L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

LES ASIATIQUES, ASSYRIENS, HÉBREUX, PHÉNICIENS[1].

 

 

M. Marius Fontane poursuit avec une ardeur et un talent soutenus la publication de sa grande Histoire universelle. En voici le troisième volume. On peut dire qu’il clôt une période des destinées du monde, la période des origines orientales, presque inconnue jusqu’à nos jours. Le prochain volume sera consacré, en effet, aux Grecs, ces premiers des modernes, qu’on ne peut plus regarder comme d’es anciens depuis que les découvertes contemporaines, reculant l’antiquité dans le temps et dans l’espace, l’ont fait remonter de plusieurs siècles en arrière, et l’ont transportée d’Europe en Asie et en Afrique. L’ouvrage de M. Marius Fontane, quoique bien éloigné de l’achèvement complet, est donc assez avancé pour qu’on puisse en apprécier, en parfaite connaissance de cause, la valeur et la portée. J’ai déjà dit, à propos du précédent volume, le but que poursuit l’auteur. Il ne se propose pas de faire, sur chaque partie de l’histoire, un travail nouveau, original, une étude érudite et savante. Son dessein est tout autre. Vulgarisateur convaincu, il prend, sur chacune de ces parties, la science dans l’état où elle est aujourd’hui, avec ses résultats certains, ses lacunes, ses hypothèses, et il s’efforce d’en tirer de larges généralisations qui, s’éclairant les unes les autres, projettent un peu de lumière sur l’ensemble, toujours obscur, du passé de l’humanité.

Cette méthode historique a ses dangers et ses avantages. Elle n’est point à la mode aujourd’hui ; elle est contraire au courant qui porte et entraîne le plus grand nombre des historiens. A l’époque actuelle, l’analyse triomphe ; l’heure de la synthèse n’est pas encore venue. On réunit les matériaux, on les compte, on les pèse ; on ne les emploie pas. Dire qu’on a tort d’agir ainsi serait à coup sûr fort injuste. Nous sommes dans la période des recherches et des découvertes ; c’est à peine si nous pénétrons depuis une cinquantaine d’années dans une histoire qu’on croyait savoir et qu’on ignorait presque totalement ; des milliers de documents nouveaux, inattendus, nous la révèlent ; ne faut-il pas, avant tout, les observer, les classer, les juger, en reconnaître la nature et l’importance ? Néanmoins, il est bon que quelques téméraires s’essayent à devancer l’avenir et à construire l’édifice de l’histoire avec les pierres que d’autres ramassent de tous côtés. Sans doute ils courent le risque de se tromper bien souvent sur la valeur des matériaux qu’ils emploient ; on les verra quelquefois placer des blocs de grès, friables, incapables de supporter l’intempérie des saisons, là où il faudrait du marbre compact ou du granit ; ils prendront de toutes mains dans les chantiers des érudits, sans s’apercevoir que ce qu’ils empruntent à l’un ne saurait s’ajouter à ce qu’ils demandent à d’autres ; ces erreurs dans l’assemblage des éléments et dans l’appareillage amèneront une certaine indécision dans les lignes de l’ouvrage. Qu’importe, si cet effort fait mieux comprendre l’état de la science, si cette tentative, pour réunir en un ensemble régulier tous les travaux séparés, aide à reconnaître ceux de ces travaux qui résistent à l’isolement, qui sont vraiment solides, vraiment bons et définitifs ?

