LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XXIX

 

La Fayette présente l'adresse des Irlandais au préfet de la Seine (6 janvier 1831). — Allocution d'Odilon Barrot et juste éloge du général. — Il préconise la forme du jury américain ou anglais, déclare que la Révolution de 1789 n'avait pas d'abord voulu être conquérante, et exprime ses sympathies pour la Pologne (10 et 15 janvier). — Il est nommé membre du conseil général de Seine-et-Marne (18 janvier). — Lettre à Palmerston (23 janvier). — Discours à la Chambre (28 janvier). — Il demande à Laffitte un prêt pour les Polonais (10 février). — Il offre un asile à l'archevêque de Paris (14 février). — Discours sur l'augmentation du nombre des électeurs et sur l'indépendance de la Belgique (20 et 23 février). — Il se prononce contre le cens d'éligibilité (7 mars). — Il recommande la cause polonaise au roi de Suède et parle en faveur de la Pologne (17 et 18 mars). — Popularité de La Fayette. — A Lahore, Victor Jacquemont boit à sa santé (mars 1831). — Lettre du général Arthur O'Connor sur les causes qui ont privé la France des avantages de la révolution de 1830 (15 avril). — La Fayette remercie le général Ostrowski du titre de garde national polonais (21 avril). — Il intercède auprès de Casimir-Perier pour les proscrits italiens (6 mai). — Mort de César de La Tour-Maubourg (28 mai). — Exposé de principes aux électeurs de l'arrondissement de Meaux (13 juin). — Impression et distribution de ce manifeste. — Il est réélu député par les arrondissements de Meaux et de Strasbourg (15 juin). — Il opte pour le premier. — Il assiste à l'anniversaire de la révolution de 1830 (27 juillet). — Il soutient Laffitte pour la présidence de la Chambre (1er août). — Discours à l'occasion de la discussion de l'adresse (15 août). — Il parle en faveur de la Pologne (11 septembre). — Il répond à un discours de Thiers (20 septembre). Il s'oppose à l'institution d'une pairie héréditaire et obtient gain de cause (6, 10 et 11 octobre). — Il accepte les fonctions de maire de Courpalay. — Il assiste, en uniforme de garde national polonais, à la célébration de l'anniversaire de l'insurrection de Pologne (29 novembre). — Appréciation de La Fayette par le duc de Dalberg (21 novembre). — Il fait supprimer les peines édictées contre ceux qui s'attribuent des titres de noblesse (7 décembre). — Lettres au comte Ostrowski, à lord Holland et à dom Pedro (3, 14 et 17 janvier 1832). — Il stigmatise la conduite de l'Autriche dans les affaires d'Italie (1er février). — Lettre au président Andrew Jackson et éloge des Belges et de leur roi (5 février). — Interpellation sur la conduite extérieure du gouvernement (8 mars). — Discours en faveur des réfugiés politiques (9 avril). — Mort de Casimir-Perier (16 mai). — Il écrit à lord Grey pour convier l'Angleterre à s'unir à la France pour sauver la Pologne, et il signe le compte rendu de l'opposition (29 mai). — Mort du général Lamarque (1er juin). — La Fayette tient un des cordons du poêle aux obsèques de celui-ci, et fait l'éloge du défunt (5 juin). — Insurrection des 5 et 6 juin 1832. — La Fayette la désapprouve, ainsi que la répression sanglante faite par le gouvernement. — Il explique les faits et sa conduite à Dupont de l'Eure et à un ami (9 juin). — Il donne sa démission de maire de Courpalay et de membre du conseil général de Seine-et-Marne (21 juin). — Il expose les raisons de cette décision et déclare ne vouloir conserver que les fonctions électives (20 juin). — Jeremy Bentham, décédé le 6 juin 1832, lui lègue une bague et son portrait.

