L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

LES CONTES POPULAIRES DE L’ANCIENNE ÉGYPTE[1].

 

 

I

Ce n’est pas sans quelque surprise que beaucoup de personnes verront figurer dans une collection de traditions, légendes, contes et chansons populaires, un livre sur l’Égypte. Eh quoi ! l’antique Égypte, la mystérieuse Égypte, l’austère Égypte a donc ri, chanté et conté des histoires comme tous les peuples qui l’ont suivie ! Elle a donc eu d’autres traditions que celles qu’on enregistrait pompeusement sur les murs ; de ses temples, d’autres légendes que celles de ses dieux étranges et de ses rigides souverains ! Elle n’est donc point restée figée dans son immobilité hiératique ; elle s’est amusée, elle s’est divertie, elle s’est livrée aux fantaisies de son imagination, aux caprices de sa verve créatrice ! Rien n’est plus contraire, il faut en convenir, aux opinions qui ont régné pendant des siècles et qui ne sont point encore complètement abandonnées. M. G. Maspero nous avoue que les savants eux-mêmes ont été quelque peu étonnés, lorsque la découverte d’une sorte de nouvelle, analogue aux Mille et une Nuits, est venue leur révéler, en 1852, ce côté si imprévu de la littérature et des mœurs égyptiennes. Les savants n’ont pas l’étonnement facile ; mais pouvaient-ils néanmoins s’attendre à ce qui leur arrivait ? Ils avaient bien trouvé déjà clans les papyrus des hymnes à la divinité, des poèmes historiques, des écrits de magie ou de science, jusqu’à des lettres d’affaires et des comptes d’architectes ; mais tout cela ne sortait point du genre sérieux, parfois même du genre ennuyeux, qui confine de si près au précédent. Or il était convenu que les Égyptiens étaient des gens d’une gravité imperturbable, d’une solennité soutenue, aussi raides de leur vivant ; que devaient l’être après la mort leurs momies. On les croyait incapables de faire des romans, et plus encore, de dépenser du papier à les écrire. Il a bien fallu cependant se rendre à l’évidence. Le Conte des Deux Frères n’est pas resté un monument unique, une de ces exceptions qui, d’après le proverbe, confirment la règle. Des trouvailles nouvelles nous ont livré peu à peu une série d’œuvres du même genre. Dès lors, la démonstration était faite, elle était complète. Les Égyptiens ont inauguré la littérature d’imagination, comme ils ont inauguré toutes les autres ; ils ne se sont pas bornés à chanter les louanges de leurs dieux, à célébrer les victoires de leurs rois, à faire le dénombrement de leurs richesses. Ces guerriers et ces gens d’affaires, qui ont remporté tant de succès et aligné tant de chiffres, étaient doués d’un caractère naturellement gai, d’une humeur aimable et facile ; vivant sous un ciel clément et dans un climat délicieux, ils se sont plu à peupler le beau pays qui les entourait de créations fantastiques ; la réalité ne leur a pas suffi ; et lorsque, après vingt siècles de ruines et d’oubli, nous remuons les débris, hélas ! trop mutilés de leurs bibliothèques, nous en faisons surgir presque autant de contes que de poèmes lyriques, d’hymnes adressés à la divinité ou des notes d’entrepreneurs.

A dire le vrai, il ne pouvait en être, autrement. Les hommes se ressemblent dans tous les temps et dans toutes les contrées ; les plus anciens ont les mêmes besoins moraux et matériels que les plus modernes ; s’ils nous paraissent si différents de nous, c’est que nous les jugeons à la hâte, sur des renseignements incomplets, sans attendre les témoignages qui peuvent seuls nous les faire connaître. A mesure qu’on étudie l’Égypte, on s’aperçoit que son histoire, ses mœurs, sa religion, ses arts n’ont point eu l’immobilité et la sévérité qu’on leur a prêtées. Au commencement de ce siècle, on croyait encore que les hiéroglyphes étaient un système d’écriture mystérieux, privilégié, réservé aux inscriptions monumentales et aux écrits .sacerdotaux. Dès qu’on a pu les lire, on a constaté qu’ils avaient été, au contraire, d’un usage universel, qu’ils avaient servi à la vie commune et que les scribes les plus vulgaires ne les avaient pas moins employés, pour leurs correspondances ou pour leurs affaires, que les prêtres pour leurs dogmes ou pour leurs prières. Aussi, ne nous ont-ils point livré, comme on y comptait, les secrets de cette sagesse quasi-divine, les trésors de cette science occulte sur laquelle les Grecs ont fait de si belles phrases, mais qui n’ont sans doute existé que dans leurs phrases ; ils nous ont livré, chose beaucoup plus précieuse, les documents d’une civilisation vraiment humaine où nous avons reconnu tous les caractères de la réalité historique. Que l’antique renommée de l’Égypte en ait souffert auprès des rhéteurs classiques, peu importe. L’Égypte n’a rien perdu, en somme, à nous apparaître telle qu’elle a été, non telle qu’on l’avait si longtemps et si faussement imaginée. On ne peut que se féliciter ‘que la transformation aille jusqu’au bout. Qui pourrait regretter, par exemple, de la voir s’animer dans des légendes et dans des contes populaires, pour nous raconter, avec une charmante naïveté, les occupations de sa vie agricole et les incidents journaliers qui s’y produisaient ; pour nous décrire les mœurs plus ou moins légères de ses femmes, les aventures’ de ses princes, la pompe de la cour de ses Pharaons, les voyages de ses matelots et les histoires merveilleuses auxquelles ils donnaient lieu ; enfin pour nous montrer en des tableaux : fantastiques les opérations magiques et les apparitions surnaturelles qui se mêlaient à tous les actes de son existence réelle, les Scènes de sorcellerie et les miracles dont son imagination crédule était à chaque instant frappée ! Il y a loin de ces crédules récits aux discours pédants des prêtres dont Platon nous a parlé ; mais n’est-ce pas le cas de redire : Amicus Plato, sed magis amica veritas ?

