L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

L’INSTITUT D’ARCHÉOLOGIE ORIENTALE DU CAIRE.

 

 

Juin 1883.

La commission du budget est saisie d’une demande de crédit pour le maintien et l’organisation définitive de l’Institut d’archéologie orientale du Caire. Cette demande sera-t-elle favorablement accueillie ? Nous l’ignorons ; mais nous ne saurions nous dissimuler qu’au premier abord elle a rencontré beaucoup plus de froideur que d’enthousiasme. A l’heure où nous sommes, les établissements de haute culture consacrés à la science désintéressée, à l’art élevé, excitent hélas ! assez peu d’intérêt. On vise à l’utilité immédiate, au profit instantané : les mêmes hommes qui prodiguent des millions pour répandre des manuels primaires, où ils s’imaginent que tout l’édifice du passé est sapé dans ses fondements, hésitent à donner quelques milliers de francs aux grandes études historiques qui, sans dénaturer le passé, le mettent à sa vraie place, en montrent les faiblesses et les illusions, émancipent la raison humaine, développent le sens critique et préparent l’avènement de la liberté par la connaissance profonde des lois universelles du progrès. Nous voudrions pourtant essayer de faire comprendre quels services a déjà rendus, quels services peut rendre encore, et à quel besoin répond l’Institut d’archéologie orientale du Caire. Nous nous placerons pour cela sur le terrain pratiqué, parce que c’est celui où nous espérons qu’on refusera le moins de nous suivre. Nous nous sommes souvent efforcé à démontrer qu’il suffirait d’envoyer quelques hommes et quelques vaisseaux en Égypte, non seulement pour y maintenir l’influence et la situation de la France, mais pour relever du même coup notre prestige ébranlé dans tout l’Orient. On ne nous a pas cru. On a eu peur de jeter gratuitement l’argent de la France dans le canal de Suez ; on a refusé d’aller défendre sur le Nil l’œuvre que, depuis près d’un siècle, notre pays avait entreprise dans la plus belle et la plus importante des’ régions de la Méditerranée ; on a perdu l’Égypte et compromis le calai, sans tenter le moindre effort pour les sauver. Soit ! Mais, après la terrible leçon qui a suivi cette impardonnable défaillance, continuera-t-on à vouloir que le génie de la France se replie sur lui-même, et que tout ce qui le porterait au loin soit sacrifié à la plus absurde des économies, celle qui tarit la source, sous prétexte qu’il est trop coûteux de creuser un lit où elle puisse couler en faisant naître sur ses rives la richesse et la prospérité ?