 

Comme en 1791, et pour des causes analogues, La Fayette venait de rentrer dans la retraite ; on se débarrassait de lui, en supprimant, par les voies légales, son commandement. Mais, cette fois, gardant son siège à la Chambre des députés, il ne se retirait pas de la politique militante. Son activité s'exerça à l'égard des opprimés. Le 6 janvier 1831, il présenta au préfet de la Seine l'adresse par laquelle les Irlandais témoignaient leur sympathie au peuple français. Il prononça une allocution en anglais, et Odilon Barrot dit à La Fayette :

C'est avec une grande raison, général, que tous les peuples s'adressent à vous lorsqu'ils veulent féliciter la France du rôle brillant qu'elle vient de jouer dans l'histoire de la civilisation. Ils ne sauraient certainement trouver ailleurs une personnification plus vraie de tous les principes qui, depuis quarante ans, sont en lutte contre le despotisme et l'ignorance de toutes les vertus qui rendent un peuple digne de la liberté. Vous avez bien pu abdiquer le commandement-militaire qui vous mettait à la tête de toutes les classes éclairées de la nation ; mais votre influence, mais cette magistrature morale que, grâce à cinquante ans d'une vie sans reproche, vous exercez sur tous les esprits, vous ne pourrez jamais l'abdiquer, et vous serez toujours le drapeau autour duquel viendront se rallier tous les amis de la civilisation et de la liberté des peuples.

 

On ne pouvait faire un éloge plus juste de La Fayette. Être un drapeau, n'était-ce pas là le but poursuivi et atteint ? Rallier autour de lui tous les patriotes, n'était-ce pas son rôle permanent ? Il représentait les vieilles traditions libérales et il ne manquait jamais d'invoquer dans Ses discours la Constitution américaine et les principes de l'Assemblée constituante. En effet, le 10 janvier 1831, dans la discussion ouverte sur le jury. il préconisa la forme du jury américain ou anglais. Le 15, à propos de la politique extérieure, il déclara que la Révolution de 1789 n'avait pas d'abord voulu être conquérante, et il exprima ses sympathies pour la Pologne. Le 18, une ordonnance royale le nomma membre du conseil général de Seine-et-Marne. et il n'accepta que dans l'espoir de voir le nouveau mode d'élection réglé dans le plus bref délai[1]. Le 23 janvier, il félicita Palmerston de son arrivée au ministère des affaires étrangères, et lui recommanda la cause polonaise :

Et la Pologne, que ferez-vous, que ferons-nous pour elle ? Certes, il serait malheureux que l'ancienne indignation de votre pays sur le partage, vos récentes jalousies de la puissance russe, l'intérêt de toute l'Europe occidentale, et l'heureuse combinaison, en Angleterre et en France, de deux ministères et de deux rois libéraux, ne pussent pas réussir à relever une barrière dont personne ne conteste l'utilité, et laissassent écraser une nation généreuse, qui, si elle a reçu forcément le même monarque, n'en est pas moins étrangère à la Russie.

 

Le 28 janvier. La Fayette déclara que deux principes se partageaient l'Europe, le droit souverain des peuples et le droit divin des rois, c'est-à-dire d'une part, liberté, égalité ; de l'autre, despotisme et privilège ; puis il parla éloquemment de la Belgique, de la Pologne et du Portugal. Le 10 février, il demanda à Laffitte s'il était possible de faire obtenir aux Polonais une avance de cinq à six cent mille francs. Le 4, la foule alla piller l'archevêché. La Fayette, obéissant à son tempérament chevaleresque, offrit un asile chez lui à l'archevêque de Paris, Hyacinthe de Quélen. Le 20, il prononça un important discours sur l'augmentation du nombre des électeurs, et il railla les modérés. Le 23, il parla sur l'indépendance de la Belgique. Le 7 mars, il se prononça contre le cens d'éligibilité. Le 13 mars, Casimir Perier devint ministre de l'intérieur et président du Conseil. La Fayette alla le voir, par amitié, mais il restait en désaccord pour les opinions politiques. Le 17, il recommanda la cause polonaise au roi de Suède, auquel il rappelait ses anciennes relations. Le 18, il réclama une fois de plus les efforts du gouvernement en faveur de la Pologne, de cette glorieuse Pologne, qui a droit aux sympathies, à l'intérêt de l'Europe entière. Le 29, il défendit, contre les attaques ministérielles, l'Association nationale, à laquelle il avait adhéré, en compagnie d'un grand nombre de ses collègues.