M. G. Maspero a donc eu une idée heureuse de réunir et de traduire tous les contes égyptiens qui ont été retrouvés jusqu’ici. Son joli petit volume, si coquettement imprimé, ne fait point étalage de science ; mais il nous en apprend beaucoup plus Sur l’Égypte, il nous la fait Cent fois mieux connaître que beaucoup d’in-folio. Nous y surprenons l’Égypte en déshabillé, telle qu’elle se montre égale ment nous dans les innombrables représentations qui couvrent ses tombes ; et qui sont presque toutes d’un réalisme frappant. Il est impossible, lorsqu’on lit les contes égyptiens en Égypte, ainsi que je l’ai fait, de ne pas s’imaginer sans cesse que les descriptions qu’on y trouve sont la mise en œuvre et le commentaire des peintures que l’on rencontre sur les murs. Dès le début du premier d’entre eux, le Conte des Deux Frères, on se croit à El-Kab, dans le célèbre tombeau de Pihiri, dont les scènes de labourage ont été popularisées par le grand ouvrage de l’expédition d’Égypte. Tout se passe dans le livre comme dans le tombeau ; jusqu’aux détails les plus minimes, tout y est pareil. Aussi, malgré la simplicité de bon goût avec laquelle les contes égyptiens ont été publiés, malgré l’élégance de l’impression, malgré. la commodité du format, qui est un grand mérite pour un ouvrage de ce genre, ne puis-je m’empêcher de regretter que M. G. Maspero ne nous ait point donné une édition ornée d’illustrations. Ah. I quel admirable volume il serait facile de faire en choisissant parmi ces peintures égyptiennes celles qui ont un rapport direct avec les contes ! Ce serait en même temps une œuvre d’art exquise et une véritable reconstitution archéologique. La vieille Égypte y revivrait tout entière, et, comme au temps lointain où elle aimait à faire appel à tous les arts pour se raconter elle-même de mille manières, le pinceau de ses peintres ou le ciseau de ses sculpteurs viendrait en aide à. la plume de ses scribes pour nous initier à. ses mœurs et nous faire pénétrer dans sa familiarité.

Mais c’est peut-être trop demander, pour le moment du moins. Afin de l’encourager à nous satisfaire tout à fait un jour, il faut nous contenter aujourd’hui de ce que M. G. Maspero a déjà fait, et l’en remercier sincèrement. C’était une entreprise presque téméraire que de transporter dans notre langue, que d’habiller à la française tout en leur conservant le caractère national, les contes les plus anciens du monde. Chaque ligne, chaque mot fait allusion à des faits que nous ne connaissons plus, à des croyances ou à des usages dont nous avons une idée bien confuse. Quant à la langue, c’est à peine, on le sait, si nous commençons à la comprendre, et il faut un prodigieux effort d’esprit pour nous rendre compte de ce que peut être le style. De plus savants que moi diront si M. G. Maspero est venu à bout de toutes les difficultés de sa tâche ; mais il est impossible qu’un profane même ne soit point frappé de la couleur qu’il a su conserver, ou plutôt restituer à ces récits qui nous arrivent pour ainsi dire d’un autre monde. Sans faire jamais violence au français, il a trouvé le moyen de lui faire rendre des nuances de pensée et de goût d’une étonnante délicatesse. Nourri de la lecture de nos propres conteurs, il a introduit dans les œuvres de leurs confrères d’Égypte toutes celles de leurs expressions qui, à des millions d’années de distance, répondaient à peu près .à la même idée. Notre langue se prêtait mal à un travail de ce genre ; elle est trop nette, trop pure, trop concise, trop arrêtée dans ses formes pour traduire avec une parfaite exactitude les inventions d’un peuple dont l’histoire nous reporte à l’origine connue de la civilisation. M. G. Maspero y a pourtant réussi, à tel point qu’on comprend toujours, ou du moins qu’on croit toujours comprendre, en le lisant. Quelques notes très sobres mettent au courant de tout ce qu’il faut savoir ou se rappeler pour n’être pas dépaysé dans le milieu si complètement égyptien où il nous conduit, et où on le suit, non seulement sans fatigue, mais avec un plaisir qui ne faiblit point jusqu’à la fin.

