La chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l’invasion des barbares

 

Étude troisième

 

 

Première partie : de Valentinien Ier et Valens à Gratien et à Théodose Ier

Pour éviter la confusion des sujets, vous aimerez mieux voir séparément ce qui se passait aux empires d’Orient et d’Occident, sans toutefois perdre de vue leur connexité et ce qu’il y avait de commun dans les événements, les moeurs et les lois des deux grandes divisions du monde romain.

L’Occident, dévolu à Valentinien, comprenait l’Illyrie, l’Italie, les Gaules, la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Afrique ; l’Orient, laissé à Valens, embrassait l’Asie, l’Egypte, la Thrace et la Grèce.

La résidence particulière de Valentinien était à Milan, celle de Valens à Constantinople ; mais les deux empereurs se transportaient là où leur présence était nécessaire.

Dans l’Occident, Valentinien eut à combattre les Allamans, qui se jetèrent sur la Gaule, et il fortifia de nouveau la ligne du Rhin. On voit paraître les Bourguignons issus des Vandales qui habitaient les bords de l’Elbe. Leur roi était connu sous le nom générique d’Hendinos, et leur grand-prêtre sous celui de Sinistus[1]. Ennemis des Allamans, les Bourguignons s’allièrent avec Valentinien, et s’engagèrent à lui fournir une armée de quatre-vingt mille hommes.

Les Saxons et les Francs reparurent sur les côtes de la Gaule et de la Grande-Bretagne ; les Pictes et les Scots désolèrent cette dernière province. Théodose, général de Valentinien, les refoula au fond de la Calédonie.

Les peuples de la Gétulie, de la Numidie et de la Mauritanie ravagèrent l’Afrique : Théodose fut envoyé pour les repousser et punir l’avidité de Romanus, commandant militaire de cette province : il réussit dans la première partie de sa mission.

Valens et Valentinien poursuivirent avec toute la rigueur des lois romaines leurs sujets accusés de magie. Les victimes furent nombreuses à Rome et à Antioche. Maxime, si fameux sous Julien, et d’autres philosophes succombèrent ; Jamblique s’empoisonna ; Libanius échappa avec peine à l’accusation[2].

Valens était tyran par faiblesse, Valentinien par colère. Deux ourses, l’histoire en dit le nom, Inoffensive et Paillette dorée, avaient leurs loges auprès de la chambre à coucher de Valentinien ; il les nourrissait de chaire humaine. Inoffensive, bien méritante, fut rendue à ses forêts[3].

L’empereur d’Occident gâtait de grandes qualités par un tempérament cruel : il ordonnait le feu pour les moindres fautes. Milan eut des victimes qui prirent de leur injuste condamnation le nom d’innocents. Tout débiteur insolvable était mis à mort. Le prévenu récusait-il un juge, c’était à ce juge qu’on le renvoyait[4].

Vous êtes frappés de cet arbitraire de supplices qui souille les annales de Rome ; le genre de peines à appliquer semble abandonné au caprice des magistrats et des particuliers : la loi criminelle chez les Romains était fort inférieure à la loi civile. Nous ne faisons pas assez d’attention aux améliorations évidemment apportées dans les lois par la mansuétude du Christ. Accoutumés que nous sommes à lire des faits atroces, quand nous voyons des hommes déchirés avec des ongles de fer, exposés nus et frottés de miel à la piqûre des mouches, torturés comme les prisonniers de guerre des Iroquois par l’ordre d’un juge ou la vengeance d’un simple créancier, nous ne nous demandons pas comment cela arrivait chez les nations civilisées de l’ancien monde, et comment cela n’arrive plus chez les nations civilisées du monde moderne. Le progrès si lent de la société ne suffit pas pour rendre compte de ces changements ; il faut reconnaître une cause plus prompte, plus efficace, plus générale : cette cause est l’esprit du christianisme.

Le sang des empereurs païens se retrouve dans les cruautés de Valentinien ; le caractère des empereurs chrétiens dans les lois qui ordonnent des médecins pour les pauvres, et qui défendent l’exposition des enfants[5] : honneur à la bénignité évangélique à qui l’on doit l’abolition d’une coutume qu’autorisaient les législations les plus fameuses de l’antiquité !

Parmi les lois de Valens et de Valentinien, je dois vous signaler encore l’institution des écoles, modèles de nos universités : l’éducation publique expira avec la liberté publique ; les collèges modernes eurent leur origine lointaine dans les siècles de décadence et d’esclavage de l’empire romain.

Valentinien donna aux villes des défenseurs officieux[6], sorte de magistrats élus par le peuple[7] : d’où il arriva que les Eglises, devenues des espèces de municipes, eurent à leur tour des défenseurs qui se transformèrent en champions dans le moyen âge. La liberté politique s’était changée en privilège de bourgeoisie : on voit partout les empereurs adresser des lettres et des rescrits aux communes des diverses provinces de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie.

En suivant la série des institutions le Code à la main, on remarque, avec une admiration reconnaissante, que le travail des princes chrétiens tend surtout à l’adoucissement des inflictions criminelles et à la réforme des moeurs : les enfants des suppliciés retrouvent les biens paternels ; des règlements améliorent le sort des pauvres et des esclaves, multiplient les cas de liberté ; les vices abominables chantés par les poètes, et protégés des magistrats, sont punis. En un mot, c’est dans le recueil des lois romaines qu’il faut chercher la véritable histoire du christianisme, bien plus que dans les fastes de l’empire.

Valentinien accorda le libre exercice du culte à ses sujets, et ne prit aucun parti dans les querelles religieuses[8] : il se crut d’autant plus autorisé à cette tolérance, qu’il s’était montré chrétien indépendant sous Julien. Cependant il défendit aux païens les sacrifices, et les assemblées aux manichéens et aux donatistes. Il mit aussi des bornes à l’accroissement des richesses de l’Eglise et à la multiplication des ordres monastiques : il fut défendu au clergé d’admettre à la cléricature les propriétaires hommes du peuple et les décurions des villes, à moins que ceux-ci n’abandonnassent leurs biens ou à la municipalité dont ils étaient membres ou à quelques-uns de leurs parents[9].

Il fut également défendu au même clergé d’accepter des legs testamentaires. Déjà le pouvoir et la fortune avaient amené la corruption : Damas disputa le siège de Rome à Ursin ; on en vint aux mains[10] ; cent trente-sept morts furent trouvés le matin dans la basilique de Sicinius, aujourd’hui Sainte-Marie-Majeure.

Valentinien avait eu de sa première femme, Severa, un fils nommé Gratien, qu’il éleva à Amiens, le 24 août 367, au rang d’auguste, sans le créer d’abord césar, selon l’usage. On a cherché la raison de cette innovation : elle est évidente. Il y avait maintenant deux empires ; Gratien, âgé de huit ans, n’était plus un césar ou un général nommé pour défendre une partie de l’Etat, c’était un héritier qui devait succéder à la souveraineté de son père.

Valentinien répudia Severa et épousa Justine, Sicilienne d’origine ; elle aurait, selon Zosime, été mariée d’abord au tyran Magnence. Justine était arienne, mais elle ne déclara son hérésie qu’après la mort de Valentinien. Elle donna à l’empereur un fils, qui fut Valentinien II, et trois filles, Justa, Grata et Galla ; celle-ci devint la seconde femme de Théodose le Grand.

Les Quades et les Sarmates, justement irrités de la trahison des Romains, qui après avoir attiré leur roi Gabinus à une entrevue l’avaient massacré, ravageaient l’Illyrie ; Valentinien accourt avec les forces de la Gaule ; il meurt subitement à Bergetion (17 novembre 375), d’un accès de colère, dans une audience qu’il donnait aux députés des Quades suppliants.

Mallobaud ou Mellobaud, chef d’une tribu de Francs, avait obtenu un commandement sous Valentinien, et s’était distingué par ses gestes militaires : à la mort de l’empereur il entreprit avec Equitius, comte d’Illyrie, de faire prévaloir les droits de Valentinien, fils de Justine, sur ceux de Gratien, fils de Severa. Valentinien II fut en effet proclamé empereur, mais son frère Gratien, déjà auguste, au lieu de s’en offenser, reconnut l’élection. Valentinien eut dans son partage l’Italie, l’Illyrie et l’Afrique ; Gratien garda les Gaules, l’Espagne et l’Angleterre, peut-être même n’y eut-il pas de véritable partage. Ce qu’il y a de certain, c’est que Gratien gouverna seul l’Occident jusqu’à sa mort, Valentinien n’étant encore qu’un enfant sous la tutelle de sa mère.

Valens n’approuvait pas ces arrangements paisibles entre ses jeunes neveux ; mais les mouvements des Goths arrêtèrent son intervention dans des affaires d’une moindre importance.

Mis en possession de l’empire d’Orient par Valentinien Ier, Valens avait eu dès les premiers jours de son règne des épreuves à subir. Procope, commandant de l’armée de Mésopotamie, prit la pourpre dans Constantinople même, par l’autorité de deux cohortes gauloises. Voulant légitimer son usurpation, il épousa Faustine, veuve de l’empereur Constance ; elle avait une fille âgée de cinq ans, dans laquelle les légions voyaient le dernier rejeton de la race de Constantin. La révolte de Procope dura peu ; ses soldats l’abandonnèrent à la voix de leurs capitaines, qui gardèrent leur foi. Procope, trahi, fut traîné au camp de l’empereur d’Orient et décapité.

Valens soutint faiblement contre Sapor les rois d’Arménie et d’Ibérie. On remarque dans cette guerre les aventures de Para, roi d’Arménie, monarque fugitif comme tant d’autres, protégé d’abord des Romains, ensuite égorgé par eux dans un repas.

Les Goths, restés fidèles à la famille de Constantin, s’étaient déclarés contre Valens en faveur de Procope, mari de la veuve de Constance. Valens remporta quelques avantages sur ces barbares. Une paix fut le résultat de ces avantages, et six ans après les Huns précipitèrent les Goths sur l’empire.

L’arianisme était la religion de Valens : il persécuta les catholiques, qu’il appelait les athanasiens ; saint Basile était devenu leur chef après la mort de saint Athanase. A ce grand homme de solitude et de charité est due la fondation du premier de ces monuments élevés aux misères humaines ; monuments qui font la gloire éternelle du christianisme. Les moines, presque tous catholiques, s’étaient accrus par l’esprit et le malheur de leur temps. Valens les fit enlever à main armée ; on les força de s’enrôler dans les légions, et quand ils résistèrent on les massacra.

Nous arrivons au fameux événement qui hâta la chute de l’ancien monde.

Depuis leurs expéditions maritimes, les Goths, en paix avec les Romains, s’étaient multipliés dans les forêts : ils avaient assujetti autour d’eux les autres peuplades barbares. Hermanric, roi des Ostrogoths et de la noble race des Amali, devint conquérant à l’âge de quatre-vingts ans ; à cent dix ans il allait encore au combat, et restait le seul contemporain de sa gloire[11]. Il conquit les Hérules et les Venèdes. Sa puissance s’étendait dans les bois et sur les hordes des bois, du Pont-Euxin, de la Baltique, derrière les tribus saxonnes, allamanes, franques, bourguignonnes et lombardes, plus rapprochées des rives du Rhin : le Danube séparait l’empire sauvage des Goths de l’empire civilisé des Romains. Les Visigoths, réunis aux Ostrogoths leur avaient cédé la prééminence ; leurs chefs, parmi lesquels se distinguaient Athanaric, Fritigern et Alavius, avaient quitté le nom de rois pour descendre ou pour monter à celui de juges[12].

Telles étaient devenues les nations gothiques aux frontières de l’empire d’Orient, lorsque tout à coup un bruit se répand : on raconte qu’une race inconnue a traversé les Palus-Méotides. La présence des Huns fut annoncée par un tremblement de terre qui secoua presque tout le sol du monde romain et fit pencher sur la tête d’Hermanric sa couronne séculaire. Les Huns étaient la dernière grande nation mandée à la destruction de Rome ; les autres nations avaient fait une halte pour les attendre ; ils venaient de loin. A peine avaient-ils paru qu’on entendit parler des Lombards, dernier flot de cet océan.

Un nouveau système historique fait descendre les Huns des peuples ouralo-finnois. Dans ce système, fondé sur une meilleure critique, une connaissance plus avancée des peuples et des langues de l’Asie et de l’Europe septentrionale, on suit cependant avec moins de facilité la marche et les progrès des soldats futurs d’Attila.

Dans l’ancien système, que Gibbon a adopté, il est plus aisé de se reconnaître. En rejetant de la primitive monarchie des Huns la partie confuse et romanesque, laissant de côté ce qu’ont pu faire ou ne pas faire les Huns au nord de la muraille de la Chine, 1210 ans avant l’ère vulgaire, négligeant leur invasion de la Chine, leur défaite par l’empereur Voulé, de la dynastie des Huns, on trouve qu’au temps de la mission du Christ deux divisions des Huns s’avancèrent dans l’Occident, l’une vers l’Oxus, l’autre vers le Volga : celle-ci se fixa au bord oriental de la mer Caspienne, et fut connue sous le nom des Huns blancs ; ils eurent de fréquents démêlés avec les Perses.

L’autre division des Huns pénétra avec difficulté au Volga, conserva ses moeurs en augmentant sa force par des alliances volontaires, des adjonctions de peuples conquis, et par l’habitude des combats : cette division subjugua les Alains : la plus grande partie des vaincus entra dans les rangs des vainqueurs, tandis qu’une colonie indépendante des premiers alla se mêler aux races germaniques et s’associer à leur guerre contre l’empire[13].

Les Huns parurent effroyables aux barbares eux-mêmes : quand ils eurent franchi les Palus-Méotides, ils se trouvèrent en présence des tributaires de la puissance d’Hermanric. Les deux monarchies des Huns et des Goths, l’une composée de sauvages à cheval, l’autre de sauvages à pied, c’est-à-dire les deux races scythe et tartare, se heurtèrent. Les Goths étaient divisés ; Hermanric, abusant du pouvoir, avait fait écarteler la femme d’un chef rhoxolan qui s’était retiré de lui[14]. Les frères de cette femme la vengèrent en poignardant Hermanric, vainement cuirassé d’un siècle, et à qui cent dix années avaient encore laissé du sang dans le coeur : il ne resta pas sous le coup. Balamir, roi des Huns, profita de cet événement ; il attaqua les Ostrogoths, qui furent abandonnés des Visigoths ; Hermanric, impatient de la douleur que lui causait sa blessure, et encore plus tourmenté de la ruine de son empire, mit fin à des jours que la mort avait oubliés[15]. Withimer, chargé après lui du gouvernement, en vint avec les Huns et les Alains à une bataille dans laquelle il fut tué[16]. Saphrax et Alathaeus sauvèrent le jeune roi des Ostrogoths, Witheric, et conduisirent les débris indépendants de leurs compatriotes sur les bords du Niester.

Cependant les Visigoths, séparés des Ostrogoths, s’étaient retirés chez les Gépides, leurs alliés ; ils y furent poursuivis par les Huns. Un corps de cavalerie tartare passa le Niester à gué pendant la nuit, au clair de la lune : Athanaric, juge des Visigoths, qui défendait les bords de la rivière parvint à gagner des hauteurs avec son armée ; il s’y voulait fortifier, mais les Visigoths se précipitent vers le Danube, envoient des ambassadeurs à Valens, et le conjurent de leur accorder la Mésie inférieure pour asile : ils offraient d’embrasser la religion chrétienne. Valens, dit Jornandès, dépêcha des évêques hérésiarques aux Visigoths, et fit de ces suppliants des sectateurs d’Arius au lieu de disciples de Jésus-Christ. Les Visigoths communiquèrent le venin aux Gépides leurs hôtes, aux Ostrogoths leurs frères, ils se répandirent dans la Dacie, la Thrace, la Mésie supérieure, et tous les Goths se trouvèrent ariens[17].

L’historien se trompe : tous les Goths sans doute n’étaient pas encore chrétiens en 376, mais ils avaient déjà reçu les semences de la foi. Théophile, au concile de Nicée, est appelé l’évêque des Goths[18] ; ceux-ci avaient un petit sanctuaire catholique à Constantinople. Vers l’an 325, Audius, chef d’un schisme, fut banni par Constantin en Scythie ; il pénétra chez les Goths, y prêcha l’Evangile, et établit dans leur pays des vierges, des ascètes et des monastères[19]. Les Goths mêmes avaient exercé de grandes cruautés dans la persécution arienne de 372, et ce fut le célèbre évêque Ulphilas que ce peuple fugitif députa, en 376, à Constantinople[20].

Fritigern et Alavivus commandaient les Visigoths qui tendaient les mains à Valens : Athanaric, suivi de quelques compagnons, ne voulut point paraître sur les terres de l’empire en qualité de parjure ou de suppliant, et se retira dans les forêts de la Transylvanie.

Valens, bigot sectaire, se croyait un profond politique ; il acquiesça à la demande des Visigoths ; il se félicitait de cantonner sur les frontières de ses Etats des guerriers qui promettaient de le défendre et de se faire ariens. Il les voulut tous, même ceux qui pouvaient être attaqués d’une maladie mortelle[21] ; mais il attacha deux conditions à son bienfait : les Visigoths eurent ordre de livrer leurs enfants et leurs armes ; leurs enfants comme otages, et leurs armes comme vaincus. Et Valens prétendait que ces bras désarmés se lèveraient pour protéger sa tête ! Les Visigoths se soumirent.

Le Danube était enflé par des pluies. On assembla une multitude de barques, de radeaux, de troncs d’arbres creusés, et l’on vit, par la permission de Dieu, les Romains occupés nuit et jour à transporter dans l’empire les destructeurs de l’empire. Des commissaires désignés à cet effet essayèrent de compter les barbares à leur passage d’une rive du Danube à l’autre ; mais ils furent obligés de renoncer au dénombrement[22]. Ammien Marcellin, citant deux vers de Virgile, prétend qu’on aurait plutôt compté les sables que le vent du midi soulève sur les rivages de la Libye. Une évaluation moins poétique porte l’émigration des Visigoths à un million d’individus.

Les enfants mâles des familles les plus distinguées furent séparés de leurs pères ; on les distribua dans différentes provinces : les habitants de ces provinces étaient étonnés des brillantes parures et de la beauté martiale des jeunes exilés.

