CHRISTOPHE COLOMB

VU PAR UN MARIN

 

LA DEUXIÈME EXPÉDITION.

 

 

La préparation.

La première Expédition de Christophe Colomb fut connue en Europe grâce à un imprimeur de Barcelone qui tira, en quatre pages in folio, la lettre que l'Amiral écrivit à Luis de Santangel, intendant en chef du Roi et de la Reine Catholiques. Cette lettre se terminait, comme pourrait se terminer aujourd'hui un de nos rapports : Fait sur la caravelle ; à la hauteur des îles de Canaries, le quinze février quatre-vingt-treize. Un addendum de quelques lignes écrit le 4 mars nous apprend qu'elle avait été envoyée d'ici, le port de Lisbonne. La publication de Barcelone fut réimprimée en format in quarto la même année, en Espagne.

Peu après, un certain Leandro Cosco traduisit en latin une autre lettre, rédigée en termes à peu près similaires, de Colomb à Don Raphaël Sanchez, trésorier des invincibles Rois des Espagnes, Ferdinand et Isabelle. Cette traduction fut imprimée à Rome en 1493 par Eucharius Argenteus, puis par des officines de Paris, de Bâle, d'Angers ; des éditions en italien et en allemand suivirent. Chose assez étrange, la lettre de Christophe Colomb ne trouva pas d'éditeur en Angleterre, où l'on fut cependant toujours avidement curieux des aventures maritimes[1].

Le principe de la deuxième Expédition fut décidé tout naturellement, il fallait continuer les découvertes et mettre en valeur celles qui étaient faites.

Colomb aurait pu arguer de son âge déjà avancé et se borner à jouir de sa notoriété, de la situation acquise, des avantages qu'on n'aurait pas manqué de lui donner encore. S'il avait été tel qu'on a voulu le représenter, tout au plus serait-il parti pour gouverner les îles découvertes dans les Indes, laissant à d'autres les risques des explorations nouvelles. Pas un instant il ne songea à l'une ou à l'autre solution.

Colomb était un marin, un explorateur, un idéaliste, et le rêve qu'il poursuivait domina tout. Sa vie avant 1492 semble le prouver, sa vie après 1493 l'affirme ; la recherche de l'or n'est pour lui qu'un tremplin, qu'un moyen de poursuivre son œuvre. Fanfaron du vice, pour mieux jouer son rôle, il veut se persuader à lui-même que son but est là. Ceci explique l'incompréhension des uns, la haine des autres.

Un explorateur de très modeste envergure se plaignait, il y a quelques années, de l'accueil réfrigérant trouvé auprès d'un ex-obligé de sa famille, occupant d'ailleurs une haute situation. Voyons, lui répondit son interlocuteur — un des plus grands et beaux savants de notre époque — vous ne connaissez donc pas D... et ses semblables ? Vous venez de faire quelque chose par vous-même et on parle de vous ; vous avez travaillé d'une façon désintéressée et vous aggravez votre cas en voulant recommencer ! D... ne vous le pardonnera jamais, et il ne peut vous considérer que comme un faiseur ou un imbécile.

Donc, Colomb, à peine de retour, alors que les acclamations retentissaient encore sur son passage, préparait et hâtait l'envoi d'une flotte aux Indes, assurant sa deuxième expédition.

Peu de temps après l'arrivée de la Niña, Office des Indes avait été fondé. C'est une habitude à l'issue des grandes guerres de fonder des Offices ; certains rendent de très grands services, les autres permettent de caser convenablement des fonctionnaires, quand ceux-ci n'ont pas pris les devants en créant la place pour l'occuper eux-mêmes.

Don Juan Rodriguez de Fonseca, archidiacre de Burgos, fut mis à la tête de celui-ci ; il passait pour un excellent administrateur et avait des goûts de luxe à satisfaire.

Dans les salles somptueuses et closes du palais de Séville les rois, leurs conseillers et Don Juan de Fonseca élaborèrent les lois des vastes régions qu'ils ne connaissaient pas plus que les astres... Convertir les habitants à la sainte foi catholique, réserver le privilège de s'établir dans les îles aux Castillans, assurer le monopole du commerce à la couronne, tenir une comptabilité minutieuse de toutes les manifestations de la vievoilà les règles que les souverains traçaient au découvreur[2]. Nous ajouterons, au génial rêveur.

Colomb ne perdit pas de temps, ne prit même pas l'équivalent du congé de convalescence classique, puisque arrivé en mars, il était prêt à repartir en septembre.

Cette fois, tout avait marché facilement ; ressources et hommes affluaient, il n'y avait qu'un trop grand embarras du choix. Oui ne voulait partir, en effet, à la conquête de l'or ? Ne l'oublions pas, répétons-le, même, car cela expliquera bien des choses : l'Espagne, tout juste sortie de la longue et pénible lutte avec les Maures, vivait en après-guerre. Les coffres de l'Etat étaient à un niveau très bas, la vie était chère, il y avait des nouveaux pauvres et des nouveaux riches ; jamais les besoins de jouissance, de plaisir, de dépense, de luxe, n'avaient été poussés plus loin ; la morale et les scrupules étaient jugés apanages un peu ridicules des vieux démodés. Il fallait, non pas la richesse que peut donner le travail persistant, mais les ressources acquises rapidement, et voilà que là-bas on pouvait ramasser l'or à la pelle, l'or métal, l'or brutal, l'or de la brute I Tous en avaient la certitude — sauf Colomb, qui cependant l'espérait pour matérialiser sa mission idéale et avoir un prétexte à la poursuivre et à conserver son autorité — excepté peut-être aussi la Reine qui escomptait avec raison que la valeur d'un sol ne se manifeste pas seulement par des mines.