Ce milieu, après tout, n’est pas, comme je l’ai déjà dit, aussi différent du nôtre qu’on pourrait le croire au premier abord. L’Égypte a connu toutes les variétés de contes qui ont fleuri chez les peuples modernes, depuis le conte historique et religieux jusqu’au conte anecdotique, jusqu’à la simple peinture de mœurs. Les contes de fées ne lui ont pas été étrangers, et elle est la première qui ait évoqué des revenants. Les fées égyptiennes n’avaient rien de hideux ; elles ne ressemblaient point aux sorcières du moyen âge : c’étaient sept jeunes et belles déesses, des Hathors à la face rosée, aux oreilles de génisse, ainsi que nous les représentent les monuments. Qu’il s’agît d’annoncer le bonheur ou de prédire la misère, elles souriaient toujours. Comme les fées marraines du moyen âge, dit M. G. Maspero, elles se pressaient autour du lit des accouchées et attendaient la venue de l’enfant pour l’enrichir ou le ruiner de leurs dons. Les peintures du temple de Louqsor et celles du temple d’Esnèh nous les montrent qui jouent le rôle de sages-femmes auprès de la reine Moutemouat, femme de Thoutmos IV, et de la fameuse Cléopâtre. Les unes soutiennent la jeune mère et la raniment par leurs incantations ; les autres reçoivent le nouveau-né, se le passent de main en main, lui prodiguent les premiers soins et lui présagent à l’envi toutes les félicités. Les délicieux bas-reliefs de Louqsor pourraient servir d’illustration au conte du Prince Prédestiné. Les fées Hathors apparurent au berceau du prince, comme à celui d’Aménophis III ; seulement, au lieu de lui présager toutes les félicités qu’il était de règle de promettre à un Pharaon, elles lui annoncèrent qu’il serait tué par le serpent, par le crocodile ou par le chien. Comment il parvint à éloigner la réalisation de ce triste destin, comment il épousa la fille du chef de Naharanna, et comment la sollicitude amoureuse de sa femme veilla longtemps sur lui pour écarter de son chemin le triste fléau qui le menaçait, c’est ce que le conte nous apprend. Les Égyptiens croyaient à la fatalité ; ils étaient persuadés que tôt ou tard l’homme devait subir le sort qui lui était réservé ; cependant la liberté humaine n’était pas réduite à une complète impuissance. Secondée par la magie, elle parvenait à tenir en suspens, durant une période plus ou moins longue, l’inévitable péril. Un jour arrivait où l’oubli d’une précaution, où une imprudence quelconque rendait à la destinée tout son empire ; mais qu’importe ! on avait vécu, on avait aimé, on pouvait mourir sans trop de regrets.

On vivait, en effet, on aimait gaiement dans ce pays, dont on a cru que les craintes superstitieuses avaient brisé complètement la joie. Les peintures de la vie agricole que nous ont laissées les contes, d’accord avec celles des monuments, donnent l’idée d’une existence facile, simple, suffisamment heureuse, au sein d’une nature féconde, au milieu d’animaux qui, comme tous les animaux d’autrefois, avaient le don de la parole, et s’en servaient pour rendre aux hommes d’excellents services. Les matelots qu’une tempête jetait dans une île déserte pouvaient espérer, ainsi qu’il arriva au héros du conte du Naufragé, cet ancêtre éloigné de Simbad le Marin, d’y rencontrer un honnête serpent à voix humaine, habitant le pays avec sa famille, qui les accueillait amicalement, leur tenait de beaux discours, leur prédisait un heureux retour, les comblait de cadeaux au moment du départ. Sans aller aussi loin, sans avoir besoin de voguer dans les régions enchanteresses d’où les navires revenaient chargés de merveilles, il n’était pas rare de trouver dans son propre champ une vache de bon conseil, semblable à celle de Bitiou, le rival de Joseph en continence, laquelle sauva son maître de la mort, en lui apprenant que son frère, trompé par le récit d’une épouse infidèle, l’attendait pour le tuer, embusqué derrière la porte de la maison. L’histoire de Bitiou est trop connue pour que je la raconte de nouveau. Le Conte des Deux Frères étant le premier conte égyptien qu’on ait découvert, tout le monde l’a plus ou moins traduit ou commenté. On sait le rôle singulier qu’y joue la femme du frère aîné, Anoupou, digne émule de cette malheureuse femme de Putiphar, dont la conduite légère a fait une si mauvaise réputation à toutes les Égyptiennes. Les contes justifient-ils cette réputation ? M. G. Maspero discute la question avec beaucoup d’esprit. S’il fallait juger les Égyptiennes, dit-il, par le portrait qu’en tracent les romanciers, on serait porté à concevoir de leur chasteté une assez triste opinion. La fille du Pharaon Rhampsinite ouvre sa chambre à tout venant et s’abandonne à qui veut la prendre : c’est, si l’on veut, une victime de la raison d’État, mais une victime résignée au sacrifice. Tboubouï accueille Satni et se déclare prête à le recevoir dans son lit, dès la première entrevue. Si elle paraît incertaine au moment décisif et retarde à plusieurs !reprises l’heure de sa défaite, la pudeur n’est pour rien dans son hésitation ; il s’agit de faire acheter au plus cher ce qu’elle a l’intention de vendre et de ne livrer qu’après payement du prix convenu la vue de Bitiou, jeune et vigoureux, soulève dans le cœur de la femme d’Anoupou un désir irrésistible. L’épouse divine de Bitiou consent à trahir son mari en échange de quelques bijoux et à devenir la maîtresse du roi. Princesses, filles de la caste sacerdotale, paysannes, toutes se valent en matière de vertu. Les seules personnes honnêtes qui se trouvent :au milieu de tout ce monde-là sont Ahouri et une personne étrangère, la fille du chef de Naharanna ; encore l’emportement avec lequel cette dernière se jette dans les bras de l’homme que le hasard a fait son mari, donne-t-il fort à réfléchir.

