L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

LA POÉSIE AMOUREUSE DANS L’ANCIENNE ÉGYPTE[1].

 

 

I

On ne se représente pas volontiers un Égyptien d’autrefois, amoureux et à genou devant sa maîtresse, dit M. G. Maspero. Il serait plus juste de dire que, naguère encore, on ne se représentait pas volontiers un Égyptien dans cette posture ; car sur ce point, comme sur bien d’autres, les Égyptiens nous ont causé de telles surprises que rien aujourd’hui de leur part ne saurait plus nous étonner. Le temps est passé où l’on ne voulait voir en eux qu’un peuple de momies, enfermé dans des tombes obscures ou dans à es temples solennels. Bien avant le jugement dernier, la fameuse trompette des anges a retenti aux quatre coins de la grande nécropole qui s’étend sur les rives du Nil : aussitôt un souffle de vie a fait frissonner des cercueils innombrables, et les morts sont sortis du lit de sable où ils dormaient depuis tant de siècles. Il leur a fallu quelques années pour s’habituer au grand air, à la pleine lumière depuis si longtemps évanouie pour eux ; au premier abord, ils semblaient un peu raides, paralysés par les bandelettes qui pressaient encore leurs membres alourdis ; mais peu à peu leurs liens sont tombés, leur corps s’est ranimé, le sang est remonté à leur visage, leur cœur s’est repris à battre. Chose étrange sous la magie de cette résurrection, le vieux peuple d’Égypte qu’on croyait si différent de nous et dont l’immense existence s’était écoulée, imaginait-on, dans une sorte de contemplation hiératique excluant toutes les passions humaines, a paru tel qu’il était, tel que nous sommes tous, occupé par les soins, troublé par les émotions, séduit par les chimères, conduit par les illusions dont ce monde est éternellement le jouet. Nous l’avons vu agir, penser, rire, chanter, pleurer, espérer et craindre suivant les lois constantes de notre globe et de notre espèce„ Il ne nous manquait plus que de le voir aimer C’est ainsi qu’on nous le montre aujourd’hui. Le roman nous avait décrit l’amour rétrospectif que les momies pouvaient inspirer aux hommes de notre époque ; la science fait mieux : elle nous peint l’amour vrai que ces momies ont éprouvé les unes polir les autres à l’époque où, suivant une jolie expression de M. G. Maspero, elles n’étaient momies qu’en espérance.

Notre siècle, si fécond en belles découvertes, n’en a fait peut-être aucune qui soit comparable à celle de l’ancienne Égypte. D’un seul coup elle a dissipé une nuée d’erreurs traditionnelles qui couvrait le berceau de notre histoire et de nos origines. Tout ce que nous Savions, ou plutôt tout ce que nous croyions savoir sur cette antique civilisation des bords du Nil, la première qui ait brillé sur la Méditerranée, et l’une des plus fécondes parmi celles qui ont préparé la nôtre, était, sinon entièrement faux, au moins déplorablement incomplet. Lorsqu’on lit les historiens grecs, lorsqu’on parcourt l’admirable mais plus qu’étrange tableau que Bossuet a tracé, d’après eux, de l’ancienne Égypte dans son Discours sur l’histoire universelle, on est frappé du monde de préjugés qu’il a fallu détruire pour atteindre la vérité. L’Égypte, telle qu’on la représentait avant le déchiffrement des hiéroglyphes, ne ressemblait à rien d’humain ; c’était un de ces pays que l’imagination des théoriciens et des poètes aime. parfois à créer de toutes pièces, comme une satire de la réalité : êtres de raison, personnifications vivantes de toutes les vertus, menant une existence froidement régulière, espèces d’automates jouant sans la moindre défaillance le rôle héroïque pour lequel ils ont été formés. Le prestige d’une sagesse inconnue qu’enveloppait le nuage d’une écriture mystérieuse permettait à cette légende d’échapper à la critique, de résister à l’observation. Ce sera l’honneur de notre pays d’avoir porté le premier à cette fantasmagorie historique un coup décisif. Quelques années ont suffi à Champollion pour la réduire à néant. Jamais carrière d’inventeur n’a été à la fois si courte et si pleine. Il s’était emparé de l’Égypte entière, a dit M. James Darmesteter, dans ses quarante siècles d’histoire, d’art, de religion, de littérature, et il parcourait cet immense domaine dans tous les sens, au hasard des documents nouveaux qui lui tombaient sous la main dans cette exhumation générale des monuments de l’Égypte : la marche du premier consul peut seule donner une idée de cette rapidité de conquête et de la puissance des coups[2]. Hélas ! Champollion devait tomber au plus fort de ses triomphes, laissant une œuvre merveilleuse, mais inachevée. Il avait soulevé le voile ; il n’avait pu qu’entrevoir ce que celui-ci avait si longtemps caché à, tous les regards.