Quant aux armes, elles ne furent point livrées ; les Visigoths arrivaient avec les tributs qu’ils avaient jadis reçus et les anciennes richesses qu’ils avaient enlevées aux Romains ; on les crut opulents parce qu’ils étaient chargés de dépouilles ; pour garder du fer, ils soûlèrent la cupidité des officiers de Valens avec des tapis, des tissus précieux, des esclaves et des troupeaux. A ceux qui préférèrent un autre lucre, ils prostituèrent leurs filles (Zosime) ; ils vendirent leur honneur pour acheter un empire, sûrs qu’avec leurs épées ils feraient bientôt passer les filles des césars dans le lit des Goths.

Les Ostrogoths, conduits par Saphrax et Alathaeus, qui avaient sauvé Witheric, se présentèrent à leur tour sur la rive septentrionale du Danube, et sollicitèrent inutilement la faveur obtenue par leurs compatriotes : la peur commençait chez les Romains.

Les Visigoths s’avancèrent dans les Thraces. On s’était chargé de les nourrir ; on ne les nourrit point : on leur fournit de la chair infecte de chien et d’autres animaux morts de maladie ; un pain coûtait un esclave, un agneau six livres d’argent. Après leurs esclaves ils n’eurent plus à livrer que le reste de leurs enfants[23]. On fit (parce qu’enfin Rome devait périr) d’un million d’alliés un million d’opprimés : la reconnaissance finit où l’injustice commence.

Les Ostrogoths, cessant de prier, passèrent le Danube, et se trouvèrent ennemis et indépendants sur le territoire romain. Fritigern, chef des Visigoths, forma des liaisons secrètes avec les nouveaux émigrants, et s’efforça de réunir les Goths dans le même intérêt.

Maxime et Lupicinus, généraux de Valens, avaient alors le commandement dans les Thraces : ils étaient, par leur avarice et leur faiblesse, la première cause de tous ces malheurs. La discorde éclata à Marcianopolis, capitale de la basse Mésie, à soixante-dix milles du Danube : Lupicinus avait invité les chefs des Goths à un repas, dans le dessein de les faire assassiner ; les gardes de ces chefs, restés aux portes de la ville, se prirent de querelle avec les soldats romains ; leurs clameurs pénétrèrent jusqu’à la salle du festin. Fritigern et ses amis tirent leurs épées, s’ouvrent un passage à travers la foule, sortent de la ville et ont le bonheur d’échapper[24]. Ce jour-là, dit Jornandès, ôta la faim aux Goths et la sûreté aux Romains : les premiers ne se regardèrent plus comme des vagabonds et des étrangers, mais comme des citoyens et comme des seigneurs de l’empire[25].

Lupicinus, se fiant à la discipline des légions et à la supériorité de leurs armes, attaqua les Goths : ceux-ci déployant leur bannière firent entendre le lamentable son de cette corne célèbre dans le récit de leurs combats, et à la ronflée de laquelle devait s’écrouler le Capitole[26] ; les Romains furent vaincus.

Une troupe de Goths, avant la migration générale de ces peuples, était entrée au service de Valens, sous la conduite de Suérid et de Colias ; attaquée par les habitants mutinés d’Andrinople, elle les repoussa, et alla rejoindre le grand corps de ses compatriotes. Fritigern franchit l’Elémus, et mit le siège devant Andrinople, qu’il ne put prendre. Les ouvriers employés aux mines du Rhodope se révoltent, se réfugient chez les barbares, et leur servent ensuite de guides aux réduits les plus secrets des Romains. Les Goths délivrent leurs enfants captifs[27], qui leur racontent ce qu’ils ont à souffrir de la lubricité et de la cruauté de leurs maîtres. Une partie des Huns et des Alains font alliance avec les Goths.

Alors Valens songe à porter remède au mal qu’il avait fait ; il retire les légions d’Arménie, et demande des secours au jeune empereur Gratien, qui venait de succéder à Valentinien, son père : Richomer, comte des domestiques, est dépêché à Valens avec les légions gauloises. Une première armée romaine, sous les ordres de Trajan et Profuturus, s’approcha des Visigoths campés vers l’embouchure méridionale du Danube, à soixante milles au nord de Tome, exil d’un poète : Fritigern fait élever des feux pour rappeler ses bandes répandues dans le plat pays. Les Visigoths se lient d’un serment terrible, et entonnent les chants à la gloire de leurs aïeux ; les Romains y répondirent par le barritus, cri militaire commencé presque à voix basse, allant toujours grossissant, et finissant par une explosion effroyable[28]. La bataille de Salices, qui a pris son nom des arbres paisibles sous lesquels elle fut donnée, dura la journée entière, et la victoire resta indécise. Les Visigoths rentrèrent dans leur camp. Les Romains n’osèrent renouveler le combat, et résolurent d’enfermer les barbares dans ce coin de terre entre le Danube, la mer Noire et le mont Hémus. Les Ostrogoths et le parti des Huns et des Alains avec lequel Fritigern s’était ménagé une alliance les dégagèrent.

Valens, suspendant sa guerre contre les moines, partit enfin d’Antioche avec une seconde armée. Arrivé à Constantinople, il maltraita le général Trajan, ami de saint Basile. Au bout de quelques jours il sortit de la capitale de l’Orient, chassé par le mépris populaire et les clameurs de la foule, qui le pressait de marcher à d’autres ennemis[29].

Le moine Isaac sort de sa cellule, voisine des chemins où passait l’empereur ; il s’avance, au devant de lui, et lui crie : Où vas-tu ? Tu as fait la guerre à Dieu, il n’est plus pour toi. Cesse ton impiété, ou ni toi ni ton armée ne reviendront. L’empereur dit : Qu’on le mette en prison. Faux prophète, je reviendrai, et je te ferai mourir. Isaac répondit : Fais-moi mourir si tu me trouves en mensonge. Le moine[30] chrétien remplaçait le philosophe cynique : il n’en différait que par les moeurs.

Les Goths, après avoir encore une fois saccagé la Thrace et franchi l’Hémus, inondaient les environs d’Andrinople. Frigerid, général de Gratien, avait défait quelques alliés des Goths, entre autres les Taïfales, barbares débauchés dont les prisonniers furent transportés sur les terres abandonnées de Parme et de Modène[31]. Sébastien, maître général de l’infanterie de Valens, s’était occupé à rétablir la discipline dans un corps particulier ; ce corps avait eu l’avantage sur un nombreux parti d’ennemis. Enivré de ses succès, Valens s’apprête à triompher des peuples gothiques, et s’établit dans un camp fortifié sous les murs d’Andrinople.

Richomer, accouru de l’Occident, vient annoncer à Valens que son neveu, vainqueur des Allamans, s’avance pour le soutenir.

En même temps un évêque envoyé par Fritigern, politique aussi rusé que général habile, se présente chargé d’humbles paroles et de soumissions. Il proteste publiquement de la fidélité des Goths, qui, selon lui, ne demandent qu’à paître leurs troupeaux dans la Thrace déserte ; mais par des lettres secrètes Fritigern presse l’empereur de marcher[32], l’assurant que la seule terreur de son nom obligera les Goths à se soumettre. Valens, jaloux de la renommée de Gratien, ne veut point attendre un jeune prince qui pourrait ravir ou partager l’honneur de la victoire : il lève son camp le 9e d’août l’an 378. Le trésor militaire et les ornements impériaux furent laissés dans Andrinople.

A huit milles de cette ville on découvrit rangés en cercle les chariots des barbares. Les Romains firent tristement leurs dispositions militaires, aux lugubres clameurs des Goths[33] : les Goths, pareillement étonnés du bruit des armes et du retentissement des boucliers que frappaient les légionnaires, envoyèrent proposer la paix ; leur cavalerie, sous la conduite d’Alathaeus et de Saphrax, n’était point encore arrivée. Valens s’obstine à ne vouloir entendre que des négociateurs d’un rang élevé : le soldat romain s’épuise sous la chaleur du jour qu’augmentait un vaste embrasement : le feu avait été mis aux herbes et aux bois desséchés des campagnes[34]. Fritigern demande à son tour pour traiter un homme de distinction ; Richomer s’offre, et part du consentement de Valens, à qui le coeur commençait à faillir. A peine approchait-il des retranchements ennemis, que les sagittaires et les scutaires engagent le combat. La cavalerie des Goths revenait alors renforcée d’un corps d’Alains : sans laisser le temps à Richomer de remplir sa mission, elle se précipite sur les troupes impériales.

Les deux armées se choquèrent ainsi que des proues de vaisseaux, dit Ammien[35]. L’aile gauche des légions poussa jusqu’aux chariots ; mais, abandonnée de sa cavalerie, elle fut accablée sous le nombre des barbares, qui tombèrent sur elle comme un énorme éboulement de terre[36]. Les soldats romains s’arrêtent ; serrés les uns contre les autres, ils manquent d’espace pour tirer l’épée ; jamais plus grand danger ne menaça leurs têtes sous un ciel où la splendeur du jour était éteinte[37].

Dans ce chaos, Valens, saisi de frayeur, saute par-dessus des monceaux de morts, et se réfugie dans les rangs des lanciers et des matiaires, qui se défendaient encore. Les généraux Trajan et Victor cherchent vainement la réserve formée des soldats bataves : les chemins étaient obstrués des cadavres des chevaux et des hommes. L’empereur, à l’approche de la nuit, fut tué d’une flèche ; d’autres disent qu’il fut porté blessé avec quelques eunuques dans la maison d’un paysan. Les Goths survinrent ; trouvant cette maison barricadée, et ignorant qui elle renfermait, ils l’incendièrent[38]. Valens périt au milieu des flammes. Il fut brûlé avec une pompe royale, dit Jornandès, par ceux qui lui avaient demandé la vraie foi, et qu’il avait trompés, leur donnant le feu de la géhenne au lieu du feu de la charité[39].

Les deux généraux Trajan et Sébastien ; Valérien, grand-écuyer ; Equitius, maire du palais ; Potentius, tribun des Promus ; trente-cinq autres tribuns et les deux tiers de l’armée romaine restèrent sur la place. Selon l’auteur déjà cité, l’histoire n’offre point de bataille où le carnage ait été aussi grand, excepté celle de Cannes[40].

Les Goths livrèrent l’assaut à Andrinople, qu’ils manquèrent : descendus jusqu’à Constantinople, ils admirèrent les édifices pyramidant au-dessus des murailles qui mettaient la ville à l’abri : leur destin fut de voir Constantinople et de prendre Rome ; entre ces deux bornes, le monde civilisé était la lice ouverte à leurs courses. Epouvantés de l’action d’un Sarrasin (j’en parlerai ailleurs), ils rebroussèrent vers l’Hémus, forcèrent le pas de Suques, et se répandirent sur un pays fertile jusqu’au pied des Alpes Juliennes. Les lieux d’où s’était écoulée cette multitude n’offrirent plus que l’aspect d’une grève déserte et ravagée, quand le flux qui avait apporté des tempêtes et des vaisseaux s’est retiré.

Libanius composa l’oraison funèbre de Valens et de son armée : Les pluies du ciel ont effacé le sang de nos soldats, mais leurs ossements blanchis sont restés, témoins plus durables de leur courage. L’empereur lui-même tomba à la tête des Romains. N’imputons pas la victoire aux barbares ; la colère des dieux est la seule cause de nos malheurs. Libanius se souvenait de Julien.

Ammien, qui termine son ouvrage à la mort de Valens, cherche à rassurer les Romains sur les succès des Goths : il rappelle les différentes invasions des barbares depuis celle des Cimbres, afin de prouver qu’elles n’ont jamais réussi : cette digression de l’historien montre mieux que tout ce que je pourrais dire la frayeur des peuples et les pressentiments de l’avenir.

Ce même Ammien raconte (et ce sont presque les dernières lignes de ce soldat grec de la ville d’Antioche, qui écrivait en latin ses souvenirs dans la ville de Rome), ce même Ammien raconte que le duc Julien, commandant au delà du Taurus, ordonna, par lettres secrètes, de massacrer à jour fixe et heure marquée les Goths dispersés dans les provinces de l’Asie. Par ce prudent artifice, l’Orient fut délivré sans bruit et sans combat d’un grand danger[41]. La leçon venait de Mithridate : elle ne profita ni au royaume de Pont ni à l’empire romain. Gratien vengea mieux Valens en élevant à la pourpre Théodose.

 

Deuxième partie

La famille de Théodose était espagnole comme celle de Trajan et d’Arien. Théodose ne sollicita point la puissance : il n’eut pour intrigue que sa renommée, pour protecteur que la nécessité. Il était exilé, et fils d’un père, grand général, injustement décapité à Carthage[42] ; il désirait paix et peu, et il eut guerre et richesse ; un empereur qui n’avait pas dix-neuf ans le fit son collègue.

Sous Théodose, successeur de Valens en Orient, les Goths se divisèrent et se soumirent. Les Visigoths furent établis dans la Thrace, les Ostrogoths dans la Phrygie et dans la Lydie : introduits dans l’empire, ils n’en sortirent plus. Un parti, celui de Fravitta, païen de religion, voulait rester fidèle aux Romains ; un autre parti, celui de Priulphe ou d’Eriulphe, soutenait qu’on n’était pas obligé de garder la foi à des maîtres lâches et perfides. L’inimitié des deux chefs éclata dans un festin où Théodose les avait invités : Fravitta suivit Priulphe, qui quittait la table, et lui plongea son épée dans le ventre[43].

Gratien gouvernait l’Occident, tandis que son frère, Valentinien II, encore enfant, résidait en Italie. Le poète Ausone, qui professait l’hellénisme, avait eu part à l’éducation de Gratien[44], et saint Ambroise avait composé pour ce prince, qu’il appelle très chrétien[45], une instruction sur la Trinité. Gratien refusa de prendre le robe pontificale des idoles[46], publia, ensuite rappela un édit de tolérance[47], et exempta les femmes chrétiennes de monter sur le théâtre[48]. Le christianisme était un droit futur à la liberté et un privilège actuel de vertu.

Gratien, préférant la chasse à tout autre plaisir, donnait sa confiance aux Alains de sa garde, particulièrement distingués comme chasseurs : les autres barbares à son service en conçurent une profonde jalousie. Mellobaudes, roi d’une tribu des Francs (ce Mellobaudes qui avait voulu faire reconnaître Valentinien II pour régner sous le nom d’un enfant), était devenu, à force de souplesse, le favori de Gratien. Alors Maxime, soldat ambitieux, se laissa proclamer auguste dans la Grande-Bretagne. Il fondit sur les Gaules, accompagné de trente mille soldats et suivi d’une population nombreuse qui se fixa en partie dans l’Armorique. Gratien, qui séjournait à Paris, prend la fuite, est arrêté par le gouverneur du Lyonnais, livré à Andragathius, général de la cavalerie de Maxime, et tué. Mellobaudes partagea le sort du maître qu’il avait peut-être trahi[49]. L’empereur d’Orient toléra l’usurpation de Maxime.

Théodose rendit en faveur de la religion catholique un édit fameux : cet édit ordonne de suivre la religion enseignée par saint Pierre aux Romains, de croire à la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, autorisant ceux qui professaient cette doctrine à se nommer catholiques[50].

Cependant l’arianisme triomphait aux rives mêmes du Bosphore : Rome et Alexandrie repoussaient depuis quarante ans la communion des évêques et des princes de Constantinople ; la controverse occupait cette ville entière. Priez un homme de vous changer une pièce d’argent, il vous apprendra en quoi le fils diffère du père ; demandez à un autre le prix d’un pain, il vous répondra que le fils est inférieur au père ; informez-vous si le bain est prêt, on vous dira que le fils a été créé de rien[51].

Saint Grégoire de Nazianze essaya de fonder à Constantinople une église catholique : il y fut attaqué, et la discorde divisa son troupeau.

Théodose, après avoir reçu le baptême et publié son édit, enjoignit à Démophile, évêque arien, de reconnaître le symbole de Nicée ou de céder Sainte-Sophie et les autres églises à des prêtres de la foi orthodoxe. Grégoire fut installé dans la chaire épiscopale par Théodose en personne, au milieu de ses gardes. Mais les sanctuaires étaient vides, et la population arienne poussait des cris [Greg. Naziance, De Vita sua, p. 21.]. Cette résistance amena la proscription de l’arianisme dans tout l’Orient, et un synode convoqué à Constantinople, l’an 382, confirma le dogme de la consubstantialité. L’intervention du pouvoir politique n’empêcha point saint Grégoire, fatigué, d’abdiquer son siège et d’aller mourir dans la retraite [Greg. Naziance, De Vita sua, p. 21.].

Maxime, usurpateur des Gaules, aussi orthodoxe que Théodose, fut le premier prince catholique qui répandit le sang de ses sujets pour des opinions religieuses. Priscillien, évêque d’Avila, en Espagne, fondateur de la secte de son nom, fut exécuté à Trêves avec deux prêtres et deux diacres[52]. Le poète Latronien et Euchrocia, veuve de l’orateur Delphidius, subirent le même sort. Les priscilliens étaient accusés de magie, de débauche et d’impiété. Saint Ambroise et saint Martin de Tours condamnèrent ces cruautés.

Je vous ai dit que l’impératrice Justine, seconde femme de Valentinien Ier et mère de Valentinien II, était arienne. Elle entreprit d’ouvrir à Milan une église de sa confession ; Ambroise s’y opposa : des troubles s’ensuivirent. Le saint qui les avait excités par son zèle les calma par son autorité. Néanmoins, condamné à l’exil, il refusa d’obéir, et le peuple prit sa défense. La liberté individuelle commençait à renaître sous la protection de la liberté religieuse. Saint Augustin se trouvait parmi les disciples de saint Ambroise.

Maxime, qui avait enlevé à Gratien les Gaules, la Grande-Bretagne et les Espagnes, entreprend de dépouiller Valentinien des provinces de l’Italie ; il trompe la cour de Milan, malgré la clairvoyance de saint Ambroise, et franchit les Alpes avant que Justine se doutât de ses projets ; elle n’eut que le temps de se sauver avec son fils. La population de Milan était catholique ; elle renonça facilement à la fidélité jurée à une princesse et à un enfant ariens. Saint Ambroise refusa toute communication avec Maxime[53].

