, Sipylus fut détruite par un tremblement de terre et engloutie dans le lac Saloé qu'elle dominait de la hauteur ; ce lac a disparu depuis un temps immémorial, mais plusieurs voyageurs, entre autres Hamilton, ont cru en retrouver la trace dans une plaine marécageuse à peu de distance de Manissa, l'ancienne Magnésie du Sipyle. Nombre de sources entretiennent ce marécage, et près de l'une d'elles, sur un roc de cent pieds qui domine la route, on voit une statue colossale taillée dans la pierre même de la montagne. Ce monument, d'un art grossier, présente pourtant une figure trop régulière et la main de l'homme s'y montre avec trop d'évidence pour qu'on puisse en admettre l'identité avec le lusus naturae décrit par Pausanias, dans lequel ce crédule voyageur a l'air de reconnaître Niobé elle-même, ne présentant, il est vrai, à l'œil qu'une roche escarpée quand on la considérait de près, mais de loin ayant l'apparence d'une femme en pleurs, ce qui venait, sans doute, de quelque illusion de perspective. Strickland, savant qui accompagnait Hamilton dans cette partie de son voyage, conjecture que la statue taillée dans la roche du Sipyle est une image de Cybèle, et dans ces lieux une représentation colossale de la grande divinité phtygienne n'a rien d'invraisemblable.

Il règne une grande obscurité sur les mouvements de cette race phrygienne que nous retrouvons à Troie, mêlée avec un élément de population de sang grec, les Dardaniens, venus d'Arcadie avec le chef dont ils portaient le nom. Un passage de Pausanias, cet amateur curieux des vieilles traditions, en nous apprenant que Pélops fut chassé de son royaume par Ilus, un chef phrygien, donne à supposer des luttes intestines entre les peuples de la race phrygienne.

Une autre race non moins anciennement établie dans les montagnes et les vallées du littoral de l'Asie Mineure est celle des Lélèges. Répandue dans les îles de la mer Égée, elle se rendit redoutable par ses pirateries ; Minos y mit un terme en la chassant de l'Archipel, et c'est de là, si l'on en croit Hérodote, qu'elle aurait gagné le continent anatolique, et principalement les côtes de la Carie, à laquelle elle doit ce nom de Cariens sous lequel elle est souvent désignée par les anciens. Il n'entre point dans mon plan d'approfondir ici les questions qu'a soulevées cette race, aussi problématique à peu près que celle des Pélasges. Tout récemment encore elles ont été discutées avec une solide érudition par un philologue allemand, le docteur Deimling. Je dois me borner à indiquer, parmi les points qu'il a heureusement éclaircis, ceux qui se rapportent directement au sujet de ce mémoire ; et d'abord, il réfute d'une manière convaincante l'opinion d'Hérodote, à laquelle il préfère le témoignage des Lélèges eux-mêmes, que cite l'historien, et d'après lequel ils auraient occupé de temps immémorial les régions maritimes à l'ouest de l'Asie Mineure, avant d'émigrer en partie dans les îles voisines et dans les Cyclades. M. Deimling explique avec assez de vraisemblance ce changement de demeure par les envahissements de la nation phrygienne qui, s'étendant de plus en plus du nord et du centre de l'Anatolie vers la mer, vint rompre sur plusieurs points la continuité des établissements des Lélèges, et les força d'émigrer en partie. Ils ne quittèrent point tous le pays natal dont ils se croyaient les primitifs habitants, et, dans la suite des temps, les insulaires, après leur expulsion, y retournèrent et firent de nouveau un corps de nation avec leurs frères du continent.

La péninsule occidentale, ou Grèce européenne, eut aussi ses tribus de Lélèges ; sans doute elles y passèrent à l'époque où elles dominaient dans les Cyclades après s'être emparées d'abord des îles plus rapprochées de l'Asie : ces nombreux essaims, répandus au milieu des Pélasges et des Hellènes dans la Béotie, l'Attique, la Laconie, et même jusqu'aux rivages opposés de l'ouest, en Élide et en Étolie, prouvent la fécondité et la masse imposante de ce peuple aux jours de sa prospérité et de sa puissance.

Il disparut cependant de bien bonne heure du sol de la Grèce et même de celui de l'Asie Mineure, si l'on excepte quelques districts de la Carie ; pour les historiens grecs il n'existait plus qu'en souvenir, s'étant confondu sans doute avec les Hellènes, devenus les maîtres de ces contrées. Mais il compte parmi les peuples qui, par les influences qu'ils ont exercées, et plus encore peut-être par les résistances et les réactions qu'ils ont provoquées, ont puissamment agi sur la nation dans son jeune âge et contribué à son développement religieux, politique et intellectuel.

Cette race, dont la valeur et l'ancien lustre furent mal appréciés par les auteurs grecs qui la jugeaient d'après ce qu'elle devint à son déclin, n'était point originairement un ramas d'aventuriers de divers pays, comme ils le donnent à entendre d'après une fausse interprétation de son nom de Lélège. M. G. Curtius, dans un remarquable traité îles principes fondamentaux de l'étymologie grecque (Grundzüge der griechischen Etymologie, 2 vol. 1862), observe judicieusement que la racine leg du mot Lélège ne signifie jamais rassembler ce qui était épars, mais choisir et recueillir dans un tout ce qu'il a de meilleur ; les Lélèges se désignaient ainsi eux-mêmes comme un peuple d'élite, comme une race choisie. Les races primitives, selon la remarque de M. Vivien de Saint-Martin, dans son Mémoire sur les populations de l'Afrique septentrionale, aimaient à se distinguer par des épithètes d'honneur, que le temps a, pour la plupart, changées en noms propres. C'est de la sorte que celui de Franks désigna primitivement des hommes libres ou nobles, que celui d'Amazigh, dont s'honorent les Touaregs d'Afrique, exprime exactement la même idée. Les Slaves étaient les Glorieux, les Germains les Guerriers, et ainsi d'une foule d'autres tribus des temps antiques.

Les Lélèges furent donc une tribu éminente ou privilégiée de la nation des Cares, et l'on comprend pourquoi, dans les auteurs, ces deux dénominations ont l'air de s'appliquer tantôt à un même peuple, tantôt à deux peuples différents. Ils appartenaient probablement à la grande famille grecque, dans son acception la plus étendue, où elle comprenait non seulement les Pélasges et les Hellènes unis entre eux par une plus étroite parenté, mais encore les Phrygiens, les Thraces de la Piérie, les Macédoniens, etc. L'hypothèse du baron d'Eckstein, qui rapporte les Cares à une tout autre famille, et en fait des Chamites ou Céphènes, est ingénieuse et séduisante, mais sujette à de trop fortes objections, telles que l'étymologie toute grecque de la plupart des noms propres qui se rattachent aux Lélèges. N'y aurait-il pas moyen de concilier les faits opposés sur lesquels se fondent ces deux hypothèses ? Est-ce trop hasarder que de considérer les Cares ou Lélèges comme une tribu qui, chemin faisant, s'est détachée de la famille Gréco-phrygienne, et dont la filiation remonte par conséquent aux Aryas, et d'admettre en même temps que ce peuple, rapproché des tribus d'origine céphène par des circonstances particulières, a entretenu avec elles d'étroites relations, et profondément subi leur influence ? N'est-ce point là un exemple de plus de ces transformations qui présentent, dans l'histoire de l'humanité, quelque chose d'analogue au phénomène du métamorphisme des roches dans la géologie ! Les Lélèges sont des Grecs, et comment s'expliquer autrement la facilité avec laquelle ils se mêlèrent aux Hellènes, et les traditions, telles que celle d'un Lélex, ancien roi de Laconie, et l'un des ancêtres des dynasties achéennes ? D'autre part, cette supposition rend compte des caractères qui rapprochent les Lélèges des Céphènes, inventions utiles aux besoins de la vie, telle que celle du moulin à bras, que l'on attribuait à Mylétès, fils du roi Lélex (Pausanias, III, 20, 2), habileté dans la fabrication des armes qui, lors de la purification de l'île de Délos, fit reconnaître les sépultures cariennes à la forme des casques et des boucliers déposés dans les tombeaux ; enfin, ce qui est le plus important, une religion tout asiatique, et qui porte évidemment l'empreinte du caractère céphène. La grande divinité Lélège est du sexe féminin, et pourtant son culte, de nature orgiastique et barbare, inspire la terreur. Artémis est adorée sous les surnoms redoutables de Tauropolis et d’Orthia ; en Laconie comme à Lemnos et dans la Chersonèse Taurique, des victimes humaines ensanglantent ses autels ; ce fut là, comme on sait, l'origine de cette coutume de fouetter les enfants Spartiates devant l'autel d'Artémis Orthia, coutume qui, toute barbare qu'elle était, n'en fut pas moins une de ces substitutions destinées à mettre hors d'usage ou du moins à tempérer les exigences d'un culte inhumain.

Une religion tellement semblable à celles des empires de l'Orient, aux cultes de Ninive ou de Babylone, ne pouvait manquer d'avoir également ses collèges de prêtresses, et, en effet, la déesse lélège avait ses nombreuses corporations d'hiérodules, armées comme elle, et célébrant sa puissance par des rites sauvages et des danses guerrières. Ces hiérodules d'Artémis sont devenues célèbres dans la fable et la poésie sous le nom d'Amazones. Leur nom, dont le vrai sens est celui de mamelues, de l'alpha conjonctif et de maza, mamelle, vient de ce que, par un usage fort ordinaire des anciens cultes, elles conformaient leur extérieur et leur costume à celui de leur déesse, considérée comme principe de la fécondité ; Artémis, en effet, à l'origine, c'était la nature elle-même, tour à tour adorée comme la force productive universelle et comme la puissance de la destruction et de la mort. On sait que dans les représentations d'Artémis à Éphèse, l'art grec lui conserva cette forme de déesse aux nombreuses mamelles qui répond au premier de ces deux grands attributs. Cela suffirait seul à réfuter l'étymologie ordinaire du nom d'Amazone, une de ces arguties familières à l'esprit grec, et le conte populaire qui servait à la justifier, à savoir que les Amazones retranchaient ou atrophiaient la mamelle droite de leurs filles adultes afin que celles-ci pussent avec plus d'aisance manier l'arc et le bouclier.

D'après les témoignages les plus dignes de foi, les contrées où se propagea primitivement cette hiérodulie avec le culte qu'elle desservait se trouvent être les mêmes que nous avons vues occupées par les Lélèges, c'est-à-dire les côtes occidentales de l'Asie Mineure. Lorsque la poésie et l'histoire les ont reléguées au nord de cette péninsule, dans le voisinage de la mer Noire, sur les bords du Thermodon, ou à Thémiscyre près de l'entrée de cette mer, ou, plus loin encore, dans les steppes de la Scythie, on avait entièrement perdu de vue le véritable caractère aussi bien que la véritable pairie de ce sacerdoce féminin, et on les confondait avec les femmes guerrières des hordes scythiques ou cimmériennes. La tradition authentique n'était pourtant pas tombée dans un oubli absolu, et elle fournit les moyens de démêler un fond de vérité dans les légendes consacrées qui représentent les Amazones envahissant l'Attique et livrant bataille, dans sa ville même, à Thésée, ce héros législateur d'Athènes (Plutarque, Thésée, chap. 27). Comme l'observe Plutarque, pour se hasarder dans une telle entreprise, il fallait que l'Attique fût tombée en leur pouvoir. Ces fables, comme tant d'autres, déguisent sous le voile brillant du merveilleux des faits qui appartiennent à l'histoire primitive de la civilisation. Les Lélèges, cantonnés d'abord sur les rivages de l'Attique, poussaient leurs invasions dans l'intérieur, y portant avec eux les rites et le sacerdoce de leur farouche divinité ; il s'agit ici d'un antagonisme entre religions opposées ; les cultes des Lélèges et ceux des Pélasges ou anciens Ioniens se disputaient le terrain ; l'esprit d'humanité et de progrès du peuple athénien, personnifié dans son héros, remporta la victoire.

Reportons maintenant nos regards du côté de l'Orient, vers les rivages et les golfes de l'Asie Mineure ; c'est là que des cités renommées, Smyrne entre autres, font remonter leur origine aux Amazones, et par conséquent au peuple dont elles étaient les prêtresses, celui des Cares ou Lélèges.

Bien des siècles peut-être avant l'arrivée des colonies grecques, date qu'il est impossible de préciser davantage, ce peuple s'avançant du midi au nord le long de la mer Égée, vient occuper une partie de la Lydie et de la Mysie ; il y répand son culte, sa civilisation, les sanctuaires qu'il élève deviennent des centres naturels d'agglomération et forment peu à peu des villes ; notre moyen âge est plein de faits semblables. Voilà l'origine d'Éphèse, et d'abord de son temple de Diane, si fameux dans la suite par sa magnificence. Là, dans un emplacement consacré par les prêtresses de cette divinité, un tronc d'arbre creusé par le temps sert d'autel à son image encore informe ; et combien d'ébauches d'une construction grossière précéderont l'imposant édifice qui comptera parmi les sept merveilles du monde ! Et pourtant, dans sa pleine splendeur, lorsque les Lélèges, depuis longtemps soumis et absorbés par une population grecque, n'auront plus d'existence distincte, ce temple aura encore son collège de prêtresses de cette nation, d'Amazones attachées au culte de la grande Artémis. Éphèse, avant de devenir la grande ruche ionienne, la cité des abeilles, dont elle gravera l'image sur ses médailles, est donc le foyer d'une religion asiatique ou barbare, d'une civilisation sacerdotale, et c'est de là que les Lélèges et les Amazones, continuant leur marche vers le nord, arrivent aux bords du golfe où ils fonderont Smyrne. On ne peut guère douter du point de départ de cette colonie et par conséquent de la première origine de cette cité, quand on lit dans Strabon qu'Éphèse avait porté elle-même ce nom hiératique de Smyrne, en l'honneur d'une Amazone sa fondatrice, et que, du temps où vivait cet auteur, c'est-à-dire vers la fin du principat d'Auguste, ce même nom désignait encore un des quartiers de la ville, situé près du gymnase. N'était-il point une des épithètes consacrées sous lesquelles on invoquait la déesse, épithète qui aurait passé, comme dénomination honorifique, à son archi-prêtresse ? La Diane lélège s'annonce de la sorte comme divinité patronne de trois cités assez rapprochées et que les traditions faisaient remonter à une Amazone, la première sur le sol ionien, les deux autres dans la Mysie ; Myrrhina, la troisième, est en effet une autre forme du même vocable ; la lettre s, comme dans smicros pour micros, paraît n'être qu'une variante de prononciation. Smyrne, sous Tibère, disputant à Sardes le singulier privilège de consacrer un temple à cet empereur, faisait valoir sa fondation par une Amazone parmi ses preuves d'ancienneté. La plupart, des archéologues ont cru voir la représentation de cette fondatrice dans un buste colossal que la ville actuelle possédait encore il y a quelques années, et que l'on montrait aux voyageurs sur la pente supérieure du Pagus, dans une niche à droite d'une des portes de la forteresse.

Quatre-vingts ans après la prise de Troie, l'invasion du Péloponnèse par les Doriens met tout en mouvement dans la Grèce européenne ; les peuples s'agitent, s'entre-heurtent, se déplacent, se trouvent à l'étroit dans les limites de l'Hellade ; les émigrations se multiplient ; l'âge de colonisation est arrivé pour les Hellènes ; la terre Anatolique les appelle dans son sein fécond ; les Éoliens, les premiers, ont occupé les régions situées au nord-ouest de la péninsule ; les Ioniens, à leur tour, s'emparent des provinces plus éloignées des souffles glacés de la Thrace, moins estimées que la terre Mysienne pour les qualités du sol, mais justement célèbres par la douceur et la beauté de leur climat.

Sur toute l'étendue de ces territoires, les Éoliens aussi bien que les Ioniens, trouvèrent établies des populations cares ou lélèges, et, pour les colons Grecs, la prise de possession de cette nouvelle patrie ne s'accomplit pas sans efforts, sans de nombreux combats. Ces guerres qui, sur plusieurs points, paraissent avoir été longues et acharnées, sont mentionnées fréquemment par Strabon et Pausanias ; mais ce serait une erreur de croire que les vaincus, après avoir ainsi disputé le terrain pied à pied, aient été entièrement détruits ou forcés de s'établir ailleurs. Ces anciennes populations, aussi bien que les Pélasges orientaux, se soumirent en partie aux vainqueurs et finirent par s'assimiler avec eux ; les deux écrivains que nous venons de citer le donnent à entendre en plus d'un endroit, et comment s'expliquer autrement que l'émigration grecque, dont il ne faut pas s'exagérer la grandeur numérique, ait réussi à créer une Grèce nouvelle sur ces rivages du Levant ?

La conformité éloignée, mais réelle, de race et d'origine que nous avons cru reconnaître entre Grecs et Cariens, était nécessaire au développement si rapide et si heureux de la force et de la consistance politique de ces colonies : La culture des Hellènes asiatiques présente un problème inexplicable, à moins d'admettre que sur les côtes de l'Asie Mineure, avant qu'ils vinssent y fixer leur séjour, il existait déjà des races liées de parenté avec eux, et que c'est par cette raison que les anciens et les nouveaux habitants finirent par s'unir avec tant de facilité et de succès en un seul corps de nation.

Ainsi s'exprime, en s'appuyant de l'opinion de Niebuhr sur ce point, Ernest Curtius, un des savants qui, depuis Ottfried Müller, ont fait faire quelques nouveaux pas à l'ethnographie grecque. Seulement, dans cette race que des affinités de sang et de langage prédisposèrent à s'incorporer avec l'émigration européenne, il a le tort de voir d'autres Ioniens, fond primitif de la nation, de temps immémorial fixés en Asie, et dont ceux de l'Europe se seraient détachés pour se rejoindre à eux après une longue séparation. Il suppose, dans l'intérêt de cette thèse, que les Ioniens, au lieu de partir du nord de la presqu'île de l'Hémus et de suivre la voie du continent pour venir s'établir dans l'Attique et dans le Péloponnèse, y sont arrivés de l'est en traversant l'Archipel ; thèse hardie, qui se heurte contre une tradition universelle. Deimling, en la réfutant, établit fort bien, à ce qu'il me semble, qu'aux Ioniens autochtones ou primitifs d'Ernest Curtius, il faut substituer les Lélèges ; il le démontre surtout par le témoignage des mythes, par la géographie, et pour ainsi dire l'itinéraire des cultes d'Artémis et d'autres divinités ; j'ai donné en passant, dans une des pages qui précèdent, quelque aperçu de cette ingénieuse démonstration dont le détail se refuse à l'analyse.

La ville de Smyrne et les campagnes environnantes furent conquises par les Éoliens sur leurs anciens habitants. Les Éoliens, de Lélège qu'elle était, la firent grecque au sens étroit de ce mot. Aussi, parmi les prétendants à l'honneur de sa fondation, tiennent-ils le second rang selon la vérité de l'ordre chronologique, et les Ioniens sont relégués au troisième, malgré les titres qu'ils faisaient valoir et que j'apprécierai tout à l'heure. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la carte de l'Anatolie pour comprendre que les Éoliens, dont les colonies avaient formé, pour ainsi dire, l'avant-garde de l'émigration grecque en Asie, et pris pied dans la Mysie et la Troade, près d'un siècle avant que les Ioniens en fissent autant en Lydie, purent s'étendre vers le midi sans rencontrer de rivaux, et eurent tout le loisir de porter leurs conquêtes jusqu'à l'Hermus, de traverser ce fleuve et les monts qui le bordent, et d'aller asseoir leur domination sur les plateaux el les plaines qui entourent le golfe. Ils s'emparèrent alors de la bourgade lélège, lui donnèrent sa première population de race hellénique, et l'on peut croire que bientôt ils l'agrandirent, la rendirent florissante, el la rangèrent au nombre de leurs douze cités. Dans les idées et le langage de l'antiquité et de ses colonies, c'était en être les vrais fondateurs.

Mais où était-elle située ? C'est le moment de nous le demander. Sous la domination romaine cet emplacement était chose reconnue, puisque, selon Pausanias, il était désigné dans le pays sous le nom de la Vieille Ville (Pausanias, VII, 5, 1), et Strabon, par deux indications précises, fournit le moyen de le déterminer. Après avoir parlé de Clazomène, patrie d'Anaxagore, située sur la côte de la presqu'île qui enferme au sud le golfe Herméen, il continue en ces termes :

Viennent ensuite un temple d'Apollon, puis des eaux thermales, et enfin la rade et la ville de Smyrne. A cette rade en succède une autre, près de laquelle existe l'ancienne Smyrne, à vingt stades de la nouvelle.

Évidemment, le géographe distingue dans la longueur totale du golfe trois parties, dont la première, qu'il indique sans la nommer, est le golfe Herméen, cette large ouverture par laquelle pénètrent les eaux de la mer Égée, au midi de laquelle était le site de Clazomène, et qui, plus loin, du côté du nord, reçoit le fleuve Hermus, auquel elle doit son nom. La seconde partie, plus à l'intérieur, forme l'admirable rade de la moderne Smyrne, et la troisième, où se termine le golfe, aboutit au débarcadère de Bournaba. C'est près des bords de ce dernier bassin que doit être situé le point que nous cherchons, et, en effet, à la distance de vingt stades, à peu près deux tiers de lieue, indiquée par Strabon, mesurée sur la largeur du golfe à partir de la ville moderne, se trouvent des restes de constructions qui, selon toute apparence, appartenaient à une antique cité. Ils occupent le sommet et le bas d'une haute colline qui fait partie du Sipyle, et se composent d'une citadelle avec ses murs cyclopéens, et d'une nécropole ; ces remparts et leur fossé taillé dans le roc, sont dans un état de conservation remarquable. On voit au pied de la citadelle ou acropole, sur le plateau qui borde la mer, de grands terrassements qui, sans doute, soutenaient la pente des rues de la ville. La nécropole est dominée par un tumulus connu sous le nom de Tombeau de Tantale ; ce monument est revêtu d'un soubassement circulaire d'appareil pélasgique ; au centre est une grande chambre dans laquelle devait être déposé le corps ; l'amiral Massieu de Clairval avait fait dégager complètement la chambre sépulcrale qui, depuis, a été de nouveau comblée. C'est une salle de pierre, voûtée en ogive, mais dont toutes les assises sont disposées horizontalement.

Dans ces vestiges d'une haute antiquité, quelques voyageurs ont cru retrouver Sipylus, la ville où régna Tantale, mais, comme le remarque très bien Hamilton (Researches of Asia Minor, tome I, p. 49). Sipylus, d'après les termes de Strabon qui en fait mention en plus d'un endroit, ne paraît point avoir été aussi rapprochée de la mer, et, comme nous l'avons vu, doit plutôt être cherchée sur le revers opposé du mont Sipyle, au nord de cette chaîne, près des bords de l'Hermus, tandis que la position des ruines dont nous parlons, proches voisines de la mer, se rapporte parfaitement au site qu'a dû occuper la Smyrne des premiers temps. Enfin, parmi les preuves alléguées par le savant voyageur anglais, il en est une qui tranche la question : c'est que, dans toute cette partie de la contrée, on ne peut trouver aucun autre emplacement pour une ville, à moins de supposer, contre l'usage général des anciens, qu'elle fût bâtie en entier dans la plaine. Lorsqu'on fait le lourde la baie de Bournaba, depuis le Pagus qui domine la ville moderne jusqu'à la colline que nous avons décrite, cette hauteur est la seule qui présente l'apparence d'une acropole, ou sur laquelle on ait découvert d'anciennes ruines.

Mais, contre cette conclusion, il s'élève une difficulté : l'ancienne Smyrne était située tout près du Mélès. C'est là un fait sur lequel les auteurs sont unanimes. Or, le torrent qui porte actuellement ce nom classique, a son cours dans une tout autre partie du pays, sur le rivage opposé du golfe ; il y descend de derrière le mont Pagus, et, serrant de près à l'est la ville moderne, il en arrose les jardins avant de se jeter dans la mer. La difficulté est pourtant moins grave qu'elle ne paraît au premier coup d'œil ; les Smyrnéens, en allant rebâtir leur ville au pied du Pagus, apportèrent dans cette nouvelle demeure leurs traditions locales, et se complurent à en rattacher les souvenirs aux lieux et aux sites qui maintenant les entouraient ; le culte divin qu'ils continuèrent de rendre à leur poète, fils de leur fleuve sacré, et, comme tel, placé au nombre des héros sous l'épithète de Mélésigène, favorisa ces imaginations populaires, et le ruisseau qui baignait le pied de l'Homereion, cette chapelle consacrée à sa mémoire, ne pouvait être que le Mélès. De là cette homonymie qui n'est pas insolite dans la géographie des anciens ; les peuples, en se déplaçant, aiment à replacer autour d'eux les fleuves et les monts qui leur parlent de leur passé. Nous sommes donc libres de retourner aux plus vieilles traditions et d'aller chercher, à la distance imposée par Strabon, près du Sipyle et dans la région qui borde l'extrémité du golfe, le cours d'eau qu'elles célèbrent. Or, la plaine de Bournaba en possède un qui remplit toutes ces conditions topographiques, et nous pouvons, sans trop de risques, reconnaître avec M. Hamilton le vrai Mélès, le Mélès authentique dans la petite rivière qui descend de la vallée de Kavaklidéré, gagne la mer en traversant la plaine, et reçoit en passant le torrent de Bournaba.

Jadis les Éoliens avaient douze villes sur le continent ; mais l'une d'elles leur a été enlevée par les Ioniens : c'est SmyrneLes Éoliens la perdirent de la manière suivante : Cette ville avait recueilli des Colophoniens chassés de leur patrie par suite d'une sédition où ils avaient eu le dessous. Les exilés épièrent un jour où les Smyrnéens célébraient hors des murs une fête en l'honneur de Bacchus, fermèrent les portes, et s'emparèrent de la ville. Toute l'Éolide accourut en armes, mais il fut convenu que les Ioniens rendraient aux Éoliens les effets qui leur appartenaient, et resteraient maîtres de Smyrne. Les Smyrnéens y consentirent et furent répartis dans les onze autres villes, dont ils devinrent citoyens.

Tel est, selon le récit d'Hérodote (liv. I, 450, trad. de M. Bétant), l'événement qui détacha Smyrne de la Confédération éolienne, en la faisant tomber au pouvoir des Ioniens Sur quelques points notables, Strabon est en désaccord avec l'historien : si on veut l'en croire, les Smyrnéens, tribu éphésienne, s'étant détachés du reste de leur nation, émigrèrent dans le pays où Smyrne existait de son temps et continue d'exister de nos jours, lequel était occupé par les Lélèges, et, les ayant expulsés, ils bâtirent l'ancienne Smyrne… Mais, dans la suite, en ayant été chassés par les Éoliens, ils se réfugièrent à Colophon, et se joignirent à ses habitants pour une expédition dans laquelle ils reprirent possession de leur ville.

On voit qu'il s'agit de choisir entre les deux versions, car elles sont en contradiction formelle ; le silence d'Hérodote a la valeur d'un témoignage négatif ; on ne conçoit pas qu'il ait pu ignorer des faits aussi importants qu'une fondation antérieure de Smyrne par une colonie d'Ioniens, et que le titre d'héritiers légitimes qui en serait résulté en leur faveur.

Il est permis de soupçonner que la vérité fut altérée, peut-être après lui, par les prétentions des Éphésiens et des Colophoniens. C'est ainsi qu'a dû l'entendre le voyageur Pausanias, ou bien ses informations particulières s'accordaient avec celles d'Hérodote ; car, en deux endroits de sa Périégèse, il s'y conforme exactement et garde le silence sur le reste.