La Fayette se trouvait amené à faire de l'opposition au gouvernement qu'il avait, pour ainsi dire, créé. Sa popularité n'en diminua point : elle se traduisait par l'imagerie populaire et par les manifestations ordinaires, brochures, portraits, almanachs, médailles[2]. On proposa même une souscription pour ériger un monument en l'honneur de la garde nationale et de La Fayette[3]. En mars 1831, Victor Jacquemont, reconnaissant des bontés de La Fayette, dont il avait été l'hôte à La Grange, portait, à Lahore, dans un banquet, la santé du héros des deux mondes, avec une coupe pleine de vin de Champagne[4].

Le 15 avril 1831, le général Arthur O'Connor, gendre de Condorcet, mécontent des tendances gouvernementales, exposa à La Fayette, dans un mémoire, en forme de lettre, son opinion sur les causes qui ont privé la France des avantages de la révolution de 1830[5]. A la même époque, les Polonais conférèrent à La Fayette le titre de garde national polonais ; le 21 avril 1831, le général remercia le sénateur comte Antoine Ostrowski[6] de cet honneur :

C'est avec un vif empressement que j'attendais une occasion pour vous faire parvenir l'expression de ma profonde reconnaissance et de mon dévouement à votre héroïque patrie, à mes camarades de la garde nationale et à leur digne chef, que je prie d'être auprès d'eux l'interprète de mes tendres et fraternels sentiments. Que ne m'est-il possible de les leur témoigner moi-même en partageant leurs périls et leur gloire !

 

Le 6 mai 1831, La Fayette intercéda auprès de Casimir Perier en faveur des patriotes italiens proscrits et réfugiés en France. Le 28, il perdit son compagnon de captivité, César de La Tour-Maubourg, et il éprouva un profond chagrin de la mort de son plus ancien et meilleur ami[7]. La Chambre ayant été dissoute le 31 mai, et les collèges électoraux ayant été convoqués pour le 5 juillet, La Fayette exposa, dans une lettre aux électeurs de l'arrondissement de Meaux, en date du 13 juin 1831, les principes qui avaient guidé sa conduite. Il terminait cette déclaration par ces mots :

Telles sont les observations que, dans ce moment critique d'élections, ma conscience m'a dit de publier. Si je me suis permis de rappeler des faits personnels, c'est uniquement pour obtenir, je l'avoue, plus de confiance à ce qu'on appellera sans doute des théories, comme Napoléon disait idéologie. C'est aussi pour séparer une fois de plus la cause sacrée de la liberté d'avec les hérésies qui la dénaturent, les excès qui l'ont retardée, les crimes qui l'ont profanée, et les apologies qui la perdraient encore, si elle n'avait pas son refuge dans les purs souvenirs et les sublimes sentiments qui ont caractérisé la grande semaine du peuple.

 

La Fayette fit imprimer ce manifeste, qui fut répandu à un grand nombre d'exemplaires. La Cour et le ministère s'en offusquèrent, et les bonapartistes ne le goûtèrent pas. Le 30 juin, le général l'envoyait au maréchal Gérard. Le 5 juillet, il fut réélu député par l'arrondissement de Meaux par 486 voix contre 162 à de Rigny, et par celui de Strasbourg, par 117 voix. contre 92 à Frédéric de Turckheim. La Fayette opta pour le premier de ces deux collèges, donnant ainsi une preuve de reconnaissance à ses fidèles électeurs de Meaux. Il revint de La Grange à Paris, et assista, le 27 juillet, à la fête funéraire qui eut lieu pour la célébration de l'anniversaire de la Révolution et pour l'inauguration au Panthéon de la liste des citoyens morts pendant les trois journées[8].

La Fayette, devenu un des chefs de l'opposition dynastique, soutint, le 1er août 1831, Laffitte pour la présidence de la Chambre, et Dupont de l'Eure pour la vice-présidence. Le candidat ministériel, Girod de l'Ain, ne battit Laffitte que de cinq voix, et Dupont de l'Eure fut élu. Peu s'en fallut que le cabinet Casimir Perier ne se retirât ; l'entrée d'une armée hollandaise en Belgique le maintint aux affaires. La Fayette prit part à la discussion de l'adresse au roi et demanda, le 15 août, au ministre des affaires étrangères si la France laisserait l'Autriche écraser les Italiens. Il réclama, avec sa ténacité ordinaire, la reconnaissance de l'indépendance de la Pologne, et parla ironiquement des traités de la Sainte-Alliance, qui, dit-il, ont tous été faits contre nous, et pour la ruine de nos libertés, de notre indépendance, de notre existence sociale. Le 11 septembre, il insista de nouveau pour empêcher la Prusse d'étrangler la Pologne. La nouvelle de la prise de Varsovie le remplit de douleur, mais ne ralentit pas son zèle pour cette infortunée nation. Le 20 septembre, il répondit à un discours de Thiers, et se défendit de vouloir la guerre. Il s'écriait :