On le voit, les témoignages sont nombreux et unanimes. Toutes les héroïnes des conteurs égyptiens sont des femmes de Putiphar, qui attaquent les premières, ou des êtres d’une faiblesse étonnante qui sont vaincues au moindre assaut. Le plus ancien moraliste du monde, Ptahhotpou, définissait la femme vicieuse un faisceau de toutes les méchancetés, un sac plein de toutes les malices. Peignait-il d’après nature, et racontait-on déjà de son temps en Égypte des histoires grivoises du genre de celles qu’Hérodote a recueillies ou de celles que les papyrus nous ont transmises ! Rien n’est plus vraisemblable. Les mœurs étaient faciles en Égypte, dit encore M. G. Maspero. Mûre d’une maturité précoce, l’Égyptienne vivait clans un monde où toutes les lois et toutes les convenances semblaient conspirer à développer ses ardeurs natives. Enfant, elle jouait nue avec ses frères nus ; femme, la mode lui mettait la gorge au vent et l’habillait d’étoffes transparentes qui la laissaient nue sous le regard des hommes. A la ville, les servantes qui l’entouraient d’ordinaire et qui se pressaient autour de son mari ou de ses hôtes ne portaient qu’une étroite ceinture serrée autour de la hanche ; à la campagne, les paysans de ses domaines portaient un habit ouvert pour travailler. La religion et les cérémonies du culte attiraient son attention sur des formes obscènes de la divinité, et l’écriture elle-même étalait à ses regards des images impudiques. Lorsqu’on lui parlait d’amour, elle n’avait pas, comme la jeune fille moderne, la rêverie de l’amour idéal, mais l’image nette et précise de l’amour physique. Malgré cela M. G. Maspero incline à croire que les Égyptiennes ont été calomniées dans les contes et même dans les histoires d’Hérodote, qui ressemblent si fort à des contes. Il pense que nous n’avons pas plus le droit de les juger sur les récits memphites que nous n’aurions celui de juger les bourgeoises du moyen âge sur les fabliaux du temps. Il a sans doute raison ; néanmoins, ce n’est point par hasard que les romans égyptiens sont tous également grivois. L’amour ne va jamais sans quelque ignorance et sans quelque curiosité ; la sensation elle-Même ne peut se passer d’idéal ; or, les Égyptiennes savaient trop bien d’avance ce qu’elle leur promettait, pour éprouver ces désirs vagues, ces besoins trompeurs et ces espérances illusoires, qui purifient la volupté et ennoblissent la passion.

Mais peu importe ! Si j’ai fait voir que les contes égyptiens étaient remplis d’aventures pareilles à celle de la femme de Putiphar, c’est pour montrer, par un exemple frappant, qu’avant que les papyrus nous en eussent livré un grand nombre, on aurait pu trouver des récits populaires de la vieille Égypte dans les littératures antiques. L’histoire de Joseph est empreinte d’un bout à l’autre d’un caractère égyptien très tranché. Il en est de même de la plupart de celles que racontent Hérodote et Diodore de Sicile, sans parler de Lucien, du pseudo-Callisthène et de bien d’autres. M. G. Maspero aurait pu doubler son volume s’il avait voulu y faire entrer tout ce qui, dans les historiens’ anciens, est du domaine de la légende. Il s’est borné à reproduire le charmant conte de Rhampsinite, rapporté par Hérodote avec une si grande fidélité qu’il est impossible de n’y pas reconnaître, à chaque ligne, la marque égyptienne sous le déguisement grec qui la voile à peine. Hérodote nous donne comme une histoire réelle une invention purement romanesque. Il ne faut pas lui en faire un reproche ; il n’était guère possible qu’il fit autrement. Les égyptologues modernes ont eu quelquefois bien de la peine à discerner si un papyrus renfermait un conte ou un récit historique. Souvent ils s’y sont trompés. A l’époque où voyageait Hérodote, l’erreur était presque inévitable. Les Grecs avaient d’ailleurs un souci trop médiocre de l’exactitude pour chercher à démêler la vérité au milieu des faits fabuleux que les drogmans et les prêtres leur racontaient. Lorsqu’ils pénétrèrent en Égypte, il s’y était établi depuis longtemps, à côté de l’histoire réelle, une histoire populaire, une légende dorée, parfois bouffonne, toujours amusante. De même qu’on eut dans l’Europe du moyen âge, dit M. G. Maspero, le cycle de Charlemagne, où le caractère de Charlemagne ne fut guère respecté, on eut en Égypte des cycles de Sésostris, des cycles de Thoutmos III, des cycles de Khéops, où la personne de Sésostris, de Thoutmos III ou de Khéops se modifia au point de devenir souvent méconnaissable. L’ordre des dynasties fut bouleversé ; les rois se succédèrent d’après une méthode des plus fantasques ; le père prit parfois la place du fils ou de l’arrière-petit-fils, heureux quand l’interversion ne fut pas plus grande et quand on ne mit pas les souverains des dynasties récentes avant ceux des dynasties de l’ancien empire ! Des sobriquets populaires devinrent des noms propres, des épithètes furent transformées en héros. Les événements ne furent pas plus respectés, que les personnages. Il résulta de ces curieuses combinaisons une légende qui ressemblait à l’histoire de l’Égypte à peu près autant que les récits de la Bibliothèque bleue ressemblent à notre histoire. C’est pourtant cette légende que les Grecs nous ont transmise, et que les historiens, jusqu’à la découverte des hiéroglyphes, ont reproduite avec crédulité. Il a fallu le génie de Champollion pour nous apprendre que le second livre d’Hérodote n’était qu’une première édition des contes égyptiens. Doit-on le regretter beaucoup ? M. G. Maspero ne le pense pas, et je suis, pour mon compte, tout à fait de son avis. Si Hérodote s’était méfié des récits que lui faisaient ses guides, il ne nous eût rien appris sur l’Égypte, ou il ne nous aurait appris que ce que les monuments commencent à nous apprendre beaucoup mieux qu’il n’aurait pu le faire. En revanche, dit M. G. Maspero, nous y aurions perdu la plupart de ces récits étranges et souvent bouffons qu’il nous a si joliment racontés. Phéron ne nous serait pas connu, ni Protée, ni Rhampsinite. Je crois que ç’aurait été grand dommage. Dans tous les cas, qu’on le regrette ou non, il est certain que c’est par le conte que nous avons abordé l’Égypte. Nous ne l’avons longtemps connue que par là. Aujourd’hui seulement nous commençons à retrouver l’histoire ; mais nous aurions grand tort de dédaigner le conte qui peut nous donner encore beaucoup de renseignements utiles et d’agréables distractions.