Le duc de Medina Sidonia avança spontanément cinq millions de maravédis pour les frais de cette expédition. Les biens des Juifs bannis fournirent l'excédent, et une partie de leurs dépouilles, convertie en numéraire, fut versée à Juanoto Berardi, l'armateur qui équipait à Cadix la flotte destinée à cette entreprise.

Cette flotte comptait 17 navires, soit 14 caravelles et 3 caraques ou bâtiments de charge. L'effectif s'élevait à 1.200 hommes, sans compter les embarqués clandestins ou par-dessus bord. Ce chiffre était constitué par 500 marins dont 17 capitaines — évidemment au cabotage, puisqu'ils allaient effectuer leur premier voyage au long cours — et 700 ouvriers et hidalgos. Hidalgos signifie fils de quelqu'un, ce qui n'implique pas le mérite personnel.

Des chevaux, des chiens de combat, du bétail, furent logés tant bien que mal dans les navires ; la cargaison en dehors des vivres se composait de graines, de plantes médicamenteuses, de matériaux de construction et d'objets d'échange, tels que miroirs, verroteries, grelots, draps de couleurs, etc.

Christophe Colomb était accompagné par le Révérend Père de Marchena, son vieil ami du couvent de La Rabida, qui venait à titre de cosmographe et d'astronome. Ceci a été exploité pour chercher à démontrer l'insuffisance technique de l'Amiral[3] ! Il ne serait ni plus ni moins ridicule d'affirmer l'insuffisance de Dumont d'Urville — pour ne citer qu'un chef d'expédition — parce que son état-major comprenait des ingénieurs hydrographes

Juan de la Casa, le fameux pilote basque qui était à bord de la Santa Maria lors de la première expédition, embarqua de nouveau avec son ancien patron. L'estime qui les unissait se trouve ainsi démontrée, et un fait patent prouvera, quelques années après, que cette seconde collaboration ne modifia en rien les sentiments du pilote basque.

Nous avons remarqué qu'en 1492 aucun homme d'Eglise n'avait été embarqué et nous croyons en avoir donné la raison ; cette fois, douze missionnaires partaient pour les Indes, ayant malheureusement à leur tête comme grand vicaire apostolique, le Père Boyl, moine aux basses intrigues, cruel et d'esprit étroit comme tous les sectaires, à quelque groupement qu'ils appartiennent.

Enfin Giacomo, le dernier né des frères de l'Amiral dont le nom fut transformé en Diego, partait aussi. Ouvrier cardeur lui-même, il sut s'instruire rapidement et a laissé le souvenir d'un lettré intelligent et doux, très religieux et bon jusqu'à la sainteté.

Christophe Colomb mit son guidon et sa lanterne de poupe sur la Marigalante, le bâtiment le moins rapide de la flotte, sans doute pour mieux assurer la cohésion des autres unités en les obligeant à régler leur vitesse sur la sienne, et le 25 septembre 1493, tout étant paré, les dix-sept navires appareillèrent de Cadix.

Deux récits ont fait connaître cette expédition. L'un fut écrit en latin par Pietro Martire d'Anghiera, né en 1455 à Arona sur le Lac Majeur, d'une des plus illustres familles de Milan, et mort à Grenade en Espagne vers 1526 ; il ne faisait pas partie du voyage et rapporta les choses comme il les entendit raconter. L'autre fut rédigé par Chanca de Séville, nommé par ordonnance du 23 mai 1493 médecin de l'escadre de Colomb, puis par lettre du 24, notaire aux Indes, qui envoya par les vaisseaux de Torres, fin janvier 1494, une sorte de rapport -aux membres du Chapitre de Séville. Les deux récits ne se contredisent en rien, mais celui du médecin, acteur et témoin, est naturellement considéré comme plus classique[4] ; malheureusement, aucun d'eux n'a été écrit par un marin à proprement parler, de sorte qu'en nous plaçant à notre point de vue très spécial, les détails techniques manquent et nous sommes la plupart du temps obligé de les deviner ou de les supposer.

 

La Traversée.

L'escadre, comme les caravelles de la première Expédition, fit d'abord route sur les Canaries. Après deux jours de bon vent, puis quarante-huit heures de calme, elle mit encore deux jours pour arriver à la Grande Canarie, où elle mouilla pendant 24 heures pour réparer (?) un des navires qui avait une voie d'eau. Quatre à cinq jours furent encore nécessaires, par suite du calme, pour atteindre Gomère où se fit le plein de vivres, de bois et d'eau. Enfin, elle toucha à l'île de Fer où l'on se procura huit cochons à 4 fr. 50 pièce, et c'est ainsi que ces intéressants animaux purent faire souche importante au Nouveau Monde.