A la mort de Champollion, la science dont. il avait posé les inébranlables fondements était-, trop peu avancée pour rester à l’abri des retours offensifs des anciennes erreurs et pour échapper au danger des erreurs nouvelles, qui ne pouvaient manquer de naître de l’enivrement même des premiers succès. Elle traversa chez nous une crise véritable. Les meilleurs disciples de Champollion étaient en Allemagne, en Angleterre, en Italie ; en France, l’héritage du maître était tombé entre des mains trop promptes à vouloir lui faire donner tous ses fruits. Déjà l’égyptologie glissait sur la pente fatale des synthèses hâtives, des généralisations précipitées ; elle allait s’y perdre, lorsque, par bonheur, M. -de Rougé parut. On refuse quelquefois à notre pays les qualités supérieures de la science, on le croit pauvrement doué pour la grande érudition ; les Allemands à cet égard le traitent avec un rare dédain : pour répondre à leurs critiques, ne suffit-il pas de rappeler que, dans un seul domaine, après avoir perdu Champollion, la France a produit M. de Rougé ? Jamais, assurément, esprit plus rigoureux, plus sévère et en même temps plus vaste n’a repris, constitué et affermi l’œuvre du génie. Sous la main puissante de M. de Rougé, la science égyptologique qui s’égarait est rentrée dans la voie au bout de laquelle se trouvent les victoires certaines. Contenue par une méthode inflexible, la philologie acquit une précision et une sécurité qui permettent d’affirmer qu’un jour viendra où un texte égyptien ne sera pas moins clair pour nous qu’un texte grec ou latin. Quant à l’histoire, qu’on avait plutôt devinée que constituée jusque-là, M. de Rougé indiqua, en recherchant et en retrouvant sur les monuments les traces des six premières dynasties, par quels moyens et à l’aide de quels documents on devait l’écrire. Pendant qu’il traçait ainsi le double programme des études égyptologiques, un étonnant amateur, un homme que ses antécédents et les occupations de sa vie ne semblaient pas destiner à l’érudition, M. Chabas, traduisait avec une merveilleuse perspicacité tous les textes que. le hasard ou les recherches de sa curiosité, toujours avide et toujours irritée contre lés obstacles, mettaient à sa disposition. Son œuvre, un peu épaisse, n’en a pas moins été très féconde : elle a répandu beaucoup de lumière sur la langue, sur l’histoire, sur les mœurs de l’ancienne Égypte. M. Chabas est mort loué de toute l’Allemagne savante ; c’est à peine si la France s’est aperçue de sa mort. Les journaux qui consacrent des nécrologies au moindre des romanciers, n’ont pas eu une ligne pour cet infatigable travailleur, qui a si fortement contribué à nous révéler une histoire plus belle et plus imprévue que tous les romans.

La France ne semble pas se douter de tout ce qu’elle a fait, de tout ce qu’elle fait encore au profit d’une science dont l’invention est, dans notre siècle, un de ses plus beaux titres de gloire. Lorsque M. de Rougé est mort, quinze années n’ont point été perdues, comme après la disparition de Champollion, pour les progrès de l’égyptologie. Plus heureux que Champollion, M. de Rougé avait des disciples dignes de lui, et parmi eux il s’en trouvait un qui, bien que fort jeune, était déjà un maître. Le Collège de France n’hésita pas à lui confier la chaire que le second créateur de l’égyptologie laissait vacante. M. G. Maspero s’était senti attiré dès l’enfance vers une science où il devait s’avancer si vite et si sûrement, qu’il a commencé à l’enseigner au moment où les autres commencent à l’apprendre. Lorsqu’il a ouvert son cours à l’École des hautes études, tous ses auditeurs, sans exception, étaient plus âgés que lui. Au Collège de France, les plus jeunes avaient son âge. Mais cette étonnante précocité n’enlevait rien à la solidité de l’enseignement de M. G. Maspero. Formé à l’école de M. de Rougé, le jeune maître apportait comme lui, dans l’étude des textes, la sévérité indispensable à la découverte d’une grammaire encore inconnue et d’une langue à peine devinée ; il ne lui suffisait pas, à l’exemple de tant d’autres, de discerner un mot dans une phrase pour la traduire tout entière ; il pressait chaque terme afin d’en justifier la valeur et d’en saisir exactement la portée. Doué d’une mémoire prodigieuse, possédant presque toutes les langues modernes ; ayant étudié soigneusement le mécanisme de toutes les langues antiques, il ne lui manquait aucun des instruments qui permettent au philologue d’accomplir, avec sûreté les travaux les plus délicats. De bonne heure, il s’était mis à traduire des textes égyptiens, et du premier coup il l’avait fait presque tans erreur. A part M. Brugsch, auquel un long passé scientifique et des œuvres capitales assurent une place à part dans la science égyptologique, il n’y a pas un égyptologue auquel on doive aujourd’hui un aussi grand nombre de traductions. Jetez les yeux sur un ouvrage quelconque concernant l’Égypte — par exemple sur les deux volumes que M. François Lenormant vient de lui consacrer dans la nouvelle édition de son Manuel d’histoire ancienne, — et vous verrez que presque tous les textes littéraires, historiques, scientifiques, religieux, artistiques qui y sont cités, ont été traduits par M. G. Maspero, et ils ont été traduits si fidèlement que les juges les plus difficiles n’ont puy trouver à redire. M. Chabas lui-même, pour lequel toutes les traductions, sauf les siennes, étaient contestables, a dû renoncer, après quelques essais inutiles, à prendre M. G. Maspero en faute et à le convaincre de s’être trompé,

Mais, si par leur abondance et par leur mérite, les travaux de M. G. Maspero sur la langue et sur la grammaire égyptiennes sont dignes de continuer ceux de M. de Bougé, il est un point sur lequel M. G. Maspero a dépassé ses devanciers et n’a peut-être pas de rivaux parmi ses contemporains. Le premier, il a écrit l’histoire de l’Égypte avec la sévérité des méthodes contemporaines. Dieu me préserve d’être injuste envers l’histoire de M. Brugsch, un des livres les plus importants qu’ait produits l’égyptologie ! Mais l’histoire de M. Brugsch n’est pas, à proprement parler, une histoire ; c’est tantôt une simple réunion de textes, supérieurement traduits, tantôt un recueil d’hypothèses où l’imagination tient une trop large place pour qu’on ne s’en défie pas quelque peu. M. G. Maspero à, lui aussi, traduit beaucoup de textes et l’imagination ne lui fait pas défaut ; il a voulu néanmoins que son histoire ne fût ni une compilation savante, ni une œuvre où la fantaisie eût sa part, si petite qu’elle fût. Replaçant les Égyptiens l’origine de l’histoire, au milieu des peuples avec lesquels, dans le cours de leurs longues destinées, ils sont entrés en contact et ont engagé de grandes luttes, il a dû, pour nous les peindre, tracer le tableau de l’antiquité orientale tout entière. Il a mis en œuvre, dans ce dessein, les découvertes modernes qui ont renouvelé la connaissance de la Chaldée, de l’Assyrie, de la Judée et de la Perse, aussi bien que de l’Égypte, entreprise immense qu’un esprit encyclopédique pouvait seul mener à bonne fin ! L’Histoire ancienne des peuples de l’Orient n’est pas sans défauts ; quelques-unes de ses parties devront être modifiées pour suivre les incessants progrès de la science ; mais, tel qu’il est, ce livre est supérieur à tout ce que les autres nations possèdent dans le même genre ; aussi a-t-il acquis une autorité européenne et figure-t-il parmi les fruits les plus appréciés de notre production scientifique.