Justine, arrivée à Thessalonique, implore le secours de Théodose ; il le lui promet, en lui faisant observer que le ciel lui infligeait le châtiment dû à son hérésie[54]. Valentinien avait une soeur appelée Galla ; cette soeur confirma dans le coeur de Théodose la résolution que lui inspirait la reconnaissance envers la famille de Gratien Ier. Théodose épouse Galla, et marche à la tête d’une armée de Romains, de Huns, d’Alains et de Goths, contre une armée de Romains, de Germains, de Maures et de Gaulois. Maxime, vaincu sur les bords de la Save, ne montra ni courage ni talent. Il se réfugia dans Aquilée, y fut pris, dépouillé des ornements impériaux, conduit au camp de Théodose, où sa tête tomba peu d’instants après sa couronne[55]. Un an avant la victoire de Théodose sur Maxime, la sédition d’Antioche avait eu lieu ; Libanius et saint Chrysostome nous en ont conservé le double récit. Théodose, bien qu’il eût prononcé une sentence terrible, se laissa toucher et pardonna : trois ans plus tard il ne montra pas la même indulgence pour Thessalonique. A Antioche on avait renversé les statues de l’empereur, de son père Théodose, de sa première femme Flacilla, de ses deux fils Arcadius et Honorius ; à Thessalonique le peuple avait égorgé Botheric, commandant de la garnison, en vindicte de l’emprisonnement d’un infâme cocher du cirque, épris de la beauté d’un jeune esclave de Botheric. Théodose donna l’ordre d’exterminer ce peuple ; ordre qu’il révoqua quand il était exécuté. La foule, appelée aux jeux du cirque, fut assaillie par des troupes cachées dans les édifices environnants. Un marchand avait conduit ses deux fils au spectacle ; entouré de meurtriers, il leur offre sa vie et sa fortune pour la rançon de ses fils : les soldats répondent qu’ils sont obligés de fournir un certain nombre de têtes, mais ils consentent à épargner une des deux victimes, et pressent le marchand de désigner celle qu’il veut sauver. Tandis que le père regarde en pleurant ses deux fils et qu’il hésite, les impatients barbares épargnent à sa tendresse l’horreur du choix : ils égorgent les deux enfants[56].

Saint Ambroise apprend à Milan le massacre de Thessalonique ; il se retire à la campagne, et refuse de venir à la cour. Il écrit à l’empereur : Je n’oserais offrir le sacrifice, si vous prétendez y assister. Ce qui me serait interdit pour le sang répandu d’un seul homme me serait-il permis par le meurtre d’une foule d’innocents ?[57]

Théodose n’est point retenu par cette lettre ; il veut entrer dans l’église ; il trouve sous le portique un homme qui l’arrête ; c’est Ambroise : Tu as imité David dans son crime, s’écrie le saint, imite-le dans son repentir[58].

Huit mois s’écoulèrent ; l’empereur n’obtenait point la permission de pénétrer dans le saint lieu. Le temple de Dieu, répétait-il, est ouvert aux esclaves et aux mendiants, et il m’est fermé ! Ambroise demeurait inexorable ; il répondait à Rufin, qui le pressait : Si Théodose veut changer sa puissance en tyrannie, je lui livrerai ma vie avec joie[59]. Enfin, touché du repentir de l’empereur, l’évêque lui accorda l’expiation publique ; mais en échange de cette faveur il obtint une loi suspensive des exécutions à mort pendant trente jours, depuis le prononcé de l’arrêt : belle et admirable loi, qui donnait le temps à la colère de mourir et à la pitié de naître ! sublime leçon qui tournait au profit de l’humanité et de la justice ! Si trente jours s’étaient écoulés entre la sentence de Théodose et l’accomplissement de cette sentence, le peuple de Thessalonique eût été sauvé[60].

Dépouillé des marques du pouvoir suprême, l’empereur fit pénitence au milieu de la cathédrale de Milan. Prosterné sur le pavé, il implora la merci du ciel avec sanglots et prières[61]. Saint Ambroise, lui prêtant le secours de ses larmes, semblait être pécheur et tombé avec lui[62]. Cet exemple, à jamais fameux, apprenait au peuple que les crimes font descendre au dernier rang ce qu’il y a de plus élevé ; que la cité de Dieu ne connaît ni grand ni petit ; que la religion nivelle tout et rétablit l’égalité parmi les hommes. C’est un de ces faits complets, rares dans l’histoire, où les trois vérités, religieuse, philosophique et politique, ont agi de concert. A quelle immense distance le paganisme est ici laissé ! L’action de saint Ambroise est une action féconde, qui renferme déjà les actions analogues d’un monde à venir : c’est la révélation d’une puissance engendrée dans la décomposition de toutes autres.

Théodose rétablit Valentinien III dans la possession de l’empire d’Occident, et retourna à Constantinople. Justine mourut.

Arbogaste, élevé aux grandes charges militaires, s’empara de la maison du jeune prince : on a pu voir, à propos de Mellobaudes, que les Francs s’introduisirent dans toutes les affaires du palais et de l’Etat. Retenu quasi prisonnier à Vienne dans les Gaules par son hautain sujet, Valentinien fit connaître sa position à saint Ambroise et à Théodose ; mais il n’eut pas la patience d’attendre. Il mande Arbogaste, le reçoit assis sur son trône, et lui remet l’ordre qui le destitue de ses emplois. Tu ne m’as pas donné le pouvoir, tu ne me le peux ôter, dit le Franc en jetant le papier à terre[63]. Valentinien saisit l’épée d’un de ses gardes pour s’en frapper ou pour en percer Arbogaste[64]. On le désarma : quelques jours après il fut trouvé étouffé dans son lit[65].

Arbogaste dédaigna de revêtir la pourpre ; il en emmaillota un Romain, jadis son secrétaire, Eugène, professeur de rhétorique latine, et devenu garde-sac, place du palais[66]. Théodose se prépare deux années entières à venger Valentinien ; il envoie consulter Jean, solitaire de la Thébaïde, qui lui promet la victoire[67]. Stilicon rassemble les légions avec Timasius ; les barbares auxiliaires joignent l’armée ; Alaric, le destructeur de Rome, se trouvait parmi les recrues de Théodose : la plupart des personnages qui devaient voir tomber la ville éternelle étaient maintenant sur la scène.

Le soldat frank Arbogaste attendit sur les confins de l’Italie, avec son empereur Eugène, le soldat goth Alaric, qui venait avec son empereur Théodose. Premier choc sous les murs d’Aquilée ; dix mille Goths périssent avec Bacurius, général des Ibères. Théodose passa la nuit retranché sur les montagnes ; au lever du jour, il s’aperçut que sa retraite était coupée : il eut recours à un expédient souvent employé auprès des barbares, peu soucieux et de la cause et des maîtres pour lesquels ils versaient leur sang ; il entama des négociations avec Arbitrion, chef des troupes qui lui barraient le chemin. Un traité fut conclu et écrit à la hâte (le papier et l’encre manquant) sur les tablettes[68] impériales.

Théodose mène aussitôt ses récents alliés à l’attaque du camp d’Eugène. Il marche en avant des bataillons, fait le signe de la croix et s’écrie : Où est le Dieu de Théodose ?[69] Une tempête s’élève et jette la terreur parmi les Gaulois : Eugène, trahi, est saisi, lié, garrotté, conduit à Théodose, tué prosterné à ses pieds.

Arbogaste erra deux jours parmi les rochers, et se donna de son coutelas dans le coeur : la vie et la mort d’un Franc n’appartenaient qu’à lui. Saint Ambroise n’avait point voulu reconnaître Eugène ; il eut le plaisir d’embrasser vainqueur son illustre pénitent. L’évêque de Milan[70], Rufin[71], Orose[72] et saint Augustin, qui semblent autorisés par Claudien même[73], disent que les apôtres Jean et Philippe combattirent à la tête des chrétiens dans un tourbillon. Théodose avait tant pleuré la veille de la bataille, afin d’obtenir l’assistance du ciel, que l’on suspendit à un arbre, pour les sécher, ses habits trempés de larmes[74] ; trophée de l’humilité, qui devint celui de la victoire. Jean le solitaire de la Thébaïde fut instruit de cette victoire à l’heure même où elle s’accomplit[75]. Un possédé, à Constantinople, ravi en l’air au moment du combat, s’écria, en apostrophant le tronc décollé de saint Jean-Baptiste : C’est donc par toi que je suis vaincu ; c’est donc toi qui ruines mon armée ![76] Voilà les temps comme ils sont.

Théodose fit abattre les statues de Jupiter placées sur la pente des Alpes ; les foudres en étaient d’or : les soldats disaient qu’ils voudraient être frappés de ces foudres ; l’empereur leur livra le dieu tonnant[77]. Les nombreuses réminiscences d’un autre ordre de choses, qui fourmillent dans ces récits, ne vous auront point échappé. Les fictions de l’hellénisme vivaient au fond des esprits convertis à l’Evangile ; ils s’en accusaient, ils s’en défendaient comme du crime de magie, mais ils en étaient obsédés. Les poèmes d’Homère et de Virgile étaient comme des temples défendus par un démon puissant : les évêques, les prêtres, les solitaires ne les osaient brûler ; mais ils dérobaient à ces édifices merveilleux tout ce qu’ils pouvaient convertir à un saint usage. Reine détrônée, régnant encore par ses charmes, la mythologie s’empara non seulement de la littérature chrétienne, mais de l’histoire : il fallut que les nations scandinaves et germaniques descendissent des Grecs et des Troyens, que L’Iliade et L’Enéide devinssent les premières chroniques des Francs. Les barbares du Nord se reconnurent enfants d’Homère, comme les Arabes veulent être fils d’Abraham ; miraculeux pouvoir du génie, qui donnait pour père à la vérité le père des fables !

Nous voyons sous Théodose les destructeurs de l’empire établis dans l’empire, des Huns et des Goths au service des princes qu’ils allaient exterminer ; des Francs, officiers du palais, faisant et défaisant des empereurs ; des Calédoniens, des Maures, des Sarrasins, des Perses, des Ibériens cantonnés dans les provinces : l’occupation militaire du monde romain précéda de cinquante années le partage de ce monde. Les hommes mêmes qui défendaient encore le trône des césars, craquant sous les pas de tant d’ennemis, ne procédaient pas de la lignée des Sylla et des Marius : Stilicon était du sang des Vandales, Aetius du sang des Goths. L’empire latin-romain n’était plus que l’empire romain-barbare : il ressemblait à un camp immense que des armées étrangères avaient pris en passant pour une espèce de patrie commune et transitoire. Il ne manquait à l’achèvement de la conquête que quelques destructions, le mélange momentané des races, et ensuite leur séparation.

L’invasion morale s’était tenue à la hauteur de l’invasion physique ou matérielle ; les chrétiens avaient créé des empereurs comme les barbares, et ils avaient soumis les barbares eux-mêmes : " Nous voyons, dit saint Jérôme, affluer sans cesse à Jérusalem des troupes de religieux qui nous arrivent des Indes, de la Perse, de l’Ethiopie. Les Arméniens déposent leurs carquois, les Huns commencent à chanter des psaumes. La chaleur de la foi pénètre jusque dans les froides régions de la Scythie ; l’armée des Goths, où flottent des chevelures blondes et dorées, porte des tentes qu’elle transforme en églises[78].

Des règnes de Théodose et de Gratien date la grande ruine du paganisme : ces princes frappèrent à la fois l’idolâtrie et l’hérésie.

Gratien s’empare des biens appartenant au collège des prêtres, à la congrégation des Vestales : il fit aussi enlever à Rome l’autel de la Victoire du lieu où les sénateurs avaient coutume de s’assembler ; Constance l’avait déjà abattu, et Julien restauré. Le sénat chargea Symmaque de solliciter le rétablissement de cet autel et la restitution des biens saisis. Le préfet de Rome plaida la cause du monde païen, l’évêque de Milan celle du monde chrétien. On est toujours obligé de rappeler le passage si connu du discours de Symmaque.

Rome, chargée d’années, s’adresse aux empereurs Théodose, Valentinien II et Arcadius : Très excellents princes, pères de la patrie, respectez les ans où ma piété m’a conduite ; laissez-moi garder la religion de mes ancêtres ; je ne me repens pas de l’avoir suivie. Que je vive selon mes moeurs, puisque je suis libre. Mon culte a rangé le monde sous mes lois ; mes sacrifices ont éloigné Annibal de mes murailles et les Gaulois du Capitole. N’ai-je donc tant vécu que pour être insultée au bout de ma longue carrière ? J’examinerai ce que l’on prétend régler ; mais la réforme qui arrive dans la vieillesse est tardive et outrageuse[79].

Symmaque demande où seront jurées les lois des princes, si l’on détruit l’autel de la Victoire[80]. Il soutient que la confiscation du revenu des temples, inique en fait, ajoute peu au trésor de l’Etat. Les adversités des empereurs, la famine dont Rome a été affligée, proviennent du délaissement de l’ancienne religion : le sacrilège a séché l’année[81].

Saint Ambroise répond à Symmaque. Rome, s’exprimant par la voix d’un prêtre chrétien, déclare que ses faux dieux ne sont point la cause de sa victoire, puisque ses ennemis vaincus adoraient les mêmes dieux : la valeur des légions a tout fait. Les empereurs qui se livrèrent à l’idolâtrie ne furent point exempts des calamités inséparables de la nature humaine : si Gratien, qui professait l’Evangile, a éprouvé des malheurs, Julien l’Apostat a-t-il été plus heureux ? La religion du Christ est l’unique source de salut et de vérité. Les païens se plaignent de leurs prêtres, eux qui n’ont jamais été avares de notre sang ! Ils veulent la liberté de leur culte, eux qui sous Julien nous ont interdit jusqu’à l’enseignement et la parole ! Vous vous regardez comme anéantis par la privation de vos biens et de vos privilèges ? C’est dans la misère, les mauvais traitements, les supplices, que nous autres chrétiens nous trouvons notre accroissement, notre richesse et notre puissance. Sept vestales dont la chasteté à terme est payée par de beaux voiles, des couronnes, des robes de pourpre, par la pompe des litières, par la multitude des esclaves, et par d’immenses revenus[82], voilà tout ce que Rome païenne peut donner à la vertu chaste ! D’innombrables vierges évangéliques d’une vie cachée, humble, austère, consument leurs jours dans les veilles, les jeûnes et la pauvreté. Nos églises ont des revenus ! s’écrie-t-on. Pourquoi vos temples n’ont-ils pas fait de leur opulence l’usage que nos églises font de leurs richesses ? Où sont les captifs que ces temples ont rachetés, les pauvres qu’ils ont nourris, les exilés qu’ils ont secourus ? Sacrificateurs ! on a consacré à l’utilité publique des trésors qui ne servaient qu’à votre luxe, et voilà ce que vous appelez des calamités ![83]

Dix-huit ou vingt ans après saint Ambroise, Prudence se crut obligé de réfuter de nouveau Symmaque : il redit à peu près, dans les deux chants de son poème, ce qu’avait dit l’évêque de Milan ; mais il emploie un argument qui semble emprunté à notre siècle et qu’on oppose aujourd’hui aux hommes amateurs exclusifs du passé. Symmaque regrettait les institutions des ancêtres ; Prudence répond que si la manière de vivre des anciens jours doit être préférée, il faut renoncer à toutes les choses successivement inventées pour le bien-être de la vie, il faut rejeter les progrès des arts et des sciences et retourner à la barbarie[84]. Quant aux vestales, Prudence nie leur chasteté et leur bonheur ; selon le poète, La pudeur captive est conduite à l’autel stérile. La volupté ne périt pas dans les infortunées parce qu’elles la méprisent, mais parce qu’elle est retranchée de force à leur corps demeuré intact ; leur âme n’est pas également restée entière. La vestale ne trouve point de repos dans sa couche ; une invisible blessure fait soupirer cette femme sans noces pour les torches nuptiales[85].

Prudence se livre ensuite à des moqueries sur la permission accordée aux vestales de se marier après quarante ans de virginité : La vieille en vétérance, désertant le feu et le travail divin auxquels sa jeunesse fut consacrée, se marie : elle transporte ses rides émérites à la couche nuptiale et enseigne à attiédir dans un lit glacé un nouvel hymen[86].

Si les plaidoyers de Symmaque et de saint Ambroise n’étaient que les amplifications de deux avocats jouant au barreau, l’histoire dédaignerait de s’y arrêter ; mais c’était un procès réel, et le plus grand qui ait jamais été porté au tribunal des hommes : il ne s’agissait de rien moins que de la chute d’une religion et d’une société, et de l’établissement d’une société et d’une religion. La cause païenne fut perdue aux yeux des empereurs ; elle l’était devant les peuples.

Théodose, dans une assemblée du sénat, posa cette question : Quel Dieu les Romains adoreront-ils, le Christ ou Jupiter ?[87] La majorité du sénat condamna Jupiter. Les prêtres le regrettaient peut-être, mais les enfants préférèrent le Dieu d’Ambroise au dieu de Symmaque. La prospérité de l’empire n’émanait point de ces simulacres auxquels des moeurs pures ne communiquaient plus une divinité innocente : l’autel de la Victoire n’avait eu de puissance que lorsqu’il était placé auprès de celui de la vertu.

Prudence nous a laissé le récit de la conversion de Rome :

Vous eussiez vu les pères conscrits, ces brillantes lumières du monde, se livrer à des transports, ce conseil de vieux Catons tressaillir en revêtant le manteau de la piété, plus éclatant que la toge romaine, et en déposant les enseignes du pontificat païen. Le sénat entier, à l’exception de quelques-uns de ses membres, restés sur la roche Tarpéienne, se précipite dans les temples purs des nazaréens ; la tribu d’Evandre, les descendants d’Enée accourent aux fontaines sacrées des apôtres. Le premier qui présenta sa tête fut le noble Anitius... Ainsi le raconte l’auguste cité de Rome. L’héritier du nom et de la race divine des Olybres saisit, dans son palais orné de trophées, les fastes de sa maison, les faisceaux de Brutus, pour les déposer aux portes du temple du glorieux martyr, pour abaisser devant Jésus la hache d’Ausonie. La foi vive et prompte des Paulus et des Bassus les a livrés subitement au Christ. Nommerai-je les Gracques, si populaires ? Dirai-je les consulaires qui, brisant les images des dieux, se sont voués avec leurs licteurs à l’obéissance et au service du crucifié tout-puissant ? Je pourrais compter plus de six cents maisons de race antique rangées sous ses étendards. Jetez les yeux sur cette enceinte : à peine y trouverez-vous quelques esprits perdus dans les rêveries païennes, attachés à leur culte absurde, se plaisant à demeurer dans les ténèbres, à fermer les yeux à la splendeur du jour[88].