Les suggestions de l'orgueil national, le besoin de justifier une infraction criante contre le droit des gens, un de ces anachronismes qui se glissent avec tant de facilité dans l'histoire telle que la fait le peuple, tout cela n'explique-t-il pas d'une manière naturelle comment a pu se former la tradition que Strabon adopte avec tant de confiance, et sans alléguer les autorités qu'il opposait à celle du père de l'histoire ? Les Ioniens d'Éphèse et de Colophon, ceux de Smyrne, citoyens d'origine de ces deux républiques, auront à la longue confondu les époques, genre d'erreur qui s'accrédite à mesure que les événements s'effacent dans le lointain, et ainsi, d'une antique fondation lélège, émanée d'Éphèse encore barbare, ils auront fait l'œuvre d'une colonie de leur nation. Mais, avant de prendre rang parmi les villes grecques, Smyrne avait eu des siècles d'existence, témoin l'Amazone qu'elle plaçait en tête de ses annales, et qui lui en rappelait la période primitive, témoin un autre passage de ce même Hérodote, dont on n'a pas assez remarqué la portée dans cette question. Il s'agit de la Lydie en des temps bien antérieurs à l'occupation de ses cantons maritimes par les Hellènes. A la suite d'une longue et cruelle disette, le roi Atys fait deux parts de tout le peuple lydien, et tire au sort laquelle restera, laquelle sortira du pays. Ceux donc sur qui le sort tomba descendirent à Smyrne, construisirent des vaisseaux, mirent à la voile, etc. Voilà donc Smyrne existant plusieurs générations avant la date de 1100 avant J.-C., à laquelle la chronologie rapporte l'extinction de la dynastie des Atyades, et, certes, Hérodote, nourri de la lecture des logographes ou chroniqueurs dont nous ne possédons que des fragments, connaissait l'histoire et les antiquités de la Grèce asiatique.

Du reste, la prétention des Éphésiens n'a rien d'inouï ; les Grecs, dans leurs colonies, aimaient à antidater leurs titres de gloire ou de souveraineté, à helléniser dès le principe les religions barbares qu'ils y trouvèrent établies, les cultes et les temples qu'ils adoptèrent. De là plus d'une légende à deux faces, comme la tête du dieu Janus. Cyrène, par exemple, cité libyenne d'origine, mais qui reçut une colonie d'Achéens et de Minyens de l'île de Théra, se regardait tour à tour comme une fille de la Grèce et comme issue de rois africains.

Au point où nous sommes parvenus dans l'histoire de Smyrne, sa population n'appartient plus à la même race, et ses destinées sont devenues inséparables de celles de l'Ionie. Quelle fut la date de ce mémorable changement ? Quelques mots de Pausanias fournissent un élément de calcul approximatif : en traçant les annales des jeux olympiques (Pausanias, V, 8, 7), il nous apprend que le combat du ceste y fut introduit dans la vingt-troisième olympiade (688-685 avant J.-C.), et que l'athlète Onomaste, qui remporta le prix, était de Smyrne, laquelle appartenait déjà aux Ioniens. Il suit de là que Smyrne était devenue une de leurs cités un certain nombre d'années avant la date de cette olympiade ; mais ce nombre d'années, Pausanias, comme on vient de le voir, l'indique très vaguement. Le mot déjà semblerait donner à entendre une durée peu considérable ; je crois pourtant qu'il laisse quelque marge à l'estimation chronologique ; le sens d'un pareil terme ne doit pas être serré de trop près, lorsqu'il s'agit d'une époque lointaine, où le temps se mesure par de plus longs espaces. Nous avons d'ailleurs une autre raison pour remonter un peu haut dans la suite des temps ; c'est que Gygès, à cette même date, régnait depuis trente ans, ou un peu moins, en Lydie, puisqu'il était monté sur le trône en 716 et ne mourut qu'en 678, dix ans après la victoire de l'athlète smyrnéen à Olympie. C'est ce prince qui porta les premiers coups à l'indépendance des colonies grecques ; il envahit les territoires de Milet et de Smyrne, et se rendit maître de Colophon. L'Ionie, sous ce règne, était déjà sur la pente de sa décadence, dont le causes, l'amollissement de ses mœurs dans une longue prospérité, et surtout l'imperfection et la faiblesse de son système fédératif, sont assez connues. C'est à l'époque de son ascendant et de sa puissance qu'elle a pu jouir de la sécurité et de la liberté d'action nécessaires pour songer à la conquête de Smyrne et venir à bout de cette entreprise. Il est donc probable que l'entrée de cette cité dans la Confédération ionienne a précédé de deux ou trois générations le règne, de Gygès, et l'on peut, sans courir de trop fortes chances d'erreur, placer cet événement dans une des premières années du huitième siècle.

Tout ce que l'on sait de l'histoire des républiques ioniennes, dans la période que nous venons d'aborder, se réduit, à peu près, à la lutte qu'elles eurent à soutenir contre la dernière dynastie lydienne, lutte aussi longue qu'acharnée, où l'agresseur eut de son côté les avantages de l'esprit de suite, où d'ambitieux despotes, poursuivant les mêmes desseins de règne en règne, disposaient de toutes les forces d'une nation brave et disciplinée ; de l'autre côté, se trouvent les résistances héroïques de la liberté, mais aussi les fautes et la désunion qui la perdent, ses suprêmes efforts, ses défaillances et son agonie. Drame terrible qui, préfigurant de loin l'antagonisme de la Macédoine et des Grecs d'Europe, et sa fatale issue, lui ressemble encore en ce que le vainqueur et le vaincu vont s'engloutir ensemble dans un plus vaste empire. Quel regret de n'en posséder que des fragments ! Hérodote, entraîné par le plan et la marche épique de son œuvre, n'a pas le loisir de répondre aux questions qui se pressent dans l'esprit du lecteur, et, pour ce qui regarde Smyrne en particulier, les annales de cette ville, dans une période si importante, se réduisent pour nous à deux événements.

Le premier eut lieu sous le règne de Gygès. Les armées lydiennes marchèrent contre les villes de Milet, de Smyrne et de Colophon ; cette dernière tomba en leur pouvoir (Hérodote, I, 14). Cette brève notice nous laisse seulement apercevoir que Smyrne, attaquée par ce redoutable ennemi, se défendit avec succès. Pausanias y ajoute une circonstance intéressante. Les Smyrnéens, à ce qu'il paraît, avaient d'abord essuyé quelque grave échec, à la suite duquel leur ville fut prise par les Lydiens ; mais cette occupation ne fut que momentanée, ils se soulevèrent et réussirent à chasser leurs oppresseurs à force de résolution et de courage. Mimnerme de Colophon avait probablement en vue ce haut fait d'armes, lorsqu'il célébrait dans une de ses élégies le combat où ce peuple avait vaincu Gygès et les Lydiens (Pausanias, IX, 29).

Cet acte de valeur et le brillant succès dont il fut couronné, devinrent promptement célèbres dans toute la Grèce, puisqu'au dire de ce même Pausanias, Aristomène et son devin Théoclès, réduits avec leurs troupes à la dernière extrémité dans la citadelle d'Ira, assiégée depuis onze ans par les Spartiates, et voulant inspirer aux malheureux Messéniens le courage du désespoir, leur rappelèrent cette héroïque résistance des citoyens de Smyrne (Pausanias, l. c.).

Leur courage s'était affaibli ou ils avaient affaire à trop forte partie, quatre-vingts ans plus tard, lorsqu'ils eurent à se défendre contre un autre prince de la dynastie des Mermnades, Alyatte, père de Crésus et non moins entreprenant que lui. Ce quatrième descendant et successeur de Gygès, après avoir chassé de l'Asie les hordes cimmériennes venues du nord, tiré la Lydie de la dépendance où elles l'avaient mise sous le règne d'Adyatte, son père, et arrêté par ses victoires les conquêtes des Mèdes et de leur roi Cyaxare qui menaçaient à leur tour son royaume, reprit contre les Grecs tous les projets de sa dynastie, et ne leur laissa plus ni trêve ni repos. Avant d'attaquer Milet, la plus puissante de ces républiques, et de détruire ses ressources par des invasions répétées, il avait commencé par s'emparer de Smyrne (Hérodote, I, 16). Strabon, plus explicite qu'Hérodote, nous apprend que les Lydiens la détruisirent de fond en comble, et que ses habitants demeurèrent dispersés en bourgades ou villages pendant une durée de quatre cents ans.

Ainsi se termina l'existence de la première Smyrne, vers la fin du septième siècle (641 avant J.-C.).

Si cette ville ruinée ne tomba pas dans un total oubli pendant sa longue disparition de la scène de l'histoire, elle le dut sans doute au grand nom d'Homère.

Homère, d'après le calcul d'Hérodote, vivait quatre cents ans avant cet historien, et, par conséquent, vers le milieu du neuvième siècle avant J.-C., environ deux siècles et demi avant la date que l'on assigne généralement à la destruction de Smyrne.

Dans les débats que la question d'Homère continue de susciter de nos jours, les points de vue exclusifs et la manie des hypothèses perdent faveur de plus en plus, et la critique se fraie une voie différente de celle de Wolf et de son école, sans méconnaître les éléments de vérité que renferme ce système ; elle ne se dissimule pas les interpolations, les remaniements qu'a dû subir nécessairement le texte de l'Iliade et de l'Odyssée ; mais, pour elle, ces productions du génie ne peuvent être une œuvre collective ; les combinaisons d'un art évident, quelque instinctif qu'il puisse être, l'unité de caractère dans l'invention et dans le style confirment, à la suite d'études approfondies, le sentiment général de l'antiquité.

Une autre question non moins débattue, et qui le fut dès l'antiquité, celle du lieu de naissance d'Homère, n'a point obtenu de décision mieux fondée que celle dont les Smyrnéens tiraient leur plus beau sujet de gloire. Ottfried Müller, dans son Histoire de la Littérature grecque, la fortifie de son autorité et l'appuie par de bons arguments, et, dans le nombre, j'aime à en citer un qui porte bien le cachet de la sagacité originale de ce grand critique : il insiste sur le caractère légendaire dont se revêtit de très bonne heure la tradition favorable aux Smyrnéens ; un mythe tel que celui qui donne le Mélès pour père au poète, a la valeur d'une médaille authentique, dont l'exergue judicieusement interprété mérite une place dans les annales d'un peuple et d'une époque.

Mais, entre les deux nations ou provinces limitrophes qui se disputèrent la possession de Smyrne, même controverse au sujet de son poète. Quoique les deux parties, Éoliens et Ioniens, aient de bons titres à faire valoir, c'est du côté des Ioniens que semble pencher la balance, et leur cause peut se défendre sans recourir à la prétendue priorité d'établissement que leur prête Strabon ; elle n'a pas non plus besoin de l'hypothèse imaginée par Ottfried Müller pour concilier Strabon avec Hérodote, celle d'une fondation commune, d'un établissement simultané, ou peu s'en faut, des deux peuples dans le même lieu. Si l'explication que nous avons essayée ci-dessus n'est pas dénuée de vraisemblance historique, il n'est point nécessaire de chercher à mettre d'accord, sur ce point, les deux auteurs ; seulement, tout en rejetant les prétentions des Éphésiens, la critique ne doit pas négliger le fond de vérité qu'elles renferment. Les deux nations voisines et rivales, et pourtant de sang grec l'une et l'autre, menacées dès les premiers temps de leur établissement, on peut le croire, par les États asiatiques de l'intérieur, isolées et suspendues, pour ainsi dire, entre des populations barbares et la mer, ne durent point vivre l'une à l'égard de l'autre sur un pied de guerre habituel. Elles durent former de très bonne heure et renouveler, dans les intervalles de leurs querelles, les relations de bon commerce que leur imposaient les dangers de leur situation. Combien alors ces Grecs, unis d'ailleurs par tant de conformités d'idées et de sentiments, durent se rapprocher et se mêler dans les contrées où se touchaient de près les deux races ! Rien n'empêche de supposer qu'à diverses époques, des familles de Colophon et d'Éphèse vinrent grossir la population de Smyrne, qui n'en restait pas moins foncièrement éolienne. L'accueil hospitalier qu'elle avait fait aux réfugiés de Colophon et dont ils profitèrent pour la trahir et la déposséder, suppose de nombreux précédents qui n'avaient point eu de funestes conséquences, des habitudes de confiance réciproque qui ne sauraient être l'œuvre d'un jour. Or, qu'y a-t-il d'absurde à faire remonter cet état de choses au-delà de la naissance d'Homère ? Les Éoliens avaient des raisons pour recevoir favorablement chez eux ces familles d'aèdes, qui chantaient les nobles entreprises de leurs ancêtres et dont le foyer originaire, selon les légendes que nous ont conservées les biographes d'Homère, était l'Ionie.

Ce ne sont là, du reste, que des conjectures plus ou moins probables et dont il faut bien nous contenter, vu le peu de moyens d'information que le temps nous a transmis. Je me hâte de quitter un terrain si glissant ; la critique est plus à l'aise lorsqu'elle sort de ces questions de nature toute spéciale, de ces détails de choses et de personnes, pour entrer dans le champ des inductions générales. En s'appliquant à commenter, au profit de l'histoire des nations ou de celle des croyances ou de la poésie, les vieilles traditions populaires, elle n'a qu'à se garder contre l'abus de l'esprit de système pour se promettre des résultats d'un sûr aloi. A cette condition, les légendes nationales révèlent au moins par quelques traits l'esprit et les mœurs des sociétés antéhistoriques, et d'une civilisation qui n'eut d'autres chroniqueurs que le mythe et la poésie. Tel fut l'âge où vécut Homère ; tel fut, en d'autres termes, le milieu dans lequel l'épopée grecque, sortant de son enfance, déploya son envergure en de plus vastes entreprises, et atteignit son point d'inimitable perfection. Ces moments où l'art se transforme et s'enhardit sont toujours ceux où la société elle-même se transforme et s'anime du sentiment de sa force croissante. Au temps d'Homère, la monarchie patriarcale était entrée dans l'âge de son déclin, et la muse épique s'affranchissait de la tutelle qui avait encouragé ses premiers essais ; rien ne donne à penser que l'aède, à cette époque, fût encore, comme un Phémius et un Demodocus, l'hôte des rois, hébergé dans leurs palais, et embellissant leurs festins de ses chants héroïques. Les biographies d'Homère, toutes pleines de fables, mais aussi d'indications précieuses, me donnent ici raison ; dans ce qu'elles nous racontent de cette vie errante, le sublime aveugle ne hante point les princes issus de Nestor ou d'Agamemnon, c'est aux peuples qu'il a affaire ; c'est aux citoyens assemblés de Chio, d'Ios, de Colophon, de Samos qu'il récite ses vers. C'est ainsi que l'art, au moment de faire de grands pas vers la perfection, change de régime et de milieu social et innove préalablement dans ses procédés matériels. Avec l'âge d'Homère commencent les rhapsodes, n'importe que le nom n'existât pas encore ; le récitateur prélude par la célébration de quelque divinité, par un de ces hymnes d'une beauté antique, dont on nous a conservé un certain nombre sous le nom d'Homère : cet usage vient de ce que dès lors une fête religieuse lui fournit son auditoire. Quand le sage Solon introduisit la récitation des rhapsodes dans la solennité des Panathénées, faisait-il autre chose que régulariser et sanctionner un ancien usage ? Combien d'innovations, dans l'histoire de la Grèce, plus que dans toute autre, ne furent que des copies revues et corrigées du passé !

Pour en revenir à l'aède émancipé, voilà le peuple devenu son public ; les sympathies et les encouragements de ces Grecs enthousiastes excitent le poète à surpasser ses rivaux, à se surpasser lui-même. Quelle circulation d'électricité entre lui et son auditoire ! comme ils se comprennent et s'identifient l'un à l'autre ! Aussi l'épopée grecque, tout en nous transportant dans l'âge reculé des héros et de leurs exploits fabuleux, qui, pour elle, étaient l'antiquité, reproduit-elle, pour qui sait l'interroger, la physionomie des temps où vécut le poète.

Deux traits, entre autres, forment un contraste qui ne s'est jamais reproduit depuis lors avec le même degré de naïve originalité : ce contraste est celui d'une sauvage rudesse de mœurs et d'une élévation, d'une délicatesse de sentiments, d'une pureté de goût que rien ne peut surpasser. Quelle suite de combats dans l'Iliade ! Leur fréquence fatigue parfois le lecteur moderne ; l'ivresse du carnage et de la victoire s'y exalte jusqu'à la férocité. Eh bien, ces descriptions si détaillées d'affreuses blessures, cet acharnement brutal du vainqueur, ces apostrophes insultantes aux mourants, tout cela, n'en doutons pas, était demandé, attendu, avidement goûté. Homère a vécu et chanté pour un peuple familiarisé avec les engagements, les surprises, les alertes, les vicissitudes infinies de la vie des camps. Les pages de cette histoire qui ne fut jamais écrite, eussent été pleines d'entreprises martiales. L'Iliade, surtout, est le poème, le code et le manuel d'éducation d'un peuple qui est toujours sur le qui-vive. Un juge dont on ne récusera pas la décision, Napoléon Ier, admirait aussi le savoir et l'expérience militaire qui s'y déploient ; à son avis, le poète n'avait pu les acquérir que dans la carrière des armes. Qui ne connaîtrait que cette face des épopées homériques, pourrait s'imaginer que ce fut là l'unique inspiration de la société qui les vit naître. Il serait bien étonné en voyant la muse épique s'arrêter avec non moins d'amour sur les aspects riants ou sublimes, sur les scènes touchantes ou grandioses de la nature et de l'humanité ; elle attendait de son auditoire des sympathies tout aussi vives, tout aussi prononcées lorsqu'elle a raconté pour la première fois les adieux d'Hector et d'Andromaque, la visite de Priam à la tente d'Achille, l'hospitalité courageuse et pudique de Nausicaé, et tracé avec tant d'admirables nuances les caractères si bien soutenus d'un Achille, d'un Nestor, d'un Diomède, d'un Hector, et celui d'une Hélène si coupable et pourtant si noble dans sa honte, et tant d'autres non moins réels et non moins poétiques, depuis le pâtre Eumée et le grotesque Thersite jusqu'aux souverains issus de Jupiter. Cette sève de poésie sauvage avec tant de délicatesse de perception morale chez le poète, et par conséquent chez le peuple, son premier inspirateur, qui l'écoute et l'applaudit, sont les indices d'une culture étonnamment riche et originale, d'un caractère national dont rien n'avait affaibli les singulières polarités.

L'œuvre d'Homère accuse le lieu et le moment où la nation grecque, bien autrement précoce en Asie qu'en Europe, est entrée dans le plein développement de ses instincts et de sa prodigieuse intelligence, et a pris, pour ainsi dire, possession d'elle-même et de l'univers.

Après Homère, c'est-à-dire après l'âge des grandes créations épiques, la culture ionienne marcha d'un pas rapide et soutenu, mais en se frayant d'autres voies. Sans doute Smyrne, dans ces progrès de l'industrie, du commerce et des arts, ne resta pas en arrière des autres cités ; elle ne leur cédait pas non plus en courage, puisque la fermeté de sa résistance fit reculer les soldats du roi Gygès. Sa fin déplorable donne à penser que le puissant Alyatte vengeait sur elle l'humiliation de son ancêtre, et peut-être d'autres échecs des armes lydiennes, dont le temps a effacé la mémoire. Quoi qu'il en soit, on ne comprendrait guère un traitement si rigoureux et d'une nature exceptionnelle, si les ressources et la fierté de cette république n'eussent opposé un obstacle de première importance aux entreprises dont Sardes était le centre, Sardes, capitale de ces despotes asiatiques, et qui n’était éloignée de Smyrne que d’une distance de près de vingt lieues.

Deux siècles et demi s’étaient écoulés depuis le temps où vécut Homère jusqu’à la destruction de sa patrie, et, à la suite de ce tragique événement, quatre cents ans se passèrent sans que la malheureuse cité se relevât de ses ruines et son peuple de sa dispersion. Quelles fortunes opposées que celle de la colonie de Colophon et celle d’Athènes, sa primitive métropole ! Ce contraste singulier est fait pour attirer un moment notre attention. On sait par quelles mesures, par quels changements dans la constitution de l’Attique, Thésée avait fondé la liberté et la grandeur futures d’Athènes. Avant lui, les douze phratries, cette division nationale chez les Ioniens, formaient autant de petits États ou communes indépendantes, dont chacune avait ses magistratures, ses familles nobles, qui présidaient à ses rites et sacrifices particuliers. En les concentrant dans une capitale, ce législateur des temps héroïques, cet homme d’intelligence, comme l’appelle Thucydide, avait commencé l’abaissement de l’aristocratie, créé, si l’on peut ainsi parler, le Démos athénien, ou du moins jeté les fondements de sa souveraineté future.

Par une destinée inverse, la politique d’une puissance ennemie décentralisa les tribus smyrnéennes, et, après la chute du royaume de Lydie, le gouvernement des Perses, non moins hostile au régime démocratique, maintint cet état de décomposition. Les Smyrnéens demeurèrent ainsi cantonnés sur divers points de leur ancien territoire, et je présume que ces bourgades, par leur nombre, par leur constitution, répondirent aux douze phratries ioniennes, que chacune d’elles eut ses familles d’eupatrides, ses magistrats, ses cultes locaux. Nous voyons donc ici, au rebours de ce que Thésée avait fait pour Athènes, un peuple ramené de force, par la tyrannie d’un conquérant, à l’état de choses qui précéda ses premiers progrès dans la vie politique : plus de cité, plus de commun prytanée ; et pourtant, au jour où fut décidée la restauration de Smyrne dans un autre emplacement, il existait encore un peuple smyrnéen prêt à se reconstituer en cité. Strabon l’atteste, et l’on trouvera difficilement une explication plus naturelle d’un si rare phénomène.

Ce peuple se conserva par la ténacité de ses souvenirs, de ses coutumes, par ce qu’il lui était resté de sa primitive organisation municipale et religieuse ; il n’en languit pas moins dans l’obscurité et l’impuissance, pendant que les destinées des monarchies et des républiques de L’ancien monde suivaient leur cours ; il vit la liberté des autres villes grecques de l’Anatolie, minée par l’affaiblissement des courages et plus encore par la désunion, succomber à son tour aux armes de la Lydie, l’œuvre d’asservissement achevée et consolidée par la Perse, la Grèce d’Europe arrêtant par son incroyable énergie les progrès de cette puissance colossale ; puis vint aussi, pour les républiques de l’Occident, l’époque des déchirements intérieurs et de la décadence, la guerre du Péloponnèse, celles qui se succédèrent avec de trop courts intervalles dans le quatrième siècle, et enfin les envahissements de la Macédoine jusqu’à la fatale journée de Chéronée. Les Grecs, pendant le cours de ces quatre siècles, tentèrent plus d’une fois de délivrer leurs frères d’Asie, œuvre de salut et de gloire dont la nécessité fut toujours reconnue ; mais, aux temps de leurs plus grands succès contre la Perse et de leurs expéditions les plus hardies dans ses provinces maritimes, ils n’eurent jamais le loisir ou le pouvoir de l’accomplir, ni, à plus forte raison, de relever la vieille Smyrne de ses décombres.

Cependant l’Ionie vivait dans tes merveilleuses créations du génie de son poète, l’Ionie telle qu’elle fut avant de se corrompre et de s’amollir, joignant à un mâle patriotisme l’amour des belles choses et des plaisirs qui ennoblissent l’âme. Par la voix d’Homère, elle faisait l’éducation de la Grèce entière ; elle transformait la religion elle-même et fécondait tous les arts.

Une pensée d’un grand homme rappela Smyrne à l’existence, et ce grand homme était Alexandre de Macédoine, fervent admirateur de l’Iliade qu’il portait partout avec lui ; je ne puis croire que le souvenir et le culte d’Homère aient été étrangers à ce projet de restauration.

II.

Alexandre, chassant sur le mont Pagus, alla se reposer, sans quitter son équipage de chasse, près du sanctuaire des Némésis ; il y trouva une source et un platane qui avait pris racine au bord de l’eau ; s’étant endormi sous cet arbre, les Némésis, dit-on, lui apparurent en songe et lui ordonnèrent de bâtir une ville en ce lieu et d’y établir les Smyrnéens en leur faisant abandonner l’ancienne Smyrne, c’est-à-dire, comme cela s’entend de soi-même, ses ruines et leurs environs.

Tel est le récit de Pausanias à propos des Némésis, dont le temple se trouvait compris, de son temps, dans l’enceinte de la ville.

Selon Strabon, Smyrne fut rebâtie par Antigone, et, après lui, par Lysimaque.

Ces deux versions, dont la première, sous la forme d’une gracieuse légende, nous apprend au moins à qui les Smyrnéens croyaient devoir en premier lieu leur renaissance, ne se contredisent pas d’une manière absolue. Il suffit que la pleine exécution et l’achèvement de l’œuvre aient été retardés jusqu’à la mort d’Alexandre, pour que le géographe, dans une brève notice historique jetée en passant, se contente de nommer les deux rois qui y mirent la principale main. On n’élude point la portée de son témoignage, en admettant que, dans une excursion sur les bords du golfe, le héros macédonien, frappé de la beauté de cette contrée, reconnut dans le rivage que domine le Pagus un site admirable et comme marqué par la nature pour la construction d’une grande cité maritime.

La tradition rapportée par Pausanias a d’ailleurs pour elle sa parfaite conformité avec ce qu’on sait du caractère et des vues d’Alexandre. Une âme d’une trempe si extraordinaire, réunit volontiers les qualités les plus opposées qui, loin de s’exclure en elle ou de se combattre, agissent de concert pour la porter aux grandes choses. L’âge des héros revivait dans cette imagination nourrie de la lecture des poètes, et surtout de celle d’Homère. Achille, sa bouillante valeur, son impétuosité généreuse, sa supériorité qui défiait toute comparaison, était, aux yeux du fils de Philippe, l’unique objet digne de sa royale émulation. De là, dans cette nature si précoce, un enthousiasme, un esprit d’aventure et, pour ainsi dire, une teinte de romantisme qui jettent dans l’ombre, si l’on n’y prend garde, les vastes plans, les combinaisons d’une profonde politique. C’est, de toutes les faces du caractère et du génie d’Alexandre, celle qu’ont le plus négligée ses historiens, ceux du moins, en trop petit nombre, dont les ouvrages ont échappé à la destruction. Tous les récits originaux et contemporains, avec la correspondance du conquérant, recueillie et publiée par son secrétaire, ont péri ! Combien de siècles séparent un Plutarque, un Arrien, un Quinte-Curce de leur héros ! et combien, à peu d’exceptions près, les esprits s’éloignaient alors du vrai sens de l’histoire ! Dans le récit d’Arrien ressort par dessus tout l’homme de guerre, l’intrépide soldat et l’habile stratégiste ; Plutarque se livre, dans cette biographie, plus que dans aucune autre, à ses prédilections pour le trait de détail, pour l’anecdote et le merveilleux, et nous fait trop peu connaître l’homme aux grandes vues de civilisation et de commerce, et le fondateur de tant de cités. Et pourtant les faits de ce genre que l’antiquité nous laisse confusément apercevoir, et dont fut pleine cette vie si courte, achèvent de dessiner cette grande figure, que l’on s’étonne de voir méconnue par quelques écrivains modernes, entre autres Grote, l’excellent historien de la Grèce ancienne. Dans le programme de l’expédition contre la Perse tracé dès le règne de Philippe, qu’une mort prématurée empêcha de l’exécuter, était sans doute décidée la restauration des républiques de l’Asie Mineure ; elles furent, en effet, l’objet des soins d’Alexandre après sa première victoire ; Arrien nous apprend, sans donner à ce fait l’importance et les développements qu’il méritait, qu’après la bataille du Granique, ce prince, maître de la Mysie et de la Lydie, rétablit dans les cités de ces contrées la démocratie à la place de l’oligarchie favorisée par la domination persane.