L’Histoire ancienne des peuples de l’Orient est néanmoins, une œuvre de jeunesse. A peine, M. G. Maspero l’avait-il terminée, qu’il le reprenait en quelque sorte par le détail, étudiant dans une série de Mémoires, de plus en plus remarquables, la littérature, les arts, les mœurs, les habitudes, les doctrines religieuses du peuple dont il avait tracé en quelques grandes lignes les destinées générales. C’est, là qu’il devait faire preuve des plus fines, des plus rares qualités. En débrouillant le mystère de la langue et de l’histoire de l’Égypte, les premiers égyptologues, arrêtés par les événements principaux, préoccupés avant tout, de chronologie, cherchant d’abord à établir la géographie du pays qu’ils venaient de découvrir, n’avaient pas eu le temps d’observer de près, avec une attention suffisante, les documents qui devaient nous révéler l’homme historique sous l’Égyptien légendaire. Ils avaient laissé subsister les vieux préjugés, ou les avaient remplacés par d’autres tout aussi faux. Dès ses débuts, M. G. Maspero avait senti l’intérêt d’une étude maladroitement dédaignée. Sous prétexte de nous faire connaître le style épistolaire égyptien, sa thèse pour le doctorat nous initiait aux mille scènes de la vie réelle dont la correspondance, réelle ou factice, porte toujours le reflet. Interprétée par lui, la rhétorique des scribes égyptiens se transformait en une série de renseignements sur les côtés les plus intimes de la vieille Égypte. C’était un premier pas dans une voie où M. G. Maspero devait en faire bien d’autres. Avec sa merveilleuse intuition des textes, il allait découvrir sur les stèles et sur les papyrus, cent choses que personne avant lui, n’y avait soupçonnées.

Un jour, il annonça l’intention de faire, son cours au Collège de France sur les textes funéraires : l’étonnement fut général ; ces textes traduits, commentés cent fois, étaient restés fort obscurs et semblaient fort stériles. Quelle ne fut pas l’admiration des auditeurs de M. G. Maspero, lorsqu’ils le virent restituer, avec leur secours, non seulement tous les rites, toutes les cérémonies des funérailles, mais encore toutes les idées que traduisaient ces rites, toutes les croyances auxquelles ces cérémonies répondaient. La conception de la mort eu Égypte, jusque-là si inintelligible, devenait, d’une étonnante clarté ; et cette conception, quelque étrange qu’elle nous paraisse, s’est répandue dans tout le monde antique : Peut-être un jour faudra-t-il y remonter pour dissiper bien des obscurités qui couvrent encore pour nous les croyances grecques et romaines. Mais, même en supposant que la lumière faite par M. G. Maspero dans les tombes égyptiennes ne doive pas les dépasser, n’est-ce point déjà, beaucoup que d’avoir retrouvé ce que pensait de nos destinées futures le peuple auquel l’antiquité a accordé le plus grand renom de sagesse ? Chez les Égyptiens d’ailleurs, comme Hérodote et Diodore nous l’avaient si justement dit, la mort était la grande préoccupation qui dominait toute la vie. Il est donc fort naturel qu’en étudiant, après les textes funéraires, la littérature légère de l’Égypte, ses romans, ses contes, ses œuvres d’imagination, M. G. Maspero soit parvenu à nous les faire comprendre, ce qui n’était point encore arrivé. Comment s’expliquerait-on les épopées et les fabliaux du moyen âge si l’on ignorait les doctrines chrétiennes ? De même l’Égypte ne s’explique que par sa religion. Le culte d’Osiris, c’est-à-dire le culte de la tombe, le seul qu’elle ait toujours pratiqué, est en quelque sorte le mot de l’énigme, à l’aide duquel disparaissent peu à peu tous les mystères qui nous la cachaient ou nous la défiguraient.

M. G. Maspero avait achevé tous les travaux auxquels je viens de faire allusion, lorsqu’il fut chargé par le gouvernement français d’aller fonder au Caire une école d’égyptologie. Il avait reçu de grand cœur cette mission, qui ne devait l’éloigner que fort peu de temps de Paris et qui ne l’arrachait pas aux textes où il savait faire de si belles trouvailles. Mais, quelques jours après son arrivée en Égypte, le directeur général des fouilles égyptiennes, notre illustre compatriote Mariette, succombait à la maladie qu’il avait contractée dans le rude labeur auquel il avait voué sa vie. Il fallait lui donner un successeur. Par un noble sentiment de reconnaissance envers la France, le gouvernement égyptien d’alors demandait un Français : M. G. Maspero était inévitablement désigné.

Ce n’est pourtant pas sans peine, et surtout sans regrets, qu’il s’était décidé à accepter un héritage, admirable à coup sûr, mais plein de périls autant que de gloire. Il fallait en un jour, sans transition, par pur dévouement à la France et à la science, renoncer à l’existence tranquille du savant de cabinet pour courir toutes les aventures de l’explorateur. Et, quand je parle d’aventures, qu’on ne m’accuse pas d’exagération ! On a beaucoup dit qu’après ce que Mariette avait fait en Égypte, qu’avec la situation qu’il y avait acquise et qu’il léguait à son successeur, le rôle de celui-ci devait être des plus faciles, voire des plus heureux. Il en eût été ainsi sans aucun doute, Si l’Égypte, demeurant sous l’influence de notre pays, eût gardé le régime que le contrôle anglo-français y avait organisé. Mais, au moment même où l’on pressait M. G. Maspero de prendre la direction des fouilles, la révolution militaire venait d’éclater au Caire, et il n’était pas difficile d’en prévoir les conséquences. M. G. Maspero les prévoyait : faut-il s’étonner s’il ne s’y exposait qu’avec répugnance, lui que ses goûts et ses instincts avaient destiné au calme des études d’érudition ? Mais il y avait, un devoir à accomplir ; M. G. Maspero ne pouvait pas s’y soustraire. Ses prévisions pessimistes ont été dépassées : outre les maux qu’il attendait, il a dû supporter les massacres, le bombardement d’Alexandrie, la ruine de l’autorité française, le choléra. Qu’importe ! Grâce à lui, notre pays n’a pas tout perdu en Égypte ; il y a gardé l’égyptologie. Prenne qui voudra, a dit encore M. James Darmesteter, le monopole d’exploiter l’Égypte du jour et de dépouiller les fellahs ; l’Égypte, dans ses quarante siècles, est à la France, de par le génie de Champollion et de Mariette[3]. Qu’on me permette d’ajouter : et de par le dévouement de M. G. Maspero !