Ne croirait-on pas, à ces vers de Prudence, que Rome existait au commencement du Ve siècle, avec ses grandes familles et ses grands souvenirs ? Il écrivait en l’an 403. Sept ans après Alaric remuait et balayait cette vieille poussière des Gracques et des Brutus dont se couvrait l’orgueil de quelques nobles dégénérés.

Théodose étendit la proscription du paganisme aux diverses provinces de l’empire. Une commission fut nommée pour abolir les privilèges des prêtres, interdire les sacrifices, détruire les instruments de l’idolâtrie et fermer les temples. Le domaine de ces temples fut confisqué au profit de l’empereur, de l’Eglise catholique et de l’armée. Nous défendons, dit le dernier édit de Théodose, à nos sujets, magistrats ou citoyens, depuis la première classe jusqu’à la dernière, d’immoler aucune victime innocente en l’honneur d’aucune idole inanimée. Nous défendons les sacrifices de la divination par les entrailles des victimes.

Les fils de Théodose, Arcade et Honorius, et leurs successeurs, multiplièrent ces édits : on peut voir toutes ces lois dans le Code[89] ; mais, plus comminatoires qu’expresses, elles étaient rarement exécutées ; quelquefois même elles étaient suspendues ou rappelées selon les besoins et les fluctuations de la politique. Le pape Innocent, à l’occasion du premier siège de Rome par Alaric (408), permit les sacrifices, pourvu qu’ils se fissent en secret. Les princes, agissant contradictoirement à leurs édits, conservaient des païens dans les hautes charges de l’Etat et donnaient des titres aux pontifes des idoles. Aucune loi ne défendait aux gentils d’écrire contre les chrétiens et leur religion ; aucune loi n’obligeait un païen à embrasser le christianisme sous peine d’être recherché dans sa personne ou dans ses biens. Il y a plus, nombre d’édits de cette époque (j’en ai déjà cité quelques-uns) s’opposant aux envahissements du clergé par voie de testament ou de donation, retirent des immunités accordées, règlent ce nouveau genre de propriétés de mainmorte introduit avec l’Eglise, interdisent l’entrée des villes aux moines et fixent le sort des religieuses. Bien que le pouvoir politique fût chrétien, il était déjà inquiet de la lutte ; il craignait d’être entraîné : n’ayant plus rien à craindre du paganisme, il commençait à se mettre en garde contre les entreprises de l’autre culte. Les moeurs brisèrent ces faibles barrières, et le zèle alla plus loin que la loi.

De toutes parts on démolit les temples : perte à jamais déplorable pour les arts ; mais le monument matériel succomba, comme toujours, sous la force intellectuelle de l’idée entrée dans la conviction du genre humain.

Saint Martin, évêque de Tours, suivi d’une troupe de moines, abattit dans les Gaules les sanctuaires, les idoles et les arbres consacrés. L’évêque Marcel entreprit la destruction des édifices païens dans le diocèse d’Apamée, capitale de la seconde Syrie. Le temple quadrangulaire de Jupiter présentait sur ses quatre faces quinze colonnes de seize pieds de circonférence ; il résista : il fallut en produire l’écroulement à l’aide du feu. Plus tard, à Carthage, des chrétiens moins fanatiques sauvèrent le temple devenu céleste, en le convertissant en église, comme, depuis, Boniface III sauva le Panthéon à Rome.

Le renversement du temple de Sérapis à Alexandrie est demeuré célèbre. Ce temple, où l’on déposait le Nilomètre, était bâti sur un tertre artificiel ; on y montait par cent degrés ; une multitude de voûtes éclairées de lampes le soutenaient ; il y avait plusieurs cours carrées environnées de bâtiments destinés à la bibliothèque, au collège des élèves, au logement des desservants et des gardiens. Quatre rangs de galeries, avec des portiques et des statues, offraient de longs promenoirs. De riches colonnes ornaient le temple proprement dit : il était tout de marbre, trois lames de cuivre, d’argent et d’or, en revêtaient les murs. La statue colossale de Sérapis, la tête couverte du mystérieux boisseau, touchait de ses deux bras aux parois de la Celle, et à un certain jour le rayon du soleil venait reposer sur les lèvres du dieu[90].

Les païens ne consentirent pas facilement à abandonner un pareil édifice : ils y soutinrent un véritable siège, animés à la défense par le philosophe Olympius[91], homme d’une beauté admirable et d’une éloquence divine. Il était plein de Dieu, et avait quelque chose du prophète[92]. Deux grammairiens, Hellade et Ammone, combattaient sous ses ordres : le premier avait été pontife de Jupiter, et le second d’un singe[93]. Théophile, archevêque d’Alexandrie, armé des édits de Théodose et appuyé du préfet d’Egypte, remporta la victoire. Hellade se vantait d’avoir tué neuf chrétiens de sa main[94]. Olympius s’évada après avoir entendu une voix qui chantait alléluia au milieu de la nuit dans le silence du temple[95]. L’édifice fut pillé et démoli. Nous vîmes, dit Orose, malgré son zèle apostolique, les armoires vides des livres ; dévastations qui portent mémoire des hommes et du temps[96]. La statue de Sérapis, frappée d’abord à la joue par la hache d’un soldat, ensuite jetée à bas et rompue vive, fut brûlée pièce à pièce, dans les rues et dans l’amphithéâtre. Une nichée de souris[97] s’était échappée de la tête du dieu, à la grande moquerie des spectateurs.

Les autres monuments païens d’Alexandrie furent également renversés, les statues de bronze fondues[98]. Théodose avait ordonné d’en distribuer la valeur en aumônes ; Théophile s’en enrichit, lui et les siens[99].

On mit rez-pied, rez-terre, le temple de Canope, fameuse école des lettres sacerdotales, où se voyait une idole symbolique dont la tête reposait sur les jambes : peu auparavant, Antonin le philosophe y avait enseigné avec éclat la théurgie et prédit la chute du paganisme : Sosipatre, sa mère, passait pour une grande magicienne. Des religieuses et des moines prirent à Canope la place des dieux et des prêtres égyptiens[100].

Ainsi périt encore, sur les confins de la Perse, un temple immense qui servait de forteresse à une ville. Sérapis s’étant fait chrétien, dit saint Jérôme, le dieu Marmas pleura enfermé dans son temple à Gaza : il tremblait, attendant qu’on le vint abattre[101].

Le sang chrétien que répandirent les mains philosophiques d’Hellade fut trop expié plusieurs années après par celui d’Hypatia[102]. Fille de Théon le géomètre, d’un génie supérieur à son père, elle était née, avait été nourrie et élevée à Alexandrie. Savante en astronomie, au-dessus des convenances de son sexe, elle fréquentait les écoles et enseignait elle-même la doctrine d’Aristote et de Platon : on l’appelait le philosophe. Les magistrats lui rendaient les honneurs ; on voyait tous les jours à sa porte une foule de gens à pied et à cheval qui s’empressaient de la voir et de l’entendre[103]. Elle était mariée, et cependant elle était vierge : il arrivait assez souvent alors que deux époux vivaient libres dans le lien conjugal[104], unis de sentiments, de goûts, de destinée, de fortune, séparés de corps. L’admiration qu’inspirait Hypatia n’excluait point un sentiment plus tendre : un de ses disciples se mourait d’amour pour elle ; la jeune platonicienne employa la musique à la guérison du malade, et fit rentrer la paix par l’harmonie dans l’âme qu’elle avait troublée[105]. L’évêque d’Alexandrie, Cyrille, devint jaloux de la gloire d’Hypatia[106]. La populace chrétienne ayant à sa tête un lecteur, nommé Pierre[107], se jeta sur la fille de Théon, lorsqu’elle entrait un jour dans la maison de son père : ces forcenés la traînèrent à l’église Caesareum, la mirent toute nue, et la déchiquetèrent avec des coquilles tranchantes ; ils brûlèrent ensuite sur la place Cinaron[108] les membres de la créature céleste qui vivait dans la société des astres, qu’elle égalait en beauté et dont elle avait ressenti les influences les plus sublimes.

Le combat des idées anciennes contre les idées nouvelles à cette époque offre un spectacle que rend plus instructif celui auquel nous assistons[109]. Ce n’était plus, comme au temps de Julien, un mouvement rétrograde, c’était, au contraire, une course sur la pente du siècle ; mais de vieilles moeurs, de vieux souvenirs, de vieilles habitudes, de vieux préjugés disputaient pied à pied le terrain : en abandonnant le culte des aïeux, on croyait trahir les foyers, les tombeaux, l’honneur, la patrie. La violence, exercée en opposition avec l’esprit de la loi, rendait le conflit plus opiniâtre ; on reprochait aux chrétiens d’oublier dans la fortune les préceptes de charité qu’ils recommandaient dans le malheur.

Hommes de guerre et hommes d’Etat, sénateurs et ministres, prêtres chrétiens et prêtres païens, historiens, orateurs, panégyristes, philosophes, poètes, accouraient à l’attaque ou à la défense des anciens et des modernes autels.

Théodose est un empereur violent et faible, livré au plaisir de la table, selon Zosime (lib. IV) : c’est un saint qui règne dans le ciel avec Jésus-Christ aux yeux de saint Ambroise[110].

Les temples s’écroulent à la voix et sous les mains des moines et des évêques ; ils tombent aux chants de victoire de Prudence : le vieux Libanius ranime sa piété philosophique pour attendrir Théodose en faveur de ces mêmes temples.

Celui, dit-il à l’empereur, celui qui, lorsque j’étais encore enfant (Constantin), abattit à ses pieds le prince qui l’avait traité avec outrage (Maxence), croyant qu’il lui convenait d’adopter un autre Dieu, se servit des trésors et des revenus des temples pour bâtir Constantinople ; mais il ne changea rien au culte solennel : si les maisons des dieux furent pauvres, les cérémonies demeurèrent riches. Son fils (Constance) s’abandonna aux mauvais conseils de faire cesser les sacrifices. Le cousin de ce fils (Julien), prince orné de toutes les vertus, les rebâtit. Après sa mort, l’usage des anciens sacrifices subsista quelque temps : il fut aboli, il est vrai, par deux frères (Valentinien et Valens), à cause de quelques novateurs ; mais on conserva la coutume de brûler des parfums. Vous avez vous-même toléré cette coutume, en sorte que nous avons autant à vous remercier de ce que vous nous avez accordé qu’à nous plaindre de ce dont on nous prive. Vous avez permis que le feu sacré demeurât sur les autels, qu’on y brûlât de l’encens et d’autres aromates.

Et voilà pourtant qu’on renverse nos temples ! Les uns travaillent à cette oeuvre avec le bois, la pierre, le fer ; les autres emploient leurs mains et leurs pieds : proie de Mysiène (proverbe grec qui signifie conquête facile). On enfonce les toits, on sape les murailles, on enlève les statues, on renverse les autels. Pour les prêtres, il n’y a que deux partis à prendre : se taire ou mourir. D’une première expédition on court à une seconde, à une troisième ; on ne se lasse pas d’ériger des trophées injurieux à vos lois.

Voilà pour les villes : dans les campagnes c’est bien pis encore ! Là se rendent les ennemis des temples ; ils se dispersent, se réunissent ensuite, et se racontent leurs exploits : celui-là rougit qui n’est pas le plus criminel. Ils vont comme des torrents sillonnant la contrée et bondissant contre la maison des dieux. La campagne privée de temples est sans dieux ; elle est ruinée, détruite, morte ; les temples, ô empereur ! sont la vie des champs ; ce sont les premiers édifices qu’on y ait vus, les premiers monuments qui soient parvenus jusqu’à nous à travers les âges ; c’est aux temples que le laboureur confie sa femme, ses enfants, ses boeufs, ses moissons...

Voilà la conduite des chrétiens : ils protestent qu’ils ne font la guerre qu’aux temples ; mais cette guerre est le profit de ces oppresseurs : ils ravissent aux malheureux les fruits de la terre, et s’en vont avec les dépouilles, comme s’ils les avaient conquises et non volées.

Cela ne leur suffit pas : ils attaquent encore les possessions particulières, parce que, au dire de ces brigands, elles sont consacrées aux dieux. Sous ce prétexte, un grand nombre de propriétaires sont privés des biens qu’ils tenaient de leurs ancêtres, tandis que leurs spoliateurs, qui à les entendre honorent la Divinité par leurs jeûnes, s’engraissent aux dépens des victimes. Va-t-on se plaindre au pasteur (nom qu’on affecte de donner à un homme qui n’a certainement pas la douceur en partage), il chasse les réclamants de sa présence, comme s’ils devaient s’estimer heureux de n’avoir pas souffert davantage (...)

On prétend que nous avons violé la loi qui défend les sacrifices. Nous le nions. On répond que si aucun sacrifice n’a eu lieu on a égorgé des boeufs au milieu des festins et des réjouissances : cela est vrai ; mais il n’y avait pas d’autels pour recevoir le sang ; on n’a brûlé aucune partie de la victime ; on n’a point offert de gâteaux ; on n’a point fait de libation. Or, si un certain nombre de personnes pour manger un veau ou un mouton se sont rencontrées dans quelque maison de campagne ; si, couchées sur le gazon, elles se sont nourries de la chair de ce veau ou de ce mouton, après l’avoir fait bouillir ou rôtir, je ne vois pas quelles lois ont été transgressées ; car, ô divin empereur ! vous n’avez pas prohibé les réunions domestiques. Ainsi, bien qu’on ait chanté un hymne en l’honneur des dieux et qu’on les ait invoqués, on n’a point violé votre édit, à moins que vous ne vouliez transformer en crime l’innocence de ces festins.

Nos persécuteurs se figurent que par leur violence ils nous amènent à la pratique de leur religion ; ils se trompent : ceux qui paraissent avoir varié dans leur culte sont restés tels qu’ils étaient. Ils vont avec les chrétiens aux assemblées ; mais lorsqu’ils font semblant de prier, ils ne prient point, ou ce sont leurs anciens dieux qu’ils adjurent (...)

En matière de religion, laissez tout à la persuasion, rien à la force. Les chrétiens n’ont-ils pas une loi conçue en ces termes : Pratiquez la douceur ; tâchez d’obtenir tout par elle ; ayez horreur de la nécessité ou de la contrainte. Pourquoi donc vous précipitez-vous sur nos temples avec tant de fureur ? Vous transgressez donc aussi vos lois ? (...)

(...) Mais puisque les chrétiens allèguent l’exemple de celui qui le premier a dépouillé les temples (Constantin), j’en vais parler à mon tour. Je ne dirai rien des sacrifices : il n’y toucha pas ; mais qui fut jamais plus rigoureusement puni que le ravisseur des trésors sacrés ? De son vivant, il vengea les dieux sur lui-même, sur sa propre famille ; après sa mort, ses enfants se sont égorgés.

Les chrétiens s’autorisent encore de l’exemple du fils de ce prince (Constance) ; il démolit les temples avec d’aussi grands travaux qu’il en eût fallu pour les reconstruire (tant il était difficile de séparer ces pierres liées ensemble par un fort ciment) ; il distribuait les édifices aux favoris dont il était entouré de la même manière qu’il leur eut donné un cheval, un esclave, un chien, un bijou. Eh bien, ces présents devinrent funestes à celui qui les accordait comme à ceux qui les acceptaient (...)

De ces favoris, les uns moururent dans l’infortune, sans postérité, sans testament ; les autres laissèrent des héritiers, mais qu’il eût mieux valu pour eux n’en avoir point ! Nous les voyons aujourd’hui, ces enfants qui habitent au milieu des colonnes arrachées aux temples ; nous les voyons couverts d’infamie et se faisant une guerre cruelle[111].

Cette citation, trop instructive pour être abrégée, offre un tableau presque complet du IVe siècle : usage et influence des temples dans les campagnes ; fin de ces temples ; commencement de la propriété du clergé chrétien par la confiscation de la propriété du clergé païen ; cupidité et fanatisme des nouveaux convertis, qui s’autorisent des lois en les dénaturant pour commettre des rapines et troubler l’intérieur des familles ; et, de même que Lactance a raconté la mort funeste des persécuteurs du christianisme, Libanius raconte les désastres arrivés aux persécuteurs de l’idolâtrie. Mais, quoi qu’il en soit, Dieu, qui punit l’injustice particulière de l’individu, n’en laisse pas moins s’accomplir les révolutions générales calculées sur les besoins de l’espèce.

Les moines furent les principaux ouvriers de la démolition des temples : aussi les outrages et les éloges leur sont-ils également prodigués.

Sozomène assure que les Pères du désert pratiquent une philosophie divine.

Les religieux, dit saint Augustin, ne cessent d’aimer les hommes, quoiqu’ils aient cessé de les voir, s’entretenant avec Dieu et contemplant sa beauté[112].

Saint Chrysostome, au sujet de la sédition d’Antioche, compare la conduite des philosophes et des moines. Où sont maintenant, s’écrie-t-il, ces porteurs de bâtons, de manteaux, de longues barbes, ces infâmes cyniques, au-dessous des chiens, leurs modèles ? Ils ont abandonné le malheur ; ils se sont allés cacher dans les cavernes. Les vrais philosophes (les moines des environs d’Antioche) sont accourus sur la place publique ; les habitants de la ville ont fui au désert, les habitants du désert sont venus à la ville. L’anachorète a reçu la religion des apôtres ; il imite leur vertu et leur courage. Vanité des païens ! faiblesse de la philosophie ! on voit à ses oeuvres qu’elle n’est que fable, comédie, parade et fiction[113].

Quels sont les destructeurs de nos temples ? dit à son tour Libanius. Ce sont des hommes vêtus de robes noires, qui mangent plus que des éléphants, qui demandent au peuple du vin pour des chants et cachent leur débauche sous la pâleur artificielle de leur visage[114].