II

Si le merveilleux des contes égyptiens ressemble à bien des égards au merveilleux de contes de tous les peuples, cela ne veut point dire qu’il n’ait pas aussi un côté Profondément original, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. L’idée que l’ancienne Égypte se faisait de la vie répondait naturellement aux conditions de l’existence terrestre, lesquelles sont partout et toujours à peu près les mêmes, en dépit des différences des siècles, des contrées et des climats. Mais c’est par la manière dont ils conçoivent la mort et dont ils se représentent ce qui la suit que les peuples font preuve d’une imagination réellement personnelle, car chacun d’eux construit, suivant ses fantaisies ou ses espérances particulières, un monde sur lequel le rêve seul peut nous donner prise. Les historiens grecs ne nous avaient pas trompés en nous disant que les Égyptiens considéraient le tombeau comme leur véritable demeure, et que les demeures actuelles n’étaient pour eux que des hôtelleries. Comme il s’agissait là d’une croyance et non d’un fait, ils avaient trouvé dans les récits populaires qu’on leur donnait et qu’ils prenaient pour de l’histoire un reflet précis de la vérité. Mais c’est de nos jours seulement que cette vérité a été mise dans toute sa lumière. Les innombrables textes qui couvrent les stèles et les parois des syringes, sans parler des papyrus funéraires, presque aussi innombrables que les textes lapidaires, nous ont appris que les Égyptiens ne mouraient réellement pas dans le sens que nous attachons à ce mot. A peine le souffle de la vie terrestre avait-il abandonné leur corps, qu’un double de leur personne, qu’une partie d’eux-mêmes, qui était l’image exacte, quoique plus légère, de leur forme mondaine, s’échappait d’eux pour aller s’engouffrer dans les entrailles de la terre, par la bouche d’une sorte de fente de rochers située près d’Abydos, où elle rejoignait le cortège des dieux. Quand je dis que ce double, que cette partie impalpable de l’homme s’échappait du corps, je ne me sers pas d’une expression très exacte, car, je l’ai indiqué ailleurs, le but de la momification était au contraire de lui permettre de conserver le corps dont elle avait besoin comme support et comme appui. Mais je ne cherche pas à exposer les conditions auxquelles était liée l’existence d’outre-tombe. Il me suffit de dire qu’au delà de la mort apparente, la vie se poursuivait dans un monde nouveau. Les eaux éternelles après avoir formé la voûte des cieux se perdaient à l’Occident, emportant avec elles la barque du soleil et son escorte de dieux lumineux. C’était là que commençait le domaine des morts. M. G. Maspero en fait une description que confirment tous les monuments. Pendant douze heures, l’escadre divine parcourait de longs corridors sombres, où les génies, les uns hostiles, les autres bienveillants, tantôt s’efforçaient de l’arrêter, tantôt l’aidaient à vaincre les dangers du voyage. D’espace en espace, une porte défendue par un serpent gigantesque s’ouvrait devant elle et lui livrait l’accès d’une salle immense, remplie de flamme et de fumée, de monstres aux formes hideuses et de bourreaux qui torturaient les damnés ; puis, les couloirs recommençaient étroits et obscurs, et la course à l’aveugle au milieu des ténèbres, et les luttes contre les génies malfaisants, et l’accueil joyeux des dieux propices. A partir du milieu de la nuit, on remontait vers la surface de la terre. Au matin, le soleil avait atteint l’extrême limite de la contrée ténébreuse, et sortait à l’Orient pour éclairer un nouveau jour.

L’idée que les Égyptiens se faisaient de la mort donne lieu, on se l’explique sans peine, à une série d’inventions romanesques non moins nombreuses et non moins variées que celles qui tenaient leur origine du spectacle du monde actuel. Plusieurs de leurs contes se passent dans les tombeaux. Ils peignaient la vie des demeures éternelles avec autant de soin que la vie des maisons passagères où l’homme restait quelques heures avant d’entrer dans l’éternité. Je ne sais s’il existe en aucune langue un conte d’une vérité aussi étrange et d’une couleur aussi saisissante que le conte de Satni Kâdmoïs. Presque tous les personnages sont des ombres, et la plus grande partie du récit se déroule auprès d’un cercueil. J’ai dit dans un premier article que les hommes pouvaient lutter contre leur destinée terrestre au moyen de la magie, qu’avec des incantations, des formules sacrées, ils éloignaient d’eux les périls dont ils étaient menacés. Mais on comprend sans peine qu’ils avaient encore plus besoin de secours surnaturels dans la région sombre où la mort les conduisait. C’est pour cela que leurs parents embaumaient leurs corps au milieu de cérémonies mystérieuses, les couvraient d’amulettes, plaçaient sur eux les livres mystiques qui contenaient les saintes paroles. Les chapitres du Livre des morts, dit M. G. Maspero, et d’autres écrits théologiques, dont on déposait un exemplaire dans chaque cercueil, étaient pour l’âme autant de charmes qui lui ouvraient les chemins des sphères infernales et en écartaient les dangers. Si, au temps qu’elle était encore dans la chair, elle avait eu soin de les apprendre par avance, cela n’en valait que mieux. Si la pauvreté, l’ignorance, la paresse, l’impuissance à croire ou quelque autre raison l’avaient empêchée de recevoir l’instruction nécessaire à, sa sûreté, même après la mort, un parent ou un ami charitable pouvait lui servir d’instructeur. C’en était assez de réciter chaque prière auprès de la momie ou sur les amulettes pour que la connaissance en passât ; par je ne sais quelle subtile opération, à l’âme désincarnée.