Nous répétons que nous ne voulons momentanément nous adresser qu’à l’intérêt bien entendu de notre pays. Il nous serait facile, à propos de l’Institut d’archéologie orientale du Caire, de rappeler ce que la France a fait jadis pour le genre d’études auquel Cet Institut est consacré, et avec quelle admirable initiative elle leur a donné l’essor. C’est parmi, nous, c’est dans nos écoles que les sciences orientales et musulmanes sont nées. Nous en, avons été, en quelque sorte, les inventeurs. Il fut un temps où, de tous les points de l’Europe, on accourait à Paris pour s’initier auprès de nos maîtres à des découvertes qui renouvelaient la face de l’histoire ; qui modifiaient de fond en comble les notions que la Bible nous avait fournies sur ses origines ; qui, suivant le cours des âges, nous révélaient en Orient un monde nouveau, dont les idées, les croyances, les mœurs, les langues et les arts, si différents des nôtres, nous apprenaient à ne plus confondre nos traditions avec celles du monde, nos souvenirs avec ceux de l’humanité tout entière. Nous pourrions demander s’il n’est point douloureux, s’il n’est point humiliant pour nous de voir ce glorieux patrimoine passer aux mains des nations qui ne nous disputent pas moins la prépondérance scientifique que la prépondérance militaire. La France, qui a trouvé la clef des hiéroglyphes, n’a plus qu’un seul maître d’égyptien professant à la fois au Collège de France et à l’École des hautes études : on les compte par dizaines en Allemagne. C’est Sylvestre de Sacy qui a inauguré et renouvelé de nos jours l’étude de l’arabe : on rencontre partout ses disciples en Allemagne ; combien en reste-t-il chez nous ? Pour l’assyriologie notre infériorité n’est pas moins éclatante, bien que nous possédions des hommes tels que Oppert, François Lenormant, Menant et Guyard. Nos facultés et nos écoles, enfermées dans les plus étroites, dans les plus stériles limites, ne s’ouvrent qu’avec des efforts surhumains à des sciences qui obtiennent ailleurs une place privilégiée dans l’enseignement supérieur. A part quelques savants isolés, personne ne s’en occupe. Les maîtres manquent, parce qu’on n’a pas les moyens de les former. Ces moyens ne se trouvent pas sur notre sol. Dans les conditions nouvelles de l’étude de l’antiquité, c’est seulement à l’aide d’écoles et de missions à l’étranger qu’on peut créer de vrais savants. En veut-on la preuve ? Qu’on jette un coup d’œil sur l’université : on y verra un grand nombre d’hellénistes de premier ordre, dignes d’entrer en comparaison avec les hommes les plus éminents de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Angleterre, et, en y regardant de plus près, on reconnaîtra que tous ces hellénistes, qui soutiennent si heureusement le niveau de la science française ; sortent de notre École d’Athènes. Pourquoi, au contraire, les études latines sont-elles si faibles parmi nous ? Pour. quoi avons-nous à peine un ou deus latinistes à opposer à ceux des nations rivales, sinon parce que l’École de Rome est d’origine trop récente et s’occupe, d’ailleurs, de travaux trop : divers pour avoir produit les mêmes effets que l’École d’Athènes ?

Et ce qui est vrai des études grecques et latines l’est bien davantage, à coup sûr, des études orientales, lesquelles sont nées d’hier et s’appliquent à des monuments dont une très faible partie a été arrachée à la terre où ils sont enfouis. Tandis que, depuis des siècles, les principaux produits des littératures grecque et latine, les documents essentiels de l’histoire de la Grèce et de Rome, répandus dans toutes les mains, ont fait l’objet presque unique des travaux érudits, c’est depuis quelques années seulement que l’Orient ancien et moderne commence à livrer ses secrets à. un petit nombre d’adeptes. A la rigueur, il n’est point nécessaire d’aller à Athènes pour con-, naître le génie hellénique, puisque nous en sommes pénétrés et imprégnés de toutes parte ; mais l’Égypte, l’Assyrie, la Perse, l’Arabie, etc., comment les comprendre sans vivre durant quelques années au milieu des ruines où sont renfermés les témoignages de leur grandeur passée, qu’aucune tradition n’a portée jusqu’à nous ? Les bibliothèques et les archives des archéologues et des philologues orientaux, ce sont les fouilles, qui chaque jour leur fournissent de nouveaux textes, de nouvelles œuvres d’art, de nouveaux débris de civilisations si longtemps oubliées qu’on pouvait presque les croire à tout jamais anéanties. De là vient qu’aucun orientaliste, pour grand qu’il fût, n’a cru pouvoir se passer de la vue directe, de la fréquentation intime de l’Orient. A. peine avait-il déchiffré les hiéroglyphes, Champollion partait pour l’Égypte, où il devait ruiner sa .santé et compromettre sa vie dans une des plus belles explorations scientifiques qui aient été faites. Est-il besoin de rappeler les missions de M. Oppert en Mésopotamie, de M. Renan en Phénicie ? Pense-t-on que ce dernier eût écrit son admirable Histoire des origines du christianisme, s’il n’eût pas visité en touriste, en archéologue et en poète, les pays où cette histoire s’est déroulée ? Il eu a rapporté de plus une moisson de documents qui ont fait faire aux études sémitiques d’immenses progrès.

