LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XXII

 

La Fayette. La Tour-Maubourg et Bureaux de Pusy remercient Talleyrand. Clarke et Bonaparte (6 octobre 1797). — Il exprime sa reconnaissance à Francis Huger et au général Fitz-Patrick et voit d'Archenholtz et Klopstock. — Il se rend à Wittmold, près de sa belle-sœur la marquise de Montagu et de sa tante la comtesse de Tessé (10 octobre). — Emotion causée par la délivrance des prisonniers d'Olmütz. — Pièce de théâtre, intitulée : Le prisonnier d'Olmütz. — Lettre de Mme de Staël (20 juin 1797). — La Fayette désapprouve le coup d'Etat du 18 fructidor. — Le Directoire fait vendre le reste des biens du général en Bretagne. — Conversations politiques. — Jugement de la marquise de Montagu sur son beau-frère. — La Fayette et sa famille s'installent avec les La Tour-Maubourg au château de Lemkhulen, près de Wittmold. — Il tient rancune à Alexandre Lameth et à Dumouriez (30 novembre et 15 décembre 1797). — Sortie contre les Jacobins. — Il écrit ses Souvenirs en sortant de prison. — Il reçoit la visite de la comtesse de Simiane. — Il applaudit aux succès des Français. — Arrivée de son fils Georges à Lemkhulen (février 1798). — Lettre de Washington. — Il remercie Bonaparte de l'accueil fait à son fils par Joséphine (6 mars 1798). — Louis Romeuf, qui était venu le voir, repart pour l'armée. — Mariage de sa fille aînée Anastasie avec Charles de La Tour-Maubourg (9 mai 1798). — Lettre à Louis Romeuf (23 mai). — Voyage de Mme de La Fayette en France (août 1798). — Il demande au Directoire de laisser rentrer dans leur patrie les officiers qui l'ont accompagné dans sa fuite (27 novembre). — Il s'établit en Hollande, à Vianen, près d'Utrecht. — Lettre de Washington (25 décembre 1798). — Il retrouve les anciens patriotes hollandais de 1787 et notamment le général Van Ryssel. — Il correspond avec la comtesse de Tessé et avec Washington et s'indigne de l'assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt (mars et mai 1799). — Arrivée de Mmes de Montagu et de Grammont à Vianen (avril 1799). — Départ de Mme de La Fayette pour la France (mai). — Lettre du général à sa femme (16 mai 1799). — Visite de Rouget de Lisle et conversation sur Bailly (28 mai).— Il déplore la mort du général Joubert et applaudit aux victoires de Brune et de Masséna (juillet à octobre). — Mme de La Fayette discute avec Sieyès la question de la rentrée de son mari en France. — Prophétie sur Bonaparte, connétable du parti conventionnel (17 octobre 1799). — Nouvelle du retour de celui-ci d'Egypte et perspicaces considérations à ce sujet (18 octobre). — Il vit à Utrecht et joue aux échecs avec le général Van Ryssel. — Visite de Mme de La Fayette à Bonaparte, qui l'accueille avec grâce. — Lettre de félicitations de La Fayette à Bonaparte (30 octobre). — Lettre à sa femme sur son état d'esprit et sa répugnance à rentrer dans les affaires publiques. — Alexandre Romeuf lui apporte la nouvelle du 18 brumaire et un passeport sous un nom supposé. — La Fayette part aussitôt pour la France (novembre 1799).

 

Le premier soin de La Fayette et de ses compagnons fut de voir le ministre français à Hambourg, Reinhard, de remercier Talleyrand et le général Clarke, et d'écrire, le 6 octobre 1797, à Bonaparte la lettre suivante :

Citoyen général,

Les prisonniers d'Olmütz, heureux de devoir leur délivrance à la bienveillance de leur patrie et à vos irrésistibles armes, avaient joui, dans leur captivité, de la pensée que leur liberté et leur vie étaient attachées aux triomphes de la République et à votre gloire personnelle. lls jouissent aujourd'hui de l'hommage qu'ils aiment à rendre à leur libérateur. 11 nous eût été bien doux, citoyen général, d'aller vous offrir nous-mêmes l'expression de ces sentiments, de voir de près le théâtre de tant de victoires, l'armée qui les remporta et le héros qui a mis notre résurrection au nombre de ses miracles. Mais vous savez que le voyage de Hambourg n'a pas été laissé à notre choix, et c'est du lieu où nous avons dit le dernier adieu à nos geôliers que nous adressons nos remerciements à leur vainqueur.

