L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

LES PYRAMIDES D’OUNAS ET DE MEYDOUM.

 

 

I

Mars 1881.

J’ai signalé, en décrivant la vie et l’œuvre de Mariette, les résultats des dernières fouilles exécutées par l’ordre et sous la direction de notre illustre compatriote. Ces résultats étaient d’une importance capitale. En faisant ouvrir à Saqqarah deux pyramides restées inexplorées jusque-là, Mariette avait eu le bonheur de découvrir les inscriptions et les sarcophages de deux rois de la VIe dynastie, Papi et son fils Mirinrî. C’était la première fois qu’on rencontrait des tombeaux royaux de l’ancien empire ornés d’inscriptions hiéroglyphiques ; c’était la première fois surtout que des inscriptions hiéroglyphiques de l’ancien empire nous offraient une longue série de textes religieux semblables au Livre des morts, au Rituel funéraire des époques postérieures. II n’y avait pas de question plus controversée, parmi les égyptologues, que celle des croyances théologiques d’une époque qui ne nous avait laissé aucun témoignage de sa manière d’envisager le grand problème des destinées de l’humanité. En l’absence de tout document, l’imagination individuelle s’était donné libre carrière. Pour les uns, les Égyptiens de l’ancien empire, vivant dans un matérialisme absolu, n’avaient aucune idée d’une vie nouvelle au delà de la vie actuelle ; pour les autres, moins portés à refuser à une grande civilisation ces espérances religieuses Sans lesquelles l’homme semble n’avoir jamais pu s’habituer aux conditions mêmes de ce monde, les Égyptiens de l’ancien empire croyaient à une existence future, mais ils se représentaient cette existence d’une tout autre manière que ne devaient le faire leurs successeurs. Mariette n’était pas éloigné de partager cette seconde opinion. En voyant se dérouler sur les tombes de l’ancien empire, au lieu des luttes infernales du défunt, conduit par Osiris, contre les monstres des ténèbres et de la mort, des scènes d’une vie libre, heureuse, facile, qui pouvait être ou la vie réelle, ou une vie idéale d’outre-tombe, il pensait que ces scènes renfermaient l’expression d’une foi plus riante que celle des siècles suivants, et qu’on arriverait peut-être à constituer avec elles un Livre des morts bien différent du Livre des morts du moyen et du nouvel empire, un Livre des morts qui nous ferait assister à une transformation religieuse équivalant presque à une révolution.

La découverte des tombeaux de Papi et de Mirinî a renversé ces hypothèses. Il y a des différences notables dans les formes grammaticales des textes funéraires qui les recouvrent, comparés à ceux des époques suivantes ; il n’y en a pas dans la pensée même qu’expriment ces textes. Aussi loin que nous puissions remonter dans son histoire, nous trouvons donc les idées religieuses de l’Égypte non moins solidement fixées que ses idées d’art, de morale et de politique ; sur ce point, comme sur tous les autres, l’immobilité devient le caractère essentiel de sa civilisation. On aurait pu supposer à priori qu’il en était ainsi. Ce qui change le moins chez un peuple, c’est sa religion ; les développements successifs qu’il lui donne ne sont que les progrès naturels de germes qu’elle renferme en elle à l’origine, et dont la végétation plus ou moins luxuriante n’a rien de spontané. Esclave des divinités qu’il a créées dès les premiers jours de son existence historique, il y reste d’ordinaire fidèle jusqu’au bout. Sa pensée grandit et se transforme, mais sans briser le moule où elle a été jetée et dont elle a pris les contours. Il faudra étudier de très près les textes funéraires découverts par Mariette ; on y distinguera sans doute des nuances d’idées et de sentiments qui permettront de préciser davantage les plus vieilles croyances religieuses de l’Égypte ; il est peu probable qu’on y rencontre aucun dogme, aucune conviction originale. Dès qu’ils ont commencé à réfléchir sur l’éternel problème des destinées futures de l’homme, les Égyptiens l’ont résolu comme ils devaient le faire plus tard au moyen d’une doctrine étroite et compliquée, que nous ne connaissons d’ailleurs qu’imparfaitement et sur laquelle il est à souhaiter que les nouveaux textes jettent un peu plus de lumière et de clarté.