Le départ des Canaries pour la traversée eut lieu le 13 octobre. Colomb était trop sincèrement religieux pour être superstitieux, et on peut noter fréquemment qu'il ne craignait ni le vendredi ni le 13. Il ne semble pas non plus que la date de l'appareillage, l'anniversaire à un jour près de son débarquement aux Indes, soit autre chose qu'une coïncidence fortuite.

La traversée, favorisée par de jolies brises régulières, fut excellente. Colomb, la première fois, avait fait une route générale à l'Ouest et suivait à peu près le 28° de latitude Nord ; voulant maintenant aborder aux îles situées plus au Sud et un peu plus à l'Ouest, qui lui avaient été indiquées par les Indiens, il adopta une route moyenne W. quart SW. demi-Sud qui, de son point de partance situé sur le 28° de lat. Nord, l'amena à son point d'arrivée au 15°30' de lat. Nord. Ainsi, il navigua en plein domaine des alizés de NE. et le premier dimanche après la Toussaint qui fut le 3 novembre, un moment avant le lever du soleil, un pilote du vaisseau Amiral s'écria : Bonne nouvelle, nous tenons (tenemos) la terre ! Le récit de Chanca, reproduit par de Navarette, porte tenemos tierra et le traducteur met : nous avons la terre. Nous rétablissons le mot tenir, traduction littérale de l'espagnol, car cette expression est très usitée encore aujourd'hui par nos marins français et fréquemment on entend dire à bord de nos navires : nous tenons la terre ou encore, ce coup-ci nous tenons bien la terre.

Chanca ajoute : Les pilotes de l'escadre comptaient depuis l'île de Fer jusqu'à la première terre les uns 806 lieues, les autres 780, et il remarque avec raison que la différence n'était pas grande. Ces constatations prouvent encore une fois l'habileté extraordinaire des navigateurs de l'époque dans les évaluations de vitesse.

La distance parcourue en ligne droite par l'escadre de Colomb depuis Pile de Fer était d'environ 2.450 milles marins actuels, soit 550 de moins que lors du premier voyage, et elle fut accomplie dans le temps relativement très court de 21 jours avec des caraques chargées et qui retardaient la marche des caravelles.

 

Les Caribes.

A l'Ile en vue, Colomb donna le nom de Dominique parce qu'elle fut découverte un dimanche, peut-être aussi parce que son père le portait. Ce même jour on en aperçut une seconde qui fut baptisée Marigalante, du nom de la nef Amirale, puis dans la journée on en compta jusqu'à six. On débarqua alors sur Marigalante avec le protocole habituel pour prendre possession de tout l'archipel, et le lendemain sur la Guadeloupe où l'on fit connaissance avec les Caribes ou Cannibales, dont Colomb avait tant entendu parler par les Indiens d'Hispañola qu'il fut peu étonné de leurs mœurs.

Chanca nous donne des détails sur les coutumes très spéciales de ces anthropophages et Sébastien Munsteri, dans sa Cosmographie Universelle qui date de 1552, les confirme en les complétant. Nous ne pouvons certifier qu'ils soient absolument exacts, mais dans ce cas ils témoigneraient des habitudes d'ordre et de prévoyance des Caribes.

Notre ami le capitaine de vaisseau Capronnier nous assura, en tous cas, que les mêmes précautions n'étaient pas prises par les anthropophages qu'il fréquenta en Nouvelle-Calédonie. Il est vrai que les mœurs peuvent varier comme le goût puisque, contrairement aux Caribes, les néo-Calédoniens préféraient la chair de la femme à celle de l'homme, le foie étant considéré comme un mets des plus délicats.

Chanca et Sébastien Munsteri nous enseignent qu'aux Indes, après un raid victorieux chez les voisins, les morts étaient mangés immédiatement, puis un choix était fait parmi les prisonniers. Ceux qui ont barbe sont fendus en deux, tripes et membres mangés, le reste est salé et séché comme nos saucisses et jambons. Les jeunes gens sont traités comme chapons et engraissés comme tels. Les jeunes femmes sont gardées pour la lignée ; nous dirions pour assurer le cheptel puisque leurs enfants mâles devenaient à leur tour provisions de bouche, et les femelles. des productrices. Les vieilles femmes étaient utilisées comme servantes, de sorte que la crise domestique était facilement conjurée. Lorsque les os des victimes avaient été bien rongés, on en fabriquait des pointes de flèches ; ainsi rien n'était perdu.

Nous nous abstiendrons, par crainte de sortir du cadre de notre sujet, d'insister sur les considérants auxquels ces révélations sur l'homme de la nature peuvent donner naissance, dans les cerveaux moins préoccupés des applications pratiques que curieux de philosopher, surtout quand tout danger de devenir un participant passif ou même actif est écarté. Les esprits cultivant volontiers le paradoxe admettront que la guerre, ainsi envisagée, prend presque une allure rationnelle, puisque l'alimentation devient son unique but. Les belligérants n'ayant aucun intérêt à gaspiller les provisions de l'avenir, les hécatombes sont limitées et l'impérialisme n'est plus à craindre ; les annexions suppriment du même coup l'escompte d'une ressource alimentaire directement proportionnelle au chiffre de la population annexée.