Là est l’intérêt de l’entreprise de M. Marius Fontane. Chacun des volumes de son Histoire a soulevé de nombreuses critiques. Tant mieux ! c’est sans doute ce que l’auteur désirait. En voyant enregistrés dans son livre certains résultats, plus ou moins assurés, de la science moderne, les spécialistes ont protesté ou discuté ; pris séparément, envisagés en eux-mêmes, ces résultats semblaient admis ; on ne s’en occupait plus. La place où M. Marius Fontaine les a mis a attiré sur eux la lumière. Les uns ont supporté victorieusement l’épreuve ; les autres y ont succombé. N’est-ce pas fort heureux ? Je serais surpris que M. Marius Fontane, qui est un homme fort spirituel, eût la prétention d’avoir fait une œuvre éternelle. Ce n’est que dans les discours parlementaires et dans la rhétorique des collèges qu’on en appelle aux jugements de l’histoire comme à quelque chose de fixe, d’immuable et de sacré. L’histoire ressemble au dieu de certains philosophes : elle n’est pas, elle se fait. Elle subit la loi des transformations et des évolutions universelles. Elle est aussi ondoyante et diverse que le sujet même auquel elle s’applique, je veux dire l’homme. C’est pourquoi à peine est-elle écrite qu’il faut, l’écrire à nouveau. Mais il reste toujours une bonne part des œuvres qui disparaissent dans les œuvres qui naissent, de même que dans la nature une création est composée des débris des créations précédentes.

Persévérant donc, sans se décourager, dans son rôle, non seulement de vulgarisateur, mais d’avant-garde, mais d’éclaireur scientifique, M. Marius Fontane, après avoir quitté l’Égypte en pleine décadence sous les derniers Ramessides, suit la route que les grands conquérants égyptiens avaient ouverte à la civilisation plusieurs siècles auparavant, et passe en Asie. Nous voilà au milieu des Asiatiques ! Nous avons quitté ces bonnes, saines, quoique un peu molles, populations des bords du Nil pour des races d’un génie et de mœurs bien différents. M. Marius Fontane n’aime pas les Asiatiques. Il les peint avec des couleurs fortes, mais quelque peu dépourvues de nuances ; avec une sobriété et une vigueur de traits qui conviennent sans doute à l’histoire universelle, laquelle ne saurait s’arrêter aux détails, aux contrastes, aux contradictions, mais où la réalité prend une allure absolue qu’elle n’a pas dans la nature. Parfois, je dois le dire, il abuse des qualités de son esprit et de son style. Écrivain de l’école de Michelet, il tourne tout en tableaux voyants, en descriptions empoignantes, en généralisations hardies. Sa phrase nerveuse, martelée, fortement colorée, où chaque substantif est flanqué d’une épithète qui fait saillie, éblouit et entraîne le lecteur, sans lui permettre de réfléchir ou de protester. M. Marius Fontane est un historien naturaliste, qui accorde une importance capitale aux conditions physiques, aux climats, aux maladies locales, aux influences externes. Il professe hautement la théorie des races. Or, pour lui, les races asiatiques sont détestables ce qu’elles ont de bon vient du dehors, des Égyptiens, des Iraniens, des Aryens, qui ont sans cesse mêlé leur, sang au. leur ; par elles-mêmes, elles sont vouées à la superstition, à la magie, à la démoralisation la plus abjecte ; elles ont corrompu le monde antique, et il a fallu les remèdes les plus violents pour rejeter le venin qu’elles lui avaient inoculé.

Il y aurait de nombreuses réserves à faire sur cette affirmation beaucoup trop péremptoire. J’aime mieux signaler ce qui constitue le mérite et l’intérêt du livre de M. Marius Fontane. C’est, non pas le premier, mais un des premiers où l’histoire des Hébreux est mélangée à l’histoire des Assyriens, des Égyptiens, des Phéniciens. Elle en devient pour ainsi dire le centre, le point culminant. Cela donne aux Hébreux leur valeur historique réelle. En les faisant sortir de l’isolement où l’histoire sainte, telle qu’on l’entendait autrefois, les avait placés, en les jetant dans le grand courant des révolutions asiatiques, ils apparaissent sous un jour nouveau, sous un jour humain et naturel. Ils cessent d’être un phénomène, le produit d’un miracle. Héritiers de traditions qu’ils ont reçues de tous côtés, mais principalement d’Égypte et de Chaldée, ils sont liés aux peuples qui les avoisinent, non seulement par la similitude des races, mais par la conformité des croyances et des sentiments. Leur existence n’a plus rien d’extraordinaire. Elle se déroule, comme celle de tous les petits peuples asiatiques, dans des luttes sanglantes, dans des aventures plus ou moins monstrueuses, où, tantôt victorieux, tantôt vaincus, toujours barbares, ils ne montrent ni plus de courage ni plus de vertu que leurs rivaux. Ils sont le jouet de causes historiques très faciles à discerner. Leur royaume ne s’élève pas, comme le soutiennent les prophètes, il ne tombe pas suivant les caprices d’en haut. Tout se passe sur la terre. Quand les grands empires asiatiques se dissolvent, quand l’Égypte baisse, ou bien quand les grands empires asiatiques et l’Égypte se neutralisent dans un conflit qui les met aux prises, les Hébreux se fortifient ; ils déclinent dès que Ninive et Babylone redeviennent puissantes, ou dès qu’une armée égyptienne conduite par un Sheshonk arrive à Jérusalem et s’empare de la ville que la protection de Jéhovah n’a jamais protégée contre les gros bataillons.