Dans la retraite solitaire, sur le territoire danois du Holstein, où nous allons tâcher de rétablir les santés que vous avez sauvées, nous joindrons aux vœux de notre patriotisme pour la République l'intérêt le plus vif à l'illustre général, auquel nous sommes encore plus attachés pour les services qu'il a rendus à la cause de la liberté et à notre patrie que pour les obligations particulières que nous nous glorifions de lui avoir, et que la plus vive reconnaissance a gravées à jamais dans nos cœurs.

Salut et respect,

LA FAYETTE, LATOUR-MAUBOURG, BUREAUX-PUSY.

 

Le 8 octobre, La Fayette témoigna à Francis Huger et au général Fitz-Patrick sa reconnaissance pour le dévouement qu'ils lui avaient montré. Il vit son généreux ami d'Archenholtz et le poète Klopstock, répondit aux invitations de la famille Parish, puis il se rendit avec sa femme et sa fille à Wittmold, près de Ploën. ils y arrivèrent le 17 octobre 1797 et y furent reçus avec tendresse par la comtesse de Tessé et la marquise de Montagu[1].

La délivrance des prisonniers d'Olmütz causa en Europe une sensation profonde ; leur captivité avait fourni le sujet d'une pièce de théâtre, le Prisonnier d'Olmütz, jouée à Paris, le 1er prairial an V (20 mai 1797), et dédiée par son auteur, Préfontaine, à Mme de La Fayette. On y louait l'intervention de Bonaparte[2]. Dès le 22 juin 1797, Mme de Staël avait écrit à La Fayette :

Venez directement en France ! Il n'y a pas d'autre patrie pour vous. Vous y trouverez la République que votre opinion appelait, lorsque votre conscience vous liait à la royauté ; vous la trouverez illustrée par la victoire et délivrée des crimes qui ont souillé son origine ; vous la soutiendrez, parce qu'il ne peut plus exister en France de liberté que par elle, et que vous êtes, comme héros et comme martyr, tellement uni à la liberté qu'indifféremment je prononce votre nom et le sien pour exprimer ce que je désire pour l'honneur et la prospérité de la France.

 

La Fayette ne pouvait pas, pour le moment du moins, répondre à cet éloquent appel. Il fallait, au sortir d'une si longue et si rude captivité, se reprendre et se reposer. La santé de M de La Fayette, à jamais compromise, réclamait des soins assidus. De plus, le général, ayant appris, dès sa sortie de prison, le coup d'Etat du 18 fructidor, ne craignit pas de manifester sa désapprobation en ne remerciant pas le Directoire. Celui-ci, choqué de ce silence, fit vendre les biens que La Fayette possédait encore en Bretagne. Ce n'était donc pas le moment de songer à revenir en France. Le général passa avec les siens cinq semaines à Wittmold, dans la compagnie de sa tante la comtesse de Tessé, qui raffolait de son neveu et se trouvait toujours en communauté d'idées avec lui. Dans ses causeries, il affirmait sa foi dans le triomphe de la liberté et conservait ses opinions libérales d'antan. Aussi scandalisait-il sa belle-sœur, la marquise de Montagu, que la mort tragique de sa mère et de sa sœur avait affermie dans sa haine de la Révolution. Cette délicate situation se trouve exposée dans une lettre adressée par la marquise à sa sœur. Mme de Grammont :

Gilbert est tout aussi bon, tout aussi simple dans ses manières, tout aussi affectueux dans ses caresses, tout aussi doux dans la dispute que vous l'avez connu. Il aime tendrement ses enfants et est, malgré son extérieur froid, fort aimable pour sa femme. Il a des formes affables, un flegme dont je ne suis pas la dupe, un désir secret d'être à portée d'agir. J'évite le plus possible de traiter directement avec lui tout ce qui touche à la Révolution, aux choses qu'il défend comme à celles qu'il condamne. J'ai peur d'éclater ; j'ai peur aussi de le blesser. Je vois avec plaisir qu'autour de moi on approuve ma réserve. Patienter et éluder, voilà sur ce point ma règle dans mes rapports avec lui... Ce pauvre Gilbert ! Dieu le préserve d'être jamais de nouveau sur la scène[3].

