LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

ÉPILOGUE.

 

 

Le chirurgien jules Cloquet a fait de La Fayette le portrait suivant :

La Fayette était d'une taille élevée et bien proportionnée. Son embonpoint, assez prononcé, n'allait pas jusqu'à l'obésité ; sa tête était forte, son visage ovale, régulier ; son front haut et découvert ; ses yeux. d'un bleu grisâtre, grands, saillants, surmontés de sourcils blonds, bien arqués, mais peu fournis, étaient pleins de bonté et d'esprit ; son nez était aquilin ; sa bouche, naturellement souriante, ne s'ouvrait guère que pour dire des choses bonnes et gracieuses ; son teint était clair, ses joues légèrement colorées ; et, à l'âge de soixante-dix-sept ans, aucune ride ne sillonnait son visage, dont l'expression générale était celle de la candeur et de la franchise. Sa voix, naturellement grave, était agréable. Il était doué d'une robuste constitution. Il ne fit qu'une seule maladie sérieuse, en 1778, aux Etats-Unis. Dans sa vieillesse, il souffrit de quelques accès de goutte erratique. Sa vue se conserva toujours, mais l'ouïe perdit de sa finesse. Depuis sa chute de 1803, il garda une raideur dans l'articulation de la hanche et dut marcher avec une canne. Il était très sobre et ne buvait que de l'eau[1].

La Fayette lisait beaucoup et écrivait encore davantage. Sa correspondance est des plus étendues et la famille n'en a publié que la partie la plus intéressante au point de vue général. Son style est correct et agréable ; il s'élève souvent en raison du sujet traité. Ses discours ne manquent jamais de noblesse.

Parmi les illustrations françaises, La Fayette est resté une des plus populaires. Sa longue et laborieuse carrière semble appartenir plutôt au domaine du roman qu'à celui de l'histoire. Son nom est indissolublement lié aux deux événements capitaux du XVIIIe siècle, l'indépendance des Etats-Unis et la Révolution française. Ce dernier rejeton d'une noble famille auvergnate eut, dès son adolescence, l'instinct de la liberté et la haine du despotisme. Destiné aux charges de la Cour, possesseur d'une belle fortune, marié à une petite-fille du maréchal de Noailles, il abandonne tout pour aller offrir son épée et ses services aux colons américains qui luttaient pour s'affranchir de la pesante tutelle de l'Angleterre, et ce gentilhomme de vingt ans, devenu major général de l'armée des rebelles, parvient à faire triompher leur cause. Son caractère chevaleresque charme tous les cœurs, et cet amoureux de la gloire la conquiert du premier coup. La fortune lui est absolument propice, et elle répare ses fautes et ses erreurs. La Fayette désobéit au roi et quitte la France en fugitif ; il y rentre triomphant et célèbre. Il laisse sa jeune femme et n'en est que plus adoré. Il attache sa renommée à la création d'un des plus grands Etats du globe et à l'avènement de la Révolution française. Il devient, en 1789, le citoyen le plus populaire de France, et Louis XVI est forcé de lui confier une armée. Il abandonne ses soldats pour des raisons purement politiques, et cette faute, qui pèse encore si lourdement sur d'autres généraux, se trouve effacée en quelque sorte par une dure et injuste captivité qui lui ramène toutes les sympathies. S'il applaudit au 18 brumaire, il ne s'enchaîne pas au char de Napoléon. S'il accueille volontiers la Restauration, parce qu'elle délivre la France d'un despote, il n'en reprend pas moins son rôle de défenseur des libertés publiques et de champion de tous les opprimés. Il a la joie de voir son fils unique lutter à ses côtés et la consolation de mourir dans ses bras. Si, fidèle sa conception de la monarchie constitutionnelle. fondée sur des institutions républicaines, il met Louis-Philippe sur le trône, il n'en prend pas moins la direction du parti libéral, dès qu'il voit les promesses oubliées et ses espérances déçues, et il meurt dans l'opposition.

Il ne faut pas chercher dans La Fayette un penseur ou un homme d'État. Comme chez les héros, le cœur primait en lui l'intelligence et le raisonnement. Sensible à tous les sentiments généreux, il se laissait prendre trop souvent à la fantasmagorie des mots plutôt qu'à la logique des faits. Aussi, que de fois il fut meurtri dans les aventures où le lançait sa noble et imprévoyante nature ! De là, des étonnements naïfs, des reculs soudains, des contradictions déconcertantes.