Mais abandonnons ces paradoxales utopies pour revenir à la réalité.

Après avoir quitté la Guadeloupe, l'Amiral, se dirigeant vers le Nord-Ouest, favorisé par les vents régnants des régions Est, découvrit un chapelet d'îles et débarqua dans quelques-unes d'entre elles, notamment à Porto-Rico.

 

Le retour à Hispañola.

Sans hésitation, ce qui prouve mieux que toutes les discussions que Colomb avait très suffisamment bien placé ses premières découvertes, comme ses toutes dernières, l'escadre arriva le 22 novembre à Pile d'Hispañola, atterrissant un peu au Sud de son point de partance précédent.

Le 27, après avoir reconnu Monte-Cristi désigné par l'Amiral lui-même aux navigateurs comme un point remarquable, on se trouva devant la Navidad.

La garnison laissée dix mois auparavant à terre, était munie d'artillerie, mais les deux coups de lombarde tirés par les navires restèrent sans réponse. En débarquant, on constata que le blockhaus était réduit en cendre et on trouva des cadavres un peu partout. La première tentative de colonisation au Nouveau Monde avait abouti à un désastre ; les Indiens avaient tout massacré.

Le cacique Guacanagri, l'ami des premiers jours, raconta qu'un roi plus puissant que lui nommé Caonabo en était la cause ; il prétendit même avoir été blessé à la cuisse en défendant les chrétiens, mais les médecins ne purent constater la vérité de son affirmation. Le Père Boyl voulut immédiatement faire exécuter Guacanagri ; l'Amiral s'y opposa, arguant qu'il était préférable de se ménager un allié tant que les preuves de sa félonie ne seraient pas démontrées. On apprit d'ailleurs avec certitude que le massacre des Fils du Ciel, comme les Indiens appelaient primitivement les Européens, venait de ce que ceux-ci s'étaient conduits comme des démons de l'enfer, pillant, volant et violant ; ils s'étaient fait haïr des Indiens et la discorde née dans leurs propres rangs en fit une proie facile.

De bonnes et utiles relations se renouèrent cependant avec Guacanagri ; en venant visiter les vaisseaux, celui-ci fut épouvanté par la vue des chevaux qui, avec les chiens de combat, devinrent la terreur des naturels, mais il facilita l'évasion de certaines Caribes emmenées prisonnières par Colomb et qui, quoique anthropophages, avaient su charmer le Cacique.

Colomb décida de construire une ville à peu près à la même distance à l'Est de Monte-Cristi que la Navidad en avait été à l'Ouest, et le 6 janvier 1494, deuxième anniversaire du triomphe de la chrétienté à Grenade, la Grand'Messe fut célébrée à Isabela dans la première chapelle du Nouveau Monde.

Cependant, le désenchantement ne tarda pas à régner parmi les hidalgos et autres ; il fallait travailler, alors que l'on croyait n'avoir qu'à se baisser pour ramasser de l'or. L'état sanitaire devint franchement déplorable, aggravé par le mauvais état d'une grande partie des provisions emportées. L'expédition avait été équipée avec la liquidation des stocks de guerre et le contrôleur général Juan de Soria chargé de cette opération ne l'avait pas conduite avec une scrupuleuse honnêteté.

Colomb décida alors d'envoyer en Espagne douze de ses navires emportant des produits du pays et une grande partie des malades et des mécontents, parmi lesquels le Père Boyl ; celui-ci avait été le principal brandon de discorde par son caractère, son sacerdoce aurait dû faire de lui le prêtre de bonté, il fut le prêtre de combat.

La flotte appareilla le 12 février 1494 sous le commandement du gouverneur de la ville de Isabela, Antonio de Torres, nommé capitaine de la Marigalante.

L'Amiral avait remis une lettre à cet officier pour les Rois Catholiques, dans laquelle, en même temps qu'il leur rendait compte de ses faits et gestes, il soumettait à leur haute approbation ses décisions, ses projets et ses désirs et leur exposait ses plaintes concernant les fourberies des fournisseurs de vivres et le maquignonnage des chevaux livrés. L'original de cette lettre a été heureusement conservé[5]. Elle est divisée en vingt-quatre petits chapitres et les réponses des Souverains sont en marge de chacun d'eux.

D'une très grande clarté, elle montre les très réelles qualités d'administrateur de Colomb, qualités qu'on lui a contestées !

Les réponses de Leurs Altesses sont, les unes très courtes, telles que Il a bien fait ou C'est bien, et c'est ainsi qu'il devait faire ; les autres assez longues, entrant dans les détails, et confirmant que des ordres ont été transmis à Fonseca pour que satisfaction soit donnée aux demandes de Colomb, celles concernant les fourberies témoignent de la colère des Souverains et contiennent la promesse d'exercer des poursuites. Toutes, sauf une qui est réservée, sont nettement approbatives et favorables.