 

La Fayette alla s'installer avec sa famille et celle de La Tour-Maubourg, au château de Lemkhulen, situé près de Wittmold, et il y jouit du repos nécessaire. Toutefois il répondait aux félicitations qui lui étaient arrivées de toutes parts. Le 30 novembre 1797, il écrivit à Alexandre Lameth une lettre où, tout en le remerciant. il déclarait qu'il n'y avait entre eux aucune communauté politique et que nous ne pouvons nous regarder ni être regardés comme amis. Le 15 décembre, il exprimait à Masclet ses sentiments hostiles sur le 18 fructidor et se promettait de faire pour les proscrits tout ce qu'ils avaient droit d'attendre de lui. Le 20, il repoussait toute tentative de rapprochement avec Dumouriez, qui a été, dit-il, à Kiel tout à fait aristocrate, et il écrivait à Bureaux de Pusy :

Si l'on avait suivi la conduite populaire, fraternelle et généreuse que nous proposions pour les pays étrangers, l'arbre de la liberté serait à présent établi dans toute l'Allemagne, et la Révolution de l'Europe, retardée par les Jacobins bien plus que par les rois, aurait été non seulement exempte de souillures, mais incomparablement plus rapide. Ne nous lassons pas de dire que les moyens indignes de la liberté ne font que lui nuire. On n'est libre que par des moyens vertueux, et on l'est beaucoup plus tôt.

 

Le 25 décembre 1797, La Fayette envoyait au même ami des notes historiques sur les événements et les hommes de la Révolution. Il avait, en effet, conçu le projet de faire, en collaboration avec son ancien compagnon de captivité, un ouvrage où sa doctrine et celle de ses amis seraient exposées clairement. De ce livre il nous reste les Souvenirs en sortant de prison, qui ont été publiés dans les Mémoires. Ce sont des documents importants pour l'histoire du parti constitutionnel. La Fayette y blâme avec énergie le jugement de Louis XVI, déplore la fin tragique de Bailly, de La Rochefoucauld, de Dietrich, de Marie-Antoinette. de Condorcet, de Barnave. attaque avec violence les Jacobins, Danton, qu'il accuse de vénalité, Robespierre, Saint-Just, Barère, le plus froid apologiste de la terreur, au milieu de tant de crimes et de lâcheté. Il parle de Hoche et du plaisir qu'il éprouva en apprenant dans son cachot que ce jeune soldat aux gardes, dit-il, que je m'étais plu à faire le sergent-major de ma première compagnie de grenadiers, et ensuite officier de confiance dans le régiment de La Colombe, venait de gagner une bataille contre le duc de Brunswick.

Tout en occupant ainsi ses loisirs, La Fayette avait le plaisir de recevoir la visite de son amie la comtesse de Simiane, qui s'était échappée de France à l'aide d'un faux passeport et qui s'installa chez la comtesse de -fessé. Il applaudissait aux succès des Français et écrivait, le 7 janvier 1798, à son ancien collègue Emmery :

La gloire militaire de notre patrie et sa politique extérieure vont merveilleusement. Cette barrière du Rhin nie charme ; les établissements et les espérances de liberté batave, italienne et grecque, me paraissent fort désirables. Il m'est prouvé que c'est aux Jacobins seuls qu'il faut attribuer non seulement la destruction de la liberté chez nous, mais le retard de son extension ailleurs. Je pense absolument, avec Bonaparte, que, pour que toute l'Europe devienne libre, il suffit que la France se gouverne elle-même par de bonnes lois.

Au mois de février 1798, Georges La Fayette, qui, au premier bruit de la libération de son père, s'était embarqué à New-York pour la France[4], arriva au château de Lemkhulen. Ce fut pour le général une grande joie, accrue encore par la lecture d'une lettre de Washington, en date du 8 octobre 1797. Son ami lui écrivait :

A aucune époque, soyez-en assuré, vous n'avez eu une plus haute part dans l'affection de ce pays. Je n'emploierai pas votre temps à vous parler de ce qui me regarde personnellement, si ce n'est pour vous dire que je suis encore une fois rentré dans mes foyers, où je resterai en formant des vœux pour la prospérité des États-Unis, après avoir travaillé bien des années à l'établissement de leur indépendance, de leur constitution et de leurs lois. Ces vœux auront constamment ici pour objet le bonheur de tous les hommes, jusqu'à ce que le peu de jours de mon passage sur la terre soit écoulé.