Il y a une race appelée moines, dit pareillement Eunape ; ces moines, hommes par la forme, pourceaux par la vie, font et se permettent d’abominables choses (...) Quiconque porte une robe noire et présente au public une sale figure a le droit d’exercer une autorité tyrannique[115].

Sur la haute mer (c’est le poète Rutilius qui parle) s’élève l’île de Capraria, souillée par des hommes qui fuient la lumière. Eux-mêmes se sont appelés moines, parce qu’ils aspirent à vivre sans témoins. Ils redoutent les faveurs de la fortune, parce qu’ils n’auraient pas la force de braver ses dédains ; ils se font malheureux, de peur de l’être.

Rage stupide d’une cervelle dérangée ! s’épouvanter du mal et ne pouvoir souffrir le bien ! Leur sort est de renfermer leurs chagrins dans une étroite cellule et d’enfler leur triste coeur d’une humeur atrabilaire[116].

Après avoir passé Capraria, petite île entre la côte de l’Etrurie et celle de la Corse, Rutilius aperçoit une autre île, la Gorgone : Là s’est enseveli vivant, au sein des rochers, un citoyen romain. Poussé des furies, ce jeune homme, noble d’aïeux, riche de patrimoine, et non moins heureux par son mariage, fuit la société des hommes et des dieux. Le crédule exilé se cache au fond d’une honteuse caverne ; il se figure que le ciel se plaît aux dégoûtantes misères : il se traite avec plus de rigueur que ne le traiteraient les dieux irrités. Dites-moi, je vous prie, cette secte n’a-t-elle pas des poisons pires que les breuvages de Circé ? Alors se transformaient les corps ; à présent se métamorphosent les âmes[117].

Les faiblesses et les jongleries des prêtres du paganisme étaient exposées par le clergé chrétien à la risée de la multitude. Ils se servaient de l’aimant pour opérer des prodiges, pour suspendre un char de bronze attelé de quatre chevaux[118], ou faire monter un soleil de fer à la voûte d’un temple[119]. Ils s’enfermaient dans des statues creuses adossées contre des murailles, et ils rendaient des oracles.

Fleury a osé rappeler dans l’Histoire ecclésiastique[120] une anecdote racontée avec moins de pudeur par Rufin[121]. Un prêtre de Saturne nommé Tyran abusa ainsi de plusieurs femmes des principaux de la ville : il disait au mari que Saturne avait ordonné que sa femme vînt passer la nuit dans le temple. Le mari, ravi de l’honneur que ce dieu lui faisait, envoyait sa femme parée de ses plus beaux ornements et chargée d’offrandes. On l’enfermait dans le temple devant tout le monde ; Tyran donnait les clefs des portes, et se retirait ; mais pendant la nuit il venait par sous terre et entrait dans l’idole. Le temple était éclairé, et la femme, attentive à sa prière, ne voyant personne et entendant tout d’un coup une voix sortir de l’idole, était remplie d’une crainte mêlée de joie. Après que Tyran, sous le nom de Saturne, lui avait dit ce qu’il jugeait à propos pour l’étonner davantage ou la disposer à le satisfaire, il éteignait subitement toutes les lumières, en tirant des linges disposés pour cet effet. Il descendait alors, et faisait ce qui lui plaisait à la faveur des ténèbres. Après qu’il eut ainsi trompé des femmes pendant longtemps, une, plus sage que les autres, eut horreur de cette action ; écoutant plus attentivement, elle reconnut la voix de Tyran, retourna chez elle, et découvrit la fraude à son mari. Celui-ci se rendit accusateur. Tyran fut mis à la question, et convaincu par sa propre confession, qui couvrit d’infamie plusieurs familles d’Alexandrie en découvrant tant d’adultères et rendant incertaine la naissance de tant d’enfants. Ces crimes publiés contribuèrent beaucoup au renversement des idoles et des temples.

Une aventure à peu près pareille avait eu lieu à Rome sous le règne de Tibère[122] ; elle rappelait encore celle de ce jeune homme qui, jouant le rôle du fleuve Scamandre, abusa de la simplicité d’une jeune fille (Lucian). On étalait, à la honte de l’idolâtrie, les poupées empaillées, les simulacres ridicules, obscènes ou monstrueux, les instruments de magie, et jusqu’aux têtes coupées de quelques enfants dont on avait doré les lèvres (Rufin, p. 188) ; toutes divinités trouvées dans les sanctuaires les plus secrets des temples abattus.

Les païens tenaient ferme, et rendaient mépris pour mépris ; ils insultaient le culte des martyrs : Au lieu des dieux de la pensée, les moines obligent les hommes à adorer les esclaves de la pire espèce ; ils ramassent et salent les os et les têtes des malfaiteurs condamnés à mort pour leurs crimes ; ils les translatent çà et là, les montrent comme des divinités, s’agenouillent devant ces reliques, se prosternent à des tombeaux couverts d’ordure et de poussière. Sont appelés martyrs, ministres, intercesseurs auprès du ciel, ceux-là qui, jadis esclaves infidèles, ont été battus de verges et portent sur leur corps la juste marque de leur infamie ; voilà les nouveaux dieux de la terre[123].

Au milieu de ces combattants animés, des hommes plus justes et plus modérés, dans l’un et l’autre parti, reconnaissaient ce qu’il pouvait y avoir à louer ou à blâmer parmi les disciples des deux religions. Ammien Marcellin, parlant du pape Damase, remarque que les chrétiens avaient de bonnes raisons pour se disputer, même à main armée, le siège épiscopal de Rome : Les candidats préférés sont enrichis par les présents des femmes ; ils sont traînés sur des chars et vêtus d’habits magnifiques ; la somptuosité de leurs festins surpasse celle des tables impériales. Ces évêques de Rome, qui étalent ainsi leurs vices, seraient plus révérés s’ils ressemblaient aux évêques de province, sobres, simples, modestes, les regards baissés vers la terre, s’attirant l’estime et le respect des vrais adorateurs du Dieu éternel[124].

Faites-moi évêque de Rome, disait le préfet Pretextus à Damase, et je me fais chrétien[125].

Saint Jérôme, souvent raisonnable à force d’être passionné, écrit : Voici une grande honte pour nous : les prêtres des faux dieux, les bateleurs, les personnes les plus infâmes peuvent être légataires ; les prêtres et les moines seuls ne peuvent l’être ; une loi le leur interdit, et une loi qui n’est pas faite par des empereurs ennemis de notre religion, mais par des princes chrétiens. Cette loi même, je ne me plains pas qu’on l’ait faite, mais je me plains que nous l’ayons méritée : elle fut inspirée par une sage prévoyance, mais elle n’est pas assez forte contre l’avarice : on se joue de ses défenses par de frauduleux fidéicommis[126].

Le même Père dit ailleurs : Il y en a qui briguent la prêtrise ou le diaconat, pour voir les femmes plus librement. Tout leur soin est de leurs habits, d’être chaussés proprement, d’être parfumés. Ils frisent leurs cheveux avec le fer, les anneaux brillent à leurs doigts ; ils marchent du bout du pied ; vous les prendriez pour de jeunes fiancés plutôt que pour des clercs. Il y en a dont toute l’occupation est de savoir les noms et les demeures des femmes de qualité et de connaître leurs inclinations : j’en décrirai un qui est maître en ce métier. Il se lève avec le soleil ; l’ordre de ses visites est préparé ; il cherche les chemins les plus courts ; et ce vieillard importun entre presque dans les chambres où elles dorment. S’il voit un oreiller, une serviette, ou quelque autre petit meuble à son gré, il le loue, il en admire la propreté, il le tâte, il se plaint de n’en avoir point de semblable, et l’arrache plutôt qu’il ne l’obtient[127].

Grégoire de Nazianze parle des chars dorés, des beaux chevaux, de la suite nombreuse des prélats ; il représente la foule s’écartant devant eux comme devant des bêtes féroces[128].

Ces controverses avaient lieu partout ; elles passaient les mers ; elles se continuaient par lettres de la grotte de Bethléem à Hippone, du désert de la Thébaïde à Alexandrie, d’Antioche à Constantinople, de Constantinople à Rome. Tous les esprits étaient émus dans tous les rangs, à mesure que la catastrophe approchait ; mais, par un effet naturel, ceux qui s’attachaient à la cause perdue afin de parvenir à la puissance n’y trouvaient que leur ruine.

Photius nous a conservé un fragment de Damascius dans lequel ce philosophe fait l’énumération des personnages qui entreprirent inutilement de ressusciter le culte des Hellènes. Julien est nommé le premier. Lucius, capitaine des gardes à Constantinople, voulut tuer Théodose pour ramener l’idolâtrie ; mais il ne put tirer son épée, effrayé qu’il fut d’une femme au regard terrible, qui se tenait derrière l’empereur et l’entourait de ses bras. Marsus et Illus perdirent la vie dans une entreprise de la même nature ; Ammonius, après avoir conspiré, déserta à un évêque ; Severianus ourdit une nouvelle trame, mais il fut trahi par Americhus, qui découvrit le complot à Zénon, empereur d’Orient[129].

Eugène, empereur d’Arbogaste, met l’image d’Hercule dans ses bannières, rend aux temples leurs revenus et ordonne de rétablir à Rome l’autel de la Victoire. Dans cette même Rome qui avait tant de peine à renoncer au dieu Mars, un oracle s’était répandu : des vers grecs annonçaient que le christianisme subsisterait pendant trois cent soixante-cinq ans : Jésus était innocent de son culte ; mais Pierre, versé dans les arts magiques, avait conservé pour ce nombre fixe d’années la religion du Christ[130]. Or, à compter de la résurrection, cette période expirait sous le consulat d’Honorius et d’Eutychianus, l’an 398 de l’ère chrétienne Les païens, pleins de joie, attendaient l’abolition complète et immédiate de la loi évangélique, et ce même an les temples de l’Afrique furent renversés ou fermés par les ordres d’Honorius[131].

Une autre espérance survint : Radagaise, païen et barbare, ravageait l’Italie et menaçait Rome. Comment, disaient les pieux idolâtres, pourrons-nous résister à un homme qui offre soir et matin d’agréables victimes à ces dieux que nous abandonnons[132] ? Et Radagaise fut vaincu tandis qu’Alaric, barbare aussi, mais chrétien, entra dans Rome, Eucher, fils de Stilicon, était l’objet de voeux secrets ; il professait le paganisme.

Attale même, ce jouet des Goths, eut des partisans ; il avait distribué les principaux offices de l’Etat à des polythéistes, et Zosime remarque que la famille chrétienne des Anices s’affligeait seule du bonheur public[133]. La passion ne pouvait aller plus loin.

Enfin, un des derniers fantômes d’empereur créés par Ricimer, Anthemius, donna une dernière palpitation au coeur des vieux hellénistes : il inclinait aux idoles ; il avait promis à Sévère, tout livré à l’ancien culte, de rétablir la ville éternelle dans sa première splendeur et de lui rendre les dieux auteurs de sa gloire. Le pape Hilaire traversa ce dessein en faisant promettre à Anthemius d’écarter de lui un certain Philothée[134], de la secte des Macédoniens, qui plaçait Anthemius entre le paganisme et l’hérésie ; Alaric et Genseric avaient déjà pillé Rome, et Odoacre, roi d’Italie, était au moment de remplacer l’empereur d’Occident.

Le paganisme alla s’ensevelir dans les catacombes d’où le christianisme était sorti : on trouve encore aujourd’hui parmi les chapelles et les tombeaux des premiers chrétiens les sanctuaires et les simulacres des derniers idolâtres[135]. Non seulement les restes de la religion grecque se conservèrent en secret, mais elle domina publiquement quelque partie du nouveau culte : saint Boniface, dans le VIIIe siècle, s’en plaint à la cour de Rome[136].

 

Troisième partie

Le combat moral et intellectuel se termina de la même manière que le combat politique. Après le sac de Rome, l’idolâtrie accusa les fidèles d’être la cause de toutes les calamités publiques, accusation qu’elle avait souvent reproduite et qu’elle renouvelait à sa dernière heure. Des chrétiens faibles joignaient leurs voix à celles des païens, et disaient : Pierre, Paul, Laurent, sont enterrés à Rome, et cependant Rome est saccagée[137]. Pour réfuter cet argument rebattu, saint Augustin composa le grand ouvrage De la Cité de Dieu. Son but en relevant la beauté, la vérité et la sainteté du christianisme, est de prouver que les Romains n’ont dû leur perte qu’à la corruption de leurs moeurs et à la fausseté de leur religion. Il les poursuit leur histoire à la main.

Vous dites proverbialement : Il ne pleut pas, les chrétiens en sont la cause. Vous oubliez donc les fléaux qui ont désolé l’empire avant qu’il se soumît à la foi ? Vous vous confiez en vos dieux : quand vous ont-ils protégés ? Les barbares, respectant le nom de Jésus-Christ, ont épargné tout ce qui s’était réfugié dans les églises de Rome : les guerres des païens n’offrent pas un seul exemple de cette nature ; les temples n’ont jamais sauvé personne. Au temps de Marius le pontife Mutius Scævola fut tué au pied de l’autel de Vesta, asile réputé inviolable, et son sang éteignit presque le feu sacré. Rome idolâtre a plus souffert de ses discordes civiles que Rome chrétienne du fer des Goths ; Sylla a fait mourir plus de sénateurs qu’Alaric n’en a dépouillé.

La Providence établit les royaumes de la terre ; la grandeur passée de l’empire ne peut pas plus être attribuée à l’influence chimérique des astres qu’à la puissance des dieux impuissants. La théologie naturelle des philosophes ne saurait être opposée à son tour à la théologie divine des chrétiens, car elle s’est souvent trompée. L’école italique que fonda Pythagore, l’école ionique que Thalès institua sont tombées dans des erreurs capitales. Thalès, appliqué à l’étude de la physique, eut pour disciple Anaximandre ; celui-ci instruisit Anaximène, qui fut maître d’Anaxagore et Anaxagore de Socrate, lequel rapporta toute la philosophie aux moeurs. Platon vint après Socrate, et s’approcha beaucoup des vérités de la foi.

Mais comment est-il que les chrétiens, tout en prétendant n’adorer qu’un seul Dieu, élèvent des temples aux martyrs ? Le fait n’est point exact. Notre respect pour les sépulcres des confesseurs est un hommage rendu à des hommes témoins de la vérité jusqu’à mourir : mais qui jamais entendit un prêtre officiant à l’autel de Dieu sur les cendres d’un martyr prononcer ces mots : Pierre, Paul et Cyprien, je vous offre ce sacrifice ?

Les païens se glorifient des prodiges opérés par leur religion : Tarquin coupe une pierre avec le rasoir ; un serpent d’Epidaure suit Esculape jusqu’à Rome ; une vestale tire une galère avec sa ceinture ; une autre puise de l’eau dans un crible : sont-ce là des merveilles à comparer aux miracles de l’Ecriture ? Le Jourdain, suspendant son cours, laisse passer les Hébreux ; les murs de Jéricho tombent devant l’arche sainte. Ah ! ne nous attachons point à la cité de la terre ; tournons nos pas vers la cité du ciel, qui prit naissance avant la création du monde visible.

Les anges sont les premiers habitants de cette cité divine ; ils tiennent du ciel et de la lumière, car au commencement Dieu fit le ciel, et il dit : Que la lumière soit faite. Dieu ne créa qu’un seul homme ; nous étions tous dans cet homme. Il répandit en lui une âme douée d’intelligence et de raison, soit qu’il eût déjà créé cette âme auparavant, soit qu’il la communiquât en soufflant contre la face de l’homme, dont le corps n’était que limon. Il donna à l’homme une femme pour se reproduire ; mais comme toute la race humaine devait venir de l’homme, Eve fut formée de l’os, de la chair et du sang d’Adam.

L’homme à qui le Seigneur avait dit : Le jour que vous mangerez du fruit défendu, vous mourrez, mangea du fruit défendu, et mourut. La mort est la peine attachée au péché. Mais si le péché est effacé par le baptême, pourquoi l’homme meurt-il à présent ? Il meurt afin que la foi, l’espérance et la vertu ne soient pas détruites.

Deux amours ont bâti les deux cités : l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu a élevé la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même a édifié la cité céleste. Caïn, citoyen de la cité terrestre, bâtit une ville ; Abel n’en bâtit point : il était citoyen de la cité du ciel, et étranger ici-bas, Les deux cités peuvent s’unir par le mariage des enfants des saints avec les filles des hommes, à cause de leur beauté : la beauté est un bien qui nous vient de Dieu.

Les deux cités se meuvent ensemble la cité terrestre, depuis les jours d’Abraham, a produit les deux grands empires des Assyriens et des Romains ; la cité céleste arrive, par le même Abraham, de David à Jésus-Christ. Il est venu des lettres de cette cité sainte dont nous sommes maintenant exilés ; ces lettres sont les Ecritures. Le roi de la cité céleste est descendu en personne sur la terre pour être notre chemin et notre guide.

Le souverain bien est la vie éternelle ; il n’est pas de ce monde : le souverain mal est la mort éternelle, ou la séparation d’avec Dieu. La possession des félicités temporelles est une fausse béatitude, une grande infirmité. Le juste vit de la foi.

Lorsque les deux cités seront parvenues à leurs fins au moyen du Christ, il y aura pour les pécheurs des supplices éternels. La peine de mort sous la loi humaine ne consiste pas seulement dans la minute employée à l’exécution du criminel, mais dans l’acte qui l’enlève à l’existence : le juge éternel retranche le coupable de la vivante éternité, comme le juge temporel retranche le coupable du temps vivant. L’Eternel peut-il prononcer autre chose que des arrêts éternels ?

Par la même raison, le bonheur des justes sera sans terme. L’âme toutefois ne perdra pas la mémoire de ses maux passés : si elle ne se souvenait plus de son ancienne misère, si même elle ne connaissait pas la misère impérissable de ceux qui auront péri, comment chanterait-elle sans fin les miséricordes de Dieu, ainsi que nous l’apprend le Psalmiste ? Dans la cité divine cette parole sera accomplie : Demeurez en repos ; reconnaissez que je suis Dieu ; c’est-à-dire qu’on y jouira de ce sabbat, de ce long jour qui n’aura point de soir, et où nous reposerons en Dieu.