Mais, si fécondes que soient les missions passagères, elles ont le grave inconvénient de coûter fort cher, d’être faites pour un seul homme et pour une seule idée, de défricher un coin de la science en laissant tous les autres incultes. Livrer les études orientales au hasard d’entreprises isolées n’était donc plus possible, à moins de se condamner à des dépenses énormes ou de renoncer à obtenir des résultats complets. C’est pourquoi l’on a songé à organiser au Caire une mission permanente qui, sans grandes dépenses, servirait, comme l’École d’Athènes, soit à former des savants, soit à faire avancer la science. Le choix du Caire était fort heureux. Le Caire, a dit M. Renan dans un remarquable rapport qui a été publié, le Caire est le point indiqué comme centre, non seulement des études égyptologiques, mais des études relatives à la Syrie, à l’Arabie, à l’Abyssinie et à toutes les régions du nord-est de l’Afrique. Une sorte de grand khan scientifique, avec une riche bibliothèque, établi au Caire, serait, pour l’étude de tous ces pays, un secours inappréciable. Jérusalem est une ville d’un caractère trop particulier, Beyrouth n’a pas assez d’importance scientifique, Damas offre un intérêt trop restreint pour qu’on y pût songer. Le Caire a l’avantage d’être le centre naturel de la branche la plus féconde de l’archéologie orientale, et de pouvoir servir de quartier général aux autres branches de recherches. La Syrie offre un champ immense d’explorations. Dans le nord de l’Arabie, dans l’Yémen et l’Hadramant, tout est à faire. Une exploration de l’oasis d’Ammon, si l’on savait saisir le moment favorable pour l’effectuer, donnerait sans doute des résultats inattendus. Enfin le séjour du Caire serait très utile, au moins pendant un an, aux jeunes gens qui ont suivi les cours de l’École des langues orientales à Paris. La grammaire arabe ne peut bien s’apprendre que dans les grandes écoles européennes, mais l’usage pratique ne peut complètement s’acquérir qu’en pays oriental. Les jeunes élèves drogmans trouveraient dans les mosquées du Caire des hommes qui, sans avoir grand’chose à leur apprendre, les introduiraient dans les habitudes de la pensée orientale et du parler musulman.

Ce sont là des considérations scientifiques qui ont bien leur prix ; mais peut-être trouvera-t-on que les avantages pratiques d’un Institut d’archéologie orientale au Caire en ont encore davantage. Il ne nous reste plus rien en Égypte pour maintenir notre influence politique. Nous avons été chassés de toutes les administrations ou du moins nous y avons été réduits au rôle de simples instruments dans la main des Anglais. Nous avons perdu non seulement toute autorité, mais encore tout prestige sur les indigènes. Une seule chose nous demeure, c’est notre langue, partout Prépondérante, et notre supériorité intellectuelle, devant laquelle tout le monde s’incline. J’ai raconté bien souvent quelle force l’emploi du français dans les actes officiels nous donnait en Égypte. Si plusieurs de nos compatriotes exercent encore quelque action sur le gouvernement du pays, c’est qu’on ne peut se passer d’eux dès qu’on veut rédiger les lois, les règlements et jusqu’aux fantaisies constitutionnelles de lord Dufferin. La première condition qu’on a exigée des officiers anglais désireux de prendre du service dans l’armée du khédive, c’est de savoir parler et écrire en français ; on leur a donné plusieurs années pour connaître quelques mots d’arabe ! Tant que notre langue sera d’un usage universel en Égypte, nous garderons dans ce pays, où nous avons failli dominer, une place privilégiée. On ne parviendra même pas à y détruire entièrement notre commerce, à y supprimer notre industrie. Les négociants, fût-ce au prix de quelques sacrifices, préféreront toujours s’adresser à un peuple avec lequel il leur sera facile d’entretenir des correspondances suivies. Le plus grand obstacle que rencontre en Orient le commerce allemand — qui fait depuis quelques années de si remarquables efforts pour y pénétrer — c’est la langue. Presque personne ne parle allemand en Orient, et c’est pourquoi les produits allemands, malgré leur bon marché, n’y sont pas aussi demandés qu’ils pourraient l’être. Tout le monde, au contraire, y parle français ; et c’est pourquoi, malgré les détestables habitudes commerciales qui nous rendent la lutte si difficile, nous ne sommes point, encore complètement battus par des rivaux plus souples, plus habiles, plus actifs et plus prévenants que nous.