 

Georges La Fayette avait, en passant par Paris, rendu visite au général Bonaparte et, en l'absence de celui-ci, il avait été gracieusement accueilli par sa femme. La Fayette remercia Bonaparte[5] et confia sa lettre, datée du 6 mars 1798, à Louis Romeuf, qui venait de faire un séjour à Lemkhulen et retournait à l'armée.

Un heureux événement de famille apporta quelque distraction aux exilés. Charles de La Tour-Maubourg. frère du captif d'Olmütz. demanda en mariage la fille aînée de La Fayette, Anastasie. L'union projetée de deux jeunes gens ruinés par la Révolution fit jeter les hauts cris aux amis du père, et la comtesse de Tessé déclarait qu'on n'avait jamais vu chose pareille depuis Adam et Eve. La tempête s'apaisa et le mariage fut célébré à Wittmold le 9 mai 1798.

La Fayette suivait avec intérêt les événements politiques et il s'en entretenait avec son ami Louis Romeuf. Le 23 mai 1798, il exprimait' le désir de servir encore sa patrie :

En un mot, si, dans le mouvement intérieur de la France et dans le mouvement général de l'Europe, je dois, moi, me confiner dans un coin d'État despotique, ou me transporter dans un autre hémisphère, il faut du moins que j'aie la consolation de causer avec mes amis sur les chances de fermer patriotiquement le cercle révolutionnaire, et que je leur dise ce que je me dis tous les jours à moi-même, qu'il n'y a qu'un moyen honnête quelconque d'y contribuer, depuis le plus hardi jusqu'au moins signifiant, auquel je ne sois prêt à me livrer, dussé-je n'avoir qu'une infiniment petite part au succès et pourvu qu'elle me parût y être nécessaire, dussé-je enfin mourir une heure après avoir rendu à ma patrie un genre de service auquel je me croirais particulièrement appelé.

 

Au mois d'août 1798, Mme de La Fayette se trouva assez rétablie pour aller en France essayer de sauver quelques débris de la fortune de sa famille. Elle partit avec ses deux filles et son gendre, et le général resta seul avec son fils. C'est ce qu'il annonça, le 20 août, à Washington, dans une lettre où il déplorait les différents survenus entre la République française et celle des États-Unis. Le 27 novembre, il se décida à écrire au Directoire pour lui demander de laisser rentrer dans leur patrie le petit nombre d'officiers, qui, dans une occasion dont la responsabilité appartient à moi seul, ne pouvant pas prévoir où les conduisait l'obligation d'accompagner leur général, tombèrent avec lui dans les mains des ennemis. Il envoya cette lettre à sa femme ; celle-ci, accompagnée de son fils et de ses deux filles, alla remettre la missive à La Revellière-Lépeaux. Le directeur la reçut avec émotion, mais, tout en lui exprimant le regret de ne pouvoir, dans les circonstances présentes, accéder à la demande du général, il lui promit de lui faire donner toutes les facilités pour aller à Hambourg avec ses enfants, pour y résider autant qu'elle le jugerait à propos, et pouvoir en revenir et y retourner à son gré, tant que cela lui conviendrait[6]. Madame de La Fayette profita de ces bonnes dispositions pour venir rejoindre son mari.

La Fayette alla s'établir en Hollande, à Vianen, près d'Utrecht, et c'est dans cette dernière ville qu'il revit, non sans émotion, des troupes françaises. Il y reçut une réponse de Washington, en date du 25 décembre 1798, et dans laquelle l'illustre président, retiré à Mount Vernon, exprimait ces fortes et généreuses pensées :

Je n'exprimerai aucune opinion sur la politique de l'Europe, n'ayant pas à démêler qui a tort ou raison. Je souhaite du bien à tous les peuples, à tous les hommes, et ma politique est très simple : je crois que chaque nation a le droit d'établir la forme de gouvernement dont elle attend le plus de bonheur, pourvu qu'elle n'enfreigne aucun droit et ne soit pas dangereuse pour les autres pays. Je pense qu'aucun gouvernement n'a le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un peuple étranger, si ce n'est pour sa propre sécurité.