Les premières fouilles du nouveau directeur des antiquités, M. G. Maspero, n’ont été ni moins heureuses ni moins importantes que les dernières fouilles de Mariette. Le coup d’essai de M. G. Maspero est un coup de maître ; il fait bien augurer de l’avenir. Tous ceux qui s’occupent d’histoire égyptienne savent, je l’ai déjà fait remarquer, qu’a partir de l’extinction de la VIe dynastie, un vide profond se manifeste dans la série des monuments, et que ce vide, qui se prolonge quatre cent trente-six ans, ne se termine qu’avec le premier roi de la XIe dynastie. Durant près de cinq siècles, l’Égypte paraît avoir été muette ; pas une stèle, pas une statue, pas un tombeau, pas le moindre fragment ne nous révèle les noms de ses rois et les événements de sa vie nationale. On dirait, suivant l’expression de Mariette, que la civilisation égyptienne s’est effondrée dans un cataclysme d’autant plus inexplicable qu’il n’a rien laissé debout, pas mémé des ruines. Reste à savoir si cette sorte de trou ne peut pas être comblé. Contrairement à l’opinion de presque tous les égyptologues, M. G. Maspero a toujours penché vers l’affirmative. Selon lui, le vide monumental qu’on croit avoir constaté n’existe pas ; il tient uniquement à l’insuffisance des recherches qui ont été faites jusqu’ici. M. G. Maspero avait observé que les pyramides sont classées pour ainsi dire du nord au sud, celle de la IVe dynastie à Gizéh, celles de la Ve à Abousir, celles de la XIIe au Fayoum ; les dernières fouilles de Mariette venaient de prouver que celles de la VIe étaient à Saqqarah ; il s’est donc dit qu’en continuant la série des travaux dans la même direction on trouverait, de Saqqarah au Fayoum, celles des VIIe, VIIIe, IXe et Xe dynasties. Il a d’abord fait fouiller Saqqarah, et, le 28 février 1881, une pyramide appartenant à un autre groupe que celui de Papi et de Mirinrî ayant été ouverte, nous a livré la tombe d’Ounas, le dernier roi de la Ve dynastie. Il est donc très vraisemblable que l’hypothèse de M. G. Maspero se réalisera, et que peu à peu les quatre dynasties inconnues sortiront, à la suite de la Ve et de la VIe, de l’obscurité où elles sont restées plongées tant de siècles.

La pyramide d’Ounas est d’un accès singulièrement difficile : on y arrive à travers un boyau qui conduit dans une première chambre, puis à travers un couloir barré trois fois par d’énormes herses, qu’il a fallu contourner, car il eût été trop difficile de les soulever ; les passages irréguliers creusés à cet effet sont tellement étroits qu’un homme un peu fort ne pourrait pas s’y engager. Mais quand on a bravé toutes ces difficultés, on est largement payé de sa peine. Après la dernière herse, le couloir recommencé, d’abord en granit poli, puis en calcaire compact de Tourah ; les deux parois latérales en calcaire sont couvertes de beaux hiéroglyphes peints en vert, et le plafond est semé d’étoiles de même couleur. Ce couloir débouche enfin dans une chambre à moitié remplie de débris, sur les murs de laquelle l’inscription continue ; à gauche, un couloir conduit dans une chambre basse à trois niches, qui devait servir de serdâb, c’est-à-dire de réceptacle pour les statues ; à droite, un autre couloir aboutit à la salle du sarcophage. Le serdâb est nu, mais la chambre du sarcophage est couverte d’hiéroglyphes, comme la précédente, à l’exception de la paroi opposée à l’entrée. Cette paroi, de l’albâtre le plus fin, est revêtue d’une couche d’ornements ciselés et peints d’un très bel effet. Le sarcophage est en basalte noir sans inscriptions ; le couvercle, a été jeté bas dans un coin de la chambre, le corps a été arraché pour être dépouillé ; on a retrouvé cependant un bras presque complet, des morceaux du crâne, une côte, et peut-être les débris qui jonchent le sol renfermeront-ils quelques autres fragments du squelette d’Ounas. Le texte qui couvre les parois de la chambre est identique, sinon entièrement, du moins pour la plus grande partie, à celui du tombeau du roi Papi ; il a même, sur ce dernier, l’avantage d’être complet ; ce qui confirme d’une manière éclatante les résultats scientifiques fournis par la dernière découverte dé Mariette. Sans présenter des difficultés d’interprétation bien considérables, il demande, pour être compris, une étude attentive ; mais on peut compter sur M. G. Maspero et sur, ses élèves : ils le déchiffreront dans tous’ ses détails.