Ce rétablissement du pouvoir populaire était attendu avec impatience ; le vœu général était enhardi par l’affaiblissement de la Perse ; Éphèse avait même osé, dans la dernière année du règne de Philippe, élever à ce roi une statue. Quel ne dut pas être l’enthousiasme des Grecs d’Asie à la nouvelle du premier revers de Darius ! Combien de députations et d’actions de grâces durent saluer le vainqueur dans sa marche ! Rien de tout cela n’apparaît dans l’histoire à demi éteinte de ces temps, que nous sommes réduits à apprendre d’auteurs contemporains d’Auguste et d’Hadrien. Le projet de relever Smyrne, qui dut être accueilli avec transport, pouvait bien avoir été médité depuis longtemps. Quant au choix de l’emplacement, il est vraisemblable qu’il fut suggéré au génie d’Alexandre par l’admirable aspect qui, des hauteurs du Pagus, étonne et charme le regard.

L’époque où il visita cette région du littoral lydien tombe nécessairement sur l’intervalle de quelques semaines qui s’écoula entre la prise de Sardes et le siège de Milet. La capitale de la Lydie, malgré les excellentes fortifications qui la défendaient, s’était empressée, à la suite de la bataille du Granique, d’ouvrir ses portes au vainqueur. Ce fut un moment de relâche pour l’activité guerrière du conquérant, et jamais ses campements ne furent aussi rapprochés du golfe de Smyrne. Après avoir réglé l’administration des territoires conquis, il put disposer de quelques jours de loisir et visiter ces bords si renommés par la naissance de son poète favori. C’est ici que la tradition recueillie par Pausanias trouve sa place naturelle. C’était pour le Macédonien la première occasion qui se présentait de suivre les traces des anciens fondateurs de colonies, et de se conformer aux rites de consécration dont ils lui avaient transmis l’exemple. Un oracle fut consulté, celui de Claros, le moins éloigné de tous ; Pausanias, à la suite du passage déjà cité, rapporte la réponse du dieu :

τρς μκαρες κενοι, κα τετρκις νδρες σονται

ο πγον οκσουσι πρην εροο μλητος

Trois fois et quatre fois heureux sera le peuple qui, franchissant les eaux sacrées du Mélès, ira s’établir sur le Pagus.

Deux ans après, Alexandre posait les premières pierres d’une fondation du même genre, mais plus importante encore et plus renommée : après avoir fait successivement les sièges de Tyr et de Gaza, et pris possession de la Palestine qui lui ouvrait l’entrée de l’Égypte, il arriva en face de l’isthme qui séparait la Méditerranée du lac Maréotis, site des plus heureux pour la création d’une puissante cité, destinée à mettre l’Égypte en communication avec le monde entier. N’écoutant que l’ardeur enthousiaste qu’il portait à toutes ses entreprises, il se hâta d’assurer l’avenir de cette conception digne de son génie, en mettant aussitôt la main à l’œuvre. Il désigna lui-même, comme le rapporte Arrien, l’emplacement de l’agora, centre de la vie civile et commerciale de toute cité grecque ; puis il marqua la position qu’il destinait aux temples des dieux grecs et à celui de l’Égyptienne Isis, et finit par tracer l’enceinte des murailles. Il n’eut garde d’oublier l’inauguration religieuse et la sanction des oracles ; il consulta du moins les devins, et, entre autres, Aristandre, le plus considéré d’entre eux. D’ailleurs, selon Plutarque, un rêve fatidique où lui apparut un vieillard, dans lequel on reconnaît Homère, lui avait déjà révélé l’arrêt favorable du destin. Il obtint aussi, dans son voyage en Libye, l’approbation de Jupiter Ammon.

Le récit authentique d’Arrien et la tradition smyrnéenne présentent des circonstances dont l’analogie est frappante : l’impression produite par l’aspect des lieux, les entreprises qu’elle suggère à l’activité infatigable d’Alexandre, la consultation des devins ou des oracles, cette confiance dans l’avenir qui l’encourage à ébaucher une fondation avant de poursuivre au loin le cours de ses conquêtes. Ce rapprochement n’autorise-t-il pas à emprunter à l’un de ces récits les détails qui manquent à l’autre et ne justifie-t-il pas la croyance des Smyrnéens au sujet du premier auteur de leur restauration ? Sainte-Croix, qui la rejette dans son livre sur les Historiens d’Alexandre, la met, très injustement, au même rang que d'autres traditions, bien moins vraisemblables, conservées par des villes qui, telles qu'Antioche en Syrie, se vantaient fabuleusement de la même origine, et le silence absolu de M. Grote n'a pas la valeur d'un examen critique.

Il faut pourtant reconnaître que Smyrne fut plus entièrement qu'Alexandrie une œuvre posthume d'Alexandre. Cléomène, du vivant de ce prince, qui le chargea du gouvernement de l'Égypte, commença les travaux de construction de la nouvelle capitale ; après la mort d'Alexandre, Ptolémée, fils de Lagus, travailla puissamment au progrès de cette œuvre magnifique ; c'est lui qui fit bâtir l'Hippodrome, le Phare et autres monuments, et qui creusa les ports d'après le plan d'Alexandre. Les progrès de la nouvelle Smyrne furent plus lents, et probablement plus d'une fois interrompus par les révolutions fréquentes et l'état incertain de l’Asie Mineure sous les premiers successeurs d'Alexandre ; Antigone, qui devint le plus puissant d'entre eux, et qui, aussitôt après la conquête de la Phrygie et de la Lydie, avait été appelé au gouvernement de ces provinces, ne put guère réaliser que beaucoup plus tard le projet de son maître ; l'ambitieux capitaine dut attendre le moment où il réussit, après mainte vicissitude, à se défaire de son plus dangereux ennemi, Eumène de Cardie, ancien secrétaire d'Alexandre, et protecteur de la malheureuse famille du conquérant. Alors se succédèrent pour Antigone quelques années d'un règne plus assuré, qui profitèrent sans doute à la restauration de Smyrne ; elles aboutirent à un nouvel orage formé par la coalition de Lysimaque et de Séleucus ; c'est en Phrygie, à la bataille d'Ipsus, que ce roi octogénaire perdit la vie, dans l'avant-dernière année du quatrième siècle. Lysimaque, roi de l'Asie Mineure depuis sa victoire, eut le temps de mettre le dernier sceau à l'agrandissement de la nouvelle cité et peut-être d'en construire les ports, avant de se brouiller avec son allié Séleucus Nicator, et de périr à son tour dans la bataille de Kurupédion, qui, l’an 282 avant J.-C., fit passer l’Asie Mineure au pouvoir de la dynastie des Séleucides.

Depuis lors, Smyrne appartient au vaste empire de ces princes jusqu'au jour où les armées romaines les expulseront de l’Asie Mineure. L'autonomie dont Alexandre Pavait dotée en la rappelant à l'existence et que ses généraux avaient dû respecter, l'esprit républicain qui lui faisait chérir un si beau privilège furent vus de mauvais œil par une cour tout orientale dans ses mœurs comme dans sa politique. Dans le royaume d'Égypte, cette puissance rivale avec laquelle les rois de Syrie furent tant de fois aux prises, un système de forte centralisation avait été établi avec un plein succès et avait assis solidement le pouvoir absolu des Ptolémées. Leur exemple dut exciter Séleucus Nicator et ses premiers successeurs à prendre des mesures analogues. C'est ce qu'indique du moins un passage de Tite-Live, qui fournit à la fois la preuve des tendances despotiques de ces souverains, et de la réaction qu'elles firent éclater plus tard dans le déclin de leur fortune. Du peu de mots que je citerai tout à l'heure, il ressort qu'Antiochus III, au moment de ses premiers démêlés avec Rome, et dans la prévision de la guerre qu'ils devaient allumer tôt ou tard, s'efforça de faire rentrer toutes les cités de l'Asie occidentale dans le régime que leur imposait l'ancienne loi de son empire, établie par les plus anciens souverains de sa dynastie : Omnes Asiae civitates in antiquam imperii formulant redigere conatus est. Évidemment Séleucus Nicator et ses successeurs, à l'apogée de leur puissance, avaient restreint par des dispositions générales, par une espèce d'édit impérial, l'autonomie que le conquérant macédonien avait rendue aux anciennes républiques de l'Anatolie. Il ne paraît pas moins certain, d'après ce passage et d'après le reste du chapitre de Tite-Live, que les dissensions intestines de la famille souveraine, une suite de règnes inhabiles et malheureux, les révoltes qui éclatèrent dans les provinces reculées de la Haute Asie, les progrès et la rivalité croissante des rois de Pergame, ces inquiétants voisins de la monarchie des Antiochus, amenèrent pour cet empire une phase de décadence dont les Grecs, toujours amoureux de l'ombre même de leur liberté, profitèrent pour s'en ressaisir. On observe, à cette époque, le même mouvement dans les cités helléniques de la Phénicie et de la Cœlésyrie (Stark, Gaza, pages 469-477). Celles de l'Asie Mineure avaient un allié naturel dans le peuple rhodien, puissant sur les mers qui baignent les rivages de ces contrées. Cet état de choses excita de vives craintes chez Antiochus III, lorsque ses démêlés avec Rome lui rendirent nécessaire la possession de toutes les ressources de son empire. Ce prince, doué de plus d'activité, d'énergie et de talents que ses prédécesseurs, mais ivre d'orgueil et gâté par la flatterie et la prospérité, avait l'esprit suspendu entre les rêves qui lui promettaient un facile triomphe sur les Romains et les appréhensions plus raisonnables que vinrent augmenter les terribles revers de Philippe de Macédoine.

De leur côté, les cités libres de ses États, inquiètes et menacées, tournaient leurs regards du côté de l'Occident et attendaient leur salut d'une collision future entre ce prince et les Romains. Ces prévisions s'offrirent avec une lucidité et une énergie toute particulière à l'esprit du peuple smyrnéen ; ses sympathies et son admiration, comme ses députés le disaient au Sénat sous Tibère, se prononcèrent, dans un temps où le peuple romain, déjà grand sans doute, était loin cependant d'avoir atteint le faite de sa destinée, où Carthage était libre, et où l'Asie avait des rois puissants. (Tacite, Ann., IV, 56.) En effet, dès l'époque de la guerre de Macédoine, le lendemain de la défaite de Philippe à Cynoscéphales, une députation smyrnéenne se présentait au général victorieux, Flamininus.

L'héritier des Séleucus, dont aucune épreuve n'avait encore châtié la présomption, dut voir dans cette courageuse démonstration une révolte ouverte. Deux ans après, même indépendance d'allure politique, même précocité de dévouement à la cause qu'ils croyaient être celle de la liberté grecque. Caton l'ancien était consul, lorsqu'Antiochus, formant déjà le dessein d'envahir la Grèce d'Europe pour la détacher de l'alliance de Rome, tente sa première expédition du côté de l'Occident, occupe la Chersonèse de Thrace et relève, pour en faire sa place d'armes, la ville de Lysimachie. C'est dans cette année même que Smyrne élève un temple à la ville de Rome, la saluant ainsi d'avance comme la Providence des nations. Et cinq autres années allaient s'écouler avant que la guerre succédât aux agressions de détail, aux négociations prises et reprises sans aboutir, aux méfiances croissantes de part et d'autre. Rome avait trop d'affaires sur les bras pour se disposer à l'occupation de l'Asie Mineure et pour secourir sa courageuse alliée. C'est alors, sans doute, qu'Antiochus investit les murs de Smyrne, décision dont Tite-Live explique le motif dans le chapitre que nous avons cité. La durée, les péripéties, les détresses de cette lutte inégale ont été oubliées par l'histoire. Une seule chose paraît certaine, c'est que ce siège, probablement interrompu et repris plusieurs fois, ne fut définitivement levé qu'à l'époque de la malheureuse campagne d'Antiochus en Europe, de cette seconde expédition qui ne fut pas, comme la première, une tentative bientôt abandonnée, et qui ne s'en termina que plus honteusement pour Antiochus : battu aux Thermopyles par l'armée d'Acilius Glabrion, bien moins nombreuse que la sienne, il se vit forcé de regagner ses États par une fuite précipitée. Dans le temps qui s'écoula entre cette campagne et celle que les Romains, sous le commandement de L. Scipion, firent l’année suivante en Asie, nous voyons la ville de Smyrne, libre de ses mouvements, prendre l'offensive contre Antiochus, et joindre ses forces à celles des flottes alliées de Rome et des Rhodiens dans les combats maritimes qui, sur les côtes de l'Asie, préludèrent à l'invasion de ce continent par les troupes romaines. L. Livius, dans les eaux de la province de Lydie, commandait deux galères romaines à cinq rangs de rames, quatre galères rhodiennes et deux navires de Smyrne non pontés. Livius tente une descente à Patare sans réussir, faute de forces suffisantes, à s'en emparer. Mais, avant de se rembarquer, il a livré aux troupes lydiennes un engagement où des peltastes smyrnéens, parmi les auxiliaires, combattaient sous ses ordres, et il a fait essuyer à l'ennemi une perte considérable. Smyrne, pour être en état d'intervenir activement dans cette guerre, devait avoir résisté avec succès aux forces d'Antiochus qui l'assiégeaient, et la prise de cette ville est un de ces faits apocryphes qui s'accréditent on ne sait comment, et qui se glissent de livre en livre, parce qu'on met à contribution ses devanciers avec trop peu de défiance. Il s'est introduit dans l'Index de Polybe, édition Didot, article Smyrne, et tout récemment dans un livre d'enseignement, d'ailleurs estimable, l’Histoire ancienne du professeur Guillemin. Parmi les conditions de paix proposées par Antiochus quelque temps avant sa défaite, se trouvait l'offre de remettre Smyrne au pouvoir des Romains ; il renonçait ainsi à ses prétentions bien ou mal fondées sur cette ville, qui avait été un des principaux sujets de griefs et de guerre entre les deux puissances. Le mot tradere employé par Tite-Live et ses équivalents grecs dans les passages correspondants de Polybe et d'Appien, n'impliquent point nécessairement qu'elle fût alors dans la possession réelle du roi de Syrie, et l'erreur que je signale doit peut-être son origine à une interprétation trop littérale de ces mots, qui est en contradiction avec les faits.

Quelques mois après, vers la fin de l'automne, la guerre se termina à quatre lieues de Smyrne par la bataille de Magnésie, au pied du Sipyle ; la destinée du peuple smyrnéen se décidait en quelque sorte sous ses yeux ; son sort était à plaindre si la victoire allait se prononcer en faveur d'Antiochus. Avec quelle anxiété il dut attendre l'événement et quelle dut être son allégresse en saluant le triomphe des aigles romaines ! On sait les conditions aussi dures qu'humiliantes qui furent imposées à l'orgueilleux monarque ; le général les lui avait déjà signifiées avant la bataille ; il lui fallait payer, à diverses échéances, les frais de la guerre qu'on évalue à quatre-vingts millions de notre monnaie, et céder tout le territoire qu'il possédait dans l'Asie Mineure jusqu'à la chaîne du Taurus. Rome devenait ainsi l'arbitre de la destinée des cités grecques dans ces contrées ; les bases de ce traité furent soumises à l'approbation du Sénat, et ratifiées à Home, dans une solennelle conférence, ou furent appelées successivement devant l’auguste assemblée les députations du roi de Syrie, du roi de Pergame son constant, ennemi, de la république de Rhodes, et, enfin, des cités et nations de toute l'Asie. Les Smyrnéens obtinrent la parole aussitôt après le roi de Pergame, parce que la députation de Rhodes, qui avait sur eux la préséance, attendait encore un de ses membres. Ils citèrent en leur faveur les preuves éclatantes de loyal attachement qu'ils avaient données aux Romains dans cette guerre. De toutes les villes de l'Asie, ajoute Polybe, c'est celle qui a le mieux mérité de Rome par l'énergie de son dévouement, et c'est chose trop universellement reconnue pour qu'il soit nécessaire de rapporter en détail les discours de la députation. Il est à regretter pour notre instruction que Polybe ait jugé à propos d'être si bref, et Tite-Live ne l'est guère moins ; mais, au lieu de cet appel des Smyrnéens à la reconnaissance du Sénat, il résume en deux mots les éloges éclatants qu'ils reçurent pour avoir enduré les dernières extrémités, plutôt que de se rendre au roi. Ils avaient donc essuyé, sans succomber, toutes les rigueurs d'un siège. Encore une raison pour rayer des annales de leur ville sa prétendue occupation par les troupes d'Antiochus. Le Sénat eût-il pu les louer en ces termes magnifiques s'ils avaient subi le joug, si Antiochus était parvenu à ses fins en s'emparant de force de la place et en y tenant garnison, et à quoi se réduiraient les services qu'ils ont certainement rendus à la république romaine et dont Polybe atteste la haute renommée ?

Jusqu'alors la Smyrne d'Alexandre, menacée de près par un despote, avait, par une attraction naturelle, gravité autour de Rome. Désormais, c'est de la reconnaissance et de l'équité du Sénat, mais aussi des convenances de sa politique, qu'elle attendra son sort. En deux occasions suprêmes, l'an 189 et l'an 129 avant l'ère chrétienne, il régla par ses constitutions l'état de l'Asie Mineure, de ses royaumes aussi bien que de ses communes républicaines. Quelle position fut assignée à celle de Smyrne à ces deux époques importantes de son histoire ?

En 189, le Sénat, selon son usage, nomme une commission de dix de ses membres pour procéder à ce travail, sous la présidence du consul C. Manlius Vulso, successeur de L. Scipion, en Asie ; sur les points essentiels, le mandat de ces commissaires était impératif et leurs pleins pouvoirs se bornaient à la décision des questions de détail.

Conformément aux conditions imposées par le vainqueur de Magnésie, et ratifiées par le Sénat en faveur des alliés de Rome, le roi de Pergame obtenait en partage l'ancien territoire d'Antiochus, en deçà du Taurus, ce grand mur élevé par la nature pour séparer la péninsule en deux régions d'inégale étendue. Mais le traité faisait une exception pour la Lycie et la Carie jusqu'au Méandre, lesquelles étaient octroyées à la république de Rhodes. Quant aux cités autonomes, éparses sur le territoire agrandi des rois de Pergame, celles qui avaient été tributaires d'Attale continuaient de payer tribut à Eumène, son successeur, et celles qui, sur un pied semblable, avaient relevé du pouvoir d'Antiochus, devaient être entièrement libres et affranchies de toute redevance.

Smyrne était à la tête de cette catégorie privilégiée ; les agressions d'Antiochus contre son autonomie avaient été, selon les historiens Polybe et Appien, un des grands sujets de débat entre ce prince et le gouvernement romain, et un vrai casus belli, la cause immédiate de la guerre. Aussi, pendant une durée de soixante ans, enclave républicaine au milieu des États de Pergame, n'obéit-elle qu'à ses propres lois, sous la garantie lointaine encore, mais redoutée du peuple romain.

En 129, la plus grande partie du royaume des Attales devint une province romaine qui, sous le nom d'Asie, comprenait, entre autres territoires, la Lydie et son littoral, l'ancienne Ionie. Smyrne cesse alors d'être une alliée de Rome dans le sens éminent et spécial de ce terme, une cité fédérée, comme Marseille, sur le pied d'une réciprocité de droits et d'obligations. Mais, en descendant au rang des villes provinciales, elle obtint, on peut le croire, toutes les compensations qui pouvaient adoucir cet abaissement. Elle occupa un des premiers rangs dans la hiérarchie que formaient ces villes, hiérarchie marquée par le plus ou le moins d'éléments d'autonomie et de constitution républicaine que leur conservait l'organisation générale de la province. Mais elle paya tribut au fisc romain, et devint un des conventus juridici où le propréteur tenait ses assises judiciaires.

Cette révolution dans la destinée de Smyrne répondait à celle qui s'était accomplie depuis près d'un demi-siècle, dans la conduite de Rome à l'égard des nations étrangères. Elle avait renoncé au rôle qu'elle s'était attribué avec plus ou moins de sincérité, d'arbitre équitable des différents entre États, de protectrice des faibles contre les forts. La politique d'intervention qui avait enthousiasmé les Grecs par son caractère, apparent ou réel, d'héroïque générosité, avait fait place aux entreprises inspirées par l'avarice autant que par l'ambition, aux annexions forcées, aux usurpations de la violence et de la ruse. Telles furent la dernière guerre de Macédoine, l'oppression exercée sur Carthage en attendant le coup perfide qui la ruina, la destruction de la ligue achéenne suivie du pillage et de l'incendie de Corinthe, telle, enfin, la scandaleuse affaire de la succession de Pergame, celle de toutes les conquêtes du peuple romain qui altéra le plus profondément ses anciennes vertus, alluma plus que jamais eu lui la soif de l'or, et fit affluer dans Rome les capitaux, le luxe et les vices de l'Asie.

Au roi Eumène, qui s'était montré si dévoué aux Romains dans les guerres contre la Macédoine et la Syrie, avait succédé son frère Attale Philadelphe, non moins illustre par son habileté et sa sagesse politique et par son amour pour les sciences et les lettres. Attale Philométor, fils ou neveu d'Attale Philadelphe, donna, pendant les cinq années de son règne, tant de preuves d'aliénation mentale, que le testament par lequel il léguait tous ses biens au peuple romain, serait cassé par un conseil de prud'hommes en tout pays civilisé, quand même il ne s'élèverait aucun soupçon sur l'authenticité de la signature. L'insurrection des peuples à l'appel d'Aristonic, fils naturel de ce dernier Attale, la défaite d'une armée consulaire par les insurgés, et la difficulté qu'éprouvèrent Perperna et Aquillius à étouffer l'incendie, ne donnent pas une faible idée de ce que fut l'indignation publique. Lorsque la révolte eut été entièrement domptée, Aquillius, à la tête d'une commission de dix sénateurs, organisa l'administration de la nouvelle province, et, faute de textes positifs, des faits avérés nous autorisent à faire remonter à cette époque la décision qui fixa la condition de Smyrne pour des siècles. Il suffit de citer le plus probant. Cicéron, dans son plaidoyer pour Flaccus accusé de concussion au retour de son gouvernement de l'Asie, attaque le caractère et les mœurs d'un financier romain, principal témoin à charge, qui avait passé une grande partie de sa vie dans la province, et l'un des reproches qu'il lui fait est d'éviter, pour être plus libre dans ses malversations, les villes fréquentées par le concours de ses concitoyens, Smyrne entre autres, où le préteur romain vient tenir ses assises. Or, l'établissement de cet homme en Asie n'était postérieur que de quelques années au proconsulat d'Aquillius, et, dans cet intervalle, il ne s'est passé aucun événement qui puisse motiver la décision sénatoriale au sujet de cette ville.

Le peuple de Smyrne donna-t-il de bien vifs regrets à la perte de sa pleine autonomie ? Le fait est qu'à en juger par ce qu'on sait de sa conduite dans une terrible épreuve, celle des guerres de Mithridate, il paraît s'être montré attaché, comme par le passé, aux intérêts des Romains. La fidélité de la plupart des autres villes grecques ne tint pas contre le triomphe momentané de cet autre Annibal qui soufflait partout la révolte en s'annonçant à elles comme le restaurateur de leur liberté ; elles s'empressèrent de lui ouvrir leurs portes, et bientôt, au signal de ce roi du Pont, devenu le maître de l'Asie, une proscription non moins implacable et bien plus étendue que ne l'ont été les Vêpres Siciliennes, frappa tous les hommes de nation italique résidant alors en Asie, et parut marquer pour toujours le terme de la domination romaine. Dans cette défection presque universelle, la population d'Éphèse se distingua par ses fureurs et par le meurtre de quelques Romains d'un rang illustre. Aucun auteur ne fait mention de Smyrne à cette occasion ; mais Sylla, vainqueur à Orchomène, étant venu achever en Asie l'abaissement de Mithridate, et le renfermer par un traité dans les limites de ses anciens États, eut à se louer du bon vouloir des Smyrnéens, et, dans la suite, il leur rendit un témoignage dont Tacite nous a conservé le souvenir. L'armée de Sylla étant exposée aux derniers désastres parce que, dans un hiver des plus rigoureux, les soldats manquaient de vêtements, la nouvelle en ayant été apportée à Smyrne au moment où le peuple était assemblé, tous les assistants s'étaient dépouillés des habits qu'ils portaient pour les envoyer aux légions (Tacite, Annal., IV, 50). Ces légions tenaient leurs quartiers d'hiver à Thyalire près de Pergame, à une vingtaine de lieues de Smyrne.

Une circonstance d'un plus vif intérêt jette, à ce qu'il me semble, quelque jour sur le parti que durent suivre les Smyrnéens dans ces temps difficiles, et s'accorde assez bien avec ce trait de sympathie pour les Romains. Je veux parler de la présence de Rutilius, qui avait établi son séjour à Smyrne dès l'an 92, quelques années avant l'expédition de Sylla en Asie, qui eut lieu en 84. Rutilius habitait encore cette ville en 76, puisqu'il est représenté comme vivant à cette époque par Cicéron dans son traité de la nature des dieux. Aurelius Cotta, l'un des interlocuteurs de ce dialogue philosophique que Cicéron suppose tenu à cette époque, et qu'il se donne pour avoir entendu jeune encore, cherchant à démontrer par des exemples, contre le dogme des stoïciens sur la Providence, le peu de souci que les dieux ont du bonheur des gens de bien, demande pourquoi son oncle Rutilius, le plus irréprochable et le plus éclairé des hommes, vit à l'heure qu'il est dans l'exil.

Cet homme illustre passa donc à Smyrne une grande partie de sa vie ; il y était établi depuis environ dix ans, lors de la grande crise de la première guerre mithridatique qui mit à une si forte épreuve la constance des Smyrnéens, et une autre dizaine d'années sépare cette époque de troubles dont il fut en Asie le spectateur, du moment où son neveu Cotta reprochait aux dieux leur injuste indifférence pour ce noble exilé.