Avec la langue, se répandent les idées, les sentiments, les mœurs, les goûts. L’Orient est français ; la civilisation, dans ses manifestations les plus diverses, y a pris la forme française ; la science surtout y porte l’empreinte de notre pays. Les seuls livres qu’on y lise sont les nôtres ; les seuls journaux qui s’y répandent viennent de Paris. Cela n’est pas surprenant, puisque toutes les écoles y ont été longtemps tenues par des maîtres français. Aujourd’hui, sur ce terrain aussi nous avons des rivaux. Partout s’élèvent des écoles allemandes, anglaises, américaines, qui font aux nôtres une sérieuse concurrence. Si nous n’y prenons garde, nous serons bientôt dépassés ! L’Institut d’archéologie orientale du Caire nous a pourtant donné déjà et pourrait nous conserver une avance considérable. Utile au progrès de la science, utile au pays, a dit M. Renan dans le rapport que j’ai déjà cité, l’Institut du Caire sera aussi, j’en suis persuadé, utile à la civilisation et au progrès de la moralité en Orient. Ce qui manque le plus en Orient, soit aux indigènes, soit aux Européens établis, c’est l’idée de la culture désintéressée. Chaque chose y est estimée d’après Ce qu’elle rapporte, et chaque homme d’après l’argent qu’il gagne. La vue d’un établissement où des hommes de grand mérite mènent une vie modeste, voués aux travaux les plus impersonnels et néanmoins entourés de la plus haute considération, sera une leçon excellente et un spectacle nouveau pour l’Orient. Cette leçon, il sera honorable pour la France d’avoir été la première à la donner. Et ce ne sera, ou plutôt ce ne serait pas moins profitable qu’honorable pour la France. Le respect de la science désintéressée est peut-être plus commun en Orient que ne le dit M. Renan ; en tout cas, s’il n’y existait pas jadis, il y naît de plus en plus. Ceux qui ont visité l’Égypte savent quelle estime la noble vie de notre compatriote, Mariette, nous avait value auprès des indigènes ; ceux qui ont assisté à ses funérailles se rappellent avec quel accent ils répétaient alors : Si tous les Français ressemblaient à Mariette, jamais nous ne voudrions nous séparer de la France !

Qu’on dédaigne tant qu’on voudra les intérêts sentimentaux ! ils n’en jouent pas moins dans les destinées des peuples un rôle considérable. Si matériels, si pratiques que soient les Anglais, ils ne partagent point à cet égard les préjugés étroits de certains de nos compatriotes. Au moment même où nous hésitons à dépenser quelques milliers de francs en Égypte afin d’y maintenir notre Institut archéologique, ils fondent une grande société d’exploration scientifique du Delta. Cette société, à laquelle on ne marchande pas les ressources, a commencé ses travaux l’hiver dernier, et pour son coup d’essai elle a découvert Pithom, la cité biblique sur laquelle on avait si longtemps et si inutilement disserté. Alléchée par ce premier succès, la société, cela n’est point douteux, va régulariser et augmenter ses moyens d’action. Elle fera pour l’Égypte ce qu’une société analogue fait pour la Syrie : elle créera une caisse permanente destinée à alimenter des fouilles de jour en jour plus étendues. Le gouvernement anglais ne nous a laissé qu’une seule direction en Égypte, celle des antiquités ; l’initiative individuelle se prépare, sinon à nous en déposséder, au moins à nous faire dans ce domaine aussi une concurrence énergique. Nous en plaindre serait absurde. Il y a place pour tout le monde dans la plus belle, dans la plus féconde des provinces scientifiques de l’univers ; mais, si nous abandonnons spontanément la position que nous occupons, tandis que nos rivaux s’établissent là où nous étions seuls la veille, on ne nous la rendra certainement pas. Nous avons perdu politiquement l’Égypte, pour avoir refusé d’y entreprendre la plus aisée et la moins coûteuse des expéditions. Pour épargner une somme plus que médiocre, allons-nous en outre la perdre scientifiquement ?