Est-ce à dire que l’histoire des Hébreux, ainsi humanisée, perde en grandeur et en originalité ? Non, certes. On a beau la ramener aux proportions d’une histoire ordinaire, il y a toujours quelque chose en elle de particulier, et, je dirai sans hésiter, de mystérieux. M. Marius Fontane est d’une sévérité excessive pour ce malheureux petit peuple, si méprisable en effet aux regards de l’historien ou même du philanthrope, si admirable, au contraire, aux yeux, de ceux qui ne s’arrêtent pas aux succès matériels, mais qui considèrent que l’idéal est tout et que le sang qu’il coûte, fût-il versé sans mesure, n’est jamais versé sans profit. Le reproche que j’adresserai à M. Marius Fontane, c’est d’avoir trop abondé dans le sens politique, d’avoir trop jugé les Hébreux d’après les fautes et les crimes qu’ils commettaient à tout propos, d’après les illusions grossières auxquelles ils se laissaient entraîner, d’après les biens mesquins qu’ils poursuivaient avec une ardeur si démesurée. En cela, ils étaient le jouet d’une force supérieure, d’un je ne sais quoi qui les poussait vers un but inconnu, qu’après tout ils ont fini par atteindre. Ah ! sans doute, il est facile, très facile même, de montrer qu’ils vivaient des erreurs les plus monstrueuses ; que la terre promise, pour laquelle ils abandonnèrent les plaines fertiles de l’Égypte, était la plus sombre et la plus désolée des contrées montagneuses ; que leurs hommes d’État, dupes ou charlatans, agitaient devant eux des rêves invraisemblables et n’entendaient rien à l’art du gouvernement, et qu’eux-mêmes, par leurs violentes divisions, parleur inassouvissable avidité individuelle, par leurs brutalités, étaient réfractaires à tout ordre politique. Jamais peuple n’a été moins correct, moins prudent, moins vertueux, moins heureux, moins digne de l’être. Tout cela est la vérité même ; mais il faudrait ajouter, pour que ce fût la vérité vraie, la vérité complète, que les Hébreux étaient tourmentés d’un mal sublime et que, lorsqu’on porte Dieu, qu’on est prêt à le créer et à le donner au monde, on ne se soumet pas aux règles de la sagesse vulgaire : on meurt de sa folie afin que les autres en vivent !

M. Marius Fontane trace de l’Hébreu un tableau presque repoussant : Générateur parfait, mais instrument déplorable, l’Hébreu sait mal la mesure des choses ; ses manifestations dépassent, jusqu’à l’outrage souvent, la limite vraiment humaine des sen salions. Maître, son commandement est une cruauté ; roi, son gouvernement est un despotisme ; prêtre, son autorité est une tyrannie ; prophète, son prêche est une vocifération ; guerrier, sa bravoure est un acte horrible ; philosophe, sa quiétude est une lâcheté ; commerçant, son négoce est une duperie. Sa famille n’est qu’une association ; s’es amours ne sont qu’une jouissance. Admettons que tous ces traits soient exacts, quoique je craigne fort que M. Marius Fontane n’ait quelque peu méconnu, lui aussi, la mesure des choses ; qu’est-ce que cela prouve ? Si toutes les manifestations du génie hébraïque ont dépassé la limite vraiment humaine des sensations, c’est que ce génie avait, en effet, quelque chose de surhumain. Il n’y a pas d’exemple de peuple ayant, travaillé à une œuvre universelle sans y perdre son équilibre moral et politique. L’idéal est trop haut pour qu’on l’atteigne sans un immense effort, et tout effort immense amène une déviation des facultés, une surexcitation d’abord factice, puis habituelle, qui, portée dans la vie commune, produit des folies, voire mémé des crimes. C’est une triste loi de notre nature, mais on ne trouve pas dans l’histoire une nation qui ait accompli une grande révolution sans la payer par des excès plus ou moins épouvantables. Comment donc s’étonner que les Hébreux, agités, dès leur sortie d’Égypte, par la plus grande révolution qui ait éclaté sur notre globe, l’aient poursuivie et l’aient achevée au milieu des plus tristes, des plus sanglantes aventurés ?