P. Rutilius Rufus avait puisé dans les leçons du philosophe Panaetius la morale du devoir, cette doctrine fortifiante du stoïcisme, et dans les entretiens de Mucius Scævola le Pontife, une connaissance approfondie du droit romain ; honoré de l'amitié de Scipion Émilien, il avait fait auprès de lui ses premières armes devant Numance, servi ensuite la république dans la guerre contre Jugurtha. Cet homme, par son intégrité, par son amour de la vérité et de la justice, semblait être né pour faire rougir ses contemporains de leur corruption. Aussi la haine des partis le poursuivit-elle sans relâche. Il échoua l'an 108 dans sa première candidature pour le consulat, et, trois ans après, ayant obtenu d'une faible majorité de voix cette haute magistrature, il accusa de ambitu, c'est-à-dire de corruption exercée sur les électeurs, son compétiteur Scaurus, dont Salluste a si énergiquement dépeint l'ambition cupide et le masque d'austérité républicaine dont il la couvrait. Scaurus, acquitté par les juges, accusa à son tour du même crime son accusateur, et Rutilius faillit perdre sa cause pour avoir dédaigné les voies plus ou moins courbes dont les prévenus faisaient alors usage pour obtenir leur acquittement. Cinq ans après, 100 avant J.-C., il accompagna en Asie comme questeur, ou, selon d'autres, comme légat ou lieutenant, Mucius Scævola, le même qui l'avait introduit à la connaissance des lois ; dans ces fonctions qu'un autre peut-être, décoré comme lui du titre de consulaire, eût dédaignées, il seconda énergiquement les vues sages et humaines, et l'administration irréprochable de son ami. Les exactions des publicains furent réprimées et le fardeau qui pesait sur la province allégé pour quelque temps. Mais les ressentiments de l'ordre puissant des chevaliers attendaient Rutilius à son retour, et ces avides spéculateurs réunissaient alors les pouvoirs de fermiers de l'État et déjuges. Ils lui suscitèrent un procès de concussion et la sentence qui le condamnait à l'exil fut une flétrissure publique, non pour lui, mais pour le tribunal. Il est difficile de croire avec Cicéron qu'il eût gagné sa cause contre une cabale si redoutable s'il eût accepté le secours que lui offraient les plus grands orateurs de son temps, au lieu de s'obstiner à n'avoir d'autre défenseur que lui-même. On n'admira pas moins sa fermeté d'âme dans cette disgrâce que le désintéressement qui la lui avait attirée. Il choisit pour lieu de son exil la province même qu'on l'accusait d'avoir ruinée, et cette province l'accueillit avec enthousiasme, elle combla, dit un ancien, des honneurs que l'on rend aux dieux. Rarement la vertu persécutée obtint une si belle vengeance. C'est au milieu des Smyrnéens qu'il préféra établir sa résidence ; il accepta le titre de citoyen qu'ils s'empressèrent de lui offrir, et ne quitta plus leur ville, sauf peut-être pour quelques voyages dans les pays voisins. C'est ainsi qu'il se trouvait à Mitylène dans l'île de Lesbos, au moment du massacre des Romains ; il n'échappa à la cruauté de Mithridate qu'en se déguisant sous le costume grec. Sylla, de retour d'Asie et maître de toutes choses à Rome après sa sanglante victoire sur la démocratie, voulut honorer son triomphe par le rappel d'un juste comme Rutilius, mais Rutilius répondit par un refus. Les proscriptions et la tyrannie, à quelque parti qu'elles profitassent, inspiraient de l'éloignement à ce vrai républicain ; et puis les agréments d'un séjour si heureusement choisi, les ressources de tout genre qu'il y trouvait, l'entretien des philosophes et des gens de lettres, l'affection et le respect d'un peuple plein de vivacité et d'intelligence, durent entrer pour quelque part dans une détermination si rare et vraiment singulière chez un sénateur, un consulaire romain. On sait l'effroi qu'inspirait aux plus illustres par leur grandeur d'âme la perspective de vivre et de mourir dans l'exil. C'est dans ces longues années de loisir que, selon l'opinion la mieux fondée, Rutilius fit des recherches savantes sur le droit romain, écrivit en grec une histoire de Rome, et, dans sa propre langue, les mémoires de sa vie. Ce dernier ouvrage est celui dont la perte est la plus regrettable ; il nous eût sans doute conservé plus d'une précieuse révélation sur l'âme et la vie intime de celui qu'on a appelé le Socrate romain. Nous connaîtrions moins imparfaitement les événements mémorables dont il fut témoin et dans lesquels brillèrent ses vertus, soit à Rome, soit en Asie, et peut-être en particulier les dispositions et les actes du peuple smyrnéen dans cette période si agitée. Il dut exercer sur eux une influence considérable et les aider à se maintenir sur la ligne de sagesse politique et de fidélité dont ils ne s'étaient jamais écartés jusqu'alors.

Depuis ces temps jusqu'à ceux de la troisième guerre civile des Romains, rien ne s'est passé à Smyrne qui n'ait été effacé de l'histoire par la destruction des documents, si du moins, comme je suis porté à le croire, il en existait où il était parlé de cette cité. On ne la retrouve mentionnée par les auteurs anciens qu'à propos des troubles qui suivirent la mort de César ; elle fut alors le théâtre d'un sinistre événement dont elle eut beaucoup à souffrir ; c'est dans ses murs que périt Trébonius, un des conspirateurs des Ides de Mars, le premier d'entre eux qui expia la part qu'il avait prise dans l'assassinat de César. Le Sénat, sous l'influence de Cicéron, l'avait nommé propréteur de la province d'Asie, et Dolabella, l'ancien gendre de l'orateur, infidèle à la cause qu'il avait un moment servie depuis la mort du dictateur, et devenu l'un des plus furieux partisans d'Antoine, avait obtenu du futur triumvir, consul avec lui de cette année, le proconsulat de la Syrie. Dans le voyage qu'il fit pour s'y rendre, au lieu de prendre en tenant toujours la mer la voie la plus directe, il débarqua avec quelques troupes dans la province de Trébonius, et, se présentant aux portes de Smyrne où résidait le préteur, il lui demanda une conférence dans laquelle ils en vinrent à des termes de rapprochement et de confiance mutuelle. Les protestations et les serments de la créature d'Antoine n'eurent que trop de succès ; la nuit suivante, Dolabella pénétra avec ses gens dans l'intérieur de la ville sans rencontrer de résistance et fit mourir l'imprudent Trébonius de la manière la plus indigne et la plus cruelle (Cicéron, onzième Philippique). La population de Smyrne, selon toute apparence, tenait pour le sénat et le parti républicain ; aussi la place fut-elle traitée en ennemie, saccagée par une soldatesque effrénée, et plusieurs temples furent détruits. Tout cela se passait l'an 43, avant la formation du triumvirat et la proscription de Cicéron et de tant de victimes moins illustres.

Trébonius ne tarda guère à être vengé. Quelques mois après, Laodicée, en Syrie, où le féroce proconsul, que son crime avait fait exécrer et proscrire par le sénat, était assiégé par Cassius, finit par se rendre, et, pour ne pas tomber entre les mains de son ennemi, il se fit donner la mort par un soldat.

C'est à Smyrne que, vers la fin de cette année fatale, Brutus, après avoir battu les Thraces, Cassius, qui laissait la Syrie entièrement pacifiée, se réunirent pour concerter leurs plans et leurs préparatifs de guerre. Ils n'avaient plus qu'à soumettre et à rançonner, l'un les Lyciens, l'autre l'île de Rhodes, pour s'acheminer vers la Macédoine, où la République périt avec eux dans les champs de Philippes.

III.

La nationalité grecque a subsisté sous la domination romaine. Quel contraste à cet égard entre les Grecs et les peuples de l'Occident ! Rome, dans le cours du second siècle, achève, par un système d'assimilation irrésistible, la conquête de la Gaule, de l'Espagne, de l'Afrique, assujetties par ses armes. Ces provinces et d'autres encore, celles du Danube, par exemple, perdant jusqu'à leur langue natale, adoptent à l'envi celle des vainqueurs, et c'est chez elles qu'on voit fleurir tour à tour la littérature latine, frappée de stérilité en Italie. La Grèce persiste à ne reconnaître, à ne cultiver que son beau langage, dédaigne celui de ses maîtres, et cette résistance est l'indice de toutes les autres : un peuple qui, lorsque tout se transforme à ses côtés, conserve religieusement l'idiome de ses origines et de sa brillante jeunesse, n'est certainement pas mort ; mais la vie des nations, comme celle des individus, a besoin d'organes pour se soutenir ; il leur faut, dans la dépendance comme dans la liberté, et plus que jamais lorsqu'elles sont asservies à l'étranger, des institutions qui leur assurent un certain degré d'activité spontanée. Quelle est l'organisation qui a maintenu le principe vital chez les peuples d'origine grecque ? Nous entrons ainsi dans des considérations d'une nature toute politique ; et nous avons avant tout à définir ce que fut l'empire romain dans la période importante de son ascendant et de sa pleine vigueur, qui remplit environ deux siècles ; en effet, ce n'est guère qu'au troisième, après la mort de Marc-Aurèle, que le déclin s'annonce par mille indices frappants. J'aborde là, pour n'y loucher qu'en passant, une question des plus délicates et des plus difficiles, question gâtée, dénaturée en divers sens par des préventions de toute espèce et par un travers d'esprit fort à la mode, celui de porter dans l'étude du passé les intérêts politiques, les haines et les affections du présent. Il faut presque du courage pour penser et pour affirmer que l'empire était la seule institution politique à laquelle se prêta le monde depuis la chute des anciennes libertés et qu'il a rendu à une civilisation vieillie d'éminents services dont notre Europe, jeune encore, n'a qu'à se louer. Mais j'ajoute, avec une conviction non moins forte, que l'empire n'eut sa raison d'être que dans l'âge dont il fit la prospérité et le malheur. Jamais, tout nous le garantit, la monarchie universelle ne pourra prendre pied dans le monde moderne ; nos mœurs, nos idées, une puissance d'initiative et de soulèvement, qui tient aux racines mêmes de notre état social, des forces morales toujours prêtes à surgir après les plus tristes défaillances, mille raisons enfin que je n'ai pas même le temps d'indiquer, condamnent d'avance une entreprise dans laquelle ont échoué, en dépit de toutes leurs ressources et de leur génie, un Charlemagne, puis un Charles-Quint et un Philippe II, un Louis XIV et un Napoléon Ier. En s'affranchissant ainsi de toute préoccupation passionnée, l'esprit d'impartialité qui est l'âme de l'histoire peut rendre à l'empire, et surtout aux règnes de Trajan et des grands princes qui lui succédèrent, une justice qu'on se pique trop généralement de leur refuser. Un écrivain allemand, fort estimable et animé d'intentions libérales, écrivait, il y a soixante-dix ans, un livre sur la période la plus heureuse de l'humanité ; on devine quelle période il désignait de la sorte ; et Wieland pensait de même : A quelle époque l'humanité a-t-elle été le plus heureuse ? lui demanda brusquement Napoléon Ier. — Au temps des Antonins, répondit le malin auteur des Abdériles. De nos jours on donne dans l'extrême opposé : MM. Ampère et de Broglie, et, dans un camp tout différent, M. Littré et bien d'autres ne voient, dans le gouvernement des Césars, en ses jours les moins néfastes, qu'un régime de despotisme asiatique, nivelant tout pour tout dominer, ravalant les caractères, écrasant toute énergie, absorbant même, c'est à peu près l'expression de M. Laboulaye, la propriété individuelle. Ce sont là des hyperboles qui ont le malheur d'être devenues des lieux communs, et la vérité ne les aime guère. Au moins devrait-on analyser de sang-froid ce vaste système fédératif qui a relié avec tant de succès en un seul corps tant de peuples divers sous un chef unique. On y reconnaîtrait le génie de Rome qui ne fut point, quoi qu'on en dise, un esprit de nivellement et d'uniformité dans la servitude. Sa politique, au contraire, tout ambitieuse et intéressée qu'elle était, sut varier à l'infini ses procédés selon les lieux, les temps et les hommes. Quelle différence dans sa conduite à l'égard de la race hellénique et des races barbares de l'Occident ! transformer les uns à la ressemblance du peuple-roi et gouverner les autres en les traitant selon leur génie et en ménageant leur orgueil et leurs prétentions de fils aînés de la liberté, enfin, en maintenant les Grecs aussi Grecs que possible, ce fut là son plan, et, chose singulière, elle atteignit ces deux fins contraires par un seul et même moyen, en en variant l'emploi, l'organisation républicaine de la cité, de la commune politique ; les barbares, parmi lesquels comptent nos ancêtres, la reçurent de Rome avec sa civilisation, et Rome la conserva aux Hellènes, qui la tenaient de leur passé.

Pour ce qui concerne le régime communal des Latins, c'est de nos jours seulement que les progrès de l'archéologie épigraphique en ont constaté le vaste développement depuis Auguste ; qui n'a entendu parler de ces fameux bronzes de Malaga et de Salpesa, découverts, il y a douze ans, en Andalousie ? Les discussions animées dont ils furent l'objet ont fini par établir leur authenticité ; ils choquaient trop vivement des opinions reçues pour n'être pas d'abord contestés ; ils révélaient en effet l'existence toute républicaine dont ces deux villes espagnoles avaient joui sous l'empereur Domitien. Il en est de même des cités de la Gaule ; contrairement à l'opinion de Savigny, cet illustre historien du droit romain, les inscriptions étudiées avec plus de soin ont démontré qu'elles étaient complètement modelées sur l'ancien type constitutionnel de la métropole romaine[2]. A l'instar des consuls romains elles avaient leurs duumvirs ou leurs quatuorvirs, magistratures qui se reproduisirent plus tard dans les consuls, échevins ou syndics placés à la tête des communes libres du moyen-âge. Enfin elles avaient chacune son sénat ou curie, et son assemblée générale du peuple, en qui résidait toujours, au moins en droit, la souveraineté. Mais, dans ces communes de l'Occident, dans ces municipes latins, certaines circonstances enfermèrent à la longue, en des limites assez étroites, et réduisirent à de rares occasions l'exercice régulier de la souveraineté populaire ; Tibère et ses successeurs ayant attribué peu à peu au sénat de la capitale du monde toutes les affaires que l'assemblée du peuple avait décidées autrefois, le sénat des cités de province, par une tendance analogue, s'empara de l'administration intérieure, et ses membres, les décurions, non seulement obtinrent les magistratures, mais ils eurent seuls le droit de les conférer. Cette révolution aristocratique fut lente et graduelle, il est vrai, et moins universelle qu'on ne se l'était imaginé. Quelle exception, par exemple, que celle de Pompéi, en Italie même, à si peu de distance de Rome, cinquante ans après Tibère ! Tirée de la cendre où elle avait dormi tant de siècles, Pompéi semble retentir encore du bruit et des acclamations de ses comices populaires ; on y a recueilli nombre de placards électoraux, comme on aurait pu les voir à Rome, dans les meilleurs temps de la République. Ici une famille puissante annonce qu'avec sa clientèle, elle vote pour un candidat au duumvirat ou à l’édilité, candidat qu'elle soutient être digne de la confiance publique. L'édile promet au peuple de soigner mieux la confection du pain ; des femmes prônent leur candidat et se mêlent d'élections ; les corporations en font autant... Les inscriptions, confrontées soigneusement entre elles et avec les textes des rescrits impériaux et des jurisconsultes, ont démontré de même pour le 2ème, le 3ème et jusqu'au 4ème siècle, l'exercice de la pleine souveraineté populaire en plus d'une cité, et, s'il est de fait qu'en Occident les élections passèrent définitivement du suffrage universel au suffrage restreint des décurions ou de l’ordo, cette assemblée patricienne, on n'en est pas moins fondé à soutenir que le principe aristocratique n'y prévalut d'une manière générale que bien longtemps après la confiscation des libertés populaires, exécutée à Rome par Tibère.

Chez les Hellènes et particulièrement chez ceux d'Asie, l'esprit démocratique fut plus que partout ailleurs un principe inné, un trait de physionomie nationale ; la République romaine, devenue maîtresse de la Grèce et de l'Orient, tint compte de ces tendances égalitaires dans l'organisation de ces provinces, et les hauts commissaires chargés de ce travail par le sénat, tout en désarmant avec soin les peuples agrégés au territoire, et en prenant toutes sortes de précautions contre la révolte, respectèrent généralement les institutions et coutumes républicaines des cités.

La province d'Asie comptait un bon nombre de ces cités autonomes, dont la constitution tout hellénique se rapprochait plus ou moins, selon leurs traditions ou leurs préférences, de l'ancienne démocratie ionienne et dont les marques ostensibles de dépendance se réduisaient à des prestations extraordinaires bien distinctes des tributs et des impôts qui pesaient sur les villes provinciales.

Smyrne avait des titres à l'une de ces distinctions, elle qui, dès le temps de la seconde guerre Punique, avait salué la fortune et cru à l'avenir du peuple romain et qui, dans la tempête excitée par le génie de Mithridate, avait fait éclater une courageuse fidélité ! Mais enlever à l'administration de la province les ressources financières de cette belle cité, affranchir de la direction immédiate des proconsuls un port magnifique, une place importante pour le commerce, pour la marine de l'Orient, la principale clef de l'intérieur de la péninsule du Taurus, c'eût été un acte d'abnégation ou une faute dont la politique romaine était incapable. N'oublions pas, d'un autre côté, que les villes directement soumises à l’imperium du gouverneur possédaient aussi, surtout dans les pays peuplés d'Hellènes, quelques éléments d'une existence républicaine. Smyrne ainsi qu'Éphèse avait sa constitution propre, reconnue par le Sénat romain, et aussi rapprochée qu'il était possible des formes et des usages antérieurs à la conquête ; elles avaient leurs comices ou assemblées du peuple, leur sénat, βουλ, et leur magistrature. De plus, la loi fondamentale de la province ou l'édit du propréteur qui pouvait y apporter quelques modifications, leur accordait, avec certaines restrictions, l'usage de leur propre législation. Ainsi l'organisation provinciale, loin d'étouffer l'existence individuelle des communes, laissait à une cité bien méritante des privilèges d'un prix réel.

La démocratie, son esprit d'égalité, ses agitations surveillées, il est vrai, par un pouvoir toujours vigilant, continuaient de régner sur le rivage oriental de la mer Égée au siècle des Antonins et répondaient encore à la peinture que Cicéron en avait faite dans l'intérêt d'un client, peinture où dominent peut-être injustement les traits les moins honorables pour l'usage que la nation grecque faisait de ces restes de liberté. Mais l'abus, à supposer même que le reproche n'ait rien d'exagéré, prouve l'existence de cette vie républicaine, et il faut reconnaître que ces Asiates si vilipendés, la part faite à tout ce qui devait leur faire sentir le joug, étaient plus libres sous la domination de Rome que ne l'étaient naguère les Italiens sous le régime de l'Autriche et de leurs princes du centre et du midi. J'avoue que ce phénomène est pour moi d'un vif intérêt et que, dans l'insuffisance des documents historiques, j'accueille avec avidité les moindres détails que nous fournissent occasionnellement les auteurs. Voici donc la peinture qu'en fait l'orateur dans sa harangue pro Flacco, VIII. Il se plaît d'abord à relever le contraste que formaient les assemblées des Grecs avec les sages dispositions auxquelles étaient soumises anciennement les votations du peuple romain.

Ô sages et glorieuses institutions de nos ancêtres qui nous distingueraient encore, si, par je ne sais quelle fatalité, nous ne les laissions, pour ainsi dire, échapper de nos mains ! Ces hommes pleins de sagesse et d'une éminente vertu, n'accordaient aucune action à l'assemblée populaire. Ce que le corps des plébéiens décidait ou ce que voulait la totalité du peuple romain (populus), loi positive ou prohibitive, il ne le décrétait qu'après que l'assemblée avait été congédiée, les fonctions réparties, les citoyens de chaque ordre, de chaque classe, de chaque âge rangés par tribus et par centuries, les garants entendus, plusieurs jours consacrés à la publicité et à l'examen de la question. Au contraire, chez les Grecs, tout se règle séance tenante par l'emportement d'une assemblée populaire. Ainsi, pour ne rien dire de l'Hellade de nos jours que ses fautes ont dès longtemps perdue et ruinée, celle des anciens temps, dans tout l'éclat de sa puissance, de ses richesses et de sa gloire, a succombé à cet unique fléau, les excès de la liberté et la licence des assemblées. Assis dans leurs théâtres, ces hommes sans expérience, dépourvus de lumières et d'instruction, prenaient ce moment pour envoyer en exil leurs meilleurs citoyens. Si de telles choses se passaient à Athènes lorsque cette république était le flambeau, non seulement de la Grèce, mais de presque tout le genre humain, quelle modération attendez-vous d'une réunion populaire en Phrygie ou en Mysie ? Nos assemblées à nous, qui est-ce qui les trouble le plus souvent ? Des hommes de ces pays. Que doit-il arriver quand ils forment à eux seuls toute l'assemblée ? Il n'est pas difficile de soulever une tourbe d'artisans et de boutiquiers, et toute cette lie de la population des villes, surtout contre l'homme qui naguère représentait notre souveraineté au milieu d'eux, et à qui ce seul nom d'imperium ne permettait pas de se concilier leur affection. Faut-il s'étonner que ces peuples qui ont en horreur nos faisceaux, en aversion le nom romain, qui, plus que la mort, redoutent les impôts, les dîmes, les droits de la douane, saisissent avec empressement l'occasion de nuire, dès que de manière ou d'autre elle vient à se présenter ? Souvenez-vous donc, lorsque vous entendrez lire leurs décrets, que vous entendrez non pas les dépositions de témoins, mais des votes portés en tumulte, les clameurs d'une multitude insensée et le bruyant désordre du peuple le plus léger de la terre !...

Quoique avec Cicéron, surtout dans la lecture de ses plaidoyers, il soit bon de se mettre en garde contre l'esprit de parti et contre l'habitude de présenter les faits sous une face unique, celle qui convient à sa thèse du moment, la part de l'exagération oratoire dans cette peinture est sans doute moins grande que celle de la vérité. En ce moment je constate le fait auquel cette piquante satire rend un évident témoignage, c'est le mouvement et le jeu vivant encore de la démocratie au sein de l'Orient hellénique dans le dernier demi-siècle de la République. Et cette vieille sève démocratique ne s'était point éteinte sous les Antonins : ces études nous en fourniront plus d'une preuve. Ainsi Smyrne, au temps de l'orateur Aristide, avait ses magistrats grecs de naissance, d'éducation et de langage, ses comices et son gouvernement intérieur. Son théâtre, dont on croit retrouver l'emplacement dans un enfoncement à mi-côte du Pagus et d'où l'on jouissait du magnifique aspect du golfe, des montagnes qui le bordent, de la cité et de son port, ne servait pas seulement à des spectacles ; le peuple gravissait la colline pour aller donner ses suffrages et s'occuper de ses intérêts municipaux. Et cette liberté n'eût-elle été qu'une illusion, c'était un rêve consolant pour les peuples sujets et des ménagements qui font honneur à la magnanimité du peuple-roi. Mais n'était-ce qu'une illusion ? Donnons raison au consulaire romain dans ceux de ses reproches qui tombent sur une mauvaise organisation du système délibératif et électoral ! Quant à son dédain pour l'égalité démocratique, ces termes méprisants d'industriels et de boutiquiers, je sais bien ce qu'un Grec d'Éphèse, de Clazomène ou de Smyrne eût pu lui répondre ! car les plus simples notions de notre philosophie sociale suffisent pour reconnaître chez ces sujets d'Asie un côté de supériorité dont leurs maîtres ne pouvaient avoir conscience : la démocratie grecque, exempte des absurdes préjugés du patriciat romain, estimait le travail, l'industrie elle commerce, au lieu de les mépriser comme lui. Et voilà pourquoi, du temps d'Adrien comme du temps de Cicéron, l'Asie était riche et florissante malgré les exactions des publicains et les abus du pouvoir proconsulaire. Ces industriels, ces boutiquiers suffisaient par leur travail à l'avidité des gouverneurs et des traitants et au maintien d'une prospérité qui, dès la fin du premier siècle de l'empire, faisait contraste avec l'appauvrissement progressif de l'Italie. Le sol de l'Anatolie, si productif encore malgré tant de siècles de dévastations et de misère, était alors une source abondante de magnifiques récoltes. Céréales, figues, raisins, formaient le chargement d'une multitude de navires ; la fabrication des plus belles étoffes, celle des tapis, des bijoux de toute espèce et bien d'autres objets de luxe faisaient refluer vers l'Asie l'or qu'elle était forcée de verser aux mains de ces dominateurs. Quel labeur que celui qui suffisait à tant de lourdes contributions et aux profits énormes des négociateurs ou banquiers romains ! Impôt foncier, taxe sur les portes, capitation sur les hommes et sur le bétail, impôts indirects sur le sel, douanes, entrées et péages, intérêts usuraires en cas de paiements arriérés montant jusqu'à 48 pour % par an (Cicéron, ad. Att. V, 21), et le système d'oppression et de pillage exercé par les gouverneurs ! Eh bien ! sous une administration plus modérée et plus équitable, telle que fut celle d'un Scævola, d'un Cicéron et plus tard d'un Pline, ces belles contrées, grâce à leur esprit national et à l'estime dont y jouissaient les classes laborieuses, se relevaient bientôt comme d'une grêle dévastatrice que fait oublier la récolte de l'année suivante. M. Dureau de la Malle, dans son Économie politique des Romains, traite à fond cette question, dont le premier il a découvert toute la portée. D'autres aspects de la vie sociale des Grecs d'Asie appellent notre attention, et je me contente de renvoyer le lecteur à ce beau chapitre d'un ouvrage remarquable à tant d'égards.

D'après ce qui précède, on ne s'étonnera pas que la ville de Smyrne, malgré sa qualité de ville provinciale, fût à bon droit orgueilleuse de son importance et de sa splendeur. D'autres titres, d'une nature bien différente, flattaient sa vanité. Dans ses monuments et ses médailles, surtout au deuxième siècle, ils se trouvent diversement reproduits ; un des marbres d'Oxford les réunit tous dans cette inscription : La ville des Smyrnéens, la première de l'Asie par la beauté, la grandeur et la splendeur, métropole, trois fois néocore des Augustes selon les décisions du Sénat, ornement de l'Ionie, etc. Dans ce monument éclate pleinement la vanité reprochée avec trop de raison aux Grecs d'Asie ; mais cette remarque ne suffit point à détruire l'intérêt que peut exciter l'interprétation de ce fastueux langage ; en effet, il se rattache essentiellement à la vie religieuse de la nation, c'est-à-dire à la sphère la plus importante de l'existence d'un peuple, et j'ajouterai, surtout d'un peuple qui, dans son assujettissement, conservait l'instinct profond de sa nationalité.

Dans le bonheur dont peuvent jouir les races déchues de leur ancienne noblesse et de leur ancienne liberté, entre pour beaucoup la puissance des souvenirs, surtout des souvenirs religieux. La solennité de leurs temples, de leurs sacrifices, de leurs fêtes, leur fait retrouver par intervalle le plein sentiment de leur existence. C'est le rêve d'un patriotisme réduit à l'inaction, mais ce rêve que songe en commun toute une population unie par les mêmes souvenirs, trompe et charme bien des douleurs. La politique romaine l'avait bien compris. Aussi, non contente de respecter les religions particulières des peuples polythéistes de l'empire, fit-elle entrer dans l'organisation des provinces la consécration de ces alliances religieuses entre plusieurs villes de même race qui joue un si grand rôle dans les plus beaux jours de la Grèce. On sait que ces Amphictyonies réglaient par députations clans leurs diètes les intérêts communs des villes alliées, mais les intérêts religieux y dominaient tous les autres, et comme l'allégresse des fêtes populaires était chez les anciens un moyen essentiel de plaire à la divinité, les fêtes communes à ces fédérations religieuses étaient un des objets principaux de leurs délibérations. Ces institutions, les Romains les maintinrent en les modifiant. Ces κοιν ou fédérations religieuses élisaient un sacerdoce pour le culte commun. Le chef suprême de ce collège était en Asie l’Asiarque. Point de grande fête religieuse sans jeux ou agonis, — je me permets ce mot parce qu'il est intraduisible, — et avant les jeux une procession, accompagnée de chants, s'arrêtant de temple en temple, se rendait ainsi dans l'enceinte consacrée aux concours. Le rang à tenir dans ces processions où marchaient les députés était un sujet de rivalité et donnait lieu à des disputes de préséance qui probablement se débattaient et se réglaient dans les diètes. Pour justifier ses prétentions, chaque ville faisait valoir son importance, sa beauté, sa splendeur ; de là, dans l'inscription que nous avons en vue, ces mots de première cité de l’Asie par sa beauté, sa grandeur et sa magnificence.

On s'accorde à expliquer d'une manière analogue le terme de métropole qui alors avait perdu son acception primitive de ville mère ou fondatrice de colonies. Ce n'était plus qu'une dénomination honorifique, mais constatant toutefois un privilège qui avait bien sa valeur, celui d'être dans la fédération religieuse, une des villes où se rassemblait la Diète ou Congrès (τ κοιννασας) et où avait lieu la célébration des fêtes.