Cet ouvrage du Platon chrétien est empreint de la mélancolie la plus profonde : on y sent une âme tendre, inquiète, regrettant peut-être des illusions, et dont les vagues sentiments passent à travers un esprit abstrait et une imagination mystique. Celui qui jeune encore s’était confessé avec tant de charme d’avoir demandé la pureté, mais pas trop tôt[138], d’avoir désiré d’aimer[139] ; celui qui avait dit : Lorsque vous m’aurez connu tel que je suis, priez pour moi[140] ; le père d’Adéodat répand sur les pages échappées à sa vieillesse ce dégoût de la terre, bonheur des saints et partage des infortunés. Le spectacle des calamités publiques contribuait sans doute à attrister le génie d’Augustin : quel temps pour écrire que les années qui séparent Alaric de Genseric, second destructeur de Rome et de Carthage ; que les années qui s’écoulèrent entre le sac de la ville éternelle par les Goths et le sac d’Hippone par les Vandales !

Volusien, homme d’une famille puissante à Carthage, avait mandé à saint Augustin qu’un de ses amis manifestait le désir de trouver un chrétien capable de résoudre certaines difficultés relatives au nouveau culte. Saint Augustin, dans une réponse affable et polie, lui envoie une sorte d’abrégé De la Cité de Dieu.

Le même Père entretient une correspondance avec la population païenne de Madaure : Réveillez-vous, peuples de Madaure, mes parents ! mes frères ![141]... Puisse le vrai Dieu vous convertir à la foi, vous délivrer des vanités de ce monde ! Un évêque, un controversiste ardent, saint Augustin, appelle des idolâtres ses parents, ses frères.

Quelques années auparavant il avait eu un commerce de lettres avec Maxima, grammairien dans cette même ville de Madaure : Maxime l’avait prié de laisser de côté son éloquence et les subtiles arguments de Chrysippe, pour lui dire quel était le Dieu des chrétiens. Et à présent, homme excellent (vir eximie) qui as abandonné ma communion, cette lettre sera jetée au feu ou détruite d’une autre manière. S’il en est ainsi, un peu de papier périra, mais non ma doctrine. Puissent les dieux te conserver ! les dieux par qui les peuples de la terre adorent en mille manières différentes, dans un harmonieux discord, le père commun de ces dieux et des hommes[142]. Voici le païen qui appelle à son tour les bénédictions du ciel sur la tête d’un chrétien.

Longinien écrit ces mots à saint Augustin : Seigneur et honoré Père, quant au Christ, en qui tu crois, et l’Esprit de Dieu par qui tu espères aller dans le sein du vrai, du souverain, du bienheureux auteur de toutes choses, je n’ose ni ne puis exprimer ce que je pense ; il est difficile à un homme de définir ce qu’il ne comprend pas ; mais tu es digne du respect que je porte à tes vertus[143].

Saint Augustin répond : J’aime ta circonspection à ne rien nier, à ne rien affirmer touchant le Christ ; c’est une louable réserve dans un païen[144].

L’illustre évêque d’Hippone expira à soixante-seize ans, dans sa ville épiscopale assiégée, en plein exercice des devoirs d’un pasteur courageux et charitable. Il mourut, dit l’élégant auteur que vous aimerez encore à retrouver, il mourut les yeux attachés sur cette cité céleste dont il avait écrit la merveilleuse histoire[145].

Mais avant ces lettres d’Augustin on trouve peut-être un monument encore plus extraordinaire de la tolérance religieuse entre des esprits supérieurs : ce sont les lettres de saint Basile à Libanius, et de Libanius à saint Basile. Le sophiste païen avait été le maître du docteur chrétien à Constantinople. Quand vous fûtes retourné dans votre pays, écrit Libanius à Basile, je me disais : Que fait maintenant Basile ? Plaide-t-il au barreau ? enseigne-t-il l’éloquence ? J’ai appris que vous aviez suivi une meilleure voie : que vous ne vous étiez occupé qu’à plaire à Dieu, et j’ai envié votre bonheur[146].

Basile envoie de jeunes Cappadociens à l’école de Libanius sans crainte de les infecter du venin de l’idolâtrie. Il suffira, lui mande-t-il, qu’avant l’âge de l’expérience ces jeunes gens soient comptés parmi vos disciples[147]. — Basile est mon ami, s’écrie Libanius dans une autre lettre, Basile est mon vainqueur, et j’en suis ravi de joie[148]. — Je tiens votre harangue, dit Basile ; je l’ai admirée : ô Muses ! ô Athènes ! que de choses vous enseignez à vos élèves ![149]

Est-ce bien l’ennemi de Julien, l’ami de Grégoire de Nazianze, le fondateur de la vie cénobitique ; est-ce bien l’ardent sectateur de Julien, le violent adversaire des moines, l’orateur qui défendait les temples ; sont-ce bien ces deux hommes qui ont ensemble un pareil commerce de lettres ?

Synesius, de la colonie lacédémonienne fondée en Afrique dans la Cyrénaïque, descendait d’Eurysthène, premier roi de Sparte de la race dorique : il était philosophe ; comme saint Augustin dans sa jeunesse, il partageait ses jours entre la lecture et la chasse. Le peuple de Ptolémaïde, en Libye, le demande pour évêque. Synesius déclare qu’il ne se reconnaît point la pureté de moeurs nécessaire à un si saint état ; que Dieu lui a donné une femme, qu’il ne veut ni la quitter ni s’approcher d’elle furtivement comme un adultère ; qu’il souhaite avoir un grand nombre d’enfants, beaux et vertueux. Il ajoutait : Je ne dirai jamais que l’âme soit créée après le corps ; je ne croirai jamais que le monde doit périr en tout ou en partie : la résurrection me paraît une chose fort mystérieuse, et je ne me rends point aux opinions du vulgaire[150]. On lui laissa sa femme et ses opinions, et on le fit évêque. Quand il fut ordonné, il ne put pendant sept mois se résoudre à vivre au milieu de son troupeau ; il pensait que sa charge était incompatible avec sa philosophie ; il voulait s’expatrier et passer en Grèce[151]. On lui laissa sa philosophie, et il resta à Ptolémaïde.

Synesius avait été disciple d’Hypathia, à Alexandrie. Les lettres qu’il lui écrit sont ainsi suscrites : Au philosophe. Au philosophe Hypathia[152]. Dans une de ces lettres (et il était alors évêque), il l’appelle sa mère, sa soeur, sa maîtresse[153]. Il lui trouve une âme très divine[154]. Il félicite Herculien de lui avoir fait connaître cette femme extraordinaire, qui révèle les mystères de la vraie philosophie[155]. Ces relations paisibles s’entretenaient dans un coin du monde, l’an 410 de J.-C., l’année même qui vit entrer Alaric dans la ville éternelle. Cinq ans auparavant, les Macètes et d’autres peuples barbares avaient assiégé Cyrène[156]. La main de Dieu se montrait dans la nue ; sous cette main, les siècles, les empires, les monuments s’abîmaient, et les hommes poursuivaient le cours ordinaire de leur destinée : en ce temps-là il y avait beaucoup de vie, parce qu’il y avait beaucoup de mort.

Il n’est pas jusqu’aux poètes des deux cultes qui ne gémissent de ne pouvoir chanter aux mêmes fontaines et sur la même montagne. Ausone, de la religion d’Homère, écrit à Paulin, de la religion du Christ : Muses, divinités de la Grèce, entendez cette prière, rendez un poète aux Muses du Latium ! Le poète de la croix répond : Pourquoi rappelles-tu en ma faveur les Muses que j’ai répudiées ? Un plus grand Dieu subjugue mon âme... Rien ne t’arrachera de ma mémoire... Cette âme ne peut t’oublier, puisqu’elle ne peut mourir[157].

Le temps, comme vous le voyez, avait usé la violence des partis : les hommes supérieurs, le moment de l’action passé, ne tardent pas à s’entendre ; il est entre ces hommes une paix naturelle qu’on pourrait appeler la paix des talents, semblable à cette paix de Dieu qu’une religion commune établissait entre les vaillants et les forts. Aussi vers la fin du IVe siècle et dans les deux siècles suivants la tendance que les philosophes des deux religions ont à se rapprocher est visible : la haine a disparu ; il ne reste que les regrets. Les contentions n’existent plus que parmi les chrétiens des différentes sectes.

Néanmoins quelques caractères rigides, instruits aux rudes enseignements apostoliques, désapprouvaient ces ménagements : ils condamnaient orateurs et poètes, et méprisaient la délicatesse du langage. Saint Jérôme confesse avec larmes son penchant pour les auteurs profanes ; il expie d’avance par le jeûne, les veilles et les prières, la lecture qu’il se prépare à faire de Cicéron et de Platon. Rufin accuse Jérôme d’un crime énorme : d’avoir occupé certains religieux du mont des Olives à copier les dialogues de Cicéron et d’avoir, dans sa grotte de Bethléem, expliqué Virgile à des enfants chrétiens.

Les philosophes, après le règne de Julien, avaient cessé de se distinguer de la foule par les habits et les moeurs ; mais la suite des doctrines et la succession des maîtres se prolongèrent bien au delà du règne de l’Apostat. Dans le Ve et dans le VIe siècle les chaires publiques à Athènes étaient encore occupées par des païens[158] : Syrannius fut le prédécesseur de Proclus, qui transmit le doctorat à Marinus, converti du judaïsme samaritain à l’hellénisme. Proclus était auteur d’un double commentaire sur Homère et sur Hésiode, de deux livres de théurgie, de quatre livres sur la République de Platon, de dix livres sur les Oracles, de plusieurs autres traités, et de dix-huit arguments contre les chrétiens, réfutés par Philoponus[159]. Marinus nous a laissé la biographie de son maître : alors un saint écrivait la vie d’un saint, un philosophe la vie d’un philosophe ; ils se partageaient la gloire du ciel et de la terre.

Marinus attribue à Proclus une vertu surnaturelle de bienfaisance : il en apporte en preuve la guérison miraculeuse de la jeune Asclépigénie, fille d’Archiades et de Plutarcha. Il remarque que la maison de Proclus touchait au temple d’Esculape ; car, dit-il, Athènes était encore assez heureuse pour conserver dans son entier le temple du Sauveur. Platon était pauvre (c’est toujours Marinus qui parle) ; il n’avait qu’un jardin dans l’enceinte de l’Académie et un revenu de la valeur de trois pièces d’or ; mais du temps de Proclus le revenu de l’Académie s’élevait à plus de mille[160].

Marinus nous donne encore l’époque certaine de la perte de la fameuse statue de Phidias, la Minerve du Parthénon : échappée aux ravages des Goths, elle n’échappa point à ceux des chrétiens. Minerve, dit-il, manifesta le grand attachement qu’elle avait pour Proclus quand la statue de cette déesse, qui jusque alors était restée au Parthénon, fut enlevée par ceux qui touchent aux choses qui ne devraient pas être touchées. Quand donc Minerve eut été chassée de son temple, une femme d’une beauté exquise apparut en songe à Proclus ; elle lui commanda de parer ses foyers, en lui disant : Minerve veut habiter et dormir avec toi[161].

Marinus date la mort de Proclus de l’an 124 à partir de celle de Julien[162] : c’était une ère à l’usage des regrets et de la reconnaissance philosophiques. Les chrétiens comptaient ainsi de l’époque des martyrs.

Plus tard encore, vers l’an 550, nous trouvons Damascius le stoïcien lié d’amitié avec Simplicius et Eulanius. L’aventure de ces derniers philosophes du monde romain mérite d’être racontée.

Damascius de Syrie, Simplicius de Cilicie, Eulianus de Phrygie, Ermias et Diogène de Phoenicie, Isidore de Gaza, accablés du triomphe de la croix, résolurent de s’expatrier et d’aller vivre chez les Perses. Arrivés dans la contrée des mages, ils trouvèrent que le roi n’était pas un philosophe, que les nobles étaient pleins d’orgueil, que le peuple, rusé et voleur, ne valait pas mieux que le peuple romain. Ils furent surtout révoltés du spectacle de la polygamie, impuissante même à prévenir l’adultère : ils se repentirent et désirèrent rentrer dans leur pays. Chosroès, qui négociait alors un traité avec la cour de Constantinople, y fit généreusement insérer une clause en faveur de ses hôtes : on ne les inquiéta point à leur retour, et ils jouirent en paix à leurs foyers de la liberté de conscience[163].

Dans cette agonie d’une société prête à passer, l’assimilation de langage, d’idées et de moeurs était presque complète entre les hommes supérieurs des deux religions ; mêmes principes de morale, mêmes expressions de salut, de grâce divine, mêmes invocations au Dieu unique, éternel, au Dieu Sauveur. Quand on lit Synesius et Marinus, Fulgence et Damascius, et les autres écrivains religieux et moraux de cette époque, on aurait peine à déterminer la croyance à laquelle ils appartiennent, si les uns ne s’appuyaient de l’autorité homérique, les autres de l’autorité biblique.

Boëce dans l’Occident, Simplicius dans l’Orient, terminèrent cette série des beaux génies qui s’étaient placés entre le ciel et la terre : ils virent entrer la solitude dans les écoles où le christianisme avait été nourri, et dont il chassa l’auditoire : ils fermèrent avec honneur les portes du Lycée et de l’Académie des sages. Justinien supprima les écoles d’Athènes quarante-quatre ans après la mort de Proclus[164]. Boëce, chrétien et persécuté, était un philosophe ; Simplicius, philosophe et heureux, avait le caractère d’un chrétien. Ô Seigneur, dit-il (dans la prière qui termine son commentaire de l’ Enchiridion d’Epictète) : Ô Seigneur, père, auteur et guide de notre raison, permets que nous n’oubliions jamais la dignité dont tu décoras notre nature ! Fais que nous agissions comme des êtres libres ; que purifiés de toutes passions déréglées nous sachions, si elles s’élèvent, les combattre et les gouverner ! Guidé par la lumière de la vérité, que notre jugement nous attache aux choses véritablement bonnes ! Je te supplie, ô mon Sauveur ! de dissiper les ténèbres qui couvrent les yeux de nos âmes, afin que nous puissions, comme le dit Homère, distinguer et l’homme et Dieu.

Boëce enfermé dans un cachot à Ticinum (Pavie) se plaint du changement de sa fortune et des malheurs de sa vieillesse : les Muses l’environnent dans des vêtements de deuil. Tout à coup une femme majestueuse se montre à lui ; ses regards sont perçants, ses couleurs brillantes. Elle est jeune, et pourtant on voit que sa naissance a précédé celle des hommes du siècle : tantôt elle ne paraît pas s’élever au-dessus de la taille commune ; tantôt son front touche aux nues et se cache aux regards des mortels. Un tissu d’une matière incorruptible forme sa robe ; l’éclat de cette robe est légèrement adouci par une espèce de teinte semblable à celle que le temps répand sur les vieux tableaux. Cette femme tient un livre dans sa main droite, un sceptre dans sa main gauche. Dès qu’elle aperçoit les Muses dictant des vers à la douleur de Boëce, elle chasse ces courtisanes, qui, loin de fermer les blessures, les tiennent ouvertes avec un poison subtil. Ensuite elle s’assied sur le lit du prisonnier, et lui adresse ces paroles : Est-ce donc toi que j’ai nourri de mon lait, que j’ai élevé avec un si tendre soin ? toi dont j’avais fortifié l’esprit et le coeur, tu te serais laissé vaincre à l’adversité ! Me reconnais-tu ? Tu gardes le silence ! La Divinité essuie avec un pan de sa robe les larmes qui roulent dans les yeux de Boëce : aussitôt il reconnaît la mère féconde des vertus, son amie céleste, la Philosophie. Elle donne ses dernières leçons à son élève ; elle lui répète que le souverain bien ne se trouve qu’en Dieu, et comme Simplicius, la Philosophie, ou plutôt Boëce, s’écrie : Etre infini ! source de tous les biens ! Dieu Sauveur ! élevez nos âmes jusqu’au séjour que vous habitez ! répandez sur nous cette lumière qui seule peut donner à nos yeux la force de vous contempler !

Y a-t-il rien de plus beau et en même temps de plus semblable que ces derniers accents de Simplicius et de Boëce ? A cette époque le christianisme était philosophique ; il rétrograda ; il devint monacal par l’ignorance et les malheurs répandus sur la terre : c’est précisément ce qui fit sa force. Le temps de la barbarie couva les germes de la société moderne ; et son incubation fut d’une énergie prodigieuse. Le christianisme, philosophique trop tôt à la suite d’une vieille civilisation qui n’était pas née de lui, se serait épuisé ; il fallait qu’il traversât des siècles de ténèbres, qu’il fût lui-même l’auteur de la civilisation nouvelle, pour arriver à son âge philosophique naturel, âge qu’il atteint aujourd’hui.

Entre Platon et saint Augustin, entre Socrate et Boëce, s’accomplit une des grandes périodes de l’histoire de l’esprit humain. Les maîtres de la sapience païenne remirent, en se retirant, le style et les tablettes aux maîtres de la science évangélique. Le principe de la philosophie ne périt point, parce qu’aucun principe ne se détruit, parce que la philosophie est à la fois la langue de l’esprit et la haute région où l’âme habite à part de son enveloppe. La théologie s’assit sur les bancs que la philosophie abandonnait, et la continua. Les systèmes d’Aristote et de Platon, la forme et l’idée, divisèrent toujours les intelligences, jusqu’au temps où les ouvrages du Stagyrite, rapportés à l’Europe par les Arabes, renouvelèrent la doctrine des péripatéticiens et enfantèrent la scolastique. La branche gourmande du christianisme, l’hérésie, qui ne cessa de pousser avec vigueur, reproduisit de son côté le fruit philosophique dont le germe l’avait fait naître.