Mais en même temps que nous ne voulons pas de la guerre à tout prix, nous ne voulons point aussi la paix à tout prix. Nous ne voulons point la paix aux dépens même de la paix, au prix de la paix elle-même. Car je mets en fait — du moins c'est mon opinion — qu'il ne suffit pas d'être sage à la manière dont l'entendent les puissances étrangères, mais qu'il faut être ferme et énergique pour conserver la paix[9].

 

Le 6 octobre 1831, La Fayette, fidèle à ses anciennes convictions, s'opposa à l'institution d'une pairie héréditaire. Il déclara que l'aristocratie est un mauvais ingrédient en politique et affirma qu'il avait toujours été pour le système des deux Chambres, malgré l'opinion de Turgot et de Franklin. Le 10, il obtint gain de cause ; le 11, il ne parvint pas à faire admettre un amendement tendant à la nomination des pairs pour quinze années, et au renouvellement quinquennal de la Chambre haute. Il considérait toutefois l'abolition de l'aristocratie héréditaire comme un bon corollaire de la nuit du 4 août[10]. Il accepta, à cette même époque, les fonctions de maire de Courpalay, commune d'où dépendait son château de La Grange. Le 29 novembre, il assista, en uniforme de grenadier de la garde nationale polonaise, à la célébration de l'anniversaire de l'insurrection de Pologne. Il rappela qu'il avait été le compagnon d'armes de Pulawski et de Kosciuszko, et il termina son discours par les cris de : Gloire à la Pologne ! Vive la Pologne !

Cette généreuse fougue trouvait des improbateurs. Elle ne pouvait plaire aux diplomates, dont les paladins ont coutume de déranger les laborieux calculs. Le duc de Dalberg écrivait à Talleyrand, le 21 novembre 1831 : Quand les masses sont soulevées, sont poussées par des brouillons, par des La Fayette, qui peut les arrêter ?[11] Rien non plus n'était capable d'arrêter La Fayette, tout fier d'avoir écrasé la pairie héréditaire. Le 7 décembre. il continua son œuvre, en faisant supprimer les peines portées par l'article 259 du Code pénal contre ceux qui s'attribuent des titres de noblesse légalement non conférés. Comme à son ordinaire, il évoqua l'Assemblée constituante ; il rappela même le fameux décret du 19 juin 1790, qui avait aboli les titres de noblesse, et à propos duquel il avait dû faire amende honorable à Louis XVI[12]. Il dit avec raison que la création de la noblesse impériale avait été un pas vers la contre-révolution. Il conquit, cette fois encore, les applaudissements et le vote de l'Assemblée.

L'année 1832 ne ralentit pas l'activité de La Fayette. Par la parole et par la plume, il prodigua les conseils et réconforta les opprimés. Le 3 janvier, il écrivit au général Ostrowski ; le 14, à lord Holland ; le 17, à dom Pedro, auquel il recommanda son petit-fils, Jules de Lasteyrie, qui, par un heureux atavisme, voulait prendre part à la campagne pour l'indépendance portugaise. Le ter février, il stigmatisa la conduite de l'Autriche dans les affaires d'Italie. Le 5, il donnait une lettre de recommandation auprès du président Andrew Jackson au ministre plénipotentiaire de Belgique aux États-Unis, et faisait l'éloge des Belges, qui ont maintenant pris un rang distingué parmi les nations libres, et de leur roi élu, Léopold Ier, qui est un honnête homme. Le 8 mars, la discussion du budget du ministère des affaires étrangères lui fournit une nouvelle occasion d'interpeller le gouvernement sur sa conduite à l'égard des peuples dont la révolution de juillet avait réveillé les espérances de liberté et de délivrance. Il se félicitait de voir le drapeau tricolore flotter sur Ancône, mais il exprimait des doutes sur les résultats effectifs de cette intervention. Le 9 avril, il défendit la cause sacrée des réfugiés politiques.