Il serait d’autant plus triste de le faire, que la mission provisoire qu’on refuserait de transformer en Institut permanent a exécuté, depuis qu’elle est établie au Caire, à travers les difficultés administratives les plus graves, les révolutions politiques les plus dangereuses, des travaux d’une importance capitale, qui donnent pour l’avenir les meilleures espérances. L’Académie des inscriptions et belles-lettres a rendu hommage au courage avec lequel elle n’a cessé de poursuivre ses études sous la menace des massacres et du bombardement d’Alexandrie. Nous n’avons pas à faire connaître les mémoires qu’elle a envoyés à Paris, au plus fort de cette crise violente ; ils ont été l’objet de rapports placés sous les yeux du public. Mais elle a redoublé d’ardeur, et l’on peut dire sans exagération que jamais mission scientifique n’aura donné en aussi peu de mois, avec des ressources aussi insuffisantes, d’aussi beaux résultats. La mission du Caire ayant été organisée en dehors des vieux règlements, avec des cadres conformes aux nécessités de la science moderne, a réalisé d’une façon suivie, méthodique, cette union des artistes et des savants sans laquelle il n’est plus possible de comprendre l’antiquité, et qu’on n’est jamais parvenu néanmoins à faire durer en. Grèce et en Italie. A côté des égyptologues, elle possédait un architecte, qui est en même temps un dessinateur du plus grand mérite, M. Bourgoin. Aidé de M. Bourgoin, le directeur et les deux membres de la mission, MM. Lefébure, Loret et Bouriant, ont relevé, copié ou estampé tous les textes et toutes les représentations inédites du tombeau de Séti Ier, la plus justement célèbre des tombes thébaines. Ils ont réuni là les éléments d’une admirable publication, qui se fera sans frais pour l’État, un riche Lyonnais, érudit distingué et amateur libéral, M. Guimet, ayant réclamé généreusement l’honneur de s’en charger. Pour la première fois peut-être, on verra dans ce livre des peintures égyptiennes reproduites avec une scrupuleuse fidélité. Le texte, dû à la plume de M. Lefébure, éclairera d’une lumière un peu plus vive les mystères de la religion égyptienne jusqu’ici enveloppée d’ombres presque impénétrables. M. Lefébure a étudié les tombes royales de Thèbes comme personne ne les avait étudiées avant lui, et il était si bien préparé à cette étude par les travaux de toute sa vie, qu’on peut s’attendre sans témérité à ce qu’il nous donne sur un sujet à peine connu une œuvre qui restera dans la science.

Mais qu’on ne croie pas que le tombeau de Séti, si immense qu’il soit, ait absorbé l’activité des membres de la mission du Caire. Ils ont rapporté de la Haute-Égypte une série de mémoires dont la réunion formera un volume de cent cinquante pages in-quarto de texte, orné d’une cinquantaine de planches. Ces mémoires roulent tous sur des inscriptions inédites ou sur des objets nouveaux. La qualité égalera donc la quantité. Qu’on en juge par une simple énumération ! 1° un mémoire de M. Loret avec dessins de M. Bourgoin, sur les tombeaux d’Amenhotpou et de Khâmhat. Le tombeau d’Amenhotpou a été ouvert de nouveau cette année, à Thèbes, par M. G. Maspero : il contient des textes intéressants et une charmante représentation qui est un des plus jolis spécimens de l’art thébain ; 2° un mémoire de M. G. Maspero, avec dessins de M. Bourgoin, sur le tombeau d’Horhotpou, découvert cette année à Déir-el-Bâhârî et transporté au musée de Boulaq, où il a été reconstruit. Ce tombeau, une véritable merveille, contient des représentations comme on n’en avait jamais trouvé Uns les tombes thébaines ; elles rappellent par le sujet, ainsi que par le style avec lequel elles sont traitées, les tombes de Memphis et donneraient à penser, que l’art de l’ancien empire, contrairement à l’opinion reçue, a fleuri ou du moins s’est répandu au delà de la Basse-Égypte. En guise d’appendice à ce mémoire, figureront les dessins du sarcophage de Déga, transporté aussi à Boulaq, où M. Bourgoin a découvert et relevé des détails fort ingénieux comme habileté graphique ; 3° un mémoire de MM. G. Maspero et Bourgoin sur trois mastabas de la VIIe dynastie, déblayés récemment à Saqqarah et d’un intérêt capital pour l’histoire de l’art, car ils renferment les plus anciens exemples de la voûte ; 4° un mémoire de M. Bourgoin sur les dessins qui ornent les pyramides de Saqqarah, dessins tout à fait inconnus jusqu’ici ; 5° un mémoire de M. Bouriant sur une église copte couverte d’inscriptions, qui a été trouvée à Thèbes, à l’entrée du tombeau de Déga.