Telle était la loi commune ; mais avec l’aide de certains livres, plus saints encore que les livres ordinaires, on se donnait dans l’autre monde une vie aussi intime peut-être que la vie terrestre. Il y avait une fois un roi, nommé Onsirmari, dont le fils Satni Khâmoïs était fort instruit en toutes choses. Il serait trop long d’énumérer tout ce qu’il connaissait. Qu’on se contente de savoir qu’il avait appris d’un vieux savant de la cour de son père qu’il existait dans le tombeau de Noferképhtah, fils du roi Mînibphtah, un livre où Thoth lui-même, le dieu de l’intelligence, avait écrit de sa main deux formules surpassant en puissance toutes les autres formules magiques. Des deux formules qui y sont écrites, lui avait dit le vieux savant, si tu en récites la première, tu charmeras le ciel, la terre, l’enfer, les montagnes, les eaux ; tu connaîtras les oiseaux du ciel et les reptiles, tous, tant qu’ils sont ; tu verras les poissons, car la force divine les fera monter à la surface. Si tu lis la seconde formulé, encore que tu serais dans la tombe, tu auras la forme que tu avais sur la terre ; même tu verras le soleil se levant au ciel et son cycle de dieux, la lune en la forme qu’elle a lorsqu’elle paraît. Naturellement ce langage éveilla l’ambition de Satni, qui se rendit dans la nécropole de Memphis, où il passa trois jours à déchiffrer les stèles pour chercher la tombe de Noferképhtah. Quand il l’eut découverte, il y descendit bravement. Le spectacle qui l’y attendait aurait fait reculer un moins ferme que lui. Une lumière divine, aussi éclatante que celle du soleil, sortait du livre, et éclairait la demeure éternelle où reposait Noferképhtah avec sa femme, Ahouri, et son fils, Mîkhonsou ; ce qu’il y avait de plus singulier, c’est qu’en réalité Noferképhtah seul était dans la tombe de Memphis, Ahouri et Mîkhonsou ayant été enterrés à Coptos ; mais, grâce à la vertu du livre magique, cette partie impalpable, cette image, ce double de la mère et de l’enfant dont j’ai parlé tout à l’heure, étaient venus rejoindre le corps du père et vivre avec lui de la vie des morts. Ils y étaient si bien venus, que lorsque Satni entra dans la tombe, ce fut Ahouri et non Noferképhtah qui l’interpella, sans doute en vertu de ce goût invétéré pour la parole que les femmes ont toujours eu, et qu’elles gardaient, paraît-il, en Égypte, jusque dans l’éternité. Satni fit connaître le but de sa visite. Aussitôt Ahouri s’appliqua à lui démontrer, dans un long et verbeux discours, qu’e la possession du livre qu’il convoitait était pleine de périls. Pour l’en convaincre, elle lui raconta comment cette possession avait causé sa mort, celle de son fils et celle de son mari. Je ne la suivrai pas dans tous les détails de son récit, qui remonte à sa naissance. Sœur de Noferképhtah, suivant la coutume de l’Égypte, elle avait aimé son frère et l’avait épousé. Bientôt elle était devenue mère, et rien n’aurait troublé la paix de son ménage si, par malheur, un vieux prêtre n’avait tenu un jour à Noferképhtah le même langage que Satni  devait entendre plus tard de la bouche d’un savant de la cour de son père. Le livre de Thoth n’était pas facile à atteindre. Il est à Coptos, avait dit le vieux prêtre, au milieu du fleuve, dans un coffret de bronze et de fer. Le coffret de fer est dans un coffret de bronze ; le coffret de bronze est dans un coffret de bois de palme ; le coffret de bois de palme est dans un coffret d’ivoire et d’ébène ; le coffret d’ivoire et d’ébène est dans un coffret d’argent ; le coffret d’argent est dans un coffret d’or, et le livre est dans celui-ci. Et il y a un fourmillement de serpents, de scorpions et de toutes sortes de reptiles autour du coffret dans lequel est le livre, et il y a un serpent immortel autour du coffret en question. Toutes ces difficultés, bien entendu, n’ébranlèrent pas la résolution de Noferképhtah. Il se rendit à Coptos avec sa femme et son fils, trouva les coffrets, détruisit les scorpions, lutta contre les serpents, et s’empara du livre. Tandis qu’il accomplissait ces hauts faits, Ahouri était arrivée au bord de la rivière de Coptos ; elle attendait là, impatiente comme une femme. Je ne buvais, dit-elle, ni en mangeais, je ne faisais chose du monde, j’étais comme une personne arrivée à la bonne demeure, c’est-à-dire au tombeau. Hélas ! elle était, en effet, sur le point d’y arriver. Ahouri et Noferképhtah jouirent un instant de leur toute-puissance ; ils enchantèrent le ciel, la terre, l’enfer, les montagnes, les eaux : ils connurent les poissons de l’eau, les oiseaux du ciel, enfin tous les animaux ; ils contemplèrent le soleil qui apparaissait à l’horizon avec son cycle de dieux, la lune à son lever et toutes les étoiles du ciel en leur forme. Après quoi, pour être bien sûr de conserver son trésor, Noferképhtah, qui était un scribe accompli et un homme fort savant, choisit un papyrus vierge sur lequel il écrivit les paroles du livre. Il le couvrit de parfums, le fit dissoudre dans de l’eau et l’avala ; précisément, selon la remarque fort juste de M. G. Maspero, de la manière dont madame de Sévigné aurait voulu pouvoir avaler les traités de Nicole, en bouillon. Jusque-là tout allait bien ; mais le retour à Memphis fut terrible. Quand Thoth sut que son livre avait été volé ; il alla se plaindre à Râ, lequel lui livra Noferképhtah et toute sa famille. Le jeune enfant, Mîkhonsou, fut la première victime de la colère divine : Il sortit de dessous le tendelet de la barque royale, tomba au fleuve, appela Râ, et quiconque était sur la rive poussa une clameur. Puis vint le tour d’Ahouri. Grâce à la puissance de son livre, Noferképhtah parvint bien à faire remonter sa femme et son fils à la surface de l’eau ; il s’entretint même avec eux et apprit de leur bouche le rapport que Thoth avait fait devant Râ ; mais il ne put leur rendre la vie terrestre. Il les fit donc enterrer à Coptos et reprit son chemin. Mais avant d’arriver à Memphis, il réfléchit que son père allait lui demander compte de ce, qu’il avait fait de la femme et de l’enfant. En conséquence, il jugea plus sage de suivre leur exemple, de sortir de dessous le tendelet de la barque royale, de tomber à l’eau, d’appeler Râ, tandis que quiconque était sur la rive poussait une clameur disant : Ô quel grand deuil, quel deuil considérable ! Il est parti le scribe excellent, le savant qui n’avait point d’égal !