Nous touchons ici à un point délicat de l'histoire de Colomb, car ses détracteurs, fermant les yeux sur ce qu'ils ne peuvent cependant ignorer, en profitent pour le déchirer à belles dents. Ce procédé, qui ne brille pas par l'élégance, contribuera facilement à la confusion de ces avocats unilatéraux.

Colomb avertit les Souverains qu'il envoie en Espagne des hommes, des femmes, des enfants et des petites filles cannibales. Leurs Altesses pourront les mettre entre les mains des personnes qui seront les plus capables de leur enseigner la langue, en les exerçant au service et en ordonnant peu à peu qu'on en ait plus de soin que des autres esclaves, afin qu'ils apprennent les uns des autres... ainsi ils abandonneront leur coutume barbare de manger leurs semblables... En comprenant la langue espagnole, ils recevront beaucoup plus tôt le baptême et assureront le salut de leur diane ; en outre, il en résultera un grand bien pour les peuples qui n'ont pas une semblable cruauté en voyant que nous avons saisi et mené en captivité ceux qui leur font du mal, et dont ils ont une si grande frayeur... A ceci Leurs Altesses répondent Que c'est très bien, et qu'il (l'Amiral) doit le faire ainsi.

Mais dans le Item suivant, Colomb propose aux Souverains d'envoyer chaque année aux Indes des caravelles en nombre convenable pour y transporter des troupeaux et autres animaux et choses, afin de peupler les champs et de tirer parti du terrain. Ces troupeaux, etc. seraient vendus à des prix modérés pour le compte des porteurs, et on pourrait les payer avec des esclaves, pris parmi ces cannibales, hommes féroces, propres à tout, bien proportionnés et d'une grande intelligence et qui, lorsqu'ils auront perdu les sentiments cruels auxquels ils sont habitués, seront meilleurs qu'aucune autre espèce d'esclaves... Leurs Altesses pourraient établir des droits sur la vente à leur arrivée en Espagne.

Christophe Colomb, gouverneur des Indes, proposait à ses Rois d'organiser la traite des Indiens et d'en faire profiter les caisses de l'Etat. C'est tout simplement abominable ; le fait que ce contingent d'esclaves devait être pris parmi les Cannibales ne tempère pas à nos yeux l'horreur de ce projet froidement exposé.

Toutefois, ceux qui se dressent en accusateurs de Colomb ne vont pas assez loin ; ce n'est pas contre lui seul, mais contre une bonne partie de l'Europe de cette époque, qu'ils devraient tonitruer et, dans les siècles qui suivirent, contre toute l'Europe ! Colomb par sa proposition, sans faire la moindre violence aux coutumes de son temps, mouftait seulement qu'il cherchait à tirer tout le parti possible des pays qu'il avait découverts ; peut-être, s'il n'avait pas pensé à utiliser ces ressources un peu spéciales, l'eût-on accusé d'incurie et d'impéritie !

A la fin du ive siècle, l'esclavage existait en Europe, surtout dans les pays méditerranéens, où les Sarrasins venaient cueillir femmes et hommes pour les vendre sur leurs marchés. Les chrétiens, Espagnols, Portugais, Italiens usant largement de réciprocité, réduisaient en esclavage les musulmans dits prisonniers de guerre, et des corsaires naviguant sous pavillon de la Croix se livraient avec grands profits, spirituels et monnayés, à ce trafic. D'autre part, les Portugais, sans que personne y trouvât à redire, amenaient en esclavage des nègres de la Guinée. Juan de Fonseca, le directeur de l'Office des Indes, ne possédait-il pas huit cents esclaves !

Les Espagnols et les Portugais furent les derniers à pratiquer l'esclavage dans l'Ancien Continent, comme ils furent les premiers à l'importer dans le Nouveau. Las Casas l'organisa régulièrement dès le début du XVIe siècle et, après avoir été un de ceux qui vitupérèrent le plus fort contre la traite des Indiens suggérée par Colomb, proposa et obtint celle des noirs, pour le travail des mines et l'exploitation des terres ! ! Anglais, Hollandais, Français suivirent ce déplorable exemple.

Les accusateurs de cet Amiral du XVe siècle crieraient peut-être un peu moins fort s'ils voulaient se souvenir que l'Angleterre n'abolit l'esclavage et la traite des noirs dans ses colonies qu'en 1833, et qu'il fallut en France la République de 1848, après les propositions du duc de Broglie en 1843, et l'intervention des Arago, Agenor de Gasparin, Wallon, Victor Schœlcher, pour arriver au même résultat ! Ils ne devraient pas non plus oublier que l'émancipation des nègres commença en 1884, au Brésil, grâce à l'empereur Dom Pedro, mais qu'elle ne fut définitive qu'en 1890. Et, ce n'est qu'après la guerre hispano-américaine de 1898 que l'esclavage fut totalement aboli à Cuba.

Christophe Colomb, en 1494, était blâmable, avouons qu'il était excusable ; s'il avait agi autrement, il aurait mérité cette béatification, demandée par de trop enthousiastes et partiaux admirateurs, que lui refusa justement un jugement le laissant homme de génie mais ne l'admettant pas comme Saint.