On aurait tort de croire,’d’ailleurs, qu’en acceptant la succession de Mariette, M. G. Maspero affrontât seulement les périls physiques et politiques. Il pouvait y trouver bien des déconvenues scientifiques. Pour s’être montré un grammairien et un historien de premier ordre, était-il certain d’avoir d’emblée les qualités de l’archéologue, ou du moins de l’archéologue voyageur et explorateur ? Il possédait mieux que personne l’art de faire sortir des monuments tout ce qu’ils sont’ susceptibles de nous apprendre sur le passé ; mais possédait-il également l’art de faire sortir les monuments eux-mêmes des cachettes profondes où ils sont enfouis ? Mariette avait poussé cet art-là jusqu’au génie ; il en avait fait sa spécialité ; aux années les plus prospères de l’Égypte, les ressources ne lui avaient pas manqué pour en remuer le sol et pour y découvrir tout un monde disparu ; il avait tiré un tel parti des fouilles égyptiennes qu’on pouvait croire qu’après lui un temps d’arrêt se produirait inévitablement. Il fallait quelque témérité, soit pour reprendre une œuvre aussi éblouissante que la sienne dans un moment où l’Égypte ruinée ne pouvait plus y consacrer que des sommes modiques, soit pour se hasarder à marcher sur ses traces sans être sûr de posséder son admirable puissance de divination archéologique. Eh bien ! M. G, Maspero a fait au Caire ce qu’il avait déjà fait à Paris : il a continué immédiatement Mariette, comme il avait continué M. de Rougé.

Quelques mois après avoir pris la direction des fouilles, il faisait cette découverte de Déir-el-Bâhârî, qui est peut-être la plus brillante de toutes celles auxquelles l’Égypte a donné lieu. En même temps, il pénétrait dans les pyramides que tout le monde croyait silencieuses, pour y rencontrer lés plus vieux textes funéraires du monde. Ses deux coups d’essai étaient des coups de maître, et c’était de ces coups qui ne sont point dus au hasard ou à la fortune, mais qui ont été prépara par de longues méditations, qui sont le fruit d’une observation patiente, unie à la plus grande sagacité. M. Renan a dit avec raison que Mariette, avant de fouiller, savait ce qu’il allait découvrir. Il en est de même de M. G. Maspero : s’il a découvert les momies de Déir-el-Bâhârî et les textes des pyramides, c’est qu’il avait deviné qu’ils existaient, c’est qu’il les cherchait.

J’ai l’air d’être bien loin de la poésie amoureuse des anciens Égyptiens ! Qu’on me pardonne le long détour que j’ai fait pour y arriver : j’y suis enfin, ou plutôt je vais y être. J’avais besoin de parler d’abord de l’homme qui nous les a fait connaître, et j’ai encore besoin de dire comment il nous les a fait connaître.

Au moment où il est arrivé en Égypte, M. G. Maspero revenait d’une mission à Turin, où il avait recueilli une moisson de textes qu’il se proposait de traduire et de commenter. Lorsqu’il s’est vu obligé de remplacer Mariette, il a craint un instant d’être forcé d’abandonner son projet. Rien n’est plus difficile que de mener de front la vie de l’archéologue voyageur et celle du philologue et de l’historien. Quand on a passé de longues journées sous un ciel de feu, les yeux brûlés par un soleil aveuglant et une chaude poussière ; quand on a fait de longues courses dans le désert, gravi des rochers abrupts, marché lourdement dans un sable mou ; quand on est descendu, au bout d’une corde soutenue par la main des fellahs, au fond de puits noirs, empestés par l’odeur de la chauve-souris et celle des momies ; quand on a subi toutes les fatigues morales et physiques des fouilles, comment trouver le soir, en rentrant dans la cabine d’un bateau, la force de travailler encore sur des stèles et sur des papyrus illisibles ? Presque personne n’y est parvenu. Mariette, quoique doué d’instincts philologiques remarquables, a renoncé presque entièrement à les développer lorsqu’il s’est lancé dans l’archéologie active. M. G. Maspero n’a pas voulu suivre son exemple. Que de fois je l’ai vu, au retour de nos longues courses, dont je revenais, pour mon compte, brisé, incapable de me mouvoir, incapable même de lire, se pencher immédiatement sur sa table, et la vue encore obscurcie par l’éclat de la lumière d’Égypte, plonger des regards avides sur des photographies de papyrus tellement indécises qu’à peine les profanes y distinguaient-ils quelques signes imperceptibles ! Il restait là de longues heures, tandis que tout le monde autour de lui, plongé dans l’abattement ou le sommeil, se reposait des fatigues du jour et se préparait à celles du lendemain. Dans le calme du soir, si pro’ fond et si doux, qui enveloppe le Nil d’un immense silence, il nous laissait rêver ou dormir ; lui, il travaillait. Un murmure lointain, arrivant à travers les siècles, éveillait en lui de charmants souvenirs, bien faits pour le distraire des ennuis du présent. Les momies que nous avions rencontrées ensemble dans la journée, il les écoutait parler le soir ; leurs paroles, fixées depuis Si longtemps dans les papyrus, se ranimaient tout à coup et chantaient à son oreille. Quoi ? des refrains d’amour, des poésies langoureuses dont je veux essayer de faire sentir la séduction.