Si longue qu’elle soit, cette énumération n’est pas complète. Les membres de la mission archéologique du Caire publient, dans un journal d’égyptologie dirigé par M. G. Maspero, des articles dont je ne parle pas ; ils ont fait en outre à l’Institut national égyptien — le seul corps savant du pays, dont M. G. Maspero est président et dont la langue officielle est le français, quoiqu’il compte parmi ses membres des Allemands, des Anglais, des Italiens et un grand nombre d’indigènes —, des communications et des lectures qui ont répandu en Égypte la réputation et l’autorité de la mission. Voilà pour ce qui concerne l’archéologie orientale !

Les études arabes ont donné de moins beaux résultats ; mais uniquement parce qu’elles sont représentées dans la mission par une seule personne, M. Dulac. Comme M. Renan l’a si bien expliqué, ce n’est point en Orient qu’on peut se livrer avec le plus de fruit aux travaux de philologie et d’érudition sur la littérature arabe. De tels travaux se feront toujours bien mieux à Paris, à Londres, à Leyde, à Berlin qu’au Caire ou à Damas. Les bibliothèques arabes de Syrie et d’Égypte réunies ne valent pas, pour les manuscrits, les grandes collections d’Europe. Mais, en revanche, ce n’est qu’en Orient qu’il est possible d’acquérir l’usage pratique de la langue arabe, de pénétrer dans les habitudes de la pensée orientale et du parler musulman. Or, n’est-ce point là pour nous ce qu’il y a, sinon de plus essentiel, au moins de plus urgent ? Lorsqu’ils débarquent d’Europe, nos élèves drogmans ont besoin de plusieurs années pour apprendre à faire usage de ce qu’on leur a enseigné à l’École des langues orientales ; ils savent fort bien la grammaire ; ils ne comprennent rien au langage courant. Les Anglais et les Allemands, mieux avisés que nous, forment leurs interprètes en Orient même : c’est une tradition qu’ils ont empruntée à Colbert, et que nous ne leur avons pas disputée. Aussi ont-ils un personnel plus nombreux, plus habilement préparé, plus apte à ses fonctions que le nôtre. Ils en profitent pour expulser de leurs consulats les drogmans indigènes, qui en sont la honte et la plaie, et pour les remplacer par des nationaux, dont les services l’emportent à la fois en intelligence et en moralité. Tant que nous n’accomplirons pas, nous aussi, cette réforme nécessaire, nos consulats d’Orient, en dépit de tous les efforts qu’on fera pour les régénérer, mériteront les reproches qu’on leur adresse à si juste titre. Or, nous ne pourrons l’entreprendre que lorsque les dialectes arabes vulgaires nous seront familiers. Nous sommes une grande puissance arabe et orientale, et nous faisons moins que personne pour l’étude des langues que parlent les peuples soumis à notre domination ou gagnés à notre influence !