Les Rois catholiques, bien qu'on ait voulu le faire croire, ne répondirent pas à sa proposition en poussant des clameurs de réprobation, ils écrivirent simplement en marge : On a suspendu ceci pour le moment, jusqu'à ce qu'on propose d'autre moyen dans l'île ; l'Amiral devra écrire ce qu'il pense à ce sujet. C'est déjà très beau et nous espérons sincèrement, comme quelques chroniqueurs l'affirment, que cette restriction fut dictée par le cœur de la Reine Isabelle, qui n'aurait ainsi donné qu'une preuve nouvelle de sa grande bonté, étayée sur des sentiments d'humanité en avance de plusieurs siècles.

La flotte commandée par Antonio de Torres expédiée, Colomb commença à préparer son propre départ en exploration et, tandis que ses navires étaient en armement, une excursion fut conduite avec grand apparat dans l'intérieur de l'île. Elle aboutit à la découverte d'une mine d'or assez riche près de laquelle on construisit une ville que l'Amiral nomma Saint-Thomas, pour confondre ceux qui avaient voulu toucher du doigt le précieux métal avant de croire à son existence.

 

C. Colomb découvre la Jamaïque et explore la côte SW. de Cuba.

Le 24 avril, Christophe Colomb appareilla avec la Santa Clara, qui n'était autre que la glorieuse petite Niña de la première expédition, le San Juan et la Cordera. Ces trois navires étaient des caravelles de petites dimensions, l'Amiral restant fidèle à son principe que ce type de bâtiment était le plus approprié aux explorations côtières. Cinquante hommes de mer l'accompagnaient, dont le fidèle Juan de la Cosa. Il laissait à Isabela la Gallega et un autre navire, probablement la Capitana.

En partant ainsi, Colomb n'avait pu résister à sa passion de la découverte et à sa curiosité de marin. L'histoire du monde n'a pas eu lieu de s'en plaindre, mais le gouverneur des Indes eut tort d'abandonner la colonie à elle-même.

La saison était encore favorable, et les caravelles, profitant des vents portants, longèrent la côte Sud de Cuba, entrèrent en rade de Gutamano, atteignirent la côte Nord de la Jamaïque, mouillèrent dans le port de Santa Gloria et enfin à Puerto Bueno où on les caréna. Elles remontèrent ensuite vers Cuba et s'insinuèrent entre un archipel d'îlots et de récifs et la côte SW. de la grande île. Colomb passa ainsi dans un fouillis d'îlots, et émerveillé par leur végétation luxuriante, les nuées de papillons et d'oiseaux et les tortues émigrantes, il leur donna le nom de Jardins de la Reine.

A la mi-juin, il arriva à la hauteur de l'île de Pinos et alors, contrairement à son idée de 1492, il fut persuadé que Cuba était une partie du continent d'Asie. Il en prit possession, et devant le notaire Fernand Perez de Luna, tous durent jurer qu'ils partageaient sa conviction. Il fut spécifié en outre que quiconque prétendrait plus tard le contraire aurait la langue coupée et paierait une amende de dix mille maravédis s'il était officier, ou recevrait cent coups de fouets s'il était simple marin.

Etait-ce une menace sérieuse ? ou une simple formule comme celle encore usitée de nos jours qu'on me coupe la langue si je mens ? En tous cas, elle ne fut pas mise à exécution. Mais il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'elle l'eût été ; à cette époque un peu rude, les fraudeurs du fisc, comme première et plus douce punition, n'avaient ils pas les oreilles coupées ? Si cette peine était actuellement appliquée, la mode des oreilles couvertes reviendrait certainement.

Il n'est pas nécessaire d'être un apologiste de Colomb pour excuser son erreur ; que l'on veuille bien jeter les yeux sur une carte et l'on se rendra compte qu'il ne s'en faut que de 105 milles pour que Cuba fasse partie du continent, et qu'il suffirait de go milles pour que la presqu'île de Floride fût une île !

Il est regrettable, cependant, que Colomb n'ait pas continué sa route, car en poussant de 100 milles à l'Ouest, il atteignait l'extrémité de Cuba, et avec 105 milles de plus, si les courants ne l'avaient pas drossé dans le golfe du Mexique, ce qui aurait encore mieux valu, il atterrissait sur la presqu'île du Yucatan.

Le 25 juin, le retour fut décidé et sans trop de difficultés on atteignit le cap de Crux au SW. de Cuba. Le 18 juillet on fit route sur la Jamaïque, mais la saison était déjà très avancée ; Colomb était en plein hivernage, époque des orages, des pluies, des coups de vent, même des cyclones. Les caravelles, en proie aux contrariétés de toutes sortes, notamment les vents debout, se trouvèrent dans les conditions les plus défavorables. Elles côtoyèrent cependant le Sud de la Jamaïque, parvinrent le 20 août au cap SW. d'Hispañola, explorèrent la côte Sud de cette île et rentrèrent à Isabela par l'Est, le 24 septembre, après cinq mois d'absence.