II

M. G. Maspero nous donne deux recueils de chants d’amour de l’ancienne Égypte : l’un a été découvert parmi les monuments de Turin ; l’autre, parmi les manuscrits de Londres. Par malheur, ils sont tous- deux horriblement mutilés ; c’est tout au plus si l’on parvient à restituer quelques fragments des œuvres poétiques qu’ils renferment. Mais, quelque incomplets que soient ces fragments, il nous permettent de juger du tour que prenait la passion dans la littérature égyptienne. On va voir combien, sous ce rapport, l’Égypte ressemblait au reste de l’Orient. Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on lit les traductions de M. G. Maspero, ce sont les nombreux rapports qu’elles présentent avec le Cantique des cantiques, ce livre étrange et charmant, que le plus singulier des destins a fait figurer dans la collection des livres inspirés, auxquels une grande portion de l’humanité demande depuis des siècles l’aliment religieux de sa conscience. Comme dans le Cantique des cantiques, l’héroïne des chants d’amour égyptiens est constamment désignée sous le nom de sœur ; et, comme son homonyme de Judée, elle emploie dans l’expresion des sentiments qui la dévorent des images poétiques tantôt d’une douceur exquise, tantôt violence extrême, mais toujours d’une hardiesse dont l’imagination plus froide des Occidentaux a parfois quelque peine comprendre la beauté. La nature tout entière s’anime sous l’émotion qui agite la femme amoureuse ; la voix des oiseaux, le parfum des fleurs, le murmure du vent passent dans sa langue enflammée qui semble être l’écho non affaibli de je ne sais, quelle ardent profonde s’exhalant des choses pour embraser l’humanité. M. G. Maspero ne pense pas qu’il soit nécessaire d’expliquer les analogies du Cantique des cantiques avec les chansons égyptiennes, par les emprunts faits à l’Égypte. L’Hébreu et l’Égyptien avaient, d’après lui, la même conception de l’amour et devaient, par suite en parler à peu près dans les mêmes termes. Il est certain que, sous les climats brûlants des contrées orientales, les émotions humaines ne varient guère, ni en nature ni en intensité. L’amour ne s’y perd pas, comme en Occident, dans la brunie confuse et mélancolique des rêveries ; il se mêle à toutes les joies, à. tous les éblouissements de la terre ; il devient comme le motif principal de cette immense harmonie qui sort des rayons du soleil, des splendeurs de la lumière, des mille enchantements d’une nature en fête.

Je ne veux pas dire par là que l’amour en Orient n’ait point de tristesses. Il est, au contraire, profondément empreint du sentiment de la fragilité des espérances et de la brièveté du bonheur. Un des recueils traduits par M. G. Maspero contient, entre deux élégies amoureuses, l’admirable Chant du harpiste, qui est, on le sait, le plus parfait des chants funéraires de l’ancienne Égypte[4]. Que vient faire à cette place cet hymne d’outre-tombe ? Il n’est pas difficile de l’expliquer. Les Égyptiens se plaisaient aux contrastes violents. Hérodote raconte qu’au milieu des dîners d’apparat, au moment où la gaieté des convives était le plus bruyante, on faisait circuler autour de la table une petite momie en bois déposée dans un cercueil. L’esclave qui la présentait disait à chacun : Regarde ceci, puis bois et prends du bon temps, car tu seras tel après la mort. Le Chant du harpiste joue le rôle de la momie au milieu des refrains d’amour ; il invite les amants à jouir vite, car l’heure de la séparation est sur le point de sonner. Ainsi la pensée de la mort, qui donne aux émotions du cœur une énergie particulière, était toujours présente à l’esprit de l’Égyptien amoureux. II savait que la maîtresse qu’il prenait dans ses bras allait lui échapper, et il l’en pressait avec plus d’ardeur. Mais il ne mêlait pas à son extase tous les tourments de l’âme dont les Occidentaux font d’ordinaire l’assaisonnement de la passion. Le ciel était pur ; la nature embrasée, et la mort allait venir ! Cela suffisait pour qu’il aimât sans mesure, mais non pas sans douleur, puisque tout devait finir !

Le plus long des recueils traduits par M. G. Maspero, tiré du papyrus Harris n° 500, est celui où la fougue de l’amour égyptien est de beaucoup le mieux peinte. Le premier, déchiffré sur le papyrus de Turin, est surtout curieux en ce qu’il nous montre avec quelle afféterie, quels jeux d’esprit, quelle mignardise on parlait déjà des choses du cœur en ces piges reculés qui se perdent dans la nuit des siècles. Il avait longtemps dérouté la perspicacité des traducteurs. On n’y voyait que du feu, et, comme il arrive parfois en pareille occasion aux savants les plus austères, on en tirait la conclusion qu’il devait contenir des choses fort légères. M. Chabas avait cru y reconnaître le récit d’un général d’armée, appartenant peut-être à la famille royale, lequel racontait les aventures qui lui étaient arrivées dans un jardin magnifique, où il avait été entraîné par une de ces messagères d’amour, dont les imitatrices infectent encore aujourd’hui les grandes villes modernes. Ce général d’armée venait évidemment de quelque bateau des fleurs, dans le genre de ceux de la Chine, que les eaux indifférentes du Nil auraient jadis fait flotter. M. Chabas donna donc à son récit le titre, d’Épisode du jardin des fleurs. C’était un titre fort émoustillant ; mais, à force d’y regarder de près, M. G. Maspero a vu s’évanouir peu à peu et le bateau des fleurs, et le général d’armée, et la messagère d’amour dont les imitatrices infectent encore aujourd’hui les grandes villes modernes. Il a distingué, à la place, trois arbres dialoguant à qui mieux mieux pour célébrer la beauté d’une femme. Mais, qu’on se rassure ! ces arbres auraient pu au besoin figurer dans un jardin des fleurs. L’un d’eux, le plus vieux, qui n’est pas pour cela le plus sage, après avoir comparé les charmes de la femme à tout ce qu’il a lui-même de plus parfait, ses graines, ses feuilles, etc., se plaint avec amertume d’être négligé par elle : on ne vient plus s’ébattre à son ombre, comme on faisait auparavant ; c’est sous des arbres plus jeunes qu’on se livre aux enchantements de la passion ; aussi menace-t-il les amants de sa vengeance ; s’ils persistent à le délaisser, il parlera, il dira ce qu’il a vu ; et comme il a beaucoup vu, dès que l’on connaîtra les amours de la jeune femme, adieu les fleurs et les parfums ! On châtiera la bien-aimée, — si bien qu’elle ne retrouvera plus ses bouquets de lis et de boutons, — ses offrandes de lotus bleus et de parfums, — ses goûters de lait et de beurre, — qui lui viennent de tous ses vassaux. Néanmoins le vieil arbre est plein d’indulgence pourvu qu’on revienne à lui, il oubliera sa mauvaise humeur, ses méchants projets. Qu’elle te fasse passer le jour présent dans le bonheur, dit-il à l’amant. Allons, caressez-le, dit-il à la maîtresse ; — qu’il passe le jour entier à l’abri de l’arbre qui le cache.