La Fayette est un type caractéristique du parlementaire, si on prend ce mot dans le sens où nous l'employons aujourd'hui. Sans doute, il déploya en Amérique et en France des facultés militaires ; toutefois il combattit plus par la parole et par la plume que par l'épée. Ce républicain de la veille ne voulut jamais concourir à l'établissement de la République ; il fut et resta toujours royaliste constitutionnel, et il traita de Jacobins les Girondins et les Montagnards. Sa soif de gloire et de popularité, jamais assouvie, cédait cependant au respect de la légalité. Il connut, pour parler comme en 1789, le Capitole et la roche Tarpéienne ; nul ne fut plus adulé, ni plus flétri. C'était un tempérament bien français ; il y avait en lui de l'insurgé. Il brilla surtout dans l'opposition. Il commit de lourdes fautes, mais le phare de la liberté l'éclairait toujours et le ramenait dans la bonne voie. Allié par sa naissance et par son mariage aux plus grandes familles de France, il se concilia et sut conserver, même dans la mauvaise fortune, les plus illustres amitiés. Celle de Washington suffirait à l'immortaliser.

Au milieu des vicissitudes les plus extraordinaires, la vie de La Fayette eut une remarquable unité. Ses conceptions politiques étaient déjà fixées dans son esprit[2], quand il alla offrir son épée aux insurgents, et elles ne se modifièrent jamais, malgré les événements. Les institutions républicaines dans une monarchie constitutionnelle, tel fut son constant idéal. Dans la bonne et la mauvaise fortune, pendant son règne à l'Hôtel de Ville ou dans les cachots d'Olmütz, il conserva sa foi et ses espérances. Jamais le découragement n'effleura le cœur de ce vaillant champion de la liberté.

La renommée lui vint de bonne heure ; personne, en dehors des souverains, ne reçut plus d'honneurs de son vivant. Son buste placé, dès 1786, à l'Hôtel de Ville de Paris, son effigie ornant les capitoles des grandes villes de l'Union, son nom donné à un navire[3], à un fort, à des comtés et à des cités des États-Unis, les hommages qui lui furent prodigués en 1784, en 1789, en 1824 et en 1830, lui donnèrent un avant-goût de la postérité. David d'Angers le fit figurer, quoique vivant encore, parmi les grands hommes dans le bas-relief du fronton du Panthéon[4]. En 1830, on surmonta de son buste en plâtre une fontaine de la place des Invalides[5].

Aujourd'hui sa renommée n'est pas moins étendue, ni moins vivace. Paris est encore rempli du souvenir de La Fayette. Sur la place des États-Unis se dresse le groupe de Bartholdi représentant La Fayette et Washington[6]. Une des rues les plus longues et les plus fréquentées l'a pour parrain, et de même que les curieux de 1790 allaient voir son effigie en cire dans le cabinet de Curtius, de même ceux de 1898 la trouvent au musée Grévin. Quel Parisien ne prononce journellement son nom ? A la Bibliothèque nationale et au musée Carnavalet figurent les livres, les portraits. les estampes. les médailles et les objets divers dont ce grand citoyen a fourni le sujet.

Son buste, par Houdon, orne les galeries de Versailles. Toutes les grandes cités de France, Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, Toulouse, et un grand nombre d'autres villes secondaires ont donné le nom de La Fayette à une avenue, à une place ou à une rue. Le château de Chavaniac est toujours rempli des reliques de son ancien propriétaire[7], et les livres de sa bibliothèque y sont conservés encore avec l'ex-libris à ses armes et la fière devise : Cur non ? En 1893, à l'exposition de Chicago, ces souvenirs de La Fayette figuraient dans la salle d'honneur du pavillon national français[8].

Les Etats-Unis n'ont pas été moins prodigues d'hommages à cet illustre champion de leur indépendance. Sept comtés, cinq villes et un des monts de la section ouest des montagnes Blanches portent le nom de La Fayette[9]. Il n'est pas de ville où une place, un square, une rue ne soit placé sous son vocable. A New-York se dresse la statue sculptée par Bartholdi, et à Washington on admire le monument dû au ciseau de Falguière et de Mercié[10].

En Algérie, une commune du département de Constantine porte le nom du grand citoyen.

Un paquebot de la Compagnie générale transatlantique s'appelle le La Fayette. Chaque année, au jour anniversaire de la mort du héros, la colonie américaine de Paris va porter une couronne au cimetière de Picpus[11], et, à New-York, la société La Fayette couvre de fleurs la statue érigée dans l'Union square[12].