Il faut lire les chapitres où M. Marius Fontane raconte cette sortie d’Égypte et juge le rôle de Moïse. Je ne crois pas que le grand législateur hébreu ait jamais subi pareille épreuve ; M. Marius Fontane n’a pas de peine à démontrer que c’était un fort médiocre politique, ignorant absolument l’état véritable, la constitution physique et économique du pays où il conduisait ses compatriotes, n’en connaissant même pas la situation, n’ayant en géographie que les notions les plus obscures, marchant au hasard et en aveugle vers une gigantesque déception. Heureusement pour les Hébreux, qui avaient vécu en Égypte, qui avaient mené dans la belle plaine de Gessen la vie douce, bien que laborieuse, des fellahs d’aujourd’hui, qui avaient connu le limon du Nil et les moissons verdoyantes que le plus chaud des soleils en fait si rapidement surgir, heureusement pour eux, ils moururent tous, y compris Moïse, dont le rêve, qualifié d’absurde par M. Marius Fontane, put durer jusqu’à la fin, avant d’arriver en Palestine. La désillusion qu’ils y auraient éprouvée eût été trop cruelle. On les avait arrachés à une contrée splendide, sous prétexte de l’es conduire vers une terre magnifique arrosée de miel et de lait, et, en réalité, on les avait poussés, à travers les plus atroces souffrances, vers une pauvre terre montagneuse, désolée, d’une affreuse aridité, la plus triste peut-être qui soit sous le ciel. Le pays dans lequel vous passerez, dira le Deutéronome, est un pays de montagnes et de vallées qui ne s’abreuve que par les pluies... Il n’est pas comme la terre d’Égypte, où tu jetais la semence et où tu l’arrosais avec ton pied. — Il est trop tard pour dire cela ! s’écrie M. Marius Fontane, l’erreur est commise. Israël est monté en Palestine, il ne peut plus revenir sur ses pas ! — Et quel bonheur qu’il en soit ainsi ! dirai-je à mon tour. Si Moïse n’avait pas fait un rêve absurde, s’il ne s’était pas laissé séduire à un mirage plus trompeur que tous les mirages du désert d’Égypte, s’il n’avait pas lancé Israël dans cette équipée insensée d’une émigration irrémédiable vers une terre promise qui n’existe nulle part, le monde n’aurait jamais peut-être connu Dieu. Les Hébreux se seraient peu à peu fondus dans la masse égyptienne ; ils y auraient disparu lentement sans laisser dans l’histoire le sillon lumineux qu’au prix de tant de catastrophes ils y ont si noblement tracé.