On pense bien que les deux autres arbres, dont le tour est venu de dissimuler sous leur ombrage les plaisirs des amants, ne sont pas en reste de louanges et de provocations. Le dernier de tous, le petit sycomore qu’elle a planté de sa main, étant le plus jeune, se montre le plus engageant. Par surcroît de précautions, et pour que sa missive soit mieux accueillie, il charge la fille du jardinier de la transmettre à sa bien-aimée : Viens, passe un instant ici au milieu des jeunes femmes ! Le verger est dans son beau jour ; — pavillon et kiosque sont à ta disposition ;les gouverneurs de ces domaines se réjouissent — et sautent de plaisir à ta vue. Suit une énumération des mets, des breuvages, des parfums que le petit sycomore annonce à celle dont il cherche à capter ou plutôt à garder la confiance. Après quoi, le vieil arbre n’ayant parlé que d’un jour de bonheur, il en propose trois : Allons, passe chaque jour dans le bonheur, — matin après matin, trois jours de suite, — assise à mon ombre, — ton maître à ta droite ; enivre-le, — obéis à ce qu’il te dit !Si la salle où l’on boit la bière est bouleversée par l’ivresse, — quand la sœur est avec son frère, — si elle lève son œil sur moi, — la sœur, pendant sa promenade, — moi j’ai le sein fermé et ne dis point ce que je vois, — non plus que ce qu’ils disent ! Il est discret, le petit sycomore ! Que les amants soient agités par l’ivresse, que dans l’enivrement de la promenade la sœur s’abandonne sans remords à la volupté, il ne dira rien ! Il n’est pas de ces vieux querelleurs qui mêlent la menace aux promesses. Il ne raconte ni ce qu’il voit, ni ce qu’il entend ; son ombre protège, son murmure ne trahit pas.

Si piquant que soit le dialogue des trois arbres, les poésies amoureuses du papyrus Harris ont un bien autre intérêt. Ce sont celles-là qui rappellent par bien des côtés le Cantique des cantiques, qui en égalent parfois la suavité et l’énergie. Malheureusement, je l’ai déjà dit, elles sont bien mutilées ! Le premier chant, surtout, a beaucoup souffert. Le début est illisible ; puis, vient une courte peinture de la passion d’une vigueur remarquable : Ton amour pénètre en mon sein de même que le vin se répand dans l’eau, dé même que le parfum s’amalgame à la gomme, de même que le lait se mêle au miel ; tu te presses d’accourir pour voir ta sœur, comme la cavale qui aperçoit l’étalon, comme l’épervier qui fond sur la colombe... Le reste est indéchiffrable. Un peu plus loin, le chant reprend, mais il contient tellement d’allusions aux idées et aux choses de l’Égypte, qu’il est difficile d’en bien saisir le sens. C’est ce qui nous arrive trop souvent dans la littérature égyptienne. Lorsqu’un amant s’écrie par exemple : Je m’embarquerai sur le canal, j’entourerai mes épaules de myrte, et j’arriverai à Onkhtooui, et j’adresserai ma prière à tout dieu juste :Que ma sœur soit pendant la nuit comme la source vive dont les myrtes sont semblables à Phtah, les nymphœas semblables à Sokhit, les lotus bleus semblables à Aditi, les lotus roses semblables à Nofirtoum. Que le Mur Blanc lui donne d’éclairer la terre de ses beautés, et Memphis les boîtes de fard qu’on dépose devant Nofir-ho ! Lorsqu’un amant parle ainsi, nos oreilles sont surprises par tous ces noms barbares pour elles, qui ne rappellent rien à notre esprit. Supposez cependant que nous fussions familiarisés avec tous les dieux de l’ancienne Égypte, comme avec ceux de la Grèce ; que nous connussions leurs sanctuaires, leurs vallées préférées, les fleuves qu’ils ont aimés, les fleurs qui leur ont servi d’emblèmes, est-ce : que cette poésie ne nous semblerait pas très naturelle ? est-ce qu’elle n’éveillerait, pas quelque émotion en nos cœurs ?

Elle nous laisse froids parce que nous ne la comprenons pas ; sa langue n’est, point la nôtre ; les mots dont elle se sert nous sont étrangers. Le Mur Blanc de Memphis ne saurait briller pour nous, du même, éclat que la Muraille de l’Acropole, au pied de laquelle nous sommes nés. N’en accusons pas la poésie égyptienne ; n’en accusons que l’ignorance humaine, grâce à laquelle, quand on appartient à une civilisation, tout ce qui n’est pas elle reste inintelligible, ou ne devient intelligible qu’au moyen d’un effort, dans lequel le sentiment du beau s’émousse, l’enthousiasme s’éteint et se refroidit.