On comprend sans peine l’importance capitale de ces tombeaux des rois Ounas, Papi et Mirinrî. Non seulement ils donnent à espérer, comme je viens de le dire, qu’en suivant la traînée de pyramides qui s’étend de Saqqarah au Fayoum, on en fera surgir près de cinq siècles d’histoire inconnue, mais encore ils expliquent le silence de certains monuments de l’ancien empire, sur lesquels on avait été surpris de ne rencontrer aucune inscription. Les murs des chambres et des couloirs des pyramides .de Gizeh, par exemple, sont entièrement nus, d’où l’on était tenté de conclure que les Égyptiens de l’ancien empire, pour une raison ou pour une autre, ne plaçaient sur leurs tombeaux aucun texte funéraire. Il est plus naturel de supposer maintenant que ces murs étaient recouverts, comme dans le tombeau d’Ounas, d’un revêtement de calcaire ou d’albâtre portant des hiéroglyphes, revêtement qui est tombé plus tard sous les coups des violateurs de tombes et des chercheurs de trésors. Ceux-ci ont précédé partout les savants dans les fouilles ; c’est même en suivant leurs traces qu’on arrive à trouver des trésors bien différents de ceux qu’ils convoitaient et qu’ils nous ont malheureusement enlevés. Il faudra donc modifier d’une manière profonde les théories régnantes sur l’histoire religieuse et morale de l’ancien empire. La dernière fouille de Mariette et la première de M. G. Maspero nous font pénétrer par une issue nouvelle dans ce monde lointain qui a été à peine entrevu jusqu’à présent et qui est beaucoup moins mystérieux qu’on ne l’avait supposé, puisqu’il ressemble sur bien des points aux âges qui l’on suivi, A mesure qu’on remonte dans ce passé, on s’aperçoit qu’il n’est qu’une première édition du présent et qu’il ne peut nous rien dire de plus sur l’origine des choses et sur l’énigme de l’humanité,

II

Le hasard m’a permis de connaître l’un des premiers une nouvelle scientifique d’une importance considérable. Parti du Caire, avec M. G. Maspero, directeur des musées égyptiens, pour faire un voyage dans la Haute-Égypte, je me suis arrêté à Bédréchéyn, en face de Saqqarah, c’est-à-dire, comme vous le savez, de la nécropole de Memphis.

M. G. Maspero voulait copier et estamper les textes funéraires de la pyramide de Noferkara Papi II, roi de la VIe dynastie, qu’il a fait ouvrir cet été. Ces textes, pour le dire en passant, offriront un grand intérêt philologique et historique. Ils compléteront admirablement ceux de la pyramide d’Ounas, le dernier roi de la Ve dynastie, que M. G. Maspero a copiés et traduits.

M. G. Maspero s’est donné pour première tâche en Égypte de faire ouvrir toutes les pyramides qui n’ont point encore été ouvertes et de faire examiner de nouveau toutes celles qui, ayant été ouvertes, ne sont pas parfaitement connues. C’est une œuvre considérable, qu’il a entreprise avec beaucoup de vigueur, et qui a déjà donné des résultats inespérés. Or, parmi les pyramides situées sur la lisière du désert libyque, il en est une que les voyageurs qui se rendent dans la Haute-Égypte aperçoivent longtemps à l’horizon, et dont la forme étrange frappe vivement leurs regards. C’est la pyramide de Meydoum, la plus mystérieuse de toutes, disait-on, celle qui, d’après les inductions des érudits et d’après les récits des Arabes, cachait le mieux son secret. On affirmait qu’il était impossible d’en découvrir l’entrée. Le fait est qu’on ne l’avait jamais cherchée sérieusement. Quelques tentatives maladroites avaient seules été faites. Ibrahim Pacha avait même essayé de la faire canonner, dans l’espoir d’y découvrir des trésors ; mais les trésors qu’elle recèle peut-être ne sont pas de ceux qu’on arrache à coups de canon.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que la pyramide de Meydoum passait jusqu’ici pour impénétrable. Voici la description qu’en a faite Mariette dans son Itinéraire de la Haute-Égypte : De loin, elle semble élevée sur le sommet d’une colline ; cette colline n’est qu’une butte artificielle, formée autour de la base par l’écroulement du revêtement extérieur. Les Arabes l’appellent Haram-el-Kaddab (la fausse pyramide). Ils la supposent, en effet, formée par le rocher lui-même autour duquel une grosse maçonnerie donne au monument la forme d’une pyramide, assertion qu’on n’est pas en mesure de vérifier, puisque la pyramide n’est pas ouverte. Quoi qu’il en soit, la pyramide de Meydoum est certainement la mieux soignée, la mieux construite de l’Égypte. Ce qu’on en voit n’est sans doute que le noyau, et quand elle était complète (si elle l’a jamais été), peut-être était-elle construite à degrés comme la plupart des monuments de ce genre. Le nom du roi qui l’a fait élever pour son tombeau est inconnu. On suppose cependant avec quelque raison que ce roi est Snéfrou, le prédécesseur de Chéops. Autour de la pyramide s’étend une nécropole qui appartient principalement au temps des deux Pharaons que nous venons de nommer. C’est dans la chambre du plus septentrional des mastabas de cette nécropole que nous avons découvert (janvier 1872) les deux admirables statues qui sont aujourd’hui au musée de Boulaq.