 

La Fayette était heureux d'être sur un territoire républicain, dans un pays où il rencontrait d'anciens patriotes de 1787 et, notamment, le vénérable général Van Ryssel. Sa présence, disait-on, offusquait. le général Brune ; mais La Fayette continuait à correspondre avec sa tante, la comtesse de Tessé[7], à écrire à Washington, les 19 avril et 9 mai 1799, et s'indignait de l'exécrable assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt[8].

Dans ce même mois d'avril 1799, Mmes de Montagu et de Grammont arrivèrent à Vianen pour s'occuper avec leur sœur, Mme de La Fayette, du règlement de la succession de leur mère. Dans la première quinzaine de mai, elles repartirent, et Mme de La Fayette quitta de nouveau son mari pour terminer en France ses affaires de famille. Le général exprima, le 16 mai, à sa chère Adrienne, la tristesse qu'il éprouvait de cette séparation. Le 28, il reçut la visite de Rouget de Lisle, qui était alors aide de camp du général Daendels, et ils parlèrent beaucoup ensemble du pauvre Bailly, oncle de l'auteur de la Marseillaise[9]. Il suivait avec une patriotique attention les opérations de nos armées et dissertait sur le remplacement de Merlin de Douai et de La Revellière-Lépeaux par Roger Ducos et le général Moulin[10]. Il déplorait la mort du jeune général Joubert, frappé d'une balle au cœur à la bataille de Novi ; il applaudissait à la victoire de Bergen remportée par Brune sur les Anglo-russes, le 19 septembre 1799, et au triomphe de Masséna à Zurich[11].

Le 17 octobre 1799, La Fayette adressa d'Utrecht. à César de la Tour-Maubourg, une longue lettre politique où, après avoir raconté que sa femme avait discuté avec Sieyès la question de la rentrée du général en France et que ce directeur lui avait dit d'attendre, il prophétisait en ces termes la fortune de Bonaparte :

Quant à Bonaparte, c'est le connétable du parti conventionnel ; il peut devenir le maître de la France. Sans doute il est celui que Sieyès et ses amis attendent, parce qu'un homme qui a concouru au siège de Toulon, aux événements de vendémiaire, qui fut lié avec Barras, Tallien, Fréron, etc., n'est pas embarrassant à regarder. Son auréole de gloire lui donne d'ailleurs d'immenses avantages.

Le 18 octobre, à la nouvelle du retour de Bonaparte, il se livra à ces considérations sur le rôle de ce général :

Bonaparte ne pense qu'à son ambition, et jusqu'ici il n'a pas mis sa gloire à servir la liberté ; peut-être va-t-il le faire aujourd'hui... Depuis les défaites de la coalition, les mécontents n'attendent de salut que par l'intérieur. Le moment est donc très favorable à Bonaparte. Il ne risquera pour la liberté aucun avantage personnel ; il a prouvé que son âme pouvait très tranquillement en voir la violation et même y c00pérer. Cependant, si sa gloire, si son ambition demandent qu'il se mette en avant pour la bonne cause, il le fera. Son vœu doit être que la République s'établisse sur des bases solides de liberté et de justice. Peut-être a-t-il envie d'en être président à vie. J'aimerais fort cet arrangement ; ce serait un essai curieux à faire.

 

La Fayette ne tarda pas à voir se réaliser ses prédictions. Il était à Utrecht, passant ses soirées à faire des parties d'échecs avec le général Van Ryssel, quand il reçut une lettre de sa femme lui mandant qu'elle avait vu Bonaparte. que celui-ci l'avait accueillie avec grâce et avait fait observer que la vie de La Fayette était attachée à la conservation de la République. Elle l'engageait à écrire au général. La Fayette suivit ce conseil et adressa, le 30 octobre 1799, à Bonaparte, le billet suivant :

Citoyen général,

Il dit suffi d'aimer la liberté et la patrie pour que votre arrivée me remplit de joie et d'espoir. A ce besoin du bonheur public se joint un vif et profond sentiment pour mon libérateur. L'accueil que vous avez fait aux prisonnières d'Olmütz m'a été mandé par celle dont je vous dois la vie. Je jouis de toutes mes obligations envers vous, citoyen général, et de l'heureuse conviction que chérir votre gloire et souhaiter vos succès est un acte de civisme autant que d'attachement et de reconnaissance.