Cependant, le choléra ravageait Paris. Le président du Conseil, Casimir Perier, et le ministre d'Argout en étaient atteints. Le second se rétablit, mais le premier succomba. La Fayette, dont les soixante-quinze ans défiaient le fléau, annonçait cette perte, le 16 mai 1832 :

Le pauvre Casimir Perier est mort ce matin à huit heures. Il laisse dans une des deux grandes divisions de la France et de l'Europe de profonds regrets et une haute renommée ; dans l'autre des sentiments d'amertume qui s'adouciront à mesure qu'on saura mieux qu'il n'était pas le chef du déplorable système adopté au dedans et au dehors.

 

Le 29 mai, il convia, dans une lettre à lord Grey, l'Angleterre à s'unir à la France pour sauver la Pologne. Le même jour, il signa, avec cent trente-neuf de ses collègues, le compte rendu par lequel l'opposition exposait au pays la situation politique et sommait le gouvernement de juillet de rentrer dans les conditions de son existence, c'est-à-dire dans la voie de la liberté et du progrès. Le général Lamarque, quoique agonisant, avait fait apposer sa signature sur ce manifeste. Il mourut le 1er juin 1832. Son enterrement devant avoir lieu à Mont-de-Marsan, on transporta le corps jusqu'au pont d'Austerlitz, en suivant les boulevards depuis la Madeleine. Une foule immense, avide de rendre les derniers devoirs à ce défenseur des droits du peuple, précédait et suivait le cortège. Au pont d'Austerlitz, plusieurs discours furent prononcés : La Fayette, qui tenait un des cordons du poêle, fit l'éloge de son collègue et parla des grands souvenirs de 1789 et de 1830. Dans leur enthousiasme, les jeunes gens des écoles voulurent porter les restes de Lamarque au Panthéon. La Fayette les eu dissuada, par respect pour les volontés du défunt et de sa famille. Mais les esprits étaient surchauffés : les cris de Vive la République ! A bas Louis-Philippe ! retentirent. La police voulut arrêter les manifestants et déchaîna l'émeute. Pendant deux jours Paris fut ensanglanté et soumis à l'état de siège ; il fallut, pour réduire les insurgés, canonner les barricades du cloître Saint-Merry.

La Fayette n'approuva pas ce mouvement révolutionnaire, tout en rendant justice au courage de ceux qui avaient payé de leur vie ce moment d'effervescence. On l'accusa d'avoir mis un bonnet rouge sur sa tête ; il fit justice de cette fable ridicule, que les acclamations du peuple avaient accréditée. Il n'eut pas plus de tendresse pour les mesures violentes prises par le gouvernement et qu'il qualifiait d'arbitraires. Il expliqua les faits, le 9 juin 1832, dans deux lettres, l'une à Dupont de l'Eure, l'autre à un ami[13] :

Nous sommes en état de siège, de contre-révolution et d'apologies terroristes pour les mesures arbitraires, dont les bons ne doivent pas s'inquiéter puisqu'elles ne tomberont que sur les mauvais. C'est de la cour d'un jacobin de l'époque du to août et du 21 janvier que partent les accusations d'avoir, l'autre jour, couronné le bonnet rouge. Je dois dire pourtant qu'une de ses filles a eu le courage de me défendre. Quant au père, il nie avoir pris aucun engagement avec moi. Les deux assertions seront jugées par le public, à la première occasion que j'aurai de répéter la mienne.

 

La Fayette, dégoûté, disait, le 7 juin, au moment où l'insurrection était écrasée : Je ne me soucie pas de garder ma place de maire ni de membre du conseil général du département, ne voulant pas plus de liens avec la contre-révolution de juillet 1830 qu'avec celle de 89. Il tint parole et, le 21 juin, il donna, en des termes polis, au préfet de Seine-et-Marne, sa démission de maire de Courpalay et de membre du conseil général du département. Le 20, il avait ainsi exposé ses raisons :