Le troisième titre dont se glorifie Smyrne dans l'inscription des marbres d'Oxford est celui de néocore des Empereurs ; le texte dit qu'elle est trois fois néocore, c'est-à-dire qu'elle exerce une triple néocorie. Ici le paganisme s'écarte de ses traditions, de son ancien esprit. Ces temples, dédiés aux chefs de l'empire, sont une innovation étrangère aux pensées, aux sentiments qui animèrent la Grèce républicaine, ce ne sont point là les dieux que le patriotisme des anciens temps défendit avec ses foyers. Cette nouvelle religion, qui excite d'abord un pénible étonnement, mérite d'être considérée avec quelque attention dans son origine, dans ses causes, dans sa nature. Les anciens dieux avaient déjà leurs néocores ou sacristains chargés du soin et de l'entretien de leurs temples. Dans l'origine, un seul individu était chargé de ces fonctions ; dans la suite, ce furent des individus, des collèges sacerdotaux ou même des villes entières. Ces fonctions étaient alors l'expression d'un sentiment religieux ; l'adulation ne les avait point profanées, les soins du néocorat ne se rapportaient qu'aux dieux et à la sainteté de leurs temples. Ion, dans l'intéressante pièce d'Euripide qui porte ce nom, nous présente une belle image du néocorat tel qu'il exista dans l'antiquité ; chargé de garder le temple d'Apollon à Delphes, ce jeune prêtre, fils de roi, mais ne connaissant point ses parents, nous dépeint lui-même avec beaucoup de charme les soins qu'il rend au dieu et à son sanctuaire : Phébus, dit-il, m'a servi de père et de mère ; son temple fut le berceau de mon enfance et ma vie lui est consacrée ;chaque jour je balaie les parvis du dieu ; chaque jour, aux premiers rayons du soleil, je viens le servir. Ce jeune prêtre, heureux par sa naïve piété, a déjà le sentiment de ce que ses fonctions ont d'honorable, et sans cloute elles l'étaient du temps d'Euripide : Mon ministère est glorieux ; je suis l'esclave, non d'un simple mortel, mais d'une divinité. Platon nous montre le néocorat revêtu déjà de toute la majesté qu'il déploya quatre siècles plus tard dans les médailles et les inscriptions. Cette dignité acquit un si grand lustre que le néocore était le premier en rang après le chef du sacerdoce, l'ρχιερες ou archiprêtre. Si ce mot se trouve pour la première fois dans Platon, ce n'est pas qu'il l'ait inventé, sans doute ; il l'a trouvé en usage dans les villes dont il avait principalement en vue la constitution, les rites religieux, les temples. Chaque ville avait sa divinité tutélaire, à laquelle elle rendait un culte tout particulier et dont le temple l'emportait sur tous les autres par sa grandeur et sa beauté. Il est donc vraisemblable que dès le siècle de Platon ce temple, dans quelques villes, outre les autres prêtres, avait ses néocores. C'est ainsi que Xénophon parle du néocore de Diane d'Éphèse, Mégabyze, à qui il avait confié en dépôt une somme que Mégabyze lui rendit par la suite (Anabase, V, 3, 6). Quoiqu'il soit fait rarement mention des néocores chez les contemporains de Platon ou même chez les écrivains d'une époque un peu plus récente, on ne peut guère douter que cette prêtrise n'existât dans d'autres temples célèbres, celui d'Esculape à Pergame, celui de Junon chez les Samiens et les Argiens, celui de Némésis à Smyrne, celui de Diane Leucophryne à Magnésie.

Comment cette institution a-t-elle donné naissance au néocorat impérial ? L'établissement du principat donna un maître unique au monde civilisé et ce maître offrit aux provinces des garanties, des moyens de faire valoir leurs griefs et leurs appels que leur refusait le régime qui venait de tomber. Si jamais l'enthousiasme ou l'adulation put voir un dieu dans un simple mortel, ce fut sans doute sous le prestige de cet immense pouvoir, quand il fut aux mains d'un grand homme, et ce qui sans doute imprima dans ce sens une puissante impulsion aux esprits, c'est l'espèce d'adoration que les peuples, du vivant même de César, avaient vouée à cet habile protecteur de leurs intérêts, et qui se traduisit après sa mort en un deuil inouï, suivi de l'apothéose. Sous Auguste, Éphèse demande et obtient la permission d'élever un temple à la ville de Rome et au dieu César (divo Caesari). Auguste lui-même, de son vivant, reçoit un culte à Pergame. L'adulation n'attend déjà plus que la mort ait affranchi son idole des infirmités de la nature humaine. Si, à l'autre extrémité de l'empire, Tarragone en fait autant pour ce même prince, c'est, comme nous l'apprend Tacite, à l'imitation de l'exemple donné par Éphèse et par Pergame. Pour l'honneur de Smyrne, je voudrais passer sous silence la consécration que sous le principat de Tibère elle fait d'un temple à cet impur et cruel successeur d'Auguste. Mais n'oublions pas qu'une distance de six cents lieues sépare l'empereur de sa bonne ville de Smyrne et que Tibère fit aimer son pouvoir dans les provinces par son économie, sa bonne administration, sa juste sévérité pour les concussionnaires. De l'érection de ces temples à l'institution des néocories impériales il n'y avait qu'un pas. On imitait pour le prince déifié ce qui existait déjà pour le dieu tutélaire de la cité. Dès le premier siècle nous voyons ce culte devenir un objet de jalousie entre les villes les plus florissantes de l'Asie Mineure et des contrées voisines. Nous avons nommé Smyrne, Éphèse et Pergame ; sept autres villes : Halicarnasse, Sardes, Tralles, Laodicée, Magnésie, Ilion et Hypaepe se disputent sous Tibère l'autorisation d'élever un temple à ce prince ; dans la province de la Bithynie et du Pont, Nicomédie, cette riche métropole, obtient une néocorie dès le temps d'Auguste ; il n'est pas besoin de citer ici les nombreuses villes néocores de Phrygie, de Lydie, de Mysie, de Galatie, de Lycie, de Pamphylie, de Cilicie, de Syrie pour donner une idée de l'importance et de l'étendue de ce nouveau paganisme. Il va croissant jusqu'aux Antonins et atteint sa plus grande célébrité sous ces princes et dans la première moitié du troisième siècle. Autant d'empereurs une cité honore de cette manière, autant de lois se multiplie pour elle le titre ambitionné de néocore : de là ces expressions deux fois, trois fois néocore. On donnait à ce titre un plus haut degré de publicité en le gravant sur les médailles, et ce fut dès lors un usage constant. Une pièce frappée à Smyrne sous Trajan annonce une première néocorie (σμρναων νεωκρων). Sous Antonin le Pieux, d'autres médailles donnent : σμρναων δς νεωκρων. Il paraît donc que ce fut sous le premier des Antonins que les Smyrnéens obtinrent la seconde néocorie. Il est probable que celle en l'honneur de Tibère avait cessé de compter, le fils de Livie, après sa mort, ayant été flétri par le Sénat, et le prénom de Divus refusé à sa mémoire. Smyrne dans la suite obtint jusqu'à une quatrième néocorie.

Quant à la forme et à l'organisation du néocorat, l'appareil, la splendeur allèrent aussi en augmentant. La totalité des citoyens d'une ville, de Smyrne, par exemple, tout en se glorifiant d'un titre dont chacun avait sa part d'honneur, devait naturellement confier à un ou plusieurs délégués l'exercice de ce sacerdoce national, la garde et le soin du temple, etc. Aussi voyons-nous le titre de néocore décerné tantôt à un seul fonctionnaire, tantôt à un collège entier, dont le chef pourtant en est spécialement décoré. Sans doute, d'une ville à l'autre cette différence et d'autres du même genre s'établirent selon leur degré de zèle et surtout d'opulence. En effet, tout ce service religieux, les jeux, les fêles ou panégyries sacrées, devait être dispendieux. Mais ces détails d'érudition ne donnent peut-être pas une idée assez grande de l'importance et de la signification de ce culte : qu'on me permette une ou deux réflexions !

Je trouve dans l'institution des néocories un de ces symptômes sensibles et frappants qui marquent un changement profond dans le sens et le caractère d'une religion, symptôme dont il faut d'autant moins négliger l'étude que de tous les phénomènes moraux les plus cachés, les plus délicats sont ceux qui se rapportent à la vie religieuse des peuples. Je n'hésite pas à affirmer que chez les Grecs la religion du républicanisme était essentiellement différente de celle des temps monarchiques. Il s'agit de la religion dans son acception intime, idée et sentiment moral de la divinité et puissance qu'elle exerce dans les profondeurs de l'âme. Qu'était, à ce point de vue, le polythéisme dans la première période où il nous soit donné d'en observer l'esprit et la tendance, celle où chantèrent Homère, Hésiode ? La personnification des forces et des phénomènes de la nature a été la base commune au polythéisme des Hellènes et à celui des autres peuples ; son caractère distinctif chez les Grecs, c'est une personnification pleinement accomplie, c'est le degré de vie, la physionomie et la beauté de ses créations. A parler on général, le polythéisme, dans la naïveté des impressions spontanées qui présidèrent à sa naissance, a humanisé les dieux ; ce n'est que bien plus tard, dans la suite des siècles, qu'on le voit, infidèle à son passé, diviniser les hommes. Combien dans Homère la limite est tranchée entre les attributs d'immortalité, de puissance qu'il reconnaît à ses dieux et la courte existence, la destinée dépendante qu'il assigne à ses plus brillants héros ! D'apothéose après la mort, par un exemple, si l'on excepte Hercule dont la divinité présente encore quelque chose de vague et d'indécis, puisque Ulysse rencontre son ombre qui erre dans les enfers armée de la massue, tandis que l'époux d'Hébé, assis aux banquets de Jupiter, y goûte l'ambroisie. A supposer même qu'il ait existé réellement un ou plusieurs Hercules, ce ne sont ni les contemporains de ce héros redresseur de torts, ni une génération rapprochée qui en ont fait un demi-dieu. Il est vrai que tous les héros dont il est fait mention dans l'épopée reçurent un culte en diverses parties de la Grèce ; pourquoi n'est-il rien dit de leur déification posthume dans l'Iliade et l'Odyssée, chantées trois ou quatre siècles après la guerre de Troie ? Quoi de plus terne que l'existence de ces enfants des dieux au séjour d'Hadès et qu'il y a loin des regrets d'Achille à l'apothéose ! Ou l'épopée, selon l'un des systèmes en vogue dans la mythologie, a changé en hommes, en guerriers d'anciennes divinités locales et la divinité d'un Thésée, d'un Ajax, d'un Achille, d'un Ulysse est devenue de l'humanité, ou ces héros, agrandis, exaltés par la poésie, furent les chefs et les guerriers d'une époque reculée, et, dans cette supposition, il est évident que leur apothéose est postérieure à Homère.

Descendons au siècle des guerres Médiques, à l'âge du républicanisme chez les Hellènes. Alors, comme dans tous les temps et plus qu'en aucun autre temps, les grands services rendus à la patrie, la supériorité dans les conseils et sur les champs de bataille, reçoivent le double lot qui constitue leur destinée : honneurs et couronnes d'une part, de l'autre rivalités jalouses, ingratitude populaire, persécutions, exil ou pis encore. Jamais Thémistocle, Aristide, Cimon, Périclès, ni de leur vivant, ni après leur mort, ne reçurent d'honneurs divins. Ces grands hommes, les tout premiers, auraient rejeté bien loin tout hommage qui eût empiété sur les droits des immortels. Un profond sentiment dominait alors l'esprit de la nation, celui de la condition dépendante et inférieure de l'homme, dans laquelle les dieux font retomber par d'éclatants revers tout mortel assez audacieux pour leur disputer leurs privilèges. C'est le sens profond des récits d'Hérodote, c'est ce qu'exprime ce mot de φθνος cette jalousie divine qui, aux yeux de l'historien, est le premier attribut de la Providence, la cause invisible des grandes catastrophes. Dans Pindare, les princes les plus puissants, après de magnifiques éloges, sont avertis, au milieu du concours qui célèbre leur triomphe, de respecter les limites imposées à l'orgueil humain. Chez Eschyle, chez Sophocle, inspirations semblables, c'est même ainsi que se résume le grand effet moral de la tragédie. Le sens religieux de cette glorieuse époque marche de pair avec le sentiment de l'égalité républicaine. Que devient-il dans la décadence de l'ancienne Grèce et de sa liberté, lorsque dans leur longue lutte Athènes et Lacédémone se sont porté des coups irréparables, lorsqu'on voit grandir les abus de la démocratie et les vices de l'oligarchie, l'ancienne simplicité faire place à des mœurs nouvelles, l'esprit public étouffé par les factions, la mollesse et la férocité se donnant en quelque sorte la main ? Voici Athènes enfin terrassée par sa rivale ; Lysandre triomphe avec le parti lacédémonien, avec les hétéries oligarchiques qui peut-être se réjouissent de la ruine de la patrie ! Plutarque, d'après l'historien Duris, nous apprend dans la biographie de l'orgueilleux Lysandre, de cet implacable ennemi de la démocratie athénienne, que dans cette occasion, pour la première fois, les villes élevèrent des autels à un homme et qu'elles chantèrent des péans en son honneur : Io Paian ! Chantons le général de la puissante Lacédémone ! Le fait semble pour cette fois être isolé, exceptionnel ; du moins, jusqu'à Philippe de Macédoine, les historiens ne font connaître rien d'analogue. Mais, dans le triomphe de ce prince, lorsque enfin à Chéronée la liberté grecque a été blessée à mort, l’anthropolatrie se montre à découvert et prend pied dans les mœurs de la nation. Parvenu au comble de ses vœux, Philippe célèbre le mariage de sa fille ; des fêtes brillantes réunissent à la cour de Pella une foule de curieux accourus de toutes les parties de la Grèce ; les actions de grâce, les témoignages d'enthousiasme éclatent en faveur du chef des Amphictyons ; il ne manque plus que de l'associer au culte des immortels, et, dans une pompeuse procession, à la suite des douze grands dieux offerts selon l'usage à l'adoration publique, s'avance une treizième statue, un treizième dieu ; c'est Philippe.

Qu'ils sont dignes d'étude, les rapports intimes et puissants qui lient aux destinées des religions les destinées politiques des peuples ! Cette grande loi de l'histoire, admirablement appliquée par M. E. Quinet aux destinées de l'Italie dans le moyen âge et jusqu'à nos jours, trouve pour les peuples de l'antiquité sa confirmation dans une analogie qui saule aux yeux et que fournit l'histoire romaine : le dictateur Jules César a mis sous ses pieds ou du moins à ses genoux les maîtres de la terre ; l'adulation, pour mettre le comble aux hommages qu'elle lui prodigue, appelle comme pour Philippe la religion à son secours, et la religion s'y prête parce que dès longtemps, dans le cœur des fils de Quirinus. Elle a perdu le sens qu'elle avait pour leurs ancêtres. Je laisse parler Suétone : Non seulement César accepta des honneurs excessifs, tels que le consulat perpétuel, la dictature à vie, la surintendance des mœurs, le prénom d'Empereur, le surnom de Père de la patrie, une statue au milieu des rois, un pavillon à part dans l'orchestre ; il permit encore qu'on lui rendît des hommages qui n'appartiennent qu'à la divinité, un siège d'or dans la curie et au tribunal, un char de triomphe (tensa) et un brancard (ferculum) dans les pompes ou processions du cirque, des temples, des autels, ses images à côté de celles des dieux, le lit sacré, un Flamme, des Luperques et son nom donné à l'un des mois de l'année.

Dans cette introduction de l'anthropolâtrie en Grèce et à Rome l'analogie est frappante. En étudiant son développement ultérieur chez les deux peuples, on voit percer quelques différences qu'il vaut la peine de relever. Le génie oriental lui semble plus favorable que celui de l'Occident. Elle enivre la grande âme d'Alexandre qui se donne pour fils de Jupiter, et elle se produit sans pudeur sous les dynasties formées du démembrement de son empire. A Athènes même, lorsque Démétrius de Phalère, qui commandait la garnison macédonienne, est expulsé par cet autre Démétrius, le fils d'Antigone, qui proclame le rétablissement d'une liberté éphémère, celle démocratie dégénérée, non contente de saluer rois le père et le fils, les place tous deux au nombre des dieux sauveurs et leur consacre un prêtre (Plutarque, Démétrius, 10, sqq). On se réjouit pourtant de voir le génie d'Athènes protester sur la scène contre tant de bassesses : c'était le démagogue Stratoclès qui avait porté le décret adulatoire à l'agora ; le poète Philippide l'accuse tout haut dans une comédie de prostituer à de simples mortels les honneurs qui n'appartiennent qu'aux dieux : τς τν τιμς ποιοντνθρωπινς. Avec de pareils précédents faut-il s'étonner de voir les Séleucides en Syrie et les Ptolémées en Égypte se faire diviniser de leur vivant, comme l'attestent les monuments et les médailles ? On s'étonne moins encore de voir plus tard dans les contrées d'Orient conquises par les Romains l'encens fumer sur l'autel de la déesse Rome et du sénat, et des honneurs extraordinaires et presque divins 'enivrer l'orgueil des proconsuls et préparer ainsi de loin l'institution des néocories impériales. En Occident, à Rome surtout, l'anthropolâtrie s'introduisit moins aisément et se contint dans de plus justes bornes. L'horreur que ces innovations dans le culte de l'État inspiraient au vieil esprit républicain ne contribua pas peu à grossir le nombre des ennemis de César et la religion non moins que la politique eut sa part dans la réaction qui causa sa mort. Aussi Auguste et Tibère se refusèrent-ils à recevoir de leur vivant à Rome et en Italie, des honneurs divins, et, dans les usages du gouvernement impérial, l'apothéose n'appartenait qu'aux morts et non aux vivants. Rien ne relève autant la dignité du sénat sous l'empire que la règle qu'il établit à ce sujet, et dont on ne peut pas l'accuser d'avoir fait une lettre morte. En usant du droit qu'il s'attribua de juger le règne du prince décédé, il ne déféra le plus souvent l'apothéose qu'à des empereurs qui avaient exercé avec fermeté et modération leur immense pouvoir et qui léguaient à leurs successeurs de salutaires exemples. Jamais cette assemblée ne se rapprocha davantage des jours de son ancienne grandeur qu'en se servant de ce privilège pour flétrir de sa sentence la mémoire d'un Caligula, d'un Néron et d'autres méchants princes.

Pour apprécier avec une équité philosophique ces institutions de l'apothéose et des néocories, si bizarres à notre sens, il convient de réfléchir qu'il était dans l'esprit et la destinée de la religion grecque et romaine d'arriver à une phase de divinisation de l'homme. L'anthropomorphisme, qui avait commencé son œuvre en personnifiant les forces de la nature, devait aboutir, dans son développement progressif, à l'apothéose du génie et de la grandeur humaine. La part de condamnation faite aux abus et aux vices de la société sous l'empire, il faut reconnaître qu'elle forma de sublimes caractères, et que le culte enthousiaste qu'elle rendit aux vertus d'un Titus et d'un Marc Aurèle, l'apothéose qui n'en était que la plus haute expression ne furent point de vaines démonstrations dépourvues de toute sincérité. Ces usages singuliers deviennent moins difficiles à comprendre lorsqu'on se place au point de vue religieux de cet âge où s'opéra une dernière et définitive évolution dans la métaphysique et l'esprit du polythéisme ; mais aussi, plus que toute autre chose, ce nouveau culte et l'abus qu'en fit l'adulation, excitèrent, contre la religion de l'État, la révolte des consciences et les résistances généreuses qui profitèrent aux rapides progrès du christianisme. L'Église, de son côté, en établissant et consacrant le dogme de l'incarnation, le culte de l'homme Dieu, obéit à cette croyance instinctive des derniers siècles de l'antiquité. Mais l'idéal unique et incomparable d'une vie sainte et du plus pur dévouement ne pouvait accepter d'associé. Aussi, chose bien remarquable, les premières et les plus illustres Églises chrétiennes se sont-elles formées au milieu des populations les plus zélées à multiplier les temples et les cérémonies en l'honneur des empereurs, ces dieux de la terre. Les sept Églises d'Asie nommées dans l'Apocalypse, Éphèse, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie, Laodicée et Smyrne, qui y reçoit un si beau témoignage, étaient autant de villes néocores.

 

SECONDE PARTIE. — Vie d'Ælius Aristide.

Sous les règnes heureux qui se succédèrent depuis la mort de Domitien, la ville de Smyrne, dont la beauté sans égale était, dès le temps d'Auguste, reconnue par le géographe Strabon, devint de plus en plus l'ornement et la couronne de l'Asie. Fière de ses monuments anciens et nouveaux, de ses ports, de son commerce aussi actif qu'étendu, et plus encore de la renommée de son école d'éloquence, elle voyait s'accroître son importance dans la province, les ressources de ses citoyens, l'affluence des étrangers.

Au milieu de ces prospérités, surprise par une de ces terribles secousses qui désolent encore de nos jours les belles régions de l'Asie Mineure, elle disparaît en un moment du nombre des cités ; sa population décimée, plongée dans la misère, excite la compassion des peuples voisins, de la Grèce entière ; attentif aux besoins des provinces, le pouvoir impérial lui tend une main secourable, et toutes les mesures sont prises pour relever la ville de ses ruines. Le jour arrive, sans trop s'être fait attendre, où l'œuvre de restauration est assez avancée pour que le peuple smyrnéen, dans une fête solennelle, adresse ses actions de grâces aux dieux, au prince et aux cités dont il a éprouvé l'active sympathie.

Dans les diverses situations que cette ville traverse de la sorte en quelques années, un personnage dont les talents et le caractère attirent par eux-mêmes les regards, joue un rôle éminent. Citoyen de Smyrne par adoption et par le dévouement qu'il lui porte, une assemblée de ce peuple avide de spectacles et de discours l'a entendu célébrer la noble cité, lorsque nageant dans l'opulence et la sécurité, elle était loin de prévoir le naufrage qui la menaçait. On reconnaît à peine dans la Smyrne de nos jours quelques traces des splendeurs dont le panégyriste nous a conservé une image pompeuse et parfois confuse, mais curieuse et instructive. Aussitôt après le terrible événement, il est le premier à le publier, à sonner, pour ainsi dire, le tocsin de détresse ; sa plainte éclate dans une prose lyrique destinée à frapper les imaginations. Il se hâte en même temps d'écrire à l'empereur, dont il est connu et admiré, et cette lettre, cette instante supplique en faveur de la malheureuse cité, touche Marc Aurèle jusqu'aux larmes. Enfin, lorsqu'elle renaît à la vie, et qu'au deuil succède l'allégresse, c'est la même bouche qui, se faisant l'organe des sentiments de tous, remercie, en ce jour de fêle, au nom de l'assemblée, les dieux, le prince et les cités amies.

Cet orateur, alors célèbre, très vanté par les générations qui suivirent la sienne, et qui n'est plus guère connu que des érudits, était Ælius Aristide, figure singulière dont les bizarreries mêmes appartiennent à la peinture de son siècle, et que je voudrais faire bien connaître par le récit de sa vie, et par quelques extraits de ses ouvrages. D'ailleurs, relies de ses productions dont je donnerai quelque idée et où nous le verrons prenant une si vive part aux destinées de Smyrne, nous fourniront une page de plus des annales de cette cité, dont on a vu, dans la première partie de ce mémoire, les commencements et la suite jusque sous l'empire. Enfin, et c'est là ce qui mérite le plus notre attention, Aristide présente le type le plus frappant de ce que j'appellerai volontiers les lettrés de l'empire, ayant accès, comme ceux de la Chine, aux emplois les plus divers, aux charges les plus élevées. Leur profession, dans ce qu'elle a eu de sérieux comme par les côtés qui nous semblent le plus futiles, définit à merveille l'esprit de la civilisation grecque dans la phase où elle entra dès le premier siècle de l'ère vulgaire, phase moralement et politiquement distincte des précédentes, malgré les traditions et les tendances qu'elles lui avaient léguées, et féconde en résultats pour les destinées ultérieures de la nation.

I.

Ælius Aristide, dont les conjectures les mieux fondées placent la naissance au milieu du règne d'Adrien, vers l'an 125 de notre ère, ne vit pas le jour à Smyrne, comme le ferait supposer le titre qu'il dut plus tard à l'affection des Smyrnéens. Sa patrie d'origine fut Adriani, ville de la Mysie olympienne, confondue à tort par quelques savants avec Adrianothère (lieu de chasse d'Adrien), mais située dans la même province. Elles tenaient toutes deux leur nom de l'empereur Adrien qui, dans un de ses grands voyages, avait séjourné dans ces contrées. La petite Mysie, ou Mysie olympienne, touchait à la Bithynie, dans laquelle elle fut par la suite incorporée, et le site d'Adriani, que l'on retrouve dans le village turc d'Edrieni, occupe un vallon voisin des eaux du Rhyndacus et des pentes méridionales de l'Olympe Mysien. Aristide avait à faire deux jours de marche pour gagner les bords du fleuve Esèpe et leurs eaux thermales, très fréquentées, et trois jours pour se transporter à Pergame, où l'appelèrent tant de fois sa dévotion pour Esculape et les prescriptions médicales de ce dieu. Sur le versant opposé de la même chaîne, il atteignait, à quinze lieues de chez lui, la belle cité de Cyzique, dont il a fait l'objet d'un de ses panégyriques. Tout près d'Adriani, sur une des hauteurs qui se détachent des flancs de l'Olympe, s'élevait un temple de Jupiter olympien, surnom que cette situation, explique suffisamment. Le prêtre de ce dieu, Eudémon, fut le père d'Aristide, dont les premières années se passèrent ainsi dans le voisinage d'un sanctuaire révéré. Il nous a conservé les noms de quelques-uns de ceux qui s'occupèrent de sa première éducation. Epagathe, son père nourricier, ou, ce qui est la même chose, l'instituteur de son enfance, était un homme de bien qui, par sa piété, au su de tous, vivait sur un pied de commerce familier avec les dieux. Aristide nous fait aussi connaître sa nourrice, Philumène, qui fut ressuscitée par Esculape ; sa sœur de lait, Callitechné, et Alcime, qui le servit comme intendant, et qui était le mari de Callitechné ; enfin leur fils, Hermias, élevé et soutenu parles soins d'Aristide, et qui demeura son client plutôt qu'un domestique attaché au service de sa maison. Le patron, comme nous le verrons dans la suite, atteint d'une grave maladie, attribua son salut à la mort de ce protégé, victime substituée à sa place par les dieux.