Heureusement l’accessoire poétique n’est qu’une partie de la poésie ; dès que celle-ci, au lieu de s’attarder aux choses extérieures, peint les sentiments de l’âme, elle est la même dans tous les temps, sous tous les climats. L’amant qui tout à l’heure invoquait les dieux-justes en faveur de sa bien aimée ajoute aussitôt : Je me coucherai dans ma chambre ; je serai malade gravement, et nos voisins, entreront pour s’informer de moi. Si ma sœur vient avec eux, elle fera honte aux médecins, car elle connaît mon mal. — La villa de ma sœur a juste son bassin devant la porte de sa maison : l’huis s’ouvre, et ma sœur sort en colère. Que je devienne gardien de sa porte, afin qu’elle me donne des ordres et que j’entende sa voix, même lorsqu’elle est irritée et que l’enfant a peur d’elle ! Ici tout est limpide, tout est vrai, moderne, éternel. Les autres chansons d’amour valent mieux encore. Dans l’une d’elles, la sœur explique à son frère qu’elle est allée tendre ses filets pour prendre les oiseaux de Pount tout embaumés de parfums ; elle lui propose de venir avec elle ; elle lui promet de lui faire entendre les cris plaintifs de son bel oiseau parfumé ; puis, ne recevant qu’un refus, elle renonce à sa chasse et exhale sa douleur amoureuse dans une élégie d’une adorable séduction

Le cri de l’oie résonne plaintif, car elle a pris son ver d’appât, mais ton amour me chasse d’elle, et je ne sais pas m’en délivrer. J’enlèverai mes rets et lacs ! Je dirai à ma mère, vers qui je vais chaque jour chargée de captifs : Je ne prépare plus mon piège ! car ton amour me rend prisonnière. — L’oie s’envole, se pose, elle a salué les greniers de son cri ; la foule des oiseaux croise sur le fleuve, mais je ne fais plus attention à eux, je ne songe qu’à mon amour seul, car mon cœur est lié à ton cœur, et je ne puis m’éloigner de tes perfections. — Mon frère sort de sa maison, il passe sans s’inquiéter de mon amour, et mon cœur s’arrête en moi. J’ai beau voir les gâteaux et les parfums, j’ai beau apercevoir les huiles et les essences : ce qui est doux à la bondie est maintenant amer pour moi comme le fiel d’un oiseau. Ce sont les souffles de ta narine qui, seuls, donnent la vie à mon cœur, et alors il me semble qu’Ammon m’est donné à toujours et à jamais[5]. — Ô mon bel ami, mon désir, c’est que je devienne maîtresse de tes biens, en qualité d’épouse ; c’est que ton bras posé sur mon bras, tu te promènes à ton gré ; car alors je dirai à mon cœur, qui est dans ton sein, mes supplications ! Si mon grand ami ne vient pas pendant la nuit, je suis comme qui est au tombeau ! Or, toi, n’es-tu pas la santé et la vie, celui qui transmet les joies de la santé à mon cœur qui te cherche ? La voix de la tourterelle résonne, elle dit : Voici l’aube, las ! où est mon chemin ? Toi, tu es l’oiseau, tu m’appelles, j’ai trouvé mon frère dans sa chambre à coucher, et mon cœur s’est réjoui plus que leurs cœurs, et je ne m’échapperai point ; mais, la main dans ta main, je me promènerai et je serai avec toi en toute place, heureuse puisqu’il fait de moi la première des femmes et qu’il ne brise pas mon cœur !Ah ! que je mette ma tête à la porte du’ dehors, car voici, mon frère vient à moi, mes yeux sont fixés sur la route, mon oreille écoute les bruits de pas sur la chaussée, car je me suis fait de l’amour de mon frère le bien unique, et mon cœur ne se tait point quand il s’agit de lui. Mais il m’envoie un messager aux pieds rapides à entrer et à sortir pour me dire : Je ne suis pas libre ! Ô toi dont on ne se lasse pas de contempler la force, pourquoi briser le cœur d’une autre jusqu’à la mort ?Mon cœur est si heureux de l’amour que tu as pour moi, que la moitié du devant de ma coiffure tombe quand je viens en courant pour te chercher, et mon chignon est défait. Pourtant je te jure que je pare ma chevelure et que je me tiens prête à toute heure.

Quelle délicieuse peinture des espérances, des soins et des déceptions de l’amour ! Quel charme dans ces aveux de la jeune femme qui ne peut se taire, même auprès de sa mère, parce que son cœur est lié à celui de son frère et parce que, lorsqu’il passe, son cœur s’arrête en elle ! Enivrée par sa passion, elle rêve de se promener avec celui qu’elle aime, la main posée sur son bras, allant au hasard, à son gré, sans autre volonté que la sienne, pourvu qu’elle dise à son propre cœur, qui est dans son sein à lui, ses supplications. Peu à peu, elle se laisse entraîner ; elle court vers la chambre de son frère, elle l’attend dans la sienne ; elle est la première et la plus heureuse des femmes, car elle s’est fait de l’amour de son frère le bien unique, et son cœur ne se tait pas quand il s’agit de lui ! Mais hélas ! la déception arrive vite ; tout ce bonheur n’était qu’imagination ; le frère tant aimé la délaisse pour une autre femme ; il s’éloigne d’elle, et pourquoi, mon Dieu ? Si sa chevelure est défaite à son approche, si elle a perdu son chignon en se précipitant à sa rencontre, ce n’est pas qu’elle oublie de se parer et qu’à toute heure elle ne se prépare à lui plaire. Trait exquis, du plus délicat naturalisme, de ce naturalisme qui est réellement l’expression de la réalité entrevue à travers la poésie, de ce naturalisme dont les Grecs nous ont donné tant de modèles et qui n’était point inconnu, on le voit, à la vieille Égypte.

Je ne résiste pas au désir de citer encore deux chansons d’amour : l’une d’elles n’appartient pas au papyrus Harris : elle est gravée sur une stèle du Louvre dédiée par un roi à sa fille. Au lieu du proscynème ordinaire, il avait eu l’heureuse inspiration d’y placer une description des beautés de la princesse, qui est évidemment un morceau de poésie populaire et qui donnera la meilleure idée de ces comparaisons amoureuses pour lesquelles la littérature égyptienne paraît avoir eu un goût si prononcé.