Bien des personnes pensaient qu’il fallait se borner à fouiller les mastabas dans l’espoir d’y trouver encore des statues du genre de celles qui sont un des plus précieux ornements du musée de Boulaq ; bien d’autres, plaçant l’entrée de la pyramide soit à sa base, soit au contraire à une certaine hauteur sur un de ses flancs, proposaient d’entamer les sondages dans des régions circonscrites de la pyramide. M. G. Maspero a montré à la fois plus d’initiative et plus de coup d’œil en faisant entreprendre directement des travaux à la pyramide, et en dirigeant ces travaux de telle manière que, si l’ouverture existait, on Mail sûr de la rencontrer. Il a fait pratiquer, en effet, une large brèche verticale au côté nord de la colline artificielle dont parle Mariette, de manière à mettre à découvert tous les points où l’ouverture pouvait se trouver. L’événement lui a donné pleinement raison. Il n’a fallu que treize jours, grâce à l’habileté que l’équipe d’ouvriers qu’il emploie à cet usage a acquise depuis quelques mois dans l’art de fouiller les pyramides, pour que celle de Meydoum livrât le secret qu’on croyait enveloppé d’un mystère impénétrable. Les pioches des fellahs en ont découvert l’ouverture au sommet de la prétendue colline artificielle, qui n’est autre chose que le premier étage de la pyramide, étage autour duquel se sont réellement amoncelés les débris (le l’antique revêtement.

Je suis allé avec M. G. Maspero, visiter la pyramide de Meydoum. L’ouverture mise à nu donne accès dans un corridor admirablement construit, qui descend durant quarante mètres environ, absolument comme celui de la grande pyramide de Gizéh. Au bout de cette longue pente on est arrêté par des détritus. Qu’y a-t-il au delà ? On le saura certainement peut-être dans quelques mois, peut-être dans quelques jours. Tout dépend des obstacles matériels qu’on va avoir à surmonter, mais qui ne sont plus rien dès que la clef de la maison — qu’on me passe ce terme, — est trouvée. Jusqu’ici la pyramide de Meydoum passait pour impénétrable ; la voilà ouverte ; on y entrera bientôt. M. G. Maspero a parcouru le long corridor qui est déjà déblayé il a découvert deux inscriptions, hiératiques dans le style de la XXe dynastie, donnant les noms de deux scribes qui ont visité la pyramide. Plaise à Dieu que personne depuis n’y ait mis les pieds et que nous la trouvions intacte ou à peu près intacte ! On ne saurait guère l’espérer, mais, quoi qu’il arrive, l’ouverture de la pyramide de Meydoum dissipera encore un de ces mystères qui couvraient depuis tant de siècles la vieille Égypte et qui tombent un à un devant les efforts de la science moderne.

III

Les espérances qu’avait fait concevoir l’ouverture de la pyramide de Meydoum ne se sont malheureusement pas réalisées. En racontant qu’on avait découvert, à la face nord de cette pyramide, un couloir qui devait conduire à la chambre du sarcophage, j’ajoutais que peut-être cette chambre contiendrait des inscriptions du genre de celles qui ont été trouvées dans les pyramides d’Ounas et de Papi II. J’avais compté sans les violations que la pyramide de Meydoum a subies comme tant d’autres, et même hélas ! plus que beaucoup d’autres. Le couloir conduit bien, en effet dans une chambre ; mais cette chambre est totalement vide ; elle ne renferme ni inscription, ni cartouche royale, ni sarcophage. Tout a été brisé, détruit, anéanti. Les fouilles seront continuées néanmoins, car il ne serait pas impossible que la pyramide de Meydoum, à l’instar de la grande pyramide, eût plusieurs chambres, et que celle où l’on est parvenu ne fût pas celle du tombeau. Mais c’est une chance sur laquelle il est prudent de ne pas insister.