Les impressions d'enfance durent entrer pour une bonne part dans le caractère de dévotion minutieuse et crédule dont Aristide donna tant de preuves. Le cours d'études qui lui inspira l'amour des lettres et le culte passionné de l'éloquence, les voyages qui complétèrent son éducation, ne laissent aucun doute sur la condition aisée de ses parents, et témoignent des vues ambitieuses qu'ils conçurent de bonne heure pour ce fils unique. La jeunesse destinée aux carrières élevées, lorsqu'elle sortait de la tutelle et des leçons des pédagogues ou instituteurs domestiques, allait recevoir les instructions des professeurs de grammaire et de littérature, double attribution renfermée alors dans le seul et même nom de grammairien, γραμματικς. Celui auquel Aristide ou ses parents donnèrent la préférence tenait son école à Cotyœum (Kutaieh), ville de la Phrygie Épictète, éloignée seulement de quelques lieues d'Adriani. Mais la proximité des lieux ne fut pas la seule, ni la principale raison de ce choix. Alexandre, ainsi s'appelait le professeur, était un philologue des plus renommés par son savoir et son mérite. Il avait étudié sa science dans toutes ses branches, et, comme l'ont fait dans les temps modernes, un Casaubon, un Ruhnken, un Hermann, avant d'en cueillir les fruits les plus attrayants et les plus relevés, il avait approfondi les principes et les questions de la grammaire, premier fondement de toute saine érudition. On porte jusqu'à cent le nombre des volumes qu'il publia sur des matières de critique et d'exégèse, el qui lui méritèrent l'estime du monde savant de cette époque. Il y corrigeait ou éclaircissait les textes d'Homère, d'Archiloque et de la plupart des autres grands poètes de la Grèce. Habile instituteur, il s'entendait à exciter chez ses élèves l'émulation et l'activité d'esprit. Lorsque mon maître, dit Aristide, proposait une question sur quelque sujet qui m'était bien connu, si quelqu'un de mes condisciples répondait avant moi, je gardais le silence, de peur qu'on ne s'imaginât que sa réponse m'avait suggéré la mienne. Mais la plus grande gloire du grammairien de Cotyée fut de compter par mi ses élèves deux hommes qui s'illustrèrent dans deux carrières bien différentes, et qui, tous deux, conservèrent un vif attachement pour sa mémoire. Ayant quitté Cotyée pour aller s'établir à Rome, il y fut chargé d'instruire, dans les lettres grecques, le jeune Marc Aurèle, déjà destiné à l'empire. Il est curieux de rapprocher les témoignages de vénération et de reconnaissance filiale que lui rendirent longtemps après l'orateur et le prince. L'un, dans un éloge funèbre d'où la rhétorique n'a pu bannir entièrement le naturel et l'intérêt, l'appelle son guide, son père, son plus intime ami, l'homme qui fut tout pour lui. Alexandre le grammairien, écrivait de son côté Marc Aurèle, dans l'introduction de ses Maximes, m'a appris à m'abstenir de toute critique offensante, à ne pas reprendre d'une manière désobligeante celui qui, dans le discours, laisse échapper un solécisme ou un terme impropre, à insinuer adroitement l'expression qu'il eût fallu employer, sous la forme d'une réplique, ou d'un acquiescement à l'opinion de l'interlocuteur, ou enfin par quelque allusion finement détournée.

Le choix d'une carrière dut être fixé de bonne heure pour Aristide ; il ne pouvait en embrasser une plus conforme à ses aptitudes et à ses goûts que celle de sophiste ou orateur. Il n'en était point de plus brillante, de plus honorée pour les talents supérieurs, et c'est de ce côté que le portaient depuis longtemps la direction de ses études, les applaudissements et les éloges de ses premiers maîtres. Une détermination tellement irrésistible lui parut venir d'en haut, et dans les lignes suivantes tirées d'un de ses Discours sacrés, on reconnaît le langage du fils d'un prêtre de Jupiter, nourri au milieu des oracles, des initiations et des prodiges : Esculape m'a donné dès mes jeunes années des maîtres dont les encouragements et les prévisions m'annonçaient le premier rang. Aussi, dès lors, ai-je voué ma vie aux éludes littéraires et à l'éloquence.

Ses études, jusque-là, n'avaient été qu'une préparation à celle de l'art de la parole tel qu'on l'entendait et le pratiquait de son temps. C'est dans quelques-unes des écoles, alors fameuses, auprès des orateurs célèbres qui en étaient les chefs, qu'il devait maintenant, avec une nombreuse jeunesse animée de la même ambition, aller chercher un enseignement supérieur. Les maîtres en vogue formaient leurs disciples moins encore par des leçons en règle que par leur exemple et par le spectacle de leurs prouesses oratoires. C'est là qu'on apprenait les secrets de la composition improvisée et les prestiges d'un débit essentiellement théâtral.

Entre ces écoles de sophistique, la prééminence était vivement disputée. C'était à qui attirerait la plus grande affluence d'étudiants. Au témoignage de Philostrate, garant le mieux instruit, celles qu'Aristide fréquenta principalement et qui contribuèrent le plus à le former, furent celles de Pergame et d'Athènes. Il nomme Athènes la première, et il se peut bien qu'il ait ainsi suivi l'ordre des temps. Dans quelle autre ville la jeunesse grecque de l’Asie Mineure, après l'instruction élémentaire qu'elle n'était pas obligée de chercher si loin, serait-elle allée recueillir la tradition encore vivante du beau langage, de l'élégance dans le tour, de la propriété dans l'emploi des mots, de la meilleure prononciation, de l'atticisme enfin, pour tout dire en un mot ? La chaire d'Athènes était alors occupée par le maître illustre qu'on surnommait le roi de l'éloquence, la bouche du peuple hellène, Athénien de naissance et d'origine, comme l'indique son surnom d'Atticus. Parmi les auditeurs qui s'empressaient autour de son trône, tel était le terme usité, Hérode ne dut pas tarder à distinguer Aristide. L'estime d'un maître aussi passionné dans ses affections que dans ses haines répondit à l'ardeur enthousiaste et aux brillants essais du futur orateur. Mais cette relation ne fut pas de celles qui résistent à l'épreuve du temps, ou, ce qui est plus rare encore, aux frottements d'amour-propre. Dans les occasions qui, parla suite, attirèrent et retinrent Aristide à Athènes, l'attrait et la puissance de sa parole y firent sensation. Or, la jalousie de métier trouvait place dans le cœur d'Hérode à côté de sentiments plus généreux, et, d'ailleurs, Aristide, qui se faisait une règle et un mérite de concentrer sa pensée et de méditer son sujet avant de le traiter en public, n'épargnait pas ses critiques et ses épigrammes au genre d'improvisation alors à la mode, et dont la perfection consistait à être toujours prêt. Cette perfection, Hérode se piquait de l'avoir atteinte ; il n'en faut pas davantage pour expliquer le mauvais vouloir dont il donna la preuve suivante à son ancien disciple. C’étaient cette fois les Panathénées qui rappelaient celui-ci dans la cité de Minerve. Il avait composé, avant son départ, le discours qu'il se proposait de prononcer dans cette fête, le plus long de tous, et, vraiment, par trop long, mais aussi l'un des mieux travaillés. Il y reprenait, en l'amplifiant jusqu'à l'excès, le thème traité par Isocrate, à savoir tous les privilèges et les hauts laits du peuple athénien, à commencer par l'âge de la fable et de ses héros. Aristide, qui se promettait de ce panégyrique un éclatant succès, avait omis dans son calcul, la jalousie et la puissance d'Hérode. Disposant de tout à Athènes en vrai prince qu'il était, et probablement ordonnateur suprême de la fête dont l'ouverture approchait, il refusa la tribune à son disciple, devenu son rival. Que faire contre un pareil abus de pouvoir ? Aristide eut recours à une ruse, et, je crois, sans avoir à vaincre trop de scrupules ; entre sophistes, elle était de bonne guerre. Il se hâta, pendant le temps qui lui restait, de composer sur le même sujet une froide et insipide rhapsodie, dont il donna lecture à Hérode, qui s'empressa de retirer son refus. Une œuvre si médiocre ne pouvait que faire un fiasco complet, dont il se réjouissait d'avance. Le jour arrive ; citoyens et étrangers remplissent le théâtre de leur immense concours. Aristide, joyeux du succès de son artifice, heureux de monter à cette tribune dont il avait failli se voir exclu, débite son chef-d'œuvre, ce Panathénaïque, encore de nos jours universellement admiré, et qui fut reçu avec des transports d'enthousiasme. Ainsi s'exprimait, trois siècles après, le rhéteur Sopater, garant de cette anecdote. Cet Hérode, moins fier encore de sa renommée d'orateur que de ses aïeux, qui remontaient jusqu'à Thésée, des dignités dont le décora le peuple athénien, et des honneurs, le consulat entre autres, que les Césars lui avaient décernés à lui-même, jouissait à Athènes d'une espèce de royauté, et il en usa plus d'une fois en despote ; une véritable cour l'entourait, et les adulateurs n'y manquaient pas. Généreux au fond et magnifique dans ses libéralités, qui dotèrent la Grèce de beaux édifices et d'utiles fondations, il gâtait ces nobles qualités par une vanité excessive et pleine d'ostentation. A ces travers du Grec et du sophiste, il en joignait d'autres qui feraient croire qu'il coulait dans ses veines quelques gouttes de sang romain, l'esprit de domination, des accès ou des caprices de violence et de cruauté. Sa mémoire n'a jamais été entièrement lavée du plus grave reproche dont elle ait été atteinte : les mauvais traitements qu'il fit subir à Régille, son épouse, romaine de famille sénatoriale. Il fut accusé de l'avoir fait mourir, et la sentence d'acquittement n'empêcha pas les plus soupçonneux de trouver une nouvelle preuve de son crime dans l'éclat pompeux de son deuil et le faste des monuments qu'il éleva en l'honneur de cette infortunée.

Sur ses vieux jours, Hérode n'était pas corrigé des emportements de son orgueil et de son humeur. Un procédé blessant de sa part mit à l'épreuve la magnanimité de Marc Aurèle, qui n'avait plus lui-même que quelques années à vivre. Le pardon du sage souverain ne pouvait aller jusqu'à rendre toute son estime à son ancien professeur de littérature. Aussi n'a-t-il pas trouvé une ligne à lui consacrer dans le chapitre de ses Maximes où il passe en revue avec une scrupuleuse reconnaissance tous les maîtres qui ont formé sa jeunesse. Le rhéteur grec est entièrement sacrifié au rhéteur latin, à ce Fronton qui demeura en effet l'ami intime du prince. Le souverain qui porta la philosophie sur le trône, et qui possédait à un si haut degré la mémoire du cœur, ne comptait pas Hérode parmi les hommes auxquels il devait le bienfait d'une haute culture morale.

C'est à Pergame qu'Aristide alla continuer ses études et ses exercices d'éloquence. Philostrate nomme le professeur qui, alors, dirigeait cette académie ; Aristoclès, né dans cette ville, où il s'était d'abord voué à la philosophie péripatéticienne, se trouvait à Rome dans le temps où les improvisations d'Hérode Atticus y étaient l'événement du jour. Transfuge de la philosophie, Aristoclès devint un des élèves préférés du rhéteur athénien, dont il reproduisit assez heureusement l'élocution ingénieuse et l'élégance attique. Le biographe des sophistes, dans la notice qu'il lui a consacrée, nous apprend que, lorsque Hérode quitta sa chaire d'Athènes pour une des absences prolongées qu'il fit de cette ville, il envoya à Pergame, les léguant ainsi à Aristoclès, tous ses élèves ; suffrage d'une autorité alors incontestée, qui mit le comble à la vogue de cette école. Mais quelle idée cela nous donne de l'empire qu'Hérode exerçait sur la jeunesse ! Aristide ne fit-il point partie de cet essaim volant d'une ruche à l'autre, et dont le déplacement le rapprochait de son pays natal ?

L'orateur, lorsqu'il était temps pour lui de faire ses débuts, parcourait la Grèce et l'Asie Mineure, en donnant ce qu'on peut appeler des représentations oratoires. Ces athlètes de la parole, sortis de la palestre et de ses enseignements, achevaient de se former, en allant de ville en ville se faire connaître et apprécier du public rassemblé au théâtre ou ailleurs. Le jeune orateur pouvait, dans les cités où le conduisaient ses tournées, recevoir des maîtres illustres qui y tenaient école ces avis d'expert, ces dernières leçons qui éclairent le talent sur le genre de perfection et les qualités de style auxquelles l'appelle sa nature. Cela explique pourquoi, selon les sources que l'on consulte, Aristide, ou tel autre sophiste de renom, aurait étudié à d'autres écoles d'éloquence que celles indiquées par Philostrate, ou du moins en aurait fréquenté un plus grand nombre. Ainsi le lexicographe Suidas lui donne Polémon pour principal maître, dans l'intention peut-être de le rattacher à l'école de Smyrne, illustrée par l'enseignement de Scopélien, dès le règne de Nerva. Polémon, qui occupa la même chaire du temps des empereurs Trajan et Adrien, et dont les leçons formèrent Hérode Atticus lui-même, mourut sous Antonin le Pieux, à l'âge de cinquante-six ans. Aristide put le voir, le consulter, profiter de ses critiques avant qu'une grave maladie le forçât de prendre sa retraite. En tout cas, ce qu'il y a de certain dans le dire de Suidas, c'est que Smyrne fut le premier ou l'un des premiers théâtres où Aristide essaya ses forces en public, où il fut vivement goûté, se fit un parti et des admirateurs ; il ressortira même, je crois, de la suite de ce récit que c'est à cette époque de sa vie que les Smyrnéens lui conférèrent le droit de bourgeoisie dans leur cité.

Rhodes fut une des étapes où le jeune orateur alla mesurer ses forces, et, selon quelque apparence, une des dernières. Il n'eut garde d'oublier l'accueil fait à ses discours dans le théâtre et le gymnase du peuple le moins dégénéré de la Grèce. L'origine dorienne de ces insulaires se laissait encore reconnaître dans leurs habitudes comme dans leur langage. La décence, la mesure, quelque chose de la grave simplicité du bon vieux temps, réglaient jusqu'aux marques d'approbation qu'ils donnaient aux orateurs. Aristide sentit le prix d'une admiration non moins parlante pour être silencieuse : au lieu de battre des mains ou de se lever tumultueusement de leurs places en agitant les bras, comme un auditoire d'Éphèse ou de Nicée, ils inclinaient la tête aux passages qu'ils goûtaient le plus vivement.

II.

De Rhodes, Aristide regagna le continent de l'Asie Mineure, et dut passer quelque temps dans sa ville natale et autres lieux de prédilection, avant d'entreprendre un voyage plus lointain, où il ne s'agissait plus de continuer l'apprentissage de son art. L'Égypte était, d'entre les provinces de l'empire, une des plus fréquentées par le vulgaire des touristes. Aristide avait un but plus sérieux. Versé dans les lettres antiques, il rendait grâces à Hérodote de lui avoir inspiré l'amour de cette terre des merveilles et d'une primitive sagesse, et il allait vérifier à son tour les assertions de l'historien. A ce motif, dont nous sommes instruits par lui-même, s'en joignaient d'autres plus profonds, tenant à ses sentiments religieux, à ses dévotions, au caractère sacerdotal qui releva chez lui la profession de l'orateur. C'était une sorte de consécration qu'il allait chercher au pied des autels d'Isis et d'Osiris. Des types bien différents de celui du rhéteur avaient frappé cette imagination exaltée. L'hiérophante et le prophète d'un nouveau Pythagorisme avait rempli de son nom et de son exemple le commencement de ce siècle. Comme le sage de Samos, et comme Platon lui-même, on peut le dire, Apollonius de Tyane avait demandé à l'Égypte le sceau d'autorité mystique dont il avait besoin pour sa mission ; des vues semblables, un tel objet d'émulation n'ont certes rien d'étranger au caractère d'Aristide.

Cette pérégrination fut de quelque durée, puisqu'il fit quatre fois le tour entier de l'Égypte. Il nous l'apprend dans une lettre, ou plutôt dans une dissertation adressée à un nommé Euthymène, personnage d'ailleurs inconnu. Il s'avança, au moins une fois, jusque sur le territoire de l'Éthiopie, en remontant le Nil jusqu'à Éléphantine, sept stades au-dessous de la cataracte, et de là à l'île de Philae, dont il fit le tour et d'où il redescendit dans un bateau du pays. Dans ces excursions répétées, aucun lieu remarquable, aucun monument n'échappa à son examen ; mais il s'arrêta surtout à bien voir les Pyramides, le Labyrinthe, les temples, les hypogées, prenant des notes avec soin, vérifiant les dimensions d'après les textes, et recherchant partout les prêtres et les prophètes pour les consulter sur les points que ses auteurs ne suffisaient pas à éclaircir.

Un accident regrettable lui fit perdre ce journal de voyage. Que n'est-il parvenu jusqu'à nous avec les autres écrits d'Aristide ! Il nous en apprendrait bien plus que l’Égyptien sur la topographie de l'Égypte, et sur l'état de ses monuments, tels qu'ils se montraient aux voyageurs, dix-sept cents ans avant nous. Ce traité n'est pourtant point à dédaigner. Plus fort, il est vrai, d'érudition que de raison, il est agréablement écrit, et il met en plein jour la manière de penser d'Aristide, et, sauf quelques rares exceptions, de ses contemporains. Nous y trouvons discutées, et c'est là le propre sujet dont il ne s'écarte pas, les diverses explications que l'on avait données des crues annuelles du Nil, celle entre autres que l'on tirait de l'action des vents étésiens qui, disait-on, grossissait le fleuve en faisant rétrograder son cours inférieur du nord au sud, et celle qui attribuait le phénomène à la fonte des neiges dans les monts de l'Éthiopie, ainsi qu'aux pluies de cette région reculée. Cette dernière, la seule raisonnable, semble avoir été chez les Grecs aussi ancienne pour le moins que les autres. Elle est clairement et magnifiquement énoncée dans un fragment d'une des pièces perdues d'Eschyle, et Euripide n'avait pas besoin des leçons d'Anaxagore pour faire dire à Hélène : Le Nil, ce fleuve d'une virginale beauté, dont les eaux, nourries par la fonte des neiges, fertilisent les campagnes de l'Égypte, en remplaçant pour elles les pluies du ciel[3].

A cette vieille vérité, pleinement confirmée pour nous par de récentes découvertes, Aristide, qui n'y voit qu'une invention absurde, oppose les ardeurs du climat africain sous la zone torride, l'aridité de ces déserts qui ont toujours repoussé la présence de l'homme. Après avoir ainsi écarté toutes les solutions naturelles du problème, il en propose une tout à fait conforme à ce que nous avons déjà appris à connaître de son tour d'esprit.

De même que le sommet des Pyramides étonne nos regards, tandis que la partie opposée, enfouie sous le sol, et, à ce que m'ont assuré les prêtres, non moins colossale dans ses dimensions, se dérobe à notre connaissance, de même le Nil, parvenu au faîte de sa grandeur, ne reconnaît plus d'autres bornes que l'Égypte elle-même, et la plaine qu'il inonde offre l'aspect d'une vaste mer ; mais comment devient-il si grand ? Quelle est l'origine de ses accroissements ? Voilà ce qui échappe à la connaissance de l'homme. Si l'Égypte, seule d'entre les contrées, changeant de forme et d'existence au gré de son fleuve, revêt tour à tour la nature d'un continent et celle d'une mer, et fait vivre les êtres dont elle est peuplée, tantôt sur la terre ferme, tantôt au milieu des eaux, à quoi doit-on attribuer ces merveilles, sinon à l'infinie sagesse et à ses divines prévisions ? Le Nil, imitateur de Jupiter, qui lui confia ce ministère, prodigue aux peuples de l'Égypte, en compensation des eaux du ciel qui leur sont refusées, les trésors de son onde dans la saison où ils leur sont le plus nécessaires, leur assurant ainsi des récoltes d'une merveilleuse abondance, et bien au-delà de leurs besoins. Voilà, à mon sens, la cause unique à laquelle l'Égypte doit la présence du Nil et l'accroissement de ses eaux en été. Il en est de son cours comme des guérisons que nous accordent les dieux sauveurs, dont l'un porte le même nom que lui. Le principe suprême et la cause de ces délivrances est la volonté même qu'ils ont de nous sauver de la maladie et de la mort. Mais la raison qui les détermine à nous prescrire tel ou tel médicament, les vertus secrètes qui en expliqueraient le choix, qui fut jamais capable de les découvrir ? Ne nous sauvent-ils pas souvent par les remèdes en apparence les plus contraires à cet effet, et dont l'emploi répugne le plus à notre ignorance ? (Aristide, Aegypt., tome II, page 487-489 de l'édit. de Dindorf.)

C'est bien là ce qu'on appelle la foi du charbonnier. Les dieux le veulent ainsi ; toute autre explication des phénomènes est interdite à l'intelligence de l'homme. Aristide se trouvait à l'aise dans ces entraves ; c'était un supra-naturaliste dans toute la force du terme, et des plus conséquents. Mais tout le monde à peu près pensait ainsi de son temps. Les classes les plus cultivées inclinaient de ce côté. Il est des siècles où les vérités et les recherches d'un certain ordre éblouissent et repoussent le regard de l'homme. La sagesse païenne était plus curieuse et hardie quelques centaines d'années avant Aristide. Sans doute, du premier au dernier âge de l'antiquité, les croyances populaires, dédaigneuses ou méfiantes, résistèrent invinciblement à l'invasion de la science. Un Thalès, un Anaxagore n'eurent d'autres soutiens qu'une rare élite d'esprits courageux. L'immense travail d'un Aristote, les recherches, les observations et les calculs d'un Hipparque, d'un Ératosthène, d'un Archimède, ne réussirent qu'à élargir quelque peu cette menaçante enceinte de ténèbres impénétrables. C'est sous la protection des Ptolémées, et dans la fleur de leur académie alexandrine, que l'isolement des investigateurs fut le moins effrayant. Depuis lors, la nuit se fait, de plus en plus épaisse. L'astrologie, la magie, le goût des prodiges ne laissent presque plus de place à l'étude raisonnée des phénomènes. Au temps des Antonins, elle entrait moins que jamais dans le champ d'études des classes supérieures ; les lettres, l'art de la parole, une rhétorique subtile absorbaient tout. Ce ne peut être impunément et sans péril pour la vraie culture que les habitudes générales ou un système officiel d'éducation publique sacrifient les sciences aux lettres ou les lettres aux sciences. Combien autre serait l'éloquence de ces rhéteurs de l'empire si, comme Périclès, ils eussent conversé avec Anaxagore ! Le mal, après l'âge des Antonins, va croissant et envahit tout : chrétiens et païens se valaient à cet égard. Que l'on en juge par l'anathème que l'un des plus éloquents apologistes du christianisme, Lactance, prononçait contre une des notions les plus élémentaires de la cosmologie ! Il croyait ainsi achever de confondre la sagesse des Gentils par le plus frappant exemple de ses égarements.

Peut-on pousser l'ineptie jusqu'à s'imaginer qu'il y ait des pays où les hommes ont les pieds en haut et la tête en bas, où les moissons et les arbres croissent du haut en bas, où la pluie, la neige, la grêle montent vers la terre, au lieu d'y descendre Voilà jusqu'où s'égarent, dans leur folie, les hommes qui, entêtés d'un faux principe, en embrassent forcément les conséquences. Réduite à soutenir une idée chimérique par d'autres chimères, leur philosophie se joue de nous par de vains tours d'adresse, ou bien, ayant pleine conscience du mal qu'elle veut faire, elle prend la défense du mensonge, et se fait une gloire de déployer la subtilité de sa dialectique au profit d'erreurs dangereuses.

Il serait inutile de prolonger cette citation. C'est là qu'en était l'esprit humain au commencement du IVe siècle. Quelle idée se faire, à ce point de vue, de la cour de Constantin le Grand et des lumières dont elle s'entourait ! On sait que Lactance jouit d'une haute faveur auprès de ce prince, et fut chargé par lui de l'éducation de l'aîné de ses fils.

Aristide, avant de quitter l'Égypte, reçut de fâcheuses nouvelles au sujet des Rhodiens : une députation, chargée de solliciter les secours des Hellènes, était arrivée à Alexandrie, et il eut une entrevue avec elle. La ville de Rhodes venait d'être renversée par un tremblement de terre, un des plus violents de ce siècle, tant de fois attristé par ce fléau. Pausanias en fait mention dans sa Périégèse, à propos de la bienfaisance sans bornes qu'Antonin le Pieux déployait en de telles occasions. La lettre ou discours de consolation qu'Aristide écrivit aux Rhodiens, et qu'il leur adressa probablement d'Alexandrie, est, parmi ses œuvres, une de celles qui méritent d'être lues. A la manière vive et frappante dont il décrit le tremblement de terre et ses funestes effets, on voit qu'il parle d'un pays et d'une ville où il avait vécu, et que les impressions toutes récentes de témoins oculaires ont passé dans son récit. Les motifs qu'il fait valoir pour ranimer le courage des Rhodiens, les raisons qu'il leur fournit de ne pas croire que tout est fini pour eux, respirent une sagesse élevée. S'ils veulent l'écouter, c'est dans leurs propres efforts qu'ils trouveront le gage d'une renaissante prospérité. Il est à regretter que leurs députés n'aient pas été uniquement chargés d'apprendre aux Hellènes que Rhodes ne désespère point d'elle-même. D'ailleurs, pour être présentée dans un si digne langage, la quête n'en serait pas moins fructueuse.

III.

Rien, dans la carrière d'un lettré de l'empire, ne marquait plus qu'un séjour à Rome, de quelque durée. Pour le Grec aussi bien que pour les natifs d'une province latine, la haute célébrité était à ce prix. Là seulement il trouvait un public dont le suffrage était sans appel, et un pouvoir qui disposait des distinctions les plus éclatantes. Depuis la fin des dynasties plus exclusivement latines des Jules et des Flaviens, la suprême faveur, les dignités de l'empire, les proenratures, les proconsulats, étaient devenus bien autrement accessibles aux Hellènes. Plutarque et Dion Chrysostome sous Trajan, Hérode Atticus sous Antonin avaient vu leur mérite couronné par les honneurs consulaires. Et, sans viser aussi haut, c'est dans la capitale du monde qu'un rhéteur d'Athènes ou de Pergame acquérait une considération, une supériorité de rang et de renommée qui s'imposait à ses concitoyens. Avant de retourner dans sa province, il avait formé des relations illustres, établi une correspondance durable avec de grands personnages, avec l'empereur lui-même, privilèges d'un grand prix en mainte circonstance pour leur possesseur et surtout pour sa patrie.

L'ambition d'Aristide ne pouvait être insensible à de telles perspectives. Il était âgé de trente ans environ lorsqu'il se décida à ce voyage, qui fît époque dans sa vie, mais autrement qu'il n'avait espéré. Sur le point de quitter Adriani où, après chaque absence, sa piété le ramenait toujours, il ressentit les premiers symptômes d'une crise étrange qui altéra profondément sa constitution irritable et délicate. A la suite de quelques imprudences, il commença à maigrir, à perdre ses forces, et, à ce dépérissement se joignirent bientôt l'inflammation de la gorge et des entrailles, et autres atteintes non moins douloureuses. Mais le dieu qui lui apparaissait dans ses songes lui ordonnait de partir, et il obéit sans hésiter, malgré les rigueurs d'un hiver des plus rudes. Il en eut beaucoup à souffrir en traversant la Thrace et la Macédoine pour gagner un port de l'Adriatique, et force lui fut de s'arrêter assez longtemps à Édesse, ancienne résidence des rois de Macédoine. Il n'arriva à Rome qu'au mois d'avril, environ quatre-vingt-dix jours après son départ, et là, une aggravation de ses maux lui fit perdre à peu près tous les avantages qu'il attendait de sa persévérance. Comment se produire en public ou auprès des grands et de la cour ? La fièvre, un froid intérieur qui lui glaçait les veines, les accès continuels d'une dyspnée qui menaçait de l'étouffer lorsqu'il parlait ou prenait ses repas, tout cela le condamnait à une réclusion des plus inopportunes. C'est en vain qu'il consulta les médecins ; tous leurs remèdes échouèrent, entre autres l'incision qu'ils pratiquèrent depuis la poitrine jusqu'à la région de la vessie. Il finit par n'avoir plus d'autre désir que de se retrouver chez lui, attendant avec impatience d'avoir recouvré assez de forces pour entreprendre le voyage. Il faut pourtant parler des souvenirs d'une nature moins pénible qu'il emporta de son séjour de quelques mois dans la grande cité. Il y revit Alexandre de Cotyée, ce maître auquel il était resté tendrement attaché et qui, alors établi dans la capitale, jouissait de l'estime et de la faveur d'Antonin et comptait parmi les instituteurs du jeune Marc Aurèle destiné à l'empire. « Le fruit le plus doux de l'amitié que je lui avais vouée était la certitude de posséder la sienne. Quelles preuves ne m'en a-t-il pas données pendant que j'étais malade à Rome, n'épargnant rien pour me sauver la vie, et certes, après les dieux, c'est à lui que je dois de l'avoir conservée pour revoir mon pays natal. » C'est ainsi qu'Aristide s'exprime dans la lettre ou plutôt l'éloge funèbre qu'il adressa au sénat de Cotyée, après la mort d'Alexandre.