La Fayette envoya cette lettre à sa femme et lui dit :

Terminer la révolution à l'avantage de l'humanité, influer sur des mesures utiles à mes contemporains et à la postérité, rétablir la doctrine de la liberté, consacrer mes regrets, fermer des blessures, rendre hommage aux martyrs de la bonne liberté, seraient pour moi des jouissances qui dilateraient encore mon cœur ; mais je suis plus dégoûté que jamais ; je le suis invinciblement de prendre racine dans les affaires publiques ; je n'y entrerais que pour un coup de collier, comme on dit, et rien, rien au monde, je vous le jure sur mon honneur, par ma tendresse pour vous, et par les mânes de ceux que nous pleurons, ne me persuadera de renoncer au plan de retraite que je me suis formé et dans lequel nous passerons tranquillement le reste de notre vie...

Il y a une existence qui me conviendrait fort, c'est celle où, sans emploi, et après avoir eu l'occasion de rappeler mes principes, je concourrais par une influence personnelle aux mesures conformes à ces principes ; il y aurait dans ce rôle une indépendance dont je me trouverais fort bien ; il faudrait que cela fût précédé par une déclaration assez positive pour que le nouveau système s'y rapportât... J'avoue que la pensée de faire en Angleterre une paix bienfaisante pour l'humanité est le seul plaisir de ce genre auquel je serais encore aussi sensible qu'à vingt ans.

 

Quelques jours plus tard, Alexandre Romeuf lui apporta la nouvelle du coup d'Etat du 18 brumaire (9 novembre 1799), et un passeport sous un nom supposé. Il lui dit, de la part de sa femme, que, s'il adoptait l'idée de partir pour la France, il lui faudrait se décider sous peu de jours. La Fayette n'hésita pas une seconde et se mit en route pour Paris.

 

 

 



[1] Cf. La marquise de Montagu, p. 299.

[2] Cf. Le prisonnier d'Olmütz ou le dévouement conjugal, drame en un acte et en prose, par P.-A. Préfontaine ; Paris, 1797, in 8°. (Bibl. du Sénat, collection Pixérécourt, théâtre révolutionnaire, carton 51.) — M. Henry Welschinger a analysé, dans son Théâtre de la Révolution (p. 253), cette pièce, où l'auteur met en scène, dans les cachots d'Olmütz, La Fayette, sa femme et ses filles, et fait intervenir Bonaparte comme un dieu sauveur.

[3] Cf. Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu, p. 306.

[4] Georges La Fayette avait quitté New-York, avec son tuteur Frestel, le 26 octobre 1797.

[5] Cette lettre est insérée dans le récit de La Fayette intitulé : Mes rapports avec le premier Consul. Le général raconte que, dans une conversation confidentielle, Bonaparte aurait dit : La Fayette a le talent de se faire des amis... Si la fortune m'abandonnait, il ne me resterait que ma femme, parce qu'on a toujours la personne avec qui on couche, et peut-être mon frère Joseph.

[6] Cf. Mémoires de La Revellière-Lépeaux, t. Ier, p. 429. — On y lit (p. 428) : Après que le général La Fayette et ses deux amis furent sortis des prisons de l'Autriche et qu'ils se furent retirés à Hambourg, Mme de La Fayette, cette femme devenue immortelle par le plus généreux dévoue. ment et le plus bel exemple de la piété conjugale, me fit l'honneur de venir chez moi avec ses trois enfants, Georges La Fayette et deux jeunes demoiselles. Je n'ai jamais éprouvé d'émotion plus profonde que celle que me causa la vue d'une si intéressante famille. Au souvenir de ses infortunes un sentiment d'admiration venait se joindre, et mon cabinet se convertit à mes yeux en un temple, où je voyais la plus haute vertu environnée des objets les plus touchants et les plus dignes de partager avec elle l'amour et le respect des gens de bien.

[7] Cf. dans les Mémoires les lettres des 18 février et 17 mars 1799.

[8] Cf. lettres à Masclet et à Washington, des 8 et 9 mai 1799.

[9] Cf. lettres de La Fayette à sa femme, en date du 29 mai 1799.

[10] Cf. lettre à Mme de Tessé, en date du 14 juillet 1799.

[11] Cf. lettres à sa femme des 31 août, 20 septembre et 13 octobre 1799.