On pourrait faire les mêmes observations à propos des prophètes, des nabis, de ces sortes de mages exaltés, de ces tribuns à demi fous qui ont exercé une influence détestable sur la politique d’Israël. C’est à eux, en grande partie du moins, que sont dus tous les malheurs du peuple juif. Ils n’ont su lui donner que des conseils violents, contradictoires, absurdes, c’est ici le cas de le dire, et leurs luttes mutuelles ont contribué à le précipiter aux abîmes. Dans les crises les plus terribles, leur éloquence enflammée, leurs diatribes véhémentes contre les rois et contre les prêtres ne servaient qu’à dissoudre l’ordre social, qu’à semer partout la révolution, qu’à ajouter l’anarchie et la guerre civile à la guerre étrangère. Leurs prédictions étaient toujours sinistres, ce qui abattait les courages et rendait la résistance à l’ennemi impossible ; et, lorsque les maux qu’ils avaient annoncés et préparés tombaient sur la nation, au lieu de tenter de lui rendre l’espoir et, avec l’espoir ; l’énergie, ils triomphaient des désastres publics, ils en exagéraient la portée dans leurs déclamations démesurées, ils les rendaient plus amers en les déclarant mérités. Il semble qu’ils sentissent une sorte de joie farouche à voir le Ciel leur donner raison par la multiplicité des catastrophes. Politiquement, ils ont été les pires ennemis de leur pays, les principaux auteurs de sa chute. Rien n’est moins contestable. Mais que nous importe ! C’est au profit de la Jérusalem céleste qu’ils ont anéanti la Jérusalem terrestre. Le sort de cette dernière nous touche peu. Qu’était-ce en soi-même que Jérusalem ? M. Marius Fontane nous le dira : L’erreur mosaïque, observe-t-il, s’acheva dans une ironie. En plein chaos, sur le point le plus désolé, le moins défendable de cette terre ingrate, Israël bâtit sa ville centrale, et il la nomma JérusalemJerouschalem, la Pacifique ! la ville héritage de paix ! Cette sorte de nid d’aigles, perdu au sommet d’un plateau stérile, était donc le produit dérisoire de la plus décevante des illusions. On avait cru y fonder la paix, et jamais point dans le monde n’a été arrosé de tant de sang. Que les prophètes aient amené la décadence de Jérusalem, pourquoi le regretter ! Il fallait qu’elle pérît pour que l’idéal d’Israël s’élevât au-dessus de cette cité barbare ; pour que, las de chercher en ce monde la terre promise, à laquelle leur race ne pouvait renoncer, les derniers des prophètes entrevissent dans les nuées du ciel, parée comme une épouse, la Jérusalem nouvelle, le royaume divin que Jésus devait découvrir.

L’histoire aurait tort d’être sans pitié pour les peuples qui se sont ainsi sacrifiés, même inconsciemment, à. une œuvre surhumaine. Dieu merci, la sagesse pratique, le bon sens terre à terre, l’art de mesurer l’effort au but à atteindre, d’adoucir l’effort en abaissant le but, sont assez communs. C’est ce qu’on rencontre le plus dans le passé aussi bien que dans le présent. Le proverbe populaire d’après lequel les peuples heureux n’ont pas d’histoire doit s’entendre en ce sens que l’histoire a le devoir de s’occuper surtout des peuples qui ont payé leur noblesse au prix de leur bonheur. Quels que soient leurs fautes et leurs vices, ceux-là seuls sont dignes de l’admiration et de la reconnaissance de l’humanité. Il arrive souvent aux hommes de génie de racheter leur supériorité par d’immenses faiblesses, parfois par de profondes misères. On ne grandit puissamment dans une direction qu’en s’étiolant dans les autres. C’est la loi des organismes moraux, comme des organismes physiques. Hommes et nations n’y échappent point. Ainsi s’explique tout ce qu’il y a eu d’odieux chez les Juifs, tout ce qu’il y a eu de cynique chez les Grecs. Il est sans doute fort malheureux que les peuples et les individus ne se développent point avec ensemble et harmonie. Mais cela revient à dire que tout sur notre globe est déplorablement déséquilibré, vérité qui courait déjà les rues de Jérusalem du temps du roi Salomon. Rien n’est nouveau sous le soleil !