Il fallait que Satni eût le cœur bien dur, pour écouter sans effroi un pareil récit. C’est ce qui arriva cependant. Loin de se laisser émouvoir par les malheurs d’Ahouri, il menaça Noferképhtah de lui prendre son livre par la force s’il ne consentait pas à le lui donner de bonne grâce. Noferképhtah préféra le jouer au cinquante-deux avec Satni, et il va sans dire qu’il le perdit. Aussitôt Satni saisit le livre, et quand il remonta hors de la tombe la lumière marcha devant lui et l’obscurité marcha derrière lui. Ahouri pleura après lui, disant, Gloire à toi, ô l’obscurité ! Gloire à toi, ô la lumière ! L’anéantissement vient dans le tombeau ! Et, en effet, la lumière divine qui éclairait la syringe s’éteignit. Noferképhtah cependant ne perdit pas l’espérance en voyant entrer la nuit. Laissant à sa femme les larmes inutiles : Ne te tourmente point, lui dit-il. Je lui ferai rapporter ce livre par la suite, une fourche et un bâton à la main, un brasier allumé sur la tête.

Le moyen employé par Noferképhtah pour amener Satni à faire une démarche aussi humiliante n’est pas des plus aisés à raconter. J’essaierai néanmoins parce qu’il a, comme tout ce qui précède, une couleur égyptienne très prononcée. Pour être un héros, Satni n’en était pas moins sujet aux faiblesses humaines. Il avait bravé l’enfer sans perdre la tête, il perdit à la fois la tête et le cœur en apercevant Tboubouï, la fille du prophète de Bastit, dame de Onkhto, qui se promenait sur le parvis du temple de Phtah. Dès l’heure que la vit Satni, il ne sut plus l’endroit du monde où il était. Les Égyptiens n’avaient point l’habitude de s’attarder aux hésitations de l’amour. Satni envoya donc à Tboubouï un message comminatoire pour lui offrir dix pièces d’or à une condition que l’on devine, et lui déclarer que si elle refusait, elle subirait le sort de Noferképhtah : on lui prendrait de force ce qu’elle ne voudrait pas donner de bonne amitié. Mais il paraît, comme je l’ai dit, qu’on en arrivait difficilement à ces extrémités avec les Égyptiennes. Tboubouï se contenta de faire ses conditions et de demander le secret. Satni fut conduit à sa demeure. Il y avait un mur tout à l’entour, il y avait un jardin du côté du nord, il y avait un perron devant la porte. Pour le dire en passant, les monuments sont remplis de représentations de maisons pareilles. Satni franchit l’enceinte ; il trouva Tboubouï qui le prit par la main et le conduisit à l’étage supérieur qui était enduit d’un bariolage de lapis-lazuli vrai et de mâfek vrai (probablement d’émeraude ou de turquoise), il y avait là plusieurs lits tendus d’étoffe de lin royal, plus de nombreuses coupes en or sur le guéridon. Tboubouï se mit à offrir à boire et à manger à Satni qui, tout en acceptant par politesse, lui répondait chaque fois avec la naïveté des hommes en pareille circonstance. Ce n’est pas là ce que je sais bien. Ce n’est pas, en effet, pour cela qu’il était venu ; mais, quand il se montra plus pressant, Tboubouï lui fit remarquer qu’elle était chaste, qu’elle n’était pas une personne vile, et qu’en conséquence il fallait pour la posséder lui octroyer d’abord, par donation écrite, tout l’argent, toutes les choses et tous les biens qui appartenaient à, Satni. Pressé par son amour, celui-ci fit gaîment abandon de sa fortune entière. Un scribe dressa l’acte de donation. Quand ce fut fini, Tboubouï revêtit un voile de fin lin et un costume dont la transparence devait affoler Satni. L’effet fut infaillible ; mais Tboubouï éleva alors de nouvelles difficultés. Satni avait des enfants qui pouvaient protester contre la donation ; les enfants durent donc signer le contrat. Tboubouï ne fut pas encore satisfaite : qui sait si un jour ces enfants ne protesteraient pas contre la signature qu’on venait de leur arracher ? qui sait s’ils ne poursuivraient pas l’annulation d’un acte ainsi extorqué ? Il n’y avait qu’un moyen de prévenir ce danger, c’était de les faire mettre à mort sur-le-champ. La passion de Satni s’exaspérait : Qu’on me fasse le crime dont le désir t’est entré au cœur ! s’écria-t-il. Tboubouï fit tuer les enfants de Satni devant lui, elle les fit jeter au bas de la fenêtre aux chiens et aux chats, et ceux-ci en mangèrent les chairs, et il les entendit pendant qu’il buvait avec Tboubouï. Pour le coup, il ne restait plus de défaite à cette dernière ; mais au moment où Satni étendait la main pour la saisir, elle ouvrit une bouche si large qu’il en sortit un grand orage.