Les amateurs d'Europe et d'Amérique recueillent avec un soin jaloux tout ce qui concerne La Fayette, livres, autographes, portraits, estampes, caricatures, médailles. Innombrables sont ces reliques, et c'est là une marque certaine de l'étendue de sa célébrité. La bibliographie de La Fayette constituerait à elle seule un volume, et son iconographie, depuis la caricature que lui consacra James Gillray, en 1781, jusqu'aux portraits publiés à l'occasion de sa mort, serait longue à dresser.

La Fayette fut un homme heureux, et sa bonne fortune l'accompagne devant la postérité. Sa famille, ses compagnons d'armes, ses collaborateurs, ses amis, ses correspondants et même ses adversaires bénéficient de sa renommée. Tout conspire à perpétuer sa popularité. Les centenaires de la déclaration de l'indépendance des Etats-Unis et de la Révolution de 1789 ont ramené sur lui l'attention universelle, et on peut prévoir que le centenaire de la révolution de 1830 ne lui sera pas moins propice. En vain on a surfait ses mérites ou on a trop méconnu ses qualités : la postérité, plus équitable, oubliant les faiblesses de l'homme politique, et ne se rappelant que son caractère chevaleresque et son patriotisme indomptable, garde avec indulgence et sympathie la mémoire de cet enfant gâté de la fortune, de ce brillant représentant de l'esprit et du caractère français.

 

 

 



[1] Cf. Jules Cloquet, Souvenirs sur la vie privée du général Lafayette, p. 7 à 11.

[2] L'écriture de La Fayette fut formée de bonne heure, et elle ne subit jusqu'à sa mort que des variantes insignifiantes. Elle devint seulement plus ferme et plus droite. Les fac-simile reproduits dans ce volume édifieront, les lecteurs sur ce point graphologique.

[3] On lit dans la Gazette d'Amsterdam, du 26 février 1782 : Le corsaire le marquis de La Fayette a conduit au Cap-Français le navire anglais le Héros, venant de la Géorgie.

[4] Cf. Henry Jouin, David d'Angers, t. Ier, p. 335. — Quand l'esquisse fut soumise par l'auteur au ministère, le roi, qui la vit, se montra mécontent de voir La Fayette figurer près de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau. Thiers en fit l'observation à David d'Angers, qui refusa de rien changer à son projet et obtint gain de cause. — David d'Angers plaça également l'effigie de La Fayette dans les bas-reliefs de ses monuments du général Foy et de Gutenberg.

[5] On lit dans un article de David d'Angers, intitulé : Des principaux ouvrages de sculpture élevés en France par souscription : La Fayette avait pour monument un buste en plâtre, placé en 1830 sur une fontaine de la place des Invalides : on n'a même pas attendu que le plâtre fût détruit par les années, on l'a brisé ! (Cf. H. Jouin, David d'Angers, t. II, p. 114.)

[6] Ce groupe a été offert à la ville de Paris par M. Joseph Pulitzer, directeur du World de New-York, et il a été inauguré le 1er décembre 1895. Il porte cette inscription : La Fayette et Washington, hommage à la France en reconnaissance de son généreux concours dans la lutte du peuple des Etats-Unis pour la liberté et l'indépendance.

[7] Cf. Henry Mosnier, Le château de Chavaniac-Lafayette ; Le Puy, Marchessou, 1883, in-8°.

[8] Le catalogue en a été rédigé par Lucien Faucou.

[9] J'ignore si ce dénombrement est exact. Les sept comtés sont placés dans les Etats de Géorgie, d'Illinois, d'Indiana, de Kentucky, de l'Ohio, de Pennsylvanie et de Tennessee. Les villes ou villages sont situés dans les Etats de l'Arkansas, de la Caroline du Sud, de Cumberland, de Géorgie et de Tennessee. Les plus considérables d'entre elles sont Fayetteville, chef-lieu du comté de Cumberland, dans la Caroline du Sud, et Fayetteville, chef-lieu du comté de Fayette, dans la Géorgie.

[10] Le monument de Falguière et de Merdé a été élevé à la mémoire de La Fayette et de ses compagnons Rochambeau, d'Estaing, de Grasse et Du Portail.

[11] Cf. le Temps du 2 juin 1897.

[12] Cf. le Temps du 6 juin 1897.