En lisant le récit de la spoliation des temples sous le règne de Théodose, vous aurez cru assister à la destruction des églises perpétrée de nos jours. Mais l’écroulement de nos églises n’a point amené la chute de la religion du Christ, tandis que la religion de Jupiter, ruinée d’ailleurs, disparut avec ses temples. La vérité ne tient point à une pierre, elle subsiste indépendamment d’un autel : l’erreur ne peut vivre si elle n’est enfoncée dans les ténèbres d’un sanctuaire. Le christianisme au temps de Théodose et de ses fils se trouvait prêt à remplacer le paganisme : le christianisme n’a point d’héritier dans notre siècle. La philosophie humaine qui se présenterait pour succéder à la foi, ainsi qu’elle s’offrit pour tenir lieu de l’idolâtrie, qu’aurait-elle à nous donner ? Une théurgie ? Qui l’admettrait ? Et cette théurgie, que cacherait-elle sous ses voiles, sinon ces mêmes vérités de l’essence divine que les enseignements publics de l’Eglise ont mises à la portée du vulgaire ? Les mystères des initiations sont révélés à la foule dans le symbole que répète aujourd’hui l’enfant du peuple.

Si l’on imaginait d’établir autre chose que les vérités reçues de la foi, le panthéisme, par exemple, le pourrait-on ? Le christianisme est la synthèse de l’idée religieuse : il en a réuni les rayons ; le panthéisme est l’analyse de la même idée : il en disperse les éléments. Chacun aura-t-il à ses foyers une petite fraction de la vérité divine, dont il se fera un dieu pour sa consommation particulière ? Les pénates, les fétiches, les manitous, les énones, les génies ressusciteraient-ils ? L’idolâtrie reviendrait-elle encore une fois par cette route fausser la société ? Y aurait-il autant d’autels que de familles, autant de prêtres, de cérémonies, de rites, que d’imaginations pour les inventer ? La pluralité des religions privées remplacerait-elle l’unité de la religion publique ? Aurait-elle le même effet sur l’homme ? Quel chaos que le mouvement et l’exercice de ces cultes infinis et divers ! toutes les bizarreries, tous les désordres d’esprit et de moeurs qui ont décrédité les sectes philosophiques et les hérésies revivraient ; toutes les aberrations sur la nature de Dieu renaîtraient. Qu’est-il, ce Dieu ? Est-il éternel ? a-t-il créé la matière ? existe-t-il à part auprès d’elle ? est-il d’une source d’où sortent et où rentrent les intelligences ? La matière même existe-t-elle ? L’univers est-il en nous ? hors de nous ? Qu’est-ce que l’esprit, effet ou cause ? Ira-t-on jusqu’à supposer, dans un nouveau système, que Dieu n’est pas encore complet, qu’il se forme chaque jour par la réunion des âmes dégagées des corps ; de sorte que ce ne serait plus Dieu qui aurait formé l’homme, mais les hommes qui seraient les créateurs de Dieu ? Et comment revêtirez-vous d’une forme sacrée, pour remplacer la forme chrétienne, ces allégories, ces mythes, ces rêveries, ces vapeurs des esprits défectueux, nébuleux et vagues, qui cherchent la religion et qui n’en veulent pas ? Le mysticisme, l’éclectisme ou le choix des vérités dans chaque système, peuvent-ils devenir un culte ? Ces vérités sont-elles évidentes, et tous les esprits consentent-ils aux mêmes abstractions métaphysiques ?

Enfin, tout système philosophique, en s’implantant dans les ruines du christianisme, ne trouverait plus pour véhicule populaire le moyen qui se rencontra autrefois : la prédication de la morale universelle. L’Evangile eut à développer ces grands principes de liberté et d’égalité qui, connus de quelques génies privilégiés, étaient ignorés des nations et combattus par les lois. Aujourd’hui l’ouvrage est accompli : la philosophie peut recommander une réforme, mais elle n’a aucun enseignement nouveau à propager. Comment alors, sans la ressource d’une morale à établir, déterminerez-vous les hommes à changer les mystères chrétiens contre d’autres mystères, aussi difficiles à comprendre ?

Ces choses étant impossibles, on n’aperçoit réellement derrière le christianisme que la société matérielle ; société bien ordonnée, bien réglée, jusqu’à un certain point exempte de crimes, mais aussi, bien bornée, bien enfantine, bien circonscrite aux sens polis et hébétés. Lorsque dans la société matérielle on pousserait les découvertes physiques et les inventions des machines jusqu’aux miracles, cela ne produirait que le genre de perfectionnement dont la machine même est susceptible. L’homme privé de ses facultés divines est indigent et triste ; il perd la plus riche moitié de son être : borné à son corps, qu’il ne peut ni rajeunir ni faire vivre, il se dégrade dans l’échelle de l’intelligence. Nous deviendrions, par l’absence de religion, des espèces d’Indiens ou de Chinois. La Chine et l’Inde, l’une par le matérialisme, l’autre par une philosophie pétrifiée, sont de véritables nations-momies : assises depuis des milliers de siècles, elles ont perdu l’usage du mouvement et la faculté de progression, semblables à ces idoles muettes et accroupies, à ces sphinx couchés et silencieux qui gardent encore le désert dans la Thébaïde.

Religieusement parlant, on est obligé de conclure de ces investigations impartiales qu’il n’y a rien après le christianisme.

Mais si le christianisme tombe comme toute institution que l’homme a touchée, et à laquelle il a communiqué la défaillance de sa nature, si le temps de cette religion est accompli, qu’y faire ? Le mal est sans remède ? Je ne le pense pas. Le christianisme intellectuel, philosophique et moral, a ses racines dans le ciel, et ne peut périr ; quant à ses relations avec la terre, il n’attend pour se renouveler qu’un grand génie. On aperçoit très bien aujourd’hui la possibilité de la fusion des diverses sectes dans l’unité catholique ; mais la première condition pour arriver à la recomposition de l’unité, c’est l’affranchissement complet des cultes. Tant que la religion catholique sera une religion soldée, dépendante de l’autorité politique et de la forme variable des gouvernements, tant qu’elle continuera d’être gênée dans ses mouvements, entravée dans ses assemblées particulières et générales, contaminée dans ses chaires et ses écoles par l’argent du fisc, en un mot ; tant qu’elle ne retournera pas au pied et à la liberté de la croix, elle languira dégénérée.

Le tableau de la chute du polythéisme et de la destruction des écoles philosophiques aurait été mal aperçu s’il s’était déroulé lentement dans l’ordre chronologique du récit : le triomphe complet de la religion chrétienne, sous le règne de Théodose, indiquait la place où ce tableau devait être exposé. Reprenons la suite des faits politiques et militaires.

 

 

 



[1] Apud hos generali nomine rex appellatur Hendinos... Sacerdos omnium maximus vocatur Sinistus. (Ammien Marcellin, lib. XXVIII, cap. V, p. 539 ; 1671.)

[2] Primus ex nobilibus philosophis interfectus est Maximus, et port illum oriundus ex Phrygia Hilarius, qui ambiguum quoddam oraculum clarius fuisset interpretatus. Secundum hunc Simonides, et patricius Lydus et Andronicus e Caria. (Zosime, Histor., lib. IV. p. 65 ; Basileae.)

[3] Micam aurcam et Innocentiam : cultu ita curabat enixo, ut earum caveas prope cubiculum suum locaret... Innocentiam denique, post multas quas ejus laniatu cadaverum viderat sepulturas, ut bene meritam in sylvas abire dimisit. (Ammien Marcellin, lib. XXIX, cap. III.)

[4] Ammien Marcellin, lib. XXVII, cap. VII ; lib. XXIX, cap. III ; lib. XXX, cap. VIII.

[5] Code Théodosien, t. III, lib. VIII, p. 34.

[6] Code Théodosien, t. IX, lib. I, p. 197.

[7] Code Justinien, t. IV, lib. I et II, p. 166.

[8] Bav., ann. 371 ; Symmaque, lib. X, epist. 54.

[9] Code Théodosien, t. I, lib. LIX, p. 405.

[10] Damasius et Ursinus, supra humanum modum ad rapiendam episcopatus sedem ardentes, scissis studiis asperrime conflictabantur, adusque mortis vulnerumque discrimina adjumentis utriusque processis... Uno die centum tringenta septem reperta cadavera peremptorum. (Ammien Marcellin, lib. XXVII, cap. III, p. 481 ; Parisiis, 1677.)]

[11] Jornandès, cap. XXII.

[12] Jornandès, cap. XXII.

[13] Deguignes, Gibbon, Jornandès, Ammien Marcellin, etc.

[14] Dum enim quamdam mulierem Sanielh nomine, pro mariti fraudulento discessu, rex, furore commotus, equis ferocibus illigatam, incitatisque cursibus per diversa divelli praecepisset, fratres ejus, Sarus et Ammius, Germanae obitum vindicantes, Ermanarici latus ferro petierunt. (Jornandès, De Reb. Geticis, cap. XXIV, p. 70-71 ; Lugduni Batavorum.)

[15] Inter haec Ermanaricus, tam vulneris dolorem quam etiam incursiones Hunnorum non ferens, grandaevus et plenus dierum, centesimo decimo anno vitae suae defunctus est. (Jornandès, cap. XXIV.)

[16] Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. III.

[17] Et ut fides uberior illis haberetur, promittunt se, si doctores linguae suae donaverit, fieri christianos... Sic quoque Vesegothae a Valente imperatore ariani potius quam christiani effecti. De caetero, tam Ostrogothis quam Gepidis parentibus suis, per affectionis gratiam evangelizantes, hujus perfidiae culturam edocentes, omnem ubique linguae hujus nationem ad culturam hujus sectae invitavere. Ipsi quoque (ut dictum est) Danubium transmeantes Daciam, ripensem Moesiam, Thraciasque permissu principis insedere. (Jornandès, cap. XXV.)

[18] Socrate, lib. II, cap. XVI.]

[19] Sulpice Sévère, lib. XVI, n. 42 ; Epiphane, Hoer., LXX, n. 9, 14.

[20] Sozomène, lib. VI, cap. XXXVII.

[21] Et navabatur opera diligens, ne qui romanam rem eversurus derelinqueretur vel quassatus morbo letali. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. IV.)

[22] Proinde permissu imperatoris transeundi Danubium copiam colendique adepti Thraciae partes, transfretabantur in dies et noctes, navibus ratibusque et cavatis arborum alveis agminatim impositi... Ita turbido instantium studio orbis romani pernicies ducebatur. Illud sane neque obscurum est neque incertum, infaustos transvehendi barbaram plebem ministros numerum ejus comprehendere calculo saepe tentantes, conquievisse frustratos. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. IV.)

[23] Coeperunt duces (avaritia compellente) non solum ovium boumque carnes, verum etiam canum et immundorum animalium, morticina eis pro magno contradere : adeo ut quodlibet mancipium in unum panem aut decem libras in unam carnem mercarentur. (Jornandès, cap. XXVI.)

[24] Ammien Marcellin, lib. XXXI ; Jornandès, cap. XXVI.

[25] Illa namque dies Gothorum famem Romanorumque securitatem ademit : coeperuntque Gothi jam non ut advenae et peregrini, sed ut cives et domini, possessoribus imperare. (Jornandès, cap. XXVI.)

[26] Rauca cornua (Claudian., in Rufin) Auditisque triste sonantibus. (Ammien Marcellin, lib. XXXI.)

[27] Eo maxime adjumento praeter genuinam erecti fiduciam, quod confluebat ad eos in dies ex eadem gente multitudo, dudam a mercatoribus venumdati, adjectis plurimis quos primo transgressu necati inedia, vino exili vel panis frustis mutavere vilissimis. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. VII.)

[28] Et Romani quidem voci undique martia concinentes, a minore solita ad majorem protolli, quam gentilitate appellant barritum, vires validas erigebant. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. VII.)

[29] Venit Constantinopolim, ubi moratus paucissimos dies, seditione popularium pulsatus, etc. (Ammien, lib. XXXI, p. 689 ; Parisiis, 1677.)

[30] Que pergis, imperator, qui Deo bellum intulisti, nec eum habes adjutorem ?

Desine ergo bellum inferre ei... Nam neque reverteris, et exercitum praeterea amittes...

Ad haec imperator, ira percitus :

Revertar, inquit, teque interficiam, et falsi vaticinii poenas a te exigam.

Tum ille, minas neutiquam reformidans : Interfice, inquit, si in verbis meis mendacium fuerit deprehensum. (Théodoret, Episcop. ; Cyr., Eccles. hist., lib. IV, p. 195 ; Parisiis, 1673.)

[31] Cum... trucidasset omnes ad unum... vivos omnes circa Mutinam, Regiumque et Parmam, italica oppida, rura culturos exterminavit. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. IX.)

[32] Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. XII.

[33] Atque, ut mos est, ululante barbara plebe ferum et triste, Romani duces aciem struxere. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. XII.)]

[34] Miles fervore calefactus aestivo, siccis faucibus commarceret relucente amplitudine camporum incendiis, quos lignis nutrimentisque aridis subditis, ut hoc fieret, iidem hostes urebant. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. XII.)

[35] Deinde collisae in modum rostrorum navium acies. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, c. XIII.)

[36] Sicut ruina aggeris magni oppressum atque dejectum est. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, c. XIII.)

[37] Diremit haec nunquam pensabilia damna (quae magno rebus stetere romanis) nullo splendore lunari nox fulgens. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, c. XIII.)

[38] Unde quidam de candidatis per fenestram lapsus, captusque a barbaris, prodidit factum, et eos moerore afflixit, magna gloria defraudatos quod romanae rei rectorem non cepere superstitem. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, c. XIII.)

[39] Cum regali pompa crematus est, haud secus quam Dei prorsus judicio, ut ab ipsis igne combureretur quos ipse veram fidem petentes in perfidiam declinasset et ignem charitatis ad gehennae ignem detorsisset. (Jornandès, cap. XXVI.)

[40] Ammien Marcellin, lib. XXXI, c. XIII.

[41] Que consilio prudenti sine strepitu vel mora completo orientales provinciae discriminibus ereptae sunt magnis. (Ammien Marcellin, lib. XXXI, cap. XVI.)]

[42] Orose, p. 219.

[43] Eunape, p. 21, c. d. ; Zosime, p. 755 et 777.

[44] Ausone, p. 405.

[45] Christianissime. (S. Ambroise, De Fide, t. IV, p. 110.)], une instruction sur la Trinité. Gratien refusa de prendre la robe pontificale des idoles.

[46] Zosime, lib. IV, p. 771, d.

[47] Loi du 17 octobre 378, datée de Constantinople ; loi du 3 d’août 379, datée de Milan. (Code Théodosien)

[48] Code Théodosien, XV, tit. VII, lib. IV, p. 365.

[49] Socrate, lib. V ; Zosime, lib. VII ; Pacatus, Panegyr. ad Théodose.

[50] Loi du 28 de février 380, datée de Thessalonique. (Code Théodosien, XVI, tit. T, lib. II, p. 4 et 5.)

[51] Jortin, Remarques sur l’histoire ecclésiastique, t. IV, p. 71 (5 vol. in-8°, 1673), et Gibbon.

[52] Sulpice Sévère, lib. II ; Orose, lib. VII, cap. XXXIV.]

[53] Zosime, lib. IV, p. 767 ; Théodoret, lib. V, cap. XIV, p. 724.]

[54] Théodoret, lib. V, cap. XV, p. 724.

[55] Pacat., Panegyr. ad Théodose, p. 280, inter veteres Panegyricos duodecimus.

[56] Mercator quidam, pro duobus filiis qui comprehensi fuerant semetipsum offerens, rogabat ut ipse quidem necaretur, filii vero abirent incolumes : et pro hujus beneficii mercede quidquid habebat auri militibus pollicebatur. Illi calamitatem hominis miserati, pro altero ex filiis quem vellet supplicationem ejus admiserunt. Utrumque vero dimittere haud quaquam sibi tutum fore dixerunt, eo quod numerus deficeret. Verum pater cum ambos aspiceret flens et gemens neutrum ex duobus eximere valuit. Sed dubius ancepsque animi quoad interficerentur permansit, utriusque amore ex aequo flagrans. (Sozomène, Hist. ecclés., lib. VII, p. 747 ; Parisiis, 1678.)

[57] Offerre non audeo sacrificium, si volueris assistere : an quod in unius innocentis sanguine non licet in multorum licet ? (S. Ambroise, epist. LI, n. 11.)

[58] Secutus es errantem, sequere corrigentem. (Paul., in Vita Ambrosii, in t. I, Operum, p. 62.)

[59] Quod si imperium mutarit in tyrannidem, caedem quidem lubens excipiam (Théodose, lib. V, cap. XVIII.)

[60] S. Ambroise, De Ob. Théodose, cap. XXXIV ; S. Augustin, De Civit, Dei, lib V, cap XXVI. Il y a dans le code Théodosien (lib. XIII, De Poen.) une loi semblable qui porte le nom de Gratien, datée du consulat d’Antoine et de Syagrius, 18 août 382. Ce ne peut être celle rendue en 390 par Théodose, sur la demande de saint Ambroise. Apparemment que la loi de Gratien n’était point exécutée.

[61] In templum ingressus, non stans, Dominum precatus est, nec genibus flexis, sed pronus humique abjectus, versum illum Davidis recitavit : Adhaesit pavimento anima mea, vivifica me secundum verbum tuum. (Théodose, lib. V, Hist., cap. XIV.)

[62] Si quidem quotiescunque illi aliquis ad percipiendam poenitentiam lapsus suos confessus esset, ita flebat ut illum flere compelleret ; videbatur enim sibi cum jacente jacere. (Paul., in Vita Ambrosii, p. 65.)

[63] Nec imperium mihi dedisti, ait, nec auferre poteris ; discerptorque libello et in terram abjecto, discedebat. (Zosime, p. 83 ; Basileae.)

[64] Gladio ducem confodere voluit, et sibi ipsi manus inferre Valentinianus finxit. (Philostrate, lib. XI, cap. I, p. 144 et 145.)

[65] Imperatori dormienti gulam fregerunt. (Socrate, lib. V. C. XXV ; p. 294. Zosime, lib. VII, cap. XXII, p. 739.)

[66] Grammaticus quidam, qui, cum litteras latinas docuisset, tandem in palatio militavit et magister scriniorum imperatoris factus est. — Ce n’est pas le scrinii magister de la chancellerie. (Socrate, lib. V, p. 240.)

[67] Rufin, p. 191 ; Théodoret, p. 738.

[68] Tum vero imperator, cum chartam et atramentum quaesitum non reperisset, acceptis tabulis quas quidam ex astantibus forte gerebat, honoratae et convenientis ipsis militiae proscripsit gradum. (Sozomène, p. 742, a, b, c.)