Au reste, si M. Marius Fontane me semble très dur pour les Hébreux, qu’on se garde de croire qu’il ne leur rende pas justice La place même qu’ils occupent dans son livre prouve qu’en dépit de ses jugements terribles sur Moïse, sur les prophètes, sur tout le peuple juif, il regarde la puissance politique comme très inférieure à la grandeur morale. Les empires chaldéens et assyriens, l’Égypte elle-même pour laquelle il professe un goût particulier, ne semblent figurer dans son ouvrage qu’à cause de leurs rapports, que dans leurs rapports avec Israël. Peut-être l’histoire assyrienne y est-elle trop courte ; peut-être le rôle de l’Assyrie y est-il trop effacé. Les Phéniciens aussi n’y apparaissent qu’au moment de leurs relations avec David et Salomon. Ce serait insuffisant, si nous ne devions les retrouver, sans doute au commencement du prochain volume, comme initiateurs de la civilisation hellénique. Il ne faut jamais oublier que chaque volume de M. Marius Fontane se relie à ceux qui le précèdent et à ceux qui le suivent, et, par suite, qu’aucun d’eux ne forme un tout absolument complet. Ainsi, dans le volume actuel, nous rencontrons toute l’histoire de la décadence de l’Égypte, que M. Marius Fontane s’obstine à appeler les Égyptes, par la moins justifiée des innovations. Pourquoi s’arrête-t-il dans cette voie ? Pourquoi ne dit-il pas les Assyries, les Phénicies, les Grèces ? Je l’ignore, car, s’il y a eu des divisions et des particularismes en Égypte, que sont-ils, comparés à ceux de l’Assyrie, de la Phénicie et de la Grèce ?

Les divisions et les particularismes doivent disparaître de l’histoire universelle, pourvu qu’ils se fondent dans une harmonie universelle, qui constitue un type de civilisation commun. La Phénicie, par exemple, n’a jamais été un peuple unique, mais une série de peuples, de royaumes, de républiques, n’ayant quelquefois entre eux aucune liaison politique. Néanmoins, elle nous apparaît avec une unité supérieure, parce que tous les groupes, tous les petits centres, toutes les individualités nationales dont elle se composait ont travaillé à la même œuvre : la création de la navigation et, par elle, l’expansion des arts, des mœurs, des croyances, des industries, des légendes, des sentiments de l’Orient sur les côtes de l’Europe et de l’Afrique. De même pour la Grèce. Qu’y a-t-il de commun, au premier abord, entre le charmant esprit d’Athènes et le génie étroit et sombre de Sparte ? Dans cette terre privilégiée des Hellènes, chaque province, que dis-je ? chaque vallée avait son caractère propre, ses idées particulières, son idiome. Mais tous ces éléments divers, mêlés et confondus aux yeux de la postérité, constituent la Grèce, c’est-à-dire l’harmonie nationale la plus pure qui ait jamais existé, le produit le plus exquis de la civilisation humaine.

A un degré au-dessus, il existe encore des unités, plus vastes, mais non moins réelles. C’est ainsi que M. Marius Fontane a pu réunir dans un même groupe ces peuples asiatiques, dont l’origine est la même et qui, en dépit de toutes les diversités, ne forment qu’une seule famille. Il y a entre eux des traits communs, sur lesquels il ne faut pas trop appuyer, mais qu’il est essentiel de mettre ‘en lumière. Les scènes politiques qui se sont passées dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate ressemblent d’une manière étonnante à celles qui se sont déroulées dans la vallée du Jourdain et dans les montagnes de la Palestine. Les Chaldéens et les Assyriens n’ont pas été plus capables que les Hébreux de fonder des établissements durables ; leurs immenses empires ont croulé au milieu de révolutions semblables à celles qui ont accompagné la chute du royaume de Juda et d’Israël. Il semble qu’il n’y ait d’autre différence que les dimensions du théâtre, et que le caractère des acteurs soit absolument le même. Et qui sait jusqu’où ont été poussés les rapports ? C’est au retour de la captivité de Babylone que le prophétisme est devenu réellement messianique en Judée ; ce n’est donc pas sur le Jourdain, mais sur l’Euphrate, où les Hébreux suspendaient leurs harpes aux branches des saules, que le souffle du Messie en a fait pour la première fois sortir ces harmonies divines dont l’humanité n’a pas cessé de se bercer. Je ne dis point cela pour diminuer l’originalité des Hébreux ; je le dis uniquement pour montrer combien tout est lié en histoire, combien les créations, les plus distinctes en apparence, y sont la résultante d’éléments nombreux et divers.

 

 

 



[1] Histoire universelle : les Asiatiques, les Assyriens, Hébreux, Phéniciens, par M. Marius Fontane (Lemerre, 14 vol. in-8°).