Le résultat de l’ouverture de la pyramide de Meydoum n’en a pas moins d’importance. On ne pourra plus dire dorénavant que cette pyramide est fausse, puisqu’il est démontré que, sauf par sa construction extérieure, elle ressemble à toutes les autres. On pourra toujours dire malheureusement qu’elle est mystérieuse, puisque les fouilles qu’on y a entreprises n’ont fait que substituer une énigme à. une autre énigme. Mais elle n’est pas la seule qui soit dans ces conditions, car plusieurs de celles qui ont été ouvertes depuis un an se sont trouvées aussi vides qu’elle.

Le travail que M. G. Maspero s’est donné la mission d’accomplir, et qui consiste à examiner une à une toutes les pyramides, est presque aussi utile lorsqu’il aboutit à une déception que lorsqu’il aboutit à une trouvaille. Il est indispensable de savoir exactement quelles pyramides contiennent des textes et quelles autres n’en contiennent plus. Il faut pour cela les passer toutes en revue. C’est une œuvre d’assez longue haleine, qui donne parfois d’heureuses surprises, qui en apporte aussi de fâcheuses, mais sans laquelle il ne serait pas possible d’arriver à des notions exactes sur les tombes de l’ancien empire, et de substituer aux systèmes arbitraires dont on s’est contenté jusqu’ici une connaissance réelle des idées que les Égyptiens se faisaient de la mort.

C’est à Louqsor que j’ai appris la nouvelle du résultat négatif des fouilles de Meydoum. J’y suis depuis une huitaine de jours, et j’y resterai sans doute un mois encore, M. G. Maspero, avec lequel je voyage, ayant entamé, une longue négociation pour préparer le déblaiement du temple. L’on sait que le temple de Louqsor, dont l’admirable colonnade a été popularisée par tant de peintures et de reproductions, est littéralement submergé sous un village arabe. Pour le visiter en détail, on doit s’astreindre à pénétrer dans des maisons sordides, dans des étables infectes, accrochées à ses murs, qu’elles souillent et qu’elles détruisent peu à peu. Un des plus beaux monuments de l’ancienne Égypte, un des plus curieux sans contredit, car presque tous les temples qui nous ont été conservés sont d’époque ptolémaïque, tandis que celui-ci date d’Aménophis III et de la XVIIIe dynastie, périt ainsi graduellement. Il n’est que temps de chercher à le préserver des outrages auxquels il est soumis. Il serait assez facile de déplacer le village arabe : une maison arabe vaut en moyenne cinquante centimes ou un franc ; on donne à ses propriétaires un terrain pour s’en reconstruire une autre, on leur promet une légère exemption d’impôt, on y ajoute, comme je viens de le dire, cinquante centimes ou un franc, et ils s’en vont enchantés. Par malheur, deux des Arabes qu’il s’agit de déposséder, sont agents consulaires, l’un de France, l’autre d’Angleterre, ou plutôt un seul est agent consulaire, celui d’Angleterre, car la maison du consulat français appartient à la France elle-même, et je ne mets pas en doute que notre pays ne fera aucune difficulté de la déplacer. En sera-t-il de môme de la maison de l’agent consulaire anglais, Moustapha-Aga ? Cela dépendra du consulat général du Caire, mais il serait bien étrange que l’Angleterre apportât des difficultés insurmontables à une entreprise qui a pour but de permettre aux innombrables Anglais qui parcourent chaque hiver la Haute-Égypte de visiter et d’étudier enfin un de ses plus beaux monuments, enseveli jusqu’ici sous un véritable fumier.