Aucune mine d'or n'avait été rencontrée, mais ceux qui reprochent le plus à l'Amiral d'en avoir tant cherché oublient de dire que, grâce à ce voyage, une île grande et riche avait été découverte et qu'un peu plus de 1.260 milles de côtes nouvelles avaient été explorées

Christophe Colomb, terrassé par la fatigue, rentra à Isabela porté sans connaissance sur une civière. Pendant cette navigation si pénible, le Découvreur écrivit : Jamais rien, ni pour or ni pour argent, ne me ferait plus m'exposer à tant de soucis, car il ne se passe point de jour que je ne m'approche à tout moment de la mort ! Nombreux sont les explorateurs qui ont écrit : Jamais plus... sur leur journal intime et qui cependant, à peine de retour, ne pensaient qu'à repartir ! Colomb en fit ainsi.

 

Barthélémy Colomb.

Lorsque l'Amiral revint à la santé, la vue de son frère Barthélémy, .récemment débarqué, le réconforta. Ayant l'esprit de famille très développé, il tenait plus aux honneurs et aux richesses pour ceux des siens qu'il en jugeait dignes que pour lui-même. Son affection, en l'espèce, était fort bien placée.

Comme il arrive fréquemment, ces descendants de plébéiens (nous dirions aujourd'hui de prolétaires) étaient loin d'être les premiers venus. L'aîné des quatre frères était génial et les deux qui vivaient encore — Giovanni-Pellegrino était mort — avaient une incontestable valeur. Ainsi, grâce aux solides vertus d'un père sobre, travailleur, économe et avisé, sachant élever ses enfants, presque toute une famille passa dans cette classe intermédiaire (nous dirions aujourd'hui bourgeoise) qui sauve les Etats en maintenant dans la cité l'ordre établi[6].

Nous avons déjà parlé de Diego qui était parti de Cadix avec Colomb. Barthélémy, très cultivé, parlant latin, italien, portugais, danois, anglais et espagnol, était un excellent cartographe, très supérieur même dans cet art à son frère Christophe ; homme d'action énergique, son courage frisant la témérité était secondé par une force physique exceptionnelle. Alors que son aîné se rendait en Espagne, Barthélémy, en 1488, était passé en Angleterre, dans l'espoir d'intéresser Henri VII aux projets d'expédition de son frère. N'ayant récolté auprès de ce souverain que de très vagues promesses, il se rendit en France vers 1491 où il s'attacha à Madame de Bourbon. Quand le bruit de la découverte de la route des Indes parvint à Charles VIII, celui-ci fit venir Barthélémy, lui communiqua lui-même la bonne nouvelle, le gratifia de cent écus et facilita son départ pour Séville, où il arriva quand son frère avait déjà quitté de nouveau l'Espagne.

La Reine Isabelle lui octroya des lettres de noblesse, lui fournit trois navires et le chargea de remettre à Colomb des cadeaux de luxe lui permettant de tenir son rang, et par une attention des plus délicates, nombre de choses qu'elle savait flatter ses goûts raffinés. Avec de belles tapisseries, des meubles de valeur, des couvertures brodées à ses armes, un tapis, etc. se trouvaient : dix mains de papier, des draps fins, de l'eau de roses et de fleur d'oranger, soixante-quinze livres de savon, des provisions de bouche variées et nombre de futilités.

A partir de l'arrivée de ses frères, si Christophe Colomb resta la tête, Barthélémy devint le bras ; mais le bras était lourd, car à ses merveilleuses qualités se joignait malheureusement une inflexibilité de caractère qui exaspérait les Espagnols, peu enclins à supporter l'autorité d'un étranger dont ils devinaient les origines obscures. Il fut cependant très utile à Colomb, car pendant les cinq mois d'absence de l'Amiral, la conduite des Espagnols avec les naturels fut telle, que le roi Caonabo n'eut aucune difficulté à fomenter une immense révolte. Guacanagri révéla ce complot à l'Amiral dès son retour et le Seigneur Ojeda envoyé en éclaireur s'empara de Caonabo par ruse et par courage et le ramena prisonnier. Les indigènes se soulevèrent en masse et menacèrent sérieusement la colonie, mais ils furent complètement battus par Barthélémy qui donna largement de sa personne, inspirant le respect aux vainqueurs et aux vaincus.

Vers cette époque, on fonda la ville de Saint-Domingue et cet événement fut, dit-on, le résultat d'une idylle. Le Seigneur Miguel Diaz avait tué un adversaire en duel, contrevenant ainsi à des ordres formels et il dut s'enfuir dans la campagne pour éviter le châtiment ; il rencontra dans son exil la princesse indienne Catalina et les jeunes gens s'aimèrent. La noble indienne lui révéla l'emplacement d'une mine d'or que Miguel Diaz fit connaître à Colomb, obtenant ainsi sa grâce, et c'est dans le voisinage que s'éleva la future capitale de l'île.

Hispañola semblait entrer dans une période d'apaisement. Mais les douze caravelles d'Antonia de Torres étaient arrivées en Espagne — les calomnies du père Boyl, de Pedro Margarit et de tous les mécontents furent semées grand train. Elles trouvèrent en Rodriguez de Fonseca, directeur de l'Office des Indes, un terrain d'autant plus favorable que ce fonctionnaire, déjà hostile à l'irrégulier qu'était Colomb, recevait justement des Souverains, qui venaient de lire et d'étudier la lettre de l'Amiral, l'ordre formel d'obtempérer à ses désirs.