[69] Ubi est Theodosii Deus ? (S. Ambroise, In obitu Theodosii imp. Serm., tom. V, p. 117.)

[70] S. Ambroise, De Spiritu Sancto, 36, p. 692.

[71] Fracto adversariorum animo, seu potius divinitus expulso. (Rufin, lib. II, cap. XXXIII, p. 192.)

[72] Orose, p. 220, b.

[73] A Theodosii partibus in adversarios vehemens ventus ibat. Unde poeta (Claudiaunus) :

O nimium dilecte Deo, cum fundit ab antris

Eolus armatas hiemes cui militat aether,

Et conjurati veniunt ad classica venti.

(S. Augustin, De Civ. Dei, lib. IV, cap. XXVI.)

[74] Orose, lib. VII, cap. XXXV, p. 220.

[75] Rufin, De Vitis Patrum, cap. I, p. 457.

[76] A daemone in sublimem raptum Joanni Baptistae conviciatum esse eumque quas capite truncatum probris appetiisse, ita vociferando : Tu me vincis, et exercitui meo insidiaris ! (Sozomène, p. 743.)

[77] Eorumque fulmina quod aurea fuissent... se ab illis fulminari velle dicentibus hilariter benigniterque donavit. (S. Augustin, De Civit. Dei, lib. V, cap. XXVI, p. 110.)

[78] Hieron., epist. VII, p. 54.

[79] Romam huc putemus assistere, atque his vobiscum agere sermonibus : Optimi principes, patres patriae, reveremini annos meos, in quos me pius ritus adduxit. Utar cerimoniis avitis, neque enim me poenitet. Vivam more meo, quia libera sum. Hic cultus in leges meas orbem redegit. Haec sacra Annibalem a moenibus, a Capitolio Senonas repulerunt. Ad hoc ergo servata sum, ut longaeva reprehendar ? Videro quale sit quod instituendum putatur. Sera tamen et contumeliosa est emendatio senectutis. (Symmaque, lib. X, epist. LIV, p. 287, etc., et S. Ambroise, tom. II, p. 828.)]

[80] Ubi in leges vestras et verba jurabimus ? (Symmaque, lib. X, epist. LIV, p. 287, etc., et S. Ambroise, tom. II, p. 828.)

[81] Sacrilegio annus exaruit. (Symmaque, lib. X, epist. LIV, p. 287, etc., et S. Ambroise, tom. II, p. 828.)

[82] Quot tamen illis virgines praemia promissa fecerunt, vix septem vestales capiuntur puellae. En totus numerus, quem infulae vittati capitis, purpuratarum vestium murices, pompa lecticae, ministrorum circumfusa comitatu, privilegia maxima, lucra ingentia, praescripta denique pudicitiae tempora coegerunt. Non est virginitas, quae praetio emitur, non virtutis studio possidetur. (S. Ambroise, libel. II, Contr. relat. Symmaque)

[83] Je n’ai pu traduire littéralement le texte diffus et prolixe des deux lettres de saint Ambroise. Je me suis contenté d’en donner la substance et d’en resserrer les arguments.

[84] ..... Placet damnare gradatim

Quicquid posterius successor repperit usus.

(Prudence, Cont. Symmaque, lib. II, V. 280 et sqq.)

[85] Captivus pudor ingratis addicitur aris.

Nec contempta perit miseris, sed adempta voluptas

Corporis intacti ; non mens intactu tenetur.

Nec requies datur ulla toris quibus innuba caecum

Vulnus, et amissas suspirat femina taedas.

(Prudence, Cont. Symmaque, lib. II, V. 280 et sqq.)

[86] Nubit anus veterana, sacro perfuncta labore,

Desertisque focis quibus est famulata juventus,

Transfert emeritas ad fulcra jugalia rugas,

Discit et in gelido nova nupta tepescere lecto.

(Prudence, Cont. Symmaque, lib. II, V. 1081-1084.)

[87] Orationem habuit qua eos hortabatur ut missum facerent errorem (sic enim appellabat), quem hactenus secuti fuissent et christianorum fidem amplecterentur. (Zosime, Histor., lib. IV ; Basileae.)

[88] Exsultare patres videas, pulcherrima mundi

Lumina, conciliumque senum gestire Catonum ;

Candidiore toga niveum pietatis amictum

Sumere et exuvias deponere pontificales.

Jamque ruit, paucis Tarpeia in rupe relictis,

Ad sincera virum penetralia nazareorum

Atque ad apostolicos Evandria curia fontes,

Anniadum soboles...

Fertur enim ante alios generosus Anitius urbis

Illustrasse caput : sic se Roma inclyta jactat.

Quin et Olibriaci generisque et numinis haeres,

Adjectis factis, palmata insignis ab aula,

Martyris ante fores, Bruti submittere fasces

Ambit et Ausoniam Christo inclinare securim.

Non Paulinorum, non Bassorum dubitavit

Prompta fides daro se Christo...

Jam quid plebicolas percurram carmine Gracchos ;

Jure potestatis fultos, et in arce senatus

Praecipuos simulacra Deum jussisse revelli ?

Cumque suis pariter lictoribus omnipotenti

Suppliciter Christo se consecrasse regendos ?

Sexcentas numerare domos de sanguine prisco

Nobilium licet, ad Christi lignacula versas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Respice ad illustrem, lux est ubi publica, cellam :

Vix pauca invenies gentilibus obsita nugis

Ingenia, obstrictos aegre retinentia cultus,

Et quibus exactas placeat servare tenebras

Splendentemque die medio non cernere solem.

(Aurel. Prudentius, vir consularis, Contra Symmachum, praefectum urbis, Corpus poetarum, t. IV, p. 785, v. 128-161.)

[89] Au titre De paganis Sacrificiis et templis.

[90] Rufin, lib. XXII p. 192. Socrate, p. 276, lib. VII, cap. XX ; Expositio totius mundi, Geogr. minor., t. III, p. 8.

[91] Ad postremum grassantes in sanguine civium ducem sceleris et audaciae suae diligunt Olympium quemdam, nomine et habitu philosophum, que antesignano arcem defenderent et tyrannidem tenerent. (Rufin, lib. XX-XXII.)

[92] Olympus autem adeo plenus erat Deo ut, etc. (Suidas, in voce Όλυμπος.)

[93] Helladius quidem Jovis, Ammonius vero simiae sacerdos esse dicebatur. (Socrate, lib. V, cap. XVI, p. 275.)

[94] Helladius vero apud quosdam gloriatus est quod novem homines sua manu in conflictu interemisset. (Socrate, lib. V, cap. XVI, p. 275.)

[95] Olympius vero, sicut a quibusdam accepi, nocte intempesta quae illum diem praecesserat quemdam in Serapio alleluia canentem audivit. (Zosime, p. 588, c. d.)

[96] Nos vidimus armaria librorum, quibus direptis, exinanita ; ea a nostris hominibus, nostris temporibus memorant. (Orose, lib. VI, cap. XV, p. 421.)

[97] Ubi caput truncatum est, murium agmen ex internis eripuit. (Théodoret, Hist. ecclés., lib. V, p. 229 ; Parisiis, 1673.)

[98] Ac templa quidem disturbata sunt. Statuae vero in lebetes et alios Alexandrinae ecclesiae usus conflatae. (Socrate, p. 275.)

[99] Cultus numinis et Serapidis delubrum Alexandriae disturbata dissipataque fuere.. Imperante tunc Theodosio praetorii praefecto, piaculari homine, et Eurymedonte quopiam... templi qui dona vix manus hostiliter injecerunt. (Eunape, p. 83 ; Antuerpiae, 1568.)

[100] Monacos Canopi quoque collocarunt. (Eunape, p. 85.)

[101] Hier., epist. VII, p. 54, d.

[102] La ruine du temple de Sérapis est de l’année 391, et la mort d’Hypatia est de l’année 415.

[103] Suidas, voce Ύπατία.

[104] Isidori philosophi conjux, sed ita ut conjugii usu abstineret. (Fabricius, Bibl. gr., lib. V, cap. XXII.)

[105] Hypatiam ope musicae illum a morbo isto liberasse.

[106] Suidas, voce Ύπατία, p. 533.

[107] Quorum dux erat Petrus quidem lector. (Socrate, Hist. ecclés., lib. VII, cap. XV ; Parisiis, 1678.)

[108] Eamque e sella detractam ad ecclesiam que Caesareum cognominatur rapiunt, et vestibus exutam testis interemerunt. Cumque membratim eam discerpsissent, membra in locum quem Cinaronem vocant comportata incendio consumpserunt. (Socrate, Hist. ecclés., lib. VII, cap. XV, p. 352.)

[109] Nous n’y assistons plus ; il est fini. Je corrige le 13 août 1830 ces épreuves, tirées avant le 27 juillet. Insensés qui êtes placés à la tête des Etats, profiterez-vous de cette rapide et terrible leçon ?

[110] S. Ambroise, t. V, Sermo de diversis, p. 122, f.

[111] Liban., Pro Templis.

[112] S. Augustin, Lib. Retractat., cap. XXI.

[113] Chrysostome, Hom. XVII, p. 196, C.

[114] Liban., Pro templis.

[115] Monacos sic dictos, homines quidem specie, sed vitam turpem porcorum more exigentes, qui in propatulo infinita atque infanda scelera committebant... Nam ea tempestate quivis atram vestem indutus, quique in publico sordido habitu spectari non abnuebat, is tyrannicam obtinebat auctoritatem. (Eunape, in Vita Aedesii, p. 84 ; Antuerpiae, 1568.)

[116] Processu pelagi jam se Capraria tollit.

Squalet lucifugis insula plena viris.

Ipsi se monachos grajo cognomine dicunt,

Quod soli nullo vivere teste volunt.

Munera fortunae metuunt, dum damna verentur ;

Quisquam sponte miser, ne miser esse queat.

Quaenam perversi rabies tam stulta cerebri !

Dum mala formides, nec bona posse pati !

Sive suas repetunt ex fato ergastula poenas,

Tristia seu nigro viscera felle tument :

Sic nimiae bilis morbum adsignavit Homerus

Bellerophonteis sollicitudinibus ;

Nam juveni offenso, saevi post tela doloris,

Dicitur humanum displicuisse genus.

(Rutil., Itinerarium, lib I, p. 105.)

[117] Adversus scopulos, damni monumenta recentis,

Perditus hic vivo funere civis erat.

Noster enim nuper juvenis, majoribus amplis,

Nec censu inferior conjugiove minor,

Impulsus furiis, homines divosque reliquit,

Et turpem latebram credulus exul agit.

Infelix, putat illuvie coelestia passi,

Seque premit, laesis saevior ipse deis.

Non, rogo, deterior Circaeis secta venenis ?

Tunc mutabantur corpora, nunc animi.

(Rutil., Itinerarium, lib. I, v. 517-526.)

Saint Augustin parle avec estime de ces moines de l’île de Capraria si décriés par Rutilius. Il raconte que Mascerel descendit dans cette île, qu’il en emmena avec lui deux religieux, Eustathe et André, aux prières desquels il dut en Afrique sa victoire sur Gildon, son frère. (Epist. LXXXI, p. 142.)

[118] Prosperii., lib. III, cap. XXXVIII, p. 150.]

[119] Rufin, p. 135.

[120] Tom. IV, liv. XIX, p. 628.

[121] Sacerdos erat apud eos Saturni, Tyrannus nomine. Hic, quasi ex responso numinis, adorantibus in templo nobilibus quibusque et primariis viris, quorum sibi matronae ad libidinem placuissent, dicebat Saturnum praecepisse ut uxor sua pernoctaret in templo. Tum is qui audierat, gaudens quod uxor sua dignatione numinis vocaretur, exornatam comptius insuper et donariis onustam, ne vacua scilicet repudiaretur, conjugem mittebat ad templum. In conspectu omnium conclusa intrinsecus matrona, Tyrannus, clausis januis et traditis clavibus, discedebat. Deinde, facto silentio, per occultos et subterraneos aditus, intra ipsum Saturni simulacrum patulis erepebat cavernis. Erat autem simulacrum illud a tergo excisum, et parieti diligenter annexum. Ardentibusque intra aedem luminibus intentae, supplicantique mulieri vocem subito per simulacrum oris concavi proferebat, ita ut pavore et gaudio infelix mulier trepidaret, quod dignam se tanti numinis putaret alloquio. Posteaquem vero quae libitum fuerat vel ad consternationem majorem, vel ad libidinis incitamentum, deseruisset numen impurum, arte quadam linteolis obductis, repente lumina exstinguebantur universa. Tum descendens obstupefactae et consternatae mulierculae adulterii fucum profanis commentationibus inferebat. Hoc cum per omnes miserorum matronas multo jam tempore gereretur, accidit quamdam pudicae mentis feminam horruisse facinus, et attentius designantem cognovisse vocem Tyranni, ac domum regressam viro de fraude sceleris indicasse. (Rufin, Hist. ecclés., lib. II, p. 245.)

[122] Joseph., Ant., lib. VIII, cap. IV.

[123] Eunape, in Vita Aedes.

[124] Neque ego abnuo, ostentationem rerum considerans urbanarum, hujus rei cupidos ob impe randum quod appetunt omni contentione laterum jurgari debere : cum id adepti, futuri sint ita securi, ut ditentur oblationibus matronarum procedantque vehiculis insidentes, circumspecte vestiti, epulas currentes profusas, adeo ut eorum convivia regales superent mensas. Qui esse poterant beati revera, si magnitudine urbis despecta cum vitiis, ad imitationem antistitum quorumdam provincialium viverent : quos tenuitas edendi potandique parcissime, vilitas etiam indumentorum, et supercilia humum spectantia, perpetuo numini verisque ejus cultoribus ut puros commendant et verecundos. (Ammien Marcellin, lib. XXVII, cap. IV.)

[125] Facite me Romanae urbis episcopum, et ero protinus christianus. (Hieron, t. II, p. 165.)

[126] J’emprunte l’élégante imitation de M. Villemain. (Mél. hist. et littér.)

[127] Fleury, Hist. ecclés., t. IV, lib. XVIII, p. 493. Molière a imité quelque chose de ce tableau dans le Tartufe.

[128] Greg. Naziance, Orat. XXXII, p. 526.

[129] Vid. et Voss., De Histor. gr., lib. II, cap. XXI.

[130] Cum enim viderent nec tot tantisque persecutionibus eam potuisse consumi, sed his potius mira incrementa sumpsisse, excogitaverunt nescio quos versus graecos, tanquam consulenti cuidam divino oraculo effusos, ubi Christum quidem ab hujus tanquam sacrilegii crimine faciunt innocentem. Petrum autem maleficiis fecisse subjungunt, ut coleretur Christi nomen per trecentos sexaginta quinque annos ; deinde completo memorato numero annorum sine mora sumeret finem. (De Civit. Dei, lib. XVIII, cap. LIII.)

[131] De Civit. Dei, lib. XVIII, cap. LIII.

[132] De Civit. Dei., lib. V, cap. XXIII, p. 63.

[133] Zosime, lib. V, p. 827.

[134] Phot., cap. CCLXII, 1040.

[135] D’Agincourt, Monuments du moyen âge à Rome.

[136] Bonif., Epist. ad Serran., et D. Mart., Thes. Anecd.

[137] S. Augustin, Serm., p. 1200.

[138] Confes., lib. VIII, cap. VII, num. XVII.

[139] Confes., lib. III et IV.

[140] Confes., Epist. CCXXXI, num. VI.

[141] Expergiscimini aliquando, fratre mei et parentes mei Madaurenses. (Epist. CCXXXII.)

[142] Dii te servent, per quos et eorum atque cunctorum mortalium communem patrem, universi mortales quos terra sustinet mille modis concordi discordia veneramur et colimus ! (Ap. Augustin, ep. XVI, al. XLIII, t. II.)

[143] Ut autem me cultorem tuarum virtutum dignatus es. (Augustin., ep. CCXXXIII, n. 3.)

[144] Proinde quod de Christo nihil tibi negandum vel affirmandum putasti, hoc in pagani animo temperamentum non invitus acceperim. (Epist. CCXXXV.)

[145] Traduction de M. Villemain, Mél. hist. et litt.

[146] Ep. CCCXXXVI. - Edit. Bened.

[147] Ep. CCCXXXVII.

[148] Ep. CCCXXXVIII.

[149] Ep. CCCLIII.

[150] Synesius, Ep. LVII. - CV.

[151] Ep. XCV. - Ad Olymp.

[152] Ep. XV, p. 172 ; ep. X, p. 170.

[153] Ep. XVI, p. 173.

[154] Ep. XVI, p. 173.

[155] Ep. CXXXVI, p. 272.

[156] Ep. CCLXV. - CCLXIX.

[157] Villemain, Mél. hist. et litt., p. 449.

[158] Iontius donne le catalogue de la succession des philosophes athéniens. p. 301 et 302 : De Scriptoribus hist. philosophicae.

[159] Suidas. Lex., voce Procl. ; Fabric., De Procli script. edit., p. 80.

[160] Photius, cod. CCXLII, p. 1054 ; Damascius, in Vit. Isidor.

[161] Marinus, in Vit. Procli, cap. XXX, p. 62. Nous devons à M. Boissonade une excellente édition de la Vie de Proclus par Marinus, et du commentaire inédit de Proclus sur le Cratyle.

Je ne sais si, par rapport à l’histoire de l’art, ce passage a jamais été remarqué. Il m’avait échappé dans mon mémoire sur l’histoire de Sparte et d’Athènes, dans l’introduction à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. M. Quatremère de Quincy ne le cite point dans son Jupiter Olympien. Il y avait deux statues de Minerve à Athènes de la main de Phidias : celle de la citadelle : elle était de bronze, et l’on apercevait l’aigrette de son casque du cap Sunium ; celle du Parthénon : elle était d’or et d’ivoire. Marinus parle évidemment de la dernière.

[162] Marinus, in Vit. Procli, cap. XXXVI, p. 73.

[163] Agathias, lib. II, p. 69 et seq. ; Suidas, voce Πρέσβεις ; Brucker, Hist. crit. de la Philosoph., t. II, p. 451.

[164] Joan, Matt., t, II, p. 187 ; Alaman., p. 106.