Toutes ces scènes de volupté et de carnage n’étaient heureusement qu’une hallucination, hallucination puissante et que ce conte égyptien dépeint avec une vigueur que j’ai été obligé d’affaiblir beaucoup. Lorsque Satni se réveilla, il était dans une chambre de four sans aucun vêtement sur le dos. Le reste de l’histoire offre moins d’intérêt. On comprend sans peine que c’est Noferképhtah qui avait envoyé à son ennemi un rêve abominable, pour le punir de son crime et le décider à lui restituer le livre divin qu’il lui avait ravi. Sur le conseil du roi son père, Satni se décida à rapporter un trésor aussi dangereux au tombeau de Noferképhtah, dans les conditions humiliantes que celui-ci avait prédites. Il fit mieux, car il se rendit à Coptos pour y chercher les corps d’Ahouri et de Mîkhonsou, fin de les replacer auprès de celui de Noferképhtah. Il ne fut pas facile de les découvrir. Enfin un vieillard dit à Satni : Le père du père de mon père a dit au père de mon père, et le père de mon père a dit à mon père : Les endroits où reposent Ahouri et Mîkhonsou, son enfant, sont sur la limite méridionale du lieu nommé Pehémato. Ce renseignement était juste. Satni put pousser sa réparation jusqu’au bout. Ainsi donc la conclusion de ces scènes, tour à tour fantastiques et tragiques, fut le retour des corps d’Ahouri et de Mîkhonsou dans le tombeau où leurs doubles les attendaient. Qui sait si le conte tout entier n’a pas été écrit pour ce dénouement ? Qui sait si Satni n’avait pas été, depuis l’origine, l’instrument inconscient de la puissance magique dont disposait Noferképhtah ? Qui sait s’il .n’était pas descendu dans l’autre monde et ‘s’il n’avait pas eu dans celui-ci de si singulières aventures uniquement par l’effet des incantations magiques du possesseur du livre de Thoth ! Sans cloute, les doubles d’Ahouri et de Mîkhonsou étaient à Memphis à côté de celui de leur époux et père ; mais ils n’y étaient que d’une manière insuffisante, car, suivant les Égyptiens, après la mort comme dans cette vie, l’essence impalpable qui est en nous et qui nous anime ne peut subsister longtemps si elle ne s’incarne dans. la matière et si elle ne s’introduit dans une forme corporelle.

Ce n’est pas parce qu’il est le plus intéressant de tous que j’ai analysé longuement le conte de Satni Khâmoïs. Le Conte des Deux Frères a plus de mouvement et de pittoresque. D’autres sont remplis de descriptions plus attachantes, d’épisodes plus humains, de sentiments plus vrais ; je citerai, par exemple, les Aventures de Sinouhit, dont le début est charmant. Il s’agit d’un malheureux qui fuit l’Égypte pour échapper à la colère du Pharaon. La peinture qu’il nous trace des premières douleurs de l’exil est d’une beauté achevée. Perdu dans le désert, il est prêt à succomber à la fatigue. Alors, dit-il, la soif s’élança sur moi : je faiblis, mon gosier s’embrasa ; je me disais déjà : C’est le goret de la mort, quand soudain je relevai mon cœur, je rassemblai mes forces. J’entendais la voix douce des bestiaux. Le reste du récit n’est pas au-dessous de ce commencement. Mais si j’ai choisi, parmi tant d’autres, le conte de Satni Khâmoïs, c’est à cause du milieu où il se passe et de la façon dont il met en lumière les idées des Égyptiens sur la mort. Ce peuple, qu’on croyait dépourvu d’imagination, en a montré plus que personne dans sa manière de concevoir et de peindre l’autre monde. Ce sera toujours par ce côté-là qu’il nous intéressera le plus. N’est-ce point, en effet, pour n’avoir pas voulu croire à la mort et pour l’avoir si énergiquement niée que l’Égypte nous a laissé tant de tombeaux, tant de monuments, tant de livres qui lui ont rendu dans notre siècle une existence non moins merveilleuse que celle d’Ahouri et de Mîkhonsou. Résignée à se contenter de la vie terrestre, elle n’eût créé que des œuvres éphémères dont les dernières traces auraient disparu depuis des milliers d’années. Si étranges que nous paraissent ses croyances sur la mort, elles ont été le principe fondamental de sa civilisation, et elles sont aujourd’hui la cause de sa résurrection historique. Dans les contes comme dans l’histoire, il me semble qu’on doit d’abord s’attacher à elles, puisque tout le reste vient d’elles et leur est subordonné.

 

 

 



[1] Les littératures populaires de toutes les nations : Les Contes populaires de l’Égypte ancienne, traduits et commentés par M. Gaston Maspero (1 vol., chez Maisonneuve).