Une palme d’amour, la princesse d’Hathor Moutiritis, — une palme d’amour, auprès du roi Menkhopirrî !C’est une palme auprès de tous les hommes, — un amour auprès de toutes les femmes, — que la fille royale, — une palme d’amour excellente parmi les femmes, — une jouvencelle dont on n’a jamais vu la pareille !Noire est sa chevelure plus que le noir de la nuit, plus que les haies du prunelier, rouge sa joue plus que les grains du jaspe rouge, — plus que l’entame d’un régime de palmes. — Ses seins sont plantés droit sur sa poitrine.

C’est un père qui parle de sa fille ; mais un amant ne parlerait pas autrement de sa maîtresse. Voici maintenant, pour terminer ces citations, une dernière chanson d’amour, dans laquelle la sœur, voulant exalter les mérites de son frère, fait intervenir toute la flore égyptienne au service de son admiration. Chaque strophe ou couplet commence par un nom de plante ; mais, au moyen d’un singulier procédé de composition, qu’il n’a pas été possible de faire passer dans la traduction, le nom de ces plantes fait allitération avec le verbe qui suit. Jamais les scribes égyptiens ne perdaient l’occasion de se montrer beaux esprits ; même, lorsque le fond est chez eux d’une grandeur simple et pure, la forme est remplie d’embellissements précieux bien faits pour étonner ceux qui cherchent la naïveté dans les littératures primitives.

Ô pourpiers, mon cœur est en suspens quand tu fais ce qu’on recherche et que je suis entre tes bras ! Je me suis adressée au kohol des yeux pour que j’apparaisse avec des yeux brillants, et je me suis approchée de toi à la vue de ton amour. Ô maître de mon cœur, quelle est belle mon heure ! c’est une heure de l’éternité qui me vient, quand je repose avec toi ! Mon cœur s’élève vers toi. — Ô armoises de mon frère devant qui l’on se sent plus grand, je suis ta sœur favorite et je te suis comme le champ où j’ai fait pousser des fleurs et toute espèce de plantes odorantes, où sont charmants les canaux que j’ai fait creuser pour me rafraîchir au vent du nord, place délicieuse, où me promener ta main dans ma main, le sein ému, le cœur en joie d’aller tous deux ensemble ! C’est une boisson enivrante pour moi qu’entendre ta voix, et je vis de l’entendre : te voir et te voir encore me profite plus que manger, que boire !Ô marjolaines de mon frère, j’ai pris tes guirlandes quand tu viens à moi ivre et que tu te couches dans mon alcôve ; j’entre....

Le reste manque, et le chant de l’amour triomphant reste inachevé, tandis que nous avons eu jusqu’au bout, hélas ! le chant de l’amour déçu. Mais qui sait ? peut-être si le papyrus n’eût pas été brisé aurions-nous vu cet éclat de rire, parfumé de toutes les fleurs d’Égypte, s’évanouir dans un sanglot. Ainsi va le monde depuis qu’il est monde ; depuis que les puissantes séductions de la nature ont fait naître la passion ‘dans les âmes, depuis que le ciel, les plantes, les oiseaux, les rayons, les murmures ont servi à en peindre les effets, depuis que les arbres ont caché les mystères de volupté, depuis que le vent a soulevé les flots irrités des canaux, depuis que les mains se sont jointes en des promenades solitaires, que les seins en ont été émus, que les cœurs, en se rapprochant, ont été agités d’émotions profondes, des coups foudroyants ont brisé bientôt toutes les fragiles espérances de bonheur. Rien n’est nouveau, même sous le soleil d’Égypte, le plus vieux des soleils pourtant ! La légende qui attribuait à l’auteur du Cantique des cantiques les maximes désabusées de l’Ecclésiaste était moralement très vraie. Aussi loin que nous sondons le passé, nous n’y trouvons que nos faiblesses, nos troubles et nos illusions.

Ne serait-ce que pour en retirer cette leçon, il vaudrait la peine de le sonder ; mais à cet avantage philosophique se joint le plaisir de ressusciter une histoire et une littérature, de faire revivre un monde. Le travail qui s’opère en ce moment sur l’Égypte est une révélation. Je viens de montrer un côté piquant et charmant de l’égyptologie, afin de prouver que cette science, prétendue aride, est pleine, au contraire, d’agréables surprises. On peut s’y plaire autant que s’y instruire. Elle s’est longtemps adressée aux seuls érudits, et même à une seule classe d’érudits ; mais, à mesure qu’elle s’avance et que ses découvertes s’affermissent, le nombre de ceux que ses conquêtes intéressent devient plus grand. Il est clair que ce n’est pas aux chansons d’amour que se borneront les rapports de la littérature égyptienne avec les littératures orientales. Un jour viendra ou l’on ne pourra plus traduire et commenter la Bible sans tenir compte des résultats obtenus par l’égyptologie et l’assyriologie. C’est tout un horizon qui s’ouvre, qui grandit peu à peu pour les études sur l’Orient antique. En esquissant, d’une façon bien imparfaite, la part qui revient à M. G. Maspero dans cette grande œuvre, je n’ai pas voulu me borner à rendre justice à un homme ; j’ai voulu aussi, j’en conviens, continuer la propagande que j’ai entreprise afin d’amener notre pays à se passionner davantage pour une science qui devrait être si populaire parmi nous. Est-ce ma faute si l’on ne peut parler aujourd’hui de l’égyptologie française sans se trouver aussitôt en face de M. G. Maspero ? Il est le chef incontestable de notre école, et dans toutes les branches des études égyptiennes, c’est encore lui qui tient la place la plus large, sinon la plus bruyante.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Les chants d’amour du papyrus de Turin et du papyrus Harris n° 500 par M. Gaston Maspero (Journal asiatique, janvier 1883).

[2] Essais orientaux, page 55.

[3] Essais orientaux, page 69.

[4] Le Chant du harpiste a été traduit par M. Gaston Maspero (Voir Études égyptiennes, t. Ier, pp. 177-185).

[5] L’amant est la vie, et, quand il vient, l’amante pense qu’on lui a donné le bonheur éternel du dieu suprême Ammon.