Il a été dans ma destinée personnelle depuis l'âge de dix-neuf ans d'être une sorte de type de certaines doctrines, de certaine direction, qui, sans me mettre au-dessus, me tiennent néanmoins à part des autres. Lorsque la révolution de juillet et mes explications avec le roi, préalables à sa nomination, m'ont promis un trône populaire entouré d'institutions républicaines, je me suis dévoué de tout mon cœur au gouvernement. Lorsque j'ai vu adopter un système différent, je me suis retiré de l'intimité. Je me suis opposé dans la Chambre à ce que je n'approuvais pas. Je me suis soustrait à la solidarité. Néanmoins, malgré l'opinion que j'avais émise sur l'élection des maires, malgré la résolution que j'avais prise de rester étranger à tout conseil départemental non électif, vous aurez vu que, dans mon acceptation de la mairie et d'une place au conseil général, je n'avais pas mis de pédanterie. Aujourd'hui le gouvernement arbitraire a succédé aux engagements de la Charte ; car ce qui a duré quinze jours sans opposition pourrait durer quinze mois, quinze ans, comme sous les deux régimes précédents. C'est pour le principe la même chose. Le roi a déclaré que le système du 13 mars, ce réfrigérant de la liberté intérieure, cet éteignoir de notre considération au dehors, était le sien. Depuis son avènement au trône, il a nié ses engagements avec moi ; ce qui est moins important pour la France, mais l'est beaucoup pour moi, car il existe entre nous un démenti formel. Dans ces circonstances tout emploi, qui ne serait pas le résultat de l'élection populaire, ne convient plus à nia situation individuelle. Je puis être membre de la Chambre des députés et du conseil général de la commune. Il n'en est pas ainsi de la mairie et de la place au conseil du département.

 

Cet exposé de sentiments met à nu le cœur de La Fayette. Il ne voulait tenir un mandat que des électeurs, et surtout il répudiait toute fonction venant d'un gouvernement qui avait trompé ses espérances. C'est dans ces circonstances difficiles qu'il apprit que son vénérable ami Jeremy Bentham, décédé à Londres le 6 juin 1832, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, lui avait légué une bague et son portrait.

 

 

 



[1] Cf. dans les Mémoires la lettre de La Fayette au préfet de Seine-et-Marne, en date du 6 février 1831.

[2] Je possède une cocarde en papier à son effigie et M. Raoul Bonnet m'a communiqué un Calendrier des régénérateurs de la liberté, dédié et présenté au général La Fayette, imprimé en 1831 par le graveur-éditeur Gouget.

[3] Cf. Souscription proposée à la nation française pour l'érection d'un monument ex l'honneur de la garde nationale et du général La Fayette, par M. A. Hervier ; Paris, 1831, in-8°. (Bibl. nat., Lb54 422.)

[4] Cf. Jules Cloquet, Souvenirs sur la vie privée du général Lafayette, p. 44.

[5] Cf. Lettre du général Arthur Condorcet O'Connor au général Lafayette sur les causes qui ont privé la France des avantages de la révolution de 1830 ; Paris, 1831, in-8°. Le général publia, en 1850, chez Firmin-Didot, une seconde édition, dont je possède un exemplaire.

[6] Le comte Antoine Ostrowski était commandant de la garde nationale de Pologne.

[7] Cf. dans les Mémoires, lettre de La Fayette en date du 28 mai 1831.

[8] Cf. lettre de La Fayette, en date de Paris, 28 juillet 1831. Il parait, dit-il, que le roi ne m'a pas reconnu sur notre premier banc de députés lorsqu'il passait au Panthéon devant nous. On m'a comblé de témoignages d'affection publique et par conséquent d'adhésion à mon programme.

[9] Dans ce discours, La Fayette insinua que Thiers avait dit que les crimes de 1793 avaient été nécessaires pour défendre le sol français. Il me semble d'ailleurs, dit-il, que dans une histoire de la Révolution dont le préopinant est l'auteur, et dont je n'ai qu'à me louer, car il y a parlé d'une manière très obligeante pour moi, il me semble, dis-je, qu'il avait déploré cette malheureuse nécessité où l'on se serait trouvé à cette époque.

[10] Cf. lettre de La Fayette, en date de Paris, 15 octobre 1831.

[11] Cf. Mémoires de Talleyrand, t. IV, p. 351.

[12] La Fayette fit allusion à cet épisode de sa vie par ces mots : Il y avait peut-être quelque exagération dans les formes du décret.

[13] Lettre inédite, communiquée par M. Noël Charavay.