M. Dulac a parfaitement compris la pensée si judicieusement exprimée par M. Renan. C’est pour s’y conformer qu’il a travaillé à une chrestomathie des dialectes vulgaires du Liban et du Caire, dont le meilleur des juges, M. Guyard, a fait un très grand éloge. Cela ne l’a point empêché de copier à la bibliothèque khédiviale un certain nombre de manuscrits curieux. Mais, quelque ardeur qu’il ait mise à l’ouvrage, il ne lui a pas été possible de profiter, à lui seul, de tous les documents que renferme le Caire pour l’histoire de la civilisation arabe. Personne n’ignore que cette ville unique en son genre, à laquelle rien dans le reste de l’Orient ne saurait être comparé, a vu se produire les manifestations les plus continues et l’épanouissement le plus complet du génie arabe. Bagdad et Grenade n’ont eu que quelques années de gloire ; le Caire des califes et des mamelouks a duré autant que le monde arabe lui-même. Aussi est-ce là qu’il faut aller étudier une race, dont nous avons recueilli l’héritage, mais dont nous ne pourrons gouverner les descendants qu’à condition de connaître le passé d’où ils sont issus. Sans être comparable à l’art classique ou à l’art de l’Extrême-Orient, l’art arabe a montré d’ailleurs, dans ses applications restreintes, une fertilité d’invention et une richesse étourdissantes. Les monuments vraiment admirables dont il a rempli le Caire tombent en ruines ; un grand nombre d’entre eux disparaissent chaque année. Par bonheur, M. Bourgoin les a relevés et dessinés presque tous, et, quand le Caire n’existera plus, ses cartons pourront le faire revivre. Mais ce qui manquera aux dessins de M. Bourgoin, ce sont les nombreuses inscriptions et les innombrables graffiti qui couvrent les murs croulants du Caire. Il y a peut-être là pour la langue, les arts, les croyances, les mœurs, les légendes et l’histoire arabes les Plus précieux documents, qui bientôt ne seront plus. Quel irréparable malheur si, avant la ruine définitive du Caire, un historien épigraphiste ne fouille pas en tous sens cette ville prête à disparaître, afin de nous eu raconter le passé si difficile à démêler à travers lés complications inextricables des écrivains arabes !

Il faut s’arrêter. S’il est vrai que la haute culture n’est rien, comparée aux enseignements inférieurs pour lesquels s’exercent uniquement les libéralités des démocraties, à quoi servirait, d’ailleurs, de montrer plus longtemps qu’en laissant périr l’Institut d’archéologie orientale du Caire, on laissera périr un corps plein de vie et on renoncera à d’admirables trésors scientifiques ? Bien des personnes sont persuadées que l’émancipation vient d’en bas ; que, pour dissiper les préjugés, il suffit d’offrir au peuple des affirmations tout aussi étroites que celles dont il vivait, à la condition qu’elles soient très différentes. C’est une manière de voir contre laquelle il est inutile de lutter. Pourtant, lorsqu’on ne se laisse pas aller au torrent vulgaire des opinions superficielles, on reconnaît vite que c’est par la tête qu’une société doit être réformée, et que les laboratoires où se fait la science ont une influence plus heureuse sur l’avenir que les petits ateliers où elle se répand, et où parfois elle se frelate. Un homme auquel l’enseignement public en France doit de très grands progrès, M. Duruy, a prononcé un jour un mot fort malheureux par les interprétations et les applications qu’on lui a données. C’est l’instituteur, a-t-il dit, qui a gagné la bataille de Sadowa. Rien de plus inexact que cette parole. Il serait aussi juste de dire que c’est le soldat allemand, et non M. de Moltke, qui a battu l’Autriche, et plus tard hélas ! la France. Nous ne voulons pas nier les mérites du soldat allemand ; mais ces mérites ne sont-ils pas aussi l’œuvre des généraux qui ont créé l’instrument dont ils se sont ensuite si merveilleusement et si cruellement servis ? De même les savants créent les instituteurs ; sans les premiers, l’œuvre des seconds est stérile ; elle peut être presque dangereuse en devenant trop étroite. C’est pourquoi notre démocratie se tromperait si elle croyait qu’elle a assez fait pour l’enseignement en France, parce qu’elle a donné à l’école primaire un magnifique essor. Il faut que la haute culture se développe en proportion de l’instruction commune, sous peine de voir cette dernière dégénérer et périr.