Malgré les révolutions politiques et les menaces de choléra, les touristes, anglais et autres, sont fort nombreux cette année dans la Haute-Égypte. Outre la classique dahabiéh, un double service de bateaux à vapeur leur permet d’entreprendre sans peine et sans frais un voyage jadis très difficile. C’est, à bien des égards, un malheur. Les touristes qui ont parcouru les monuments égyptiens depuis une trentaine d’années leur ont fait plus de mal que les siècles de barbarie qui avaient précédé notre siècle de lumière. Il n’y a aucun moyen d’arrêter la rage iconoclaste de ces terribles amateurs, qui détériorent sans pitié un édifice, un temple, un tombeau pour en enlever quelques parcelles, ou même pour le simple plaisir de le détériorer. J’étais allé visiter là Vallée des Bois et je contemplais avec un véritable serrement de cœur le fameux tombeau de Séti Ier, découvert par Belzoni, dont les premiers voyageurs qui l’ont vu nous ont laissé de si magnifiques descriptions. Il est aujourd’hui horriblement mutilé. Quand Belzoni et Champollion y sont entrés, il était absolument intact ; la conservation des décorations était étonnante : il n’y manquait pas une ligne de texte, pas une scène de peintures, pas même une figure ; l’éclat et la fraîcheur des couleurs étaient si parfaits qu’on eût dit que le peintre venait à peine d’achever son ouvrage. Quantum mutatus ! Presque partout des mains- brutales et ineptes ont dévasté le tombeau de Séti Ier. Dans quelques années la ruine sera achevée. C’est en vain qu’un officier est chargé de garder la vallée des rois. Les touristes se croient tout permis, dans un pays où les étrangers n’ont rien à craindre de la justice nationale et peuvent faire ce qui leur plaît sans qu’on puisse les arrêter. Quand l’officier proteste contre les dévastations, on adresse une plainte aux consuls pour se plaindre de ces prétendus manques d’égards, et ces plaintes, hélas ! sont presque toujours écoutées. Mariette avait jadis essayé de fermer certains monuments, les touristes en ont enfoncé les portes, et il a fallu renoncer à les rétablir. Je le répète, il n’y a aucun moyen de prévenir les effets d’une stupidité plus destructive que la barbarie des Coptes et des Arabes des siècles passés.

Si l’on veut conserver quelque chose des tombes de Thèbes, on doit donc se hâter de les copier et de les publier. Aucune jusqu’ici ne l’a été complètement. A la vérité, comme elles contiennent d’innombrables répétitions de textes et de peintures, il n’est pas nécessaire de les reproduire toutes ; mais l’on devrait, par exemple, choisir la plus importante, celle de Séti 1°r, pour en faire l’objet d’une publication qui resterait comme le type et le modèle de ces étranges et merveilleux monuments. Pour les autres, on se bornerait à des publications partielles et à des descriptions et des analyses d’ensemble. Il y aurait là une œuvre digne de notre jeune Mission archéologique du Caire, si le gouvernement français lui donnait peu à peu les moyens de se développer et d’accomplir la tâche pour laquelle elle a été créée. Elle n’est créée que depuis peu de temps, elle n’a eu jusqu’ici qu’une existence des plus précaires, et cependant, à travers toutes les difficultés d’une installation en Orient, difficultés que la modicité de ses ressources multipliait encore, elle a trouvé le moyen de travailler sérieusement et efficacement. Il faudrait des volumes pour dire ce qu’elle a fait et ce qui lui reste à faire. Il faut songer que l’Égypte est ouverte depuis moins d’un siècle, que sa langue ne nous a été révélée qu’il y a quelques années, que nous sommes encore bien loin d’en être maîtres, et que, pour arrivera la posséder comme nous possédons les langues classiques, il faudra déchiffrer les milliers de kilomètres d’inscriptions qui couvrent les deux rives du Nil ! C’est à la France que revient l’honneur d’avoir inauguré l’étude de l’égyptologie, mais comme elle s’est laissé devancer par les autres nations européennes depuis le jour où, la première, elle a mis entre les mains des savants la clef de la plus antique civilisation du monde ! Je ne veux pas dire que nos égyptologues soient inférieurs aux égyptologues allemands et anglais : avec des hommes, tels que MM. de Rongé, Chabas, Mariette et G. Maspero, nous pouvons assurément supporter toutes les comparaisons. Mais ce qui nous manque, ce sont les instruments de travail. Quelles publications pouvons-nous mettre en parallèle avec celles du British Museum, ou avec le grand ouvrage de Lepsius ? L’Allemagne est couverte de chaires d’égyptologie ; nous en avons trois en France ! Tout cela est déplorable. Quoi qu’en disent encore quelques humanistes attardés, l’archéologie orientale est devenue la première des sciences historiques, et il est impossible de comprendre sans elle l’art, la littérature, les mœurs, la religion, l’histoire de l’antiquité classique. Les découvertes de notre siècle ont montré que celle antiquité, relativement moderne, avait été précédée d’une autre antiquité, dont elle était directement issue et à laquelle la civilisation était aussi intimement liée que la nôtre peut l’être à la sienne. Des circonstances exceptionnelles nous ont conservé par milliers les monuments de cette civilisation. Pouvons-nous hésiter à faire tous les sacrifices nécessaires pour les étudier en détail et pour leur arracher les enseignements qu’ils contiennent ?