L'opinion publique s'en mêla et le gouvernement — nous voulons dire les Rois Catholiques se trouva forcé de constituer une Commission d'enquête. Aguado, intendant de la Chapelle Royale, fut désigné pour la diriger. C'était un obligé de Colomb, mais si, comme le bruit en courut, la Reine l'avait choisi pour cette raison, sa bonté mit sa psychologie en défaut, car suivant une loi très humaine Aguado pardonnait difficilement à l'Amiral les services que celui-ci lui avait rendus et était, de plus, l'âme damnée de Fonseca.

Il partit pour Hispañola avec trois caravelles ; sur l'une d'elles, se trouvait un jeune florentin, Amerigo Vespucci, qui venait pour la première fois dans ce Nouveau Monde, ignorant comme il l'ignora toujours, le rôle prépondérant que son nom devait y jouer dans la suite.

L'enquête fut menée par Aguado d'une façon à la fois si vile et si arrogante que Colomb, excédé, décida de rentrer en Espagne pour se justifier. Son frère Barthélémy devait gouverner en son absence et fut nommé par lui Adelantado, c'est-à-dire intendant général ; les pouvoirs de la justice furent remis à Francisco Roldan.

Mais un Urican, mot d'où vient hurricane en Anglais, ouragan en français et dont les Indiens se servaient pour désigner un cyclone, détruisit six des navires qui étaient en rade, n'épargnant que la Santa Clara, ex Niña. Colomb fit alors construire avec les débris des naufrages un bâtiment qui reçut le nom de India. Ce fut le premier navire mis en chantier et lancé au Nouveau Monde.

 

Le Retour.

L'Amiral embarqua enfin sur la Santa Clara, tandis qu'Aguado avait pris passage sur l'India. Les deux bateaux appareillèrent le 10 mars 1496 ; après une lente navigation, vent debout, ils arrivèrent à la Guadeloupe, d'où le départ définitif pour l'Espagne eut lieu le 20 avril.

La traversée fut très longue et très pénible et il est facile d'en trouver la raison, en traçant l'itinéraire sur la carte des vents dressée pour les mois d'avril, mai et juin.

A cette époque de l'année, entre les 15° et 25° de latitude Nord et jusqu'aux environs du 390 de longitude Ouest (Greenwich), c'est-à-dire pendant à peu près la première moitié du trajet, on constate une probabilité extrêmement faible de vents permettant de faire route à l'Est. Les caravelles eurent la malchance de rencontrer ces vents exceptionnels. Ce qui semblait être une faveur devint la cause de leurs malheurs ; si en effet les vents, d'ailleurs très légers, avaient été dès le début nettement contraires, elle : se seraient remontées dans le Nord en naviguant au plus près ou en louvoyant, gagnant rapidement la région des vents à prédominance Ouest : à la voile le chemin le plus court n'est pas toujours la ligne droite. Mais ce n'est qu'après le 39° de longitude que la Santa Clara et l'India firent route presque directe au Nord, vraisemblablement par la force des choses, jusqu'au 35° de latitude ; il était alors trop tard, car si à partir du 28° de latitude elles tombaient bien dans la zone des vents variables, en ce point, les calmes comme les coups de vent sont fréquents à cette époque de l'année et ni les uns ni les autres ne leur furent ménagés.

Pendant les 51 jours que dura cette traversée, l'eau et les vivres s'épuisèrent et il fallut rationner les équipages. Quelques énergumènes songèrent, paraît-il, à rendre aux Cannibales la monnaie de leur pièce en augmentant les rations à leurs dépens ; d'autres, plus nombreux, voulurent se contenter d'économiser les vivres qui revenaient aux Indiens en jetant ceux-ci à la mer. Aucun de ces projets ne fut exécuté. Le roi captif Caonabo mourut bien en route, ainsi que quelques-uns de ses sujets, mais ce fut de mort naturelle.

Enfin on vit la terre ; le point estimé était exact, le cap Saint-Vincent fut reconnu et, le 11 juin, Colomb entrait à Cadix.

 

 

 



[1] Ces deux lettres se trouvent dans la traduction de M. F. de Navarette par Chalumeau de Verneuil et de la Roquette, loc. cit.

[2] André de Hevesy, loc. cit.

[3] H. Vignaud, loc. cit. ; Marius André, loc. cit.

[4] Traduction de Navarette, loc. cit.

[5] Traduction de Navarette, loc. cit.

[6] Car il y a trois classes de citoyens : les riches, gens inutiles à l'Etat et toujours désireux de posséder davantage ; les pauvres manquant de nécessaire, violents envieux avant tout, et qui, égarés par les discours de chefs pervers, lancent contre les riches des traits injurieux ; c'est la classe intermédiaire qui sauve les Etats en maintenant dans la cité l'ordre établi. Les Suppliantes, Euripide, 400 ans avant Jésus-Christ.