Esculape, de son côté, n'abandonna point son protégé dans la détresse, plus soigneux, et il le fut longtemps encore, de l'éprouver et de le consoler que de le guérir. A la suite d'un de ces songes qui étaient pour lui autant de révélations de la volonté divine, Aristide prit assez sur la langueur qui l'accablait, pour composer un péan, son coup d'essai dans le genre lyrique, en l'honneur d'Apollon, père d'Esculape. Alité, ou du moins confiné comme il l'était, il ne put se mêler à la foule qui célébrait alors les Apollinaires dans les temples et dans les jeux du cirque. Étranger à Rome, il lui était permis d'ignorer que ces fêtes avaient lieu du six au treize juillet. Il ne l'apprit qu'après avoir achevé son hymne. Il s'était donc uni sans le savoir aux hommages que le peuple romain rendait au dieu de l'harmonie. Dans cette coïncidence que tel, de nos jours, appellerait un cas de sympathie magnétique, Aristide pouvait-il voir autre chose qu'une nouvelle preuve de la protection mystérieuse qui ne cessait de l'entourer ?

Vers le commencement de l'automne, Aristide, hors d'état de supporter les secousses d'un voyage par terre, descendit le Tibre pour aller prendre la voie de la mer au port d'Ostie. Entre les mauvais temps de la saison, une recrudescence inévitable de ses maux et le manque d'égards de l'équipage et de son chef dont il se plaint amèrement, il trouva longue cette navigation d'une quinzaine de jours, son Odyssée comme il l'appelle. Le navire marchand qu'il montait avec quelques amis dont il payait le passage, essuya une première tempête avant de sortir de la mer Tyrrhénienne et de toucher au cap Pélore, une autre sur l'Adriatique ; c'est le nom qu'il emploie, parce qu'on l'étendait alors à l'embouchure de ce vaste golfe, anciennement appelée mer Ionienne ; ils abordèrent, non sans de grandes difficultés, à l'île de Céphalénie. Le temps n'était pas meilleur lorsqu'ils s'arrêtèrent à Patrae (Patras). Pour se rendre de ce port en Asie, on préférait assez généralement traverser dans sa longueur le golfe d'Achaïe, malgré l'inconvénient d'avoir à transporter par terre, à l'autre bord de l'isthme, équipage et cargaison. Le capitaine eut sans doute ses raisons pour prendre l'autre voie, celle du tour du Péloponnèse, s'obstinant d'ailleurs à repartir le jour de l'équinoxe par une mer très mauvaise et en dépit des avis et des réclamations d'Aristide. Le marin qui commandait cette holcade ou vaisseau de transport pour les marchandises, ne se souciait guère, à ce qu'il paraît, des convenances de ce rêveur mélancolique dont les plaintes et les présages l'obsédaient, et suivant, sans en tenir compte, sa carte de route, ne pensait qu'à ses affaires, qu'à l'expédition de ses ballots, et s'arrêtait aux stations tout juste le temps qu'elle exigeait. Sur l'Égée, il en fut de même ; Aristide n'eut pas plus à se louer de la mer et des marins ; ses pressentiments et ses murmures ne furent pas mieux écoutés. Cependant l'île de Délos, une des échelles ou relâches de la route, lui préparait une éclatante revanche. On ne me saura pas mauvais gré de lui laisser de nouveau la parole :

Je naviguais de Grèce en Asie lorsque, assaillis par une tempête, nous eûmes le bonheur d'aborder sans accident à Pélos, et ensuite à Milet, ces deux sanctuaires du culte d'Apollon. C'est donc à Apollon Délien, cette divinité de bon secours, que je dois le tribut de ma reconnaissance. Lorsque j'eus débarqué à Délos, vexé par l'obstination et l'humeur fantasque du conducteur du navire, qui se piquait de tenir tête aux vents contraires et de labourer pour ainsi dire la mer, je fis serment de ne pas me rembarquer avant deux jours. Qu'il parte sans moi, s'il en a la fantaisie, m'écriai-je ; puis j'allai offrir un sacrifice à la divinité du lieu, et je passai la plus grande partie de la journée dans le temple et aux alentours. En entrant dans la maison où je devais reposer, je donnai ordre aux valets de renvoyer sans façon quiconque viendrait du navire me demander. Ainsi je passai la nuit dans le port de Délos. A l'heure du premier sommeil se présentent des matelots dans un état d'ivresse ; ils frappent à la porte, et insistent pour que je me relève et regagne le navire. Il fait, disaient-ils, le plus beau temps du monde. Vous extravaguez, leur répondit-on, et, d'ailleurs, quoi qu'il arrive, Aristide ne bougera pas. Ils s'en allèrent tout courroucés, comme si je leur causais un grand tort. Le chant des coqs allait se faire entendre lors qu'il se leva tout à coup un vent furieux ; la mer, tourmentée d'une terrible manière, inondait tout sur la côte ; les navires en station dans le port, étaient poussés vers la terre ou s'endommageaient en s'entrechoquant. Le bâtiment qui nous avait amenés eut bientôt ses cordages rompus ; d'un moment à l'autre, les flots le soulevaient, puis semblaient l'engloutir. Les matelots, éperdus et poussant des cris, eurent beaucoup à faire pour le remettre en état de sûreté. Les eaux du ciel tombaient par torrents. Dans l'île même, l'agitation et le bruit étaient si forts qu'on pouvait se croire dans un navire battu des flots. Avec l'aurore, je vois arriver les amis que j'avais emmenés avec moi à mes frais. Ils me proclamaient leur sauveur, ils me devaient la vie, disaient-ils ; on voyait bien que les dieux veillaient sur mes jours, et ils s'en félicitaient pour moi et pour eux-mêmes. Les matelots parurent à leur tour, et, cette fois, ce furent des actions de grâces qu'ils m'adressèrent. L'idée du péril auquel ils avaient failli s'exposer les faisait trembler. Ainsi, comme Simonide, et même d'une manière plus signalée, Aristide, c'est lui qui en fait la remarque, se voyait récompensé par les dieux. Les Dioscures avaient dérobé le poète de Céos à une mort imminente ; Aristide y avait échappé avec ses amis.

L'abord de Milet ne fut pas moins difficile que celui de Délos ; l'hiver, au sens étendu que lui donnaient les anciens, avait commencé lorsque enfin Aristide prit terre au port de Smyrne contre tout espoir. Son état était pitoyable et si grande la complication des symptômes, que les médecins et les gymnastes, appelés en consultation, n'y purent rien comprendre, et après avoir essayé quelques remèdes, envoyèrent le patient aux eaux thermales situées dans le voisinage. Il s'en lassa bientôt et prit la route de Pergame, la ville bien-aimée d'Esculape, d'où il n'avait plus beaucoup à voyager pour se retrouver à Adriani, au milieu des siens.

IV.

Depuis lors, Aristide, toujours souffrant ou valétudinaire pendant douze autres années, ne quitta guère sa province, et pourtant ce long intervalle n'est pas si vide de faits intéressants qu'on pourrait le croire. Mais, ayant à les puiser dans les Discours sacrés dont j'ai déjà fait quelque usage, il est à propos de donner ici quelque idée de ce document singulier. Ce titre de Discours sacrés, ou, plus littéralement, des choses sacrées, en indique moins l'objet que l'esprit et la tendance. Au fond, ce n'est pas autre chose qu'une espèce de mémoires sur cette période de la vie d'Aristide. Il s'y représente, et nous le savons déjà, comme l'élu et le favori d'une puissante divinité, la plus encensée dans le paganisme d'alors, et il raconte comment elle l'a soulagé dans ses agonies, a prédit et préparé ses délivrances, enfin tout ce qu'elle a fait ou plutôt lui a fait faire, en ces mêmes temps, dans l'intérêt de sa gloire, de sa dignité, de son indépendance et de son repos.

C'est là une lecture qui ne laisse pas d'attacher un esprit curieux, malgré le courage et le labeur qu'il faut pour s'y engager et persévérer. Aristide nous apprend lui-même dans quelles conditions furent rédigés ces mémoires divisés en six livres, dont le dernier n'est qu'un fragment, et qui, destinés à des lectures publiques, furent lus, en effet, devant quelque auditoire. Il ne le donnerait pas à entendre que le ton et les allures du style en fourniraient la preuve.[4] Il avait, pendant le cours de sa maladie, noté au fur et à mesure les songes qui le visitaient, avec les circonstances et l'accomplissement de ces oracles nocturnes. Ayant égaré en tout ou en partie cette espèce de journal, il voulut réparer cette perte encore à temps, en consignant tout ce qui en restait dans ses souvenirs. De là le genre de rédaction le plus confus dans son ensemble et de la forme la plus bizarre qu'on puisse imaginer. Le fil du récit se noue, se rompt, se renoue au gré de l'association des idées ou des mouvements de la fantaisie, au lieu de s'astreindre à l'ordre des temps. Avec un pareil guide, le lecteur se promène sans savoir où il va, remontant d'un fait à un fait semblable, mais d'une autre date, et de là, à des souvenirs plus anciens encore, et, de plus, tel récit laissé incomplet dans le premier ou le second livre, est repris dans le troisième ou le quatrième, complété par de nouveaux détails et avec autant d'à propos. Cette histoire où les rêves se mêlent et s'entrelacent avec des souvenirs d'une réalité vivante, semble, à la longue, n'être elle-même qu'un rêve dont on ne voit pas la fin, et le lecteur se prend à se frotter les yeux pour savoir si lui-même il est bien éveillé. La véracité de l'écrivain est-elle sujette à quelque soupçon ? Pour ce qui concerne les faits réduits à leur nudité primitive, je ne le crois pas. Mais l'imagination et un certain charlatanisme, qui accompagne volontiers les persuasions ardentes lorsqu'elles aspirent à s'imposer, exagère et colore beaucoup de choses dans le sens du surnaturel. C'est la distinction qu'a cherché à faire un érudit du dix-septième siècle, Masson, auteur de recherches chronologiques sur les vies de Cicéron, d'Horace et de Pline le jeune, et à qui les Discours sacrés ont fourni les principaux matériaux d'une biographie d'Aristide. Chaque événement, quelle qu'en soit l'importance, s'y trouve rangé à la date de son année, et, malgré telle erreur ou telle conjecture hasardée qu'on y peut trouver à reprendre, cette chronique a son utilité. J'en ferai pourtant un usage très restreint pour ce qui va suivre. Il n'est pas besoin de pareilles précisions pour éclairer de plus en plus cette figure, la scène où elle fit son apparition, le siècle où les extravagances du visionnaire ne firent qu'aider au crédit et à l'influence de l'orateur.

Et d'abord, qu'était donc la maladie d'Aristide ? N'y peut-on pas reconnaître une névrose chronique, l'hypocondrie, traînant à sa suite son cortège ordinaire de désordres intérieurs et de souffrances réelles ? C'est aux médecins à nous le dire, et, soit dit en passant, une traduction avec commentaire des Discours sacrés, telle que pourrait la faire un de leurs érudits, un Littré, par exemple, ou un Daremberg, ne serait pas sans profit pour l'histoire ancienne de la médecine. Quel que soit le nom à donner au cas singulier que je renvoie à leur appréciation, il est de fait que la santé d'Aristide, jusqu'au jour où elle revint à son état normal, passa par une alternative de rechutes où plus d'une fois il se crut à l'article de la mort, et de sensibles améliorations qui lui permettaient, comme on le verra, d'aller, de venir, de voyager ici ou là, tantôt en char, tantôt à pied, et de donner bien d'autres preuves d'activité et de vigueur. Il est un mérite qu'on ne peut refuser à son mystérieux médecin ; c'est d'avoir entretenu en lui la force morale, d'avoir cent fois relevé son courage après quelque accès d'abattement ou de désespoir. Il n'est pas jusqu'au traitement qui ne tourne à l'honneur d'Esculape ; du moins n'est-il pas toujours aussi absurde, aussi irrationnel qu'on pourrait s'y attendre.

La médecine des songes n'était point hostile, par exemple, au système ou du moins au fréquent emploi de l'hydrothérapie déjà pratiquée au temps d'Auguste par un médecin illustre, Antonius Musa. Les bains froids occupent une place considérable dans la thérapeutique des Discours sacrés ; conformément à une opinion qui existe encore, c'est en hiver qu'ils étaient réputés avoir toute leur efficace ; c'est au milieu des rigueurs de cette saison qu'on les voit prescrits au malade. Son état, qui ne manquait guère d'empirer au retour des frimas, donnait toute son opportunité à l'emploi de cet agent énergique. Personne, dit-il, à ce propos, si ce n'est les témoins qui m'ont suivi des yeux dans ces circonstances, ne peut se faire une idée de la déplorable condition soit extérieure, soit intérieure, où je me suis vu réduit. Un violent catarrhe ne me laissait de relâche ni le jour ni la nuit. Je souffrais de palpitations ; mon haleine était brûlante. A chaque instant je m'attendais à mourir, et je ne pouvais pas même faire l'effort d'appeler à moi un de mes gens, ce qui, du reste, eût été inutile. Je n'avalais quelques aliments qu'avec une extrême difficulté ; impossible à moi de demeurer couché ; il me fallait passer les nuits sur mon séant, la tête appuyée sur les genoux, enveloppé de laine et autres vêtements chauds. Ainsi condamné à une réclusion absolue, j'invoquais en vain le sommeil ; mais le détail en serait infini, et qui voudrait compter tous les accès douloureux, toutes les crises intolérables dont le dieu m'a envoyé chercher le soulagement dans les bains de mer, ou dans l'eau des fleuves et des sources, en m'enjoignant d'affronter pour cela les rigueurs de l'hiver, en viendrait seul à connaître, dans toute leur étendue, les soins dont m'a comblé mon sauveur.

L'hydrothérapie ne saurait se présenter sous un aspect plus effrayant, et la foi d'Aristide fut poussée jusqu'à l'héroïsme. Un jour, à Pergame, c'était en hiver, l'oracle, après avoir prescrit d'abondantes saignées d'abord au bras, puis au front, n'attend pas le terme de ces opérations phlébotomiques pour décider que le patient ira se plonger dans les eaux du Caïque. C'est à pied qu'il s'y rendra ; il ne s'arrêtera qu'à l'endroit où s'offriront à ses yeux un cheval se baignant dans le fleuve, et le néocore ou sacristain d'Esculape debout sur le haut de la rive. Tout cela se rencontre en effet conformément à sa vision, et le bain qu'il prend en ce lieu prédestiné lui cause un soulagement extraordinaire. On ne saurait croire, assure-t-il, combien je me sentis alors léger et dispos, et mes forces restaurées. Mon bien-être passait toute conception, hormis celle d'un dieu.

Parmi ces histoires de bains, il en est de plus longues et qui ne tiennent pas moins du prodige. En grossir ce chapitre de la biographie d'Aristide, ce serait sortir des proportions voulues. A plus forte raison laisserons-nous de côté le détail des jeûnes, des marches à pieds nus par le froid ou la pluie, et autres endurances de cet infatigable songeur, qui lui donnent un certain air de parenté éloignée avec quelque ascète des thébaïdes, ou mieux, avec les joguis de l'Hindoustan. Les Discours sacrés fourniraient aussi une bonne liste de médicaments, de recettes, de drogues, toute une pharmacopée dont je doute que le dieu de la médecine accepte la responsabilité sans de fortes exceptions. L'interprétation des incidents qui précèdent ou accompagnent chacune de ces ordonnances, l'emporte en puérilité superstitieuse sur tout ce que nous avons déjà vu de cette manie d'un esprit bigot.

Esculape, ou, si l'on veut, les instincts du malade, le conseillèrent mieux en le décidant, lorsque un repos de quelques mois lui eut rendu une partie de ses forces, à combattre vaillamment ses répugnances pour le travail, à relire les classiques et surtout Démosthène, à méditer, à composer, à rompre même, et c'était bien là ce qui demandait le plus de courage, le silence qu'il avait trop longtemps gardé devant le public. Si l'on ne regarde qu'à cette partie du traitement, peut-on hésiter sur le nom à donner à la maladie ? Plus d'un cerveau assiégé par de sombres vapeurs, l'auteur de Rasselas[5], par exemple, a réussi de même à s'en dégager par intervalles, à conquérir sur son mal des heures d'épanouissement et de fécondité.

Il va sans dire qu'en réconciliant Aristide, tout infirme et souffrant qu'il était, avec les labeurs et les agitations de la vie de sophiste, son démon ou céleste gardien ne lui épargna pas les stimulants moraux et lui prêta au besoin une main secourable. Ce fut lui qui, le jour d'un premier essai, fournit le sujet d'une déclamation qu'Aristide, sans quitter le logis, ayant son lit pour tribune, prononça devant un cercle d'amis. Ce sujet était Démosthène haranguant Alexandre pour l'engager à pousser plus loin ses conquêtes dans l'Inde. Les vues que ce thème oratoire supposait chez le patriote athénien étaient, au fond, de ménager à la Grèce l'occasion et les plus fortes chances d'une insurrection victorieuse contre le joug de la Macédoine. D'autres songes, dans la suite, indiquèrent de même à l'orateur la matière et le plan de plus d'un de ses discours. Aussi les défaillances de sa santé firent-elles époque dans le développement de son talent. Son éloquence prit un essor dont il ne fut pas le seul à s'apercevoir. Une maladie, qui inspirait si heureusement son imagination au lieu de l'abattre, ne fut plus à ses yeux qu'une dispensation extraordinaire, destinée à l'élever au-dessus de tous les orateurs et au-dessus de lui-même. Tel de ses amis ou de ses auditeurs assidus en conçut la même idée. On comprend le plaisir qu'il trouve à s'appuyer de leur témoignage : La fortune, lorsqu'elle vous affligea de cette maladie, conspirait en faveur de votre gloire, lui disait un jour, après l'avoir entendu, un sénateur romain très versé dans la connaissance des lettres grecques, et juge des plus estimés en ces matières. Il vous fallait vivre en rapport intime avec le dieu, pour que votre éloquence atteignît une telle hauteur.

On voit que la dévotion d'Aristide laissait le champ libre à son orgueil. Cet orgueil est ce qu'il a de commun avec les orateurs de son temps. Les pratiques d'une dévotion outrée, cette persuasion d'être l'élu et le favori de la divinité, voilà le trait distinctif de son caractère. En tout le reste, ses rivaux de gloire et lui, se ressemblent ; même ambition inquiète et jalouse, même férocité d'amour-propre, éternels travers de la gent lettrée, qui ne furent jamais poussés plus loin que par ces rhéteurs, si ce n'est par les philologues de la Renaissance, par les Gladiateurs de M. Nisard.

V.

Rien d'aussi piquant dans le journal d'Aristide que les scènes où il nous montre réunis dans sa personne ces trois rôles, le malade, le dévot et le rhéteur amoureux de la gloire. Ils s'y marient et s'y entraident avec une naïveté de bonne entente qui touche au comique. Dans les excursions qu'il fait, à peu près chaque année, d'un bout à l'autre de l'Ionie et de la Mysie, et même une fois, hors de ces limites, jusqu'à Épidaure, il ne manque jamais, partout où il s'arrête, de visiter avant tout et de fréquenter le sanctuaire du lieu. Le plus souvent il y passe quelques nuits pour appeler autour de son sommeil les divines visions et les voix prophétiques, mais il ne manque guère non plus de paraître et de déclamer dans la curie de la cité ou au théâtre. Il tient à nourrir sa popularité et à soutenir sa renommée à Pergame, à Éphèse, à Cyzique, où, à l'occasion d'une fête, un de ses discours qui nous a été conservé, célèbre le temple magnifique dont M. Gustave Perrot a exploré et décrit l'emplacement et les ruines avec tant de savante précision et d'heureuse sagacité. Mais nulle part autant qu'à Smyrne, Aristide ne redoute de se laisser oublier, ou d'être supplanté par quelque rival. Cette ville est bien, en pays grec, le plus haut point de mire de ses prétentions et de sa gloriole. L'anecdote que je choisis entre plusieurs, a l'avantage de nous y transporter ; d'ailleurs, aucun personnage essentiel ne fait défaut dans cette scène où figurent l'orateur, la clique de l'orateur, un concurrent, et le public smyrnéen.

Le sophiste faisait un de ses nombreux séjours ou villégiatures dans sa retraite héréditaire au pied de l'Olympe, lorsqu'il reçut de son dieu protecteur l'ordre de partir pour Smyrne où l'attendait un succès extraordinaire. S'étant mis en route, il s'arrêta quelques heures à Pergame où il visita dévotement tous les temples ; puis, après avoir essuyé une violente averse qu'il accepte comme une épreuve de sa foi et de sa constance, il s'approche de Smyrne. Laissons-le maintenant raconter lui-même son arrivée : Avant mon entrée dans la ville, je vis venir à ma rencontre un grand nombre de personnes, et les jeunes gens des meilleures familles m'eurent bientôt formé un cortège ; dès lors je compris clairement ce qui m'attendait, et l'appel que le dieu m'avait adressé me parut pleinement justifié ; or il se trouva que peu de temps auparavant un certain Égyptien, un Grec d'Alexandrie, de petite stature et d'un mince mérite, était venu s'établir dans la ville, et, ayant gagné quelques uns des sénateurs, avait répandu dans le public qu'il se proposait d'acheter la bourgeoisie, et qu'il n'épargnerait pas la dépense pour se recommander par ses largesses. Cet homme profitait de la moindre occasion pour se produire effrontément au théâtre et haranguer les assistants. C'était à en rougir de honte pour la ville ; mais je n'en fus informé que le soir de mon arrivée, en faisant visite à mes connaissances ; on m'apprit aussi que ce personnage devait donner une séance, le lendemain, à l'Odéon, qui est situé près de la mer, et qu'il s'y était logé par une permission des autorités, ou en vertu de je ne sais quel titre. Pendant la nuit, j'eus le rêve que voici : le soleil se levait sur l'Agora, et il me semblait l'entendre prononcer ces mots : Aristide déclamera aujourd'hui à la quatrième heure dans l'Hôtel de ville. Le son de cette voix m'éveilla : réellement, c'était moi-même qui avais parlé. Est-ce un songe ou une vision d'homme éveillé ? me demandai-je. A l'instant je convoque ceux de mes amis sur lesquels je pensais pouvoir le plus compter, et je leur fais part de l'ordre que j'ai reçu. Et l'on se hâte d'afficher l'annonce ; car l'heure indiquée par le rêve approchait. Quoique je me présentasse presque à l'improviste et que mon arrivée fût encore ignorée de la plus grande partie du public, la salle était comble ; on ne pouvait voir que les têtes des assistants, serrées les unes contre les autres ; entre deux corps, il eût été impossible de fourrer l'épaisseur de la main, et certes, la joie manifestée par des acclamations et des trépignements, et, à vrai dire, l'enthousiasme universel était si grand que personne ne resta assis pendant le prélude musical, ni après que je me fus levé pour commencer mon discours. Dès les premiers mots ils furent hors d'eux-mêmes ; c'étaient des larmes, des cris, des frémissements ; ils applaudissaient de la tête, du regard, et l'on n'a jamais rien entendu de pareil aux éloges, aux témoignages de vénération dont ils me comblaient à l'envi. Aux bains de la ville, où je me retirai ensuite, on vint m'annoncer qu'un certain personnage, qui avait eu la précaution d'annoncer trois jours d'avance, par une affiche, qu'il déclamerait à l'Odéon, avait réussi, dans cette même matinée, à réunir jusqu'à dix-sept auditeurs ! Certes, il lui fut donné ce jour-là une leçon de modestie dont il a dû profiter. Mais je m'en tiens à ce que je viens de raconter, et je l'aurais même gardé pour moi si je ne me faisais un devoir de montrer que mon rêve était véridique, de signaler la main divine qui avait tout disposé pour mon triomphe, et le miraculeux accord de l'événement avec l'ordre que j'avais reçu de partir d'Adriani et de me rendre à Smyrne.

N'a-t-on pas lieu de s'étonner de trouver à peine quelque part une citation de cette page d'Aristide, et que personne, jusqu'ici, n'ait essayé de la traduire ? Il semble pourtant qu'elle en valait la peine. Pour ce qui est de l'ignorance du public, au sujet de l'arrivée de son orateur de prédilection, Credat Judaeus Apella. Mais, au moins, à cet endroit, l'orateur préfère-t-il la gloire de son dieu à la sienne.

VI.

Ce récit donne une idée de la popularité qu'Aristide s'était acquise à Smyrne. Le rang et la position dont il y jouissait se dessinent sous une autre face, mais avec non moins d'évidence dans d'autres pages, qu'on ne me blâmera pas, j'espère, malgré leur étendue, de traduire dans leur entier. Il s'en trouve bien, çà et là, des citations dans les recherches érudites sur certains points d'antiquités, mais ces anecdotes sont de fait si peu connues, qu'il me semble, en les reproduisant ici, tirer de la poussière un fragment de mémoires inédits, précieux pour l'étude des coutumes et des affaires de la nation grecque, à l'époque où vivait l'auteur.

Si la maladie d'Aristide eût été de nature à lui rendre impossible de rentier dans la carrière, de déclamer dans les villes et d'y recueillir d'éclatants suffrages, l'obscurité où il serait tombé, l'oubli universel, lui aurait épargné de cruels embarras. Un homme riche, populaire, éloquent, célébré par les cent voix de la renommée, réunissait tous les titres pour se voir appelé aux charges, aux fonctions que le système des autonomies provinciales laissait à l'élection des cités et pour lesquelles, tout naturellement, on portait avant tout les yeux sur les sophistes, sur les orateurs. Si ces corvées de la vie civile sont odieuses à plus d'un homme de lettres, dont elles troublent et le travail et le repos, que devaient-elles être pour Aristide ? Chez lui tout y était contraire, son état de santé, son indolence d'hypocondre, ses études et ses visions, ses exaltations de mystique et ses continuels pèlerinages. Et, enfin, était-il autorisé par son dieu à les accepter ? On verra que non. Malheureusement il lui manquait une chose pour obtenir sans conteste les immunités auxquelles sa profession avait droit, bien que ses confrères s'abstinssent souvent de les réclamer. Il l'exerçait dans ce qu'elle avait de plus brillant ; mais ce n'était pas assez pour refuser, la loi à la main. Il n'enseignait pas ; il ne tenait point école ; il avait jusque-là décliné cette tâche dont sa fortune patrimoniale lui permettait de dédaigner les émoluments, et qu'il devait juger encore plus ingrate qu'elle ne l'est en effet. Or, par cela même, il n'avait pas droit au titre de rhéteur dans le sens complet et officiel où il est employé dans les rescrits impériaux, au sujet des immunités ; il restait en dehors de la catégorie privilégiée que précise en ces termes l'empereur Adrien : Les philosophes, les rhéteurs, les grammairiens, les médecins doivent être exemptés des fonctions de gymnasiarque, de celles de l'édilité (ou agoranomie), des sacerdoces, des logements de troupes, des députations, etc., etc., et, en général, des charges imposées par les cités.

Voici donc le plus sérieux de ces tracas d'où Aristide eut tant de peine à sortir ; en gros, on devine qui le libéra en suprême ressort ; mais l'imbroglio est assez plaisant pour qu'on suive la pièce jusqu'à la chute du rideau.

Sévère, proconsul de la province d'Asie, exerça cette charge un an avant l'ami dont je viens de parler. C'était un homme d'un caractère fier et impérieux, et lorsqu'il avait pris quelque décision, il n'était donné à personne de l'en faire revenir. Je séjournais dans le voisinage, de l'Esèpe, et dans les environs du temple de Jupiter lorsque eut lieu ce que je vais raconter. En ce temps-là, une fois par an, chaque ville envoyait au gouverneur les noms de ses dix premiers citoyens, et sur ces listes, après les avoir examinées, il nommait ministre de l'ordre public (gardien de la paix), l'homme auquel il donnait la préférence. D'une petite ville de la Mysie, dont il est inutile de dire le nom, on apporta à Sévère les noms qui lui étaient proposés. Ce magistrat n'avait pas de renseignements exacts sur ma personne ; il savait seulement que je possédais quelques biens de terre dans les environs de ce lieu, et que ma qualité n'était pas des plus obscures. Honorant à peine d'un regard tous les noms qui lui étaient proposés, il résolut, en son jugement privé, de me conférer la charge en question, sans considérer, que, depuis nombre d'années, avant même que j'osasse y prétendre, c'était à Smyrne que j'appartenais par le titre de citoyen, et que d'ailleurs de telles fonctions étaient contraires à mes convenances. Il envoie donc aux magistrats du lieu une lettre, non à leur adresse, mais à la mienne ; ils vinrent me la remettre ; elle m'imposait, par un ordre positif, ces fonctions de Gardien de la paix. Grande fut ma perplexité. Je ne savais à quel système de défense recourir, ni contre qui défendre ma cause : puisque la même autorité proposait mon nom et en sanctionnait le choix, où devais-je chercher ma partie adverse ? à qui en appeler ? Quelles formes de procédure employer ? J'en conférai donc avec les magistrats, et il fut entendu entre eux et moi que, quant à la forme, ce serait contre les magistrats qui m'avaient apporté cet ordre, c'est-à-dire contre eux-mêmes, que je plaiderais mon appel. La nuit suivante, je demandai au dieu ce qu'il fallait penser de cette affaire, et il me répondit par la citation de ce vers d'un oracle de Delphes :

Compte sur mon secours et sur les vierges blanches.

Que s'en suivit-il ? Peu de jours après, il m'arrive d'Italie des lettres de la part des princes régnants, c'est-à-dire, de l'empereur et de son fils, pleines de choses honorables pour moi, et qui me concédaient l'immunité attachée à la profession de l'éloquence, si, du moins, je l'exerçais réellement. J'en reçus aussi d'Héliodore, ancien préfet de l'Égypte, adressées les unes à moi-même, les autres au proconsul, et pleines pour moi de témoignages de la plus haute estime. Et ces attestations, écrites bien avant l'événement qui me causait tant d'embarras, arrivaient toutes à point nommé, lorsque j'en avais le plus grand besoin. Je compris à l'instant même ce que signifiaient les Vierges blanches. C'étaient les lettres que je venais de recevoir. Encouragé par l'oracle et par cette coïncidence singulière, mais ne pouvant m'éloigner, le dieu me le défendait, j'écrivis au proconsul pour le mettre au fait de ce qui me concernait, en l'avertissant d'abord que ceux qui lui avaient dénoncé mon nom avaient tout l'air de lui avoir fait connaître un nom, et rien de plus. J'insistais ensuite sur la qualité des personnes qui souscrivaient à ma demande d'immunité, et je lui envoyais dans une même dépêche cette pièce officielle, avec les lettres de simple recommandation. Sur ces entrefaites, je reçus nombre de missives des fermiers publics de la province, qui me témoignaient de l'intérêt sans me dissimuler ma véritable position. Ils m'en gageaient à ne pas oublier combien était puissant l'homme à qui j'avais à faire, et qui était un des juges dont se compose le Conseil de l'empereur. Ils insistaient sur l'énergie et la fermeté de son caractère et me faisaient prévoir que, malgré tout ce que je pourrais tenter, il ne reviendrait pas de sa décision ; pourquoi donc risquer, par une résistance inutile, de m'en faire un ennemi ? Dans les réponses que je leur adressai, je discutais la question sous toutes ses faces, et cela, du ton le plus décidé, sachant bien que mes lettres parviendraient jusqu'à Sévère, avec qui ces publicains étaient fort liés. La raison principale que je faisais valoir et que j'avais déjà alléguée en écrivant au gouverneur, était qu'il me demandait l'impossible.

Vers ce temps, Sévère quitta les régions supérieures de la province pour descendre à Éphèse et y tenir ses assises, et, lecture faite de ma dépêche, il me somma de comparaître devant lui. Je m'en dispensai en envoyant à ma place les avocats que je chargeais de ma cause. Lorsque le jour fut arrivé et qu'on eut appelé mon nom en présence du Conseil, Sévère, ne laissant pas à mes avocats le temps de prendre la parole, s'écria, du haut de son tribunal : Je connais Aristide ; je le considère grandement à cause de la célébrité qu'il s'est acquise ; je sais qu'il tient le haut bout parmi les orateurs ; j'en ai été informé de Rome par mes amis. Mais, ajouta-t-il, je le prie de gouverner avec moi ; pour ce qui est de l'immunité, je la confirme, et ce droit lui demeure réservé. Telle fut, devant le public, sa déclaration, et telle il la fit enregistrer. A peine cette sentence eut-elle été prononcée, et déjà ceux que j'avais envoyés plaider ma cause recevaient pour moi les félicitations du Conseil, et même, parmi les autres assistants, on vantait comme une distinction flatteuse pour ma personne, le langage plein d'égards qu'avait tenu le magistrat et cette assurance d'une entière immunité que, malgré mon absence, il m'avait accordée. Et, d'un autre côté, quelle forme donner à un refus ? Le préteur n'avait point prononcé sa décision comme un jugement en règle. Il me demandait mon consentement comme un bon office, qui devait inaugurer entre lui et moi les relations de l'amitié. Ce fut avec les sentiments d'une vive satisfaction que mes représentants revinrent me faire leur rapport. Et néanmoins, tandis que ces choses se passaient, le temps qui m'était donné pour faire appel atteignait son terme. Ma situation était donc plus perplexe que jamais ; car un si beau témoignage d'estime, avec un résultat si nul pour moi, était loin de me suffire. De nouveau, je consultai le dieu sur la conduite qu'il me fallait tenir ; il m'envoya un songe merveilleux dont il me serait impossible de redire tous les détails ; en voici l'exposé sommaire : il me semblait recevoir la visite du greffier du proconsul et avoir un entretien avec lui. Après avoir entendu ma plainte, il me promettait d'effacer du registre la déclaration qui me concernait, et d'en substituer une autre moyennant le dépôt d'une somme de cinq cents drachmes. Ce songe, d'un côté, m'apporta quelque soulagement d'esprit ; il tendait à me rassurer, ou, du moins, ne m'interdisait pas tout espoir. Mais, après réflexion, je retombai dans toutes mes perplexités. Était-il un lieu au monde où une pareille faveur pût s'acheter à si bas prix ? qu'était-ce pour cela qu'une somme de cinq cents drachmes ? Et, d'autre part, comment faire consentir à un tel marché un magistrat tellement incorruptible qu'il eût été plus facile d'arrêter le cours d'un fleuve que celui de sa justice ? La promesse de l'oracle pouvait bien n'être qu'une menace, puisqu'elle renfermait une condition impossible. Ces considérations n'étaient pas de nature à me rassurer. Tandis que j'étais ainsi en proie à l'inquiétude, le dieu m'invita à retourner à Pergame, où Rufin se trouvait en séjour ; ce sénateur m'avait toujours distingué par toutes sortes de prévenances. Je ne tardai pas à l'aller voir, et je lui contai mes ennuis en lui demandant son intervention. Il est vrai, lui dis-je, Sévère a hautement reconnu la validité de mes titres à l'immunité ; mais cette reconnaissance, toute signée qu'elle est de sa main, n'est pas pour me satisfaire, car un de ses successeurs dans le gouvernement de la province pourra bien s'aviser de me donner un ordre semblable en y ajoutant la même clause, et, de la sorte, la réserve qui a été faite de mon droit ne servirait qu'à m'en interdire la jouissance. Ce qu'il me faut, ce ne sont pas de pures marques d'estime, si éclatantes qu'elles soient, mais l'exemption même à laquelle je prétends, et que l'état de ma santé me rend indispensable. Rufin reconnut la justice de ces réclamations et me donna pour Sévère une lettre écrite en leur langue. Il y témoignait le plus vif intérêt pour ma cause, et après avoir fait mon éloge, et employé les arguments les plus persuasifs, il donnait à entendre, d'une manière indirecte, les conséquences auxquelles Sévère s'exposait dans l'avenir, s'il ne me concédait de bonne grâce l'immunité demandée. Je désire être aussi bref que possible, mais les détails qui suivent et qui préparèrent le dénouement, ont leur importance. Je me rendis à Smyrne pour y assister aux fêtes de Bacchus, et Sévère y vint par le même motif. Il avait à sa suite un homme décoré du titre de sénateur, qui vivait avec lui sur un pied d'intimité et qui remplissait en quelque sorte auprès de lui les fonctions de secrétaire ; tous les actes et la correspondance étaient confiés à ses soins. Il était retenu à Smyrne par quelques affaires relatives à l'administration de ce district, et il fut la première personne que je rencontrai à mon arrivée ; je lui remis la lettre de Rufin, et je le mis au fait de certaines choses qui étaient de nature à n'être dites que dans un entretien, afin qu'il fût exactement renseigné sur toute l'affaire avant d'en parler au proconsul. Lorsque je le vis bien accueillir mes explications et reconnaître que le bon droit était de mon côté, je ne pus m'empêcher de penser à la voix qui m'avait parlé en songe, à ce greffier ou secrétaire qui m'avait promis ses bons services. Je racontai mon songe au sénateur. Vous voilà, lui dis-je, engagé à faire ce qu'il faut pour que la volonté du dieu s'accomplisse ; c'est vous-même qui m'avez fait en son nom cette promesse. Le propos n'eut point l'air de lui déplaire, et jugeant convenable de remettre la lettre de Rufin en ma présence, il me présenta au proconsul. Sévère avait aussi reçu une lettre de Pardalus, avec qui j'avais eu de fréquentes relations et qui, de son côté, était lié avec le gouverneur par une amitié qui datait de leur enfance. Dans sa lettre, fort longue, il ne tarissait pas sur mon éloge et sur mes talents d'orateur. Lorsque Sévère eut fait cette seconde lecture. — Ton éloquence, me dit-il, n'est pas en question ; mais autre chose est-ce d'être reconnu pour le prince des orateurs,ce fut le terme qu'il employa,autre chose d'en faire sa profession et d'avoir des disciples. Puis, après un court silence :Va, dit-il, t'adresser au sénat[6], et fais agréer tes raisons à tes concitoyens. — En même temps, il me conseilla d'ouvrir une école d'éloquence. — Il n'est pas nécessaire, lui dis-je, de m'y exhorter. C'est pour cela même que le dieu m'a envoyé ici, et le plus sacré de mes devoirs est de lui obéir.

Voilà le premier pas que fit l'affaire de mon immunité et ma première comparution devant Sévère depuis le décret qu'il avait rendu à Éphèse ; mais tandis que la question restait ainsi indécise, il survint un nouvel incident. Les élections des prytanes avaient lieu à cette époque de l'année, et le Sénat, à la suggestion de deux ou trois personnes, ne s'avise-t-il pas de me mettre sur les rangs des candidats ! Nouvelle péripétie, qui me plaçait dans une position absurde. Au lieu de plaider, devant ce corps, la demande que le gouverneur avait renvoyée à sa décision, me voilà forcé d'en appeler de son autorité à celle du gouverneur ; deux procès au lieu d'un à poursuivre à la fois, et nécessité pour moi de recourir au juge même que j'avais trouvé si peu favorable à une première réclamation ! Il fallut bien me rendre à Pergame, où le magistrat avait transporté ses assises. Personne ne savait encore le jour où cette seconde cause serait appelée : il n'avait pas été indiqué d'avance. Au point du jour, j’eus un songe où une voix m'adressait ce vers :

Citoyens de la ville de Cadmus, il est temps de dire ce qu'exige votre salut !

C'était évidemment me déclarer que le moment était venu pour moi de plaider : aussi commençai-je à m'y préparer. Je n'en eus guère le loisir ; car bientôt quelqu'un vint m'annoncer qu'on avait appelé mon nom. Or il me fallait, du temple où j'étais, descendre dans la ville, et, pendant que je faisais ce chemin, le tribunal, après une courte suspension de séance, réitéra l'appel. Eh bien, comme je l'appris ensuite, Sévère, avec un à propos qui tient du prodige, s'écria que je n'étais pas loin, que l'on prit un peu de patience, et, en effet, me voyant arriver un instant après, il m'envoya ses licteurs pour me faciliter l'abord du tribunal ; c'était chose convenue entre nous. A mon entrée, je fus salué avec la plus grande courtoisie par ce magistrat ; les orateurs qui se trouvaient présents, l'assistance entière ne me reçurent pas moins bien. On eût dit que je comparaissais, non devant une cour de justice, mais devant un auditoire assemblé pour son plaisir et impatient de m'entendre. C'était à qui m'exprimerait plus vivement l'intérêt qu'il me portait, et, de la voix et du geste, on me pressait de prendre la parole. La clepsydre s'était vidée jusqu'à cinq fois lorsque je conclus. J'avais parlé avec la plus grande liberté, ne ménageant personne, et ayant soin d'appuyer sur le crédit dont je jouissais auprès du souverain, et sur la juste confiance que m'inspiraient ces hautes relations.

Vint ensuite la réplique de l'un des avocats de Smyrne ; elle fut brève et respectueuse ; Sévère, voulant donner au Sénat de cette ville une marque de considération, et jugeant que mon affaire n'en serait pas plus mauvaise, en renvoya la décision à ce corps avec une lettre où il me recommandait dans les termes les plus honorables. Le sénat m'exempta de la prytanie, et l'exemption fut formulée de manière à m'élever au-dessus de toute comparaison avec tous ceux qui ont obtenu de pareils privilèges. Quant à la charge dont Sévère avait voulu m'investir, il n'en fit plus mention, et, de mon côté, j'aimai autant ne lui en point parler. Il prit de lui-même le parti de donner les ordres nécessaires pour qu'un autre fût élu à ma place.

Ainsi s'accomplit la volonté du dieu, et lorsque je fis le compte de ce que j'avais dépensé, soit pour les honoraires de mes avocats, soit pour les frais de voyage des gens de service que j'avais envoyés ici ou là, il se trouva que cette somme se montrait juste à cinq cents drachmes ![7] Du jour où il eut obtenu cette double immunité, Aristide n'eut pas à se défendre contre d'autres obsessions de ce genre. Mais cet appel n'était pas le premier que lui adressât l'estime publique, ou, pour entrer plus exactement dans les nécessités de la vie d'alors, ce n'était pas la première fois qu'il s'insurgeait contre les exigences du droit commun, tel qu'il régna dans les républiques de l'antiquité et dans les municipes sous l'empire, contre cette loi fondamentale et partout reconnue qui attachait au titre de citoyen la stricte obligation d'accepter toutes les charges de la cité, et qui, naturellement, faisait peser les plus onéreuses sur la distinction et la richesse ; les liturgies d'Athènes, à l'époque où la démocratie fut toute puissante, sont bien connues et, malgré la différence des temps, les villes grecques de l'Europe et de l'Asie avaient les leurs au siècle des Antonins. Avant celle dont Sévère se décida si difficilement à l'exempter, Aristide, à deux intervalles, avait eu à décliner d'autres charges d'une grande importance : la première mieux assortie, pourrait-on croire, à ses goûts et à ses préoccupations habituelles, fut celle d'asiarque, c'est-à-dire d'archiprêtre ou pontife de la province d'Asie. L'asiarque, ou plutôt les asiarques, car cette magistrature religieuse était exercée par un collège de dix membres nommés pour l'année, veillaient aux intérêts du culte et à l'observation des cérémonies dans cette province étendue et populeuse, où tant de riches cités rivalisaient par la magnificence de leurs temples et de leurs solennités. Ils présidaient surtout aux fêtes nationales, qui toutes étaient religieuses par leur destination comme par leur origine, et à ce titre, ils avaient l'intendance des jeux et des spectacles, dont ils faisaient en tout ou en partie les frais. Il n'est donc pas étonnant qu'au dire de Philostrate dans la Vie du sophiste Scopélien, cette dignité fût d'une nature ruineuse, et demandât une grande fortune. Mais ce qui pouvait bien effrayer davantage l'homme que nous avons vu si amoureux de son indépendance et de ses loisirs, c'était le détail compliqué et les soucis de ce genre d'administration ou d'édilité, et les smyrnéens le connaissaient encore bien peu lorsqu'ils songèrent à l'en investir. Les cités faisaient cette élection au premier degré, et, sur leurs listes, un conseil ou collège formé de leurs députés, nommait définitivement les dix asiarques de l'année. Ce collège électoral en suprême ressort se composait des sénateurs des villes, délégués chacun par le sénat municipal dont il était membre. Ce furent en effet deux sénateurs smyrnéens, qui, dans cette espèce de diète provinciale alors réunie en quelque lieu de la haute Phrygie, s'avisèrent, sans avoir consulté Aristide sur ses intentions, de le porter comme candidat à cet onéreux sacerdoce. Mais, cette fois, il eut à faire à un gouverneur romain plus favorablement disposé ou plus coulant que ne se montra plus tard Sévère. Quadratus, ainsi se nommait le proconsul, le tira d'affaire par une prompte intervention ; le bon plaisir de ces proconsuls romains, malgré les limites que l'empiré avait assignées à leur pouvoir, s'imposait, à ce qu'il paraît, dans nombre d'affaires et de collisions d'intérêts qui relevaient légitimement des autorités grecques ou locales.

La tâche ou liturgie la plus rebutante contre laquelle Aristide eut à se défendre, celle du moins qui jurait le plus étrangement avec son caractère d'inspiré et d'hiérophante, fut celle de percepteur des finances, qu'il aurait probablement exercée à Smyrne même en vertu d'un vote de ses concitoyens. Il eut encore le bonheur ou l'habileté de s'y soustraire malgré ce qui lui manquait alors pour fonder son refus sur un titre ou privilège légal. Aristide, dans les deux récits dont on vient de lire le résumé, et qui terminent l'énumération des égards et des honneurs que son dieu lui a fait obtenir des autorités romaines, remonte l'échelle, selon sa propre expression ; nous avons pris soin de la descendre. A dire le vrai, nous avons omis la dernière de ces preuves de fait, c'est-à-dire, la plus ancienne en date. Une des propriétés d'Aristide était située dans la Mysie méridionale, au pied du mont Atys, entre Pergame et Smyrne. Ses parents avaient fait cette acquisition pendant qu'il voyageait en Égypte. Des gens du pays, il ne dit pas sous quelle apparence de droit, lui en disputèrent la possession, et, dans une rixe violente, ils envahirent la villa où ils commirent des dégâts. Le proconsul, dont il invoqua le pouvoir, lui fit rendre justice ; la propriété de cette terre ne lui fut plus disputée et les coupables subirent leur châtiment.

VII.

Esculape, dans un songe symbolique, avait annoncé à son protégé le nombre d'années que sa maladie devait durer. Selon les calculs de Masson, à cet endroit de ses Collectanea historica ad Aristidem, la treizième année, celle où eut enfin lieu la guérison, répondrait à la douzième du règne de Marc Aurèle, qui est la 172ème de l'ère vulgaire. Je déduirai ailleurs mes raisons pour la reporter un peu plus tôt, vers l'an 168, quelque peu avant le milieu du règne de l'empereur philosophe. Les songes qui précédèrent cet heureux changement dans la santé d'Aristide, le traitement qui le précéda, et où entrait encore le bain froid, n'ont en eux-mêmes rien de nouveau et de saillant qui les distingue des cas semblables que j'ai eu l'occasion de citer. Du reste ce ne fut point là pour lui une délivrance définitive, le grand miracle qui lui sauva la vie, la date d'un plein affranchissement. A peine s'était-il écoulé quelques mois depuis que ses malaises habituels l'avaient quitté lorsqu'il eut à lutter avec un ennemi bien autrement redoutable et dont la marche foudroyante contraste avec les lenteurs d'une affection chronique. La mémorable épidémie qui visita Rome et les provinces, dès l'an 166, et dont les ravages ne cessèrent que vers l'an 173, éclata dans la ville de Smyrne pendant qu'Aristide, qui possédait une maison dans le faubourg, y faisait une de ses résidences. C'était au fort de l'été ; la peste avait envahi toute la contrée environnante. Il vit tomber malades d'abord deux ou trois de ses serviteurs, puis d'autres, et enfin tous en moururent ; il fut atteint le dernier par ce feu dévorant qui alors moissonnait la population de la ville. Les médecins l'abandonnèrent en déclarant son état désespéré. La nuit suivante, un songe fil apparaître devant lui d'abord Esculape, puis, annoncée parle dieu, Minerve armée de son égide, telle par sa stature et sa beauté que l'a représentée Phidias. Prends courage, lui dit-elle, et citant l'Odyssée, elle rendit l'espérance au mourant, en rappelant Ulysse et Télémaque à son souvenir. A la suite de cette vision se trouve indiqué le régime, le miel attique pris en lavement, et, pour première nourriture, du foie d'oie, puis des morceaux de panse de truie. Alors le malade se fit transporter à la ville dans un chariot couvert ; il ne recouvra ses forces que lentement et avec difficulté, et la fièvre ne le quitta tout à fait que lorsque celui de ses frères de lait dont il faisait le plus grand cas, lui eut été enlevé par l'épidémie. Le même jour, à ce que j'appris ensuite, le même jour où succomba Zosime, le fléau s'éloigna de moi, et je me retrouvai sain et sauf. Ainsi, de même que jusqu'alors, mon existence n'avait tenu qu'à de continuelles faveurs de la part des dieux, de même, à dater de ce jour, je renaquis à la vie par un effet de leur bonté ; mais, cette fois, je reçus vie pour vie ; je devais mon salut à une substitution.

Ici le journal d'Aristide nous abandonne, et, à part un ou deux faits brièvement et vaguement indiqués, mais qui ne sont pas sans intérêt, et dont nous discuterons le sens et la portée quand l'occasion en sera venue, ces mémoires ne s'étendent point à la dernière période de la vie d'Aristide. Ils nous ont déjà fourni quelque connaissance de ce que l'orateur était pour sa patrie adoptive, et de ce qu'elle était pour son orateur. Dans le chapitre suivant, nous ne les perdons de vue ni l'un ni l'autre. La suite de leurs relations réciproques, les circonstances où elles se resserrèrent plus que jamais, et qui portèrent au plus haut la popularité d'un homme qui se refusait à tous les offices, voilà tout ce qu'on peut savoir de sa destinée ultérieure, et, d'autre part, les pages de ses œuvres oratoires, où il nous en instruit lui-même, ajouteront des traits essentiels au tableau que nous avons à achever, celui de l'existence d'une grande commune grecque au deuxième siècle de l'ère vulgaire.

 

FIN

 

 

 



[1] Les lecteurs désireux d’en savoir plus sur Ælius Aristide peuvent se rapporter au site http ://www.classicalsace.unistra.fr/, ainsi qu’à l’ouvrage ancien de Belin de Ballu, Histoire critique de l’éloquence des Grecs, tome II, 1813, qui fournit une analyse de ses divers discours (note de Marc Szwajcer, janvier 2012).

[2] Voir, dans les Mémoires de l'Académie des Inscr. et Belles-Lettres, 2e Série, Tome III, année 1854, les Recherches sur le régime municipal dans le Midi de la France, par M. Léon Clos, et en particulier, les pages 233-241, où l'assertion de Savigny est pleinement réfutée.

[3] Voir Eschyle, fragment de l’Ethiopide, 139 de l’éd. d’Ahrens ; Euripide, Hélène, v. 1-3.

[4] Cet usage était général, et le fut longtemps encore. Le plus illustre rhéteur du quatrième siècle, Libanius, recourut à ce grand moyen de publicité pour entretenir ses concitoyens d'Antioche des événements de sa vie, consignés dans un livre (Libanius de vita sua), dont la forme et d'autres ressemblances trahissent l'imitation des Discours sacrés. Ou peut nommer encore à l'appui un contemporain, un ami de Libanius, Ammien Marcellin, Grec d'Asie comme lui et comme Aristide, mais bien supérieur à tous deux par l'élévation et l'étendue de son esprit et par la sûreté de son jugement. L'histoire de son temps, l'unique production éminente eu ce genre que les lettres latines ont à compter depuis Tacite, et les treize livres des Vies des empereurs depuis Domitien, qui en étaient la partie préliminaire et qui se sont malheureusement perdus, furent écrits en latin pour servir à des cours de lectures devant le public de Rome. Ils y firent sensation, comme le prouve une lettre que Libanius adressa d'Antioche à l'historien pour l'exhorter a poursuivre et à terminer cette œuvre d'une si grande étendue. On m'apprend que Rome elle-même couronne les labeurs. Continue d'écrire, et de faire jouir ton auditoire du fruit de les études, etc. (κμιζε συλλγους, etc.). L'éloquence des rhéteurs les plus écoutés essuya donc une défaite ; la vieille capitale leur préféra quelque temps ce soldat émérite, sa mile et rude parole, cet accent de vérité qui anime ses récits de guerre comme ceux où il dévoile les crimes des princes et les intrigues de leur sérail.

[5] Rasselas ou The History of Rasselas, Prince of Abissinia (littéralement L'histoire de Rasselas, Prince d'Abyssinie), est un apologue sur le bonheur écrit par Samuel Johnson. Le livre original portait le titre de The Choice of Life.

[6] Il s'agit du Sénat de Smyrne, comme on la verra plus bas.

[7] J'avertis que le texte dont on vient de lire la traduction, est corrompu ou mutilé en plus d'un endroit, qu'il renferme des difficultés qu'on s'est trop peu soucié de résoudre, que dans cet essai de le rendre en français, j'entends certains passages dans un autre sens qu'on ne l'a fait ; ou je suis dans l'erreur, ou ce morceau du quatrième livre des Discours sacrés, interprété aussi exactement que le permettent ses altérations et certaines obscurités qui tiennent aussi au vague de l'expression, corrige ou complète plus d'une notion reçue au sujet du gouvernement des provinces grecques, des rapports qu'il entretenait avec les administrés, des gènes ou limites dont leurs autonomies étaient passibles. Enfin, pour ce qui touche à un point plus spécial, l'irénarchie ou ministère de la police ou de l'ordre public, on ferait peut-être bien de distinguer sous ce nom deux charges d'une importance inégale, l'une toute municipale, qui appartenait à chaque cité, la seule dont il soit question dans les traités des savants sur cette matière, et l'autre qui s'exerçait dans un ressort d'une plus grande étendue, et qui embrassait tout un district, si ce n'est toute la province. Il faut bien en supposer l'existence pour que le proconsul ait pu dire sans absurdité, lorsqu'il l'imposait à Aristide : Je le prie de commander ou gouverner avec moi (συνρξαι μοι). J'ai pris dans cette traduction les libertés qui m'ont paru nécessaires pour que le texte présentât un sens passablement clair ; j'ai développé ou complété telle expression qui, sans cela, eût été inintelligible, et je renvoie le lecteur aux notes et remarques justificatives à la suite de la troisième et dernière partie de ce travail, qui trouvera sa place dans le prochain volume des Mémoires de l'Institut genevois.