LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XVI

 

Mission secrète de Louis de Bouillé. — Conversations avec La Fayette et réponse loyale à d'étranges propositions (janvier 1791). — Mirabeau accepte le poste de chef de bataillon, pour espionner La Fayette. Adjoint au comité de marine (17 janvier). — Lettre sur l'envoi de commissaires en Alsace (21 janvier). — Jugement sur les officiers. — Il mande au marquis de Bouillé l'état de la situation politique et de la sienne. — Nouvelles tentatives de rapprochement avec Mirabeau. — Affaire de Vincennes (28 février 1791). — Il chasse des Tuileries les Chevaliers du poignard. — Lettre de Louis XVI (5 mars). — Déboires de La Fayette. — Lettre de Washington (19 mars). — Mort de Mirabeau (2 avril). — La Fayette assiste à la pompe funèbre (4 avril). — Émeute pour empêcher le roi de partir pour Saint-Cloud (18 avril). — Il donne sa démission et la reprend, en raison des témoignages de dévouement des gardes nationaux (21 et 22 avril). — Il est acclamé à l'Hôtel de Ville, et va porter à Louis XVI les hommages de la garde nationale (26 avril). — Violent libelle de Marat contre lui. — Protestation de Dubois de Crancé. — Lettre à Washington. — Il prend la défense des hommes de couleur libres (11 mai). — Il approuve un plan d'hospice d'éducation pour les demoiselles sans fortune. — Il fait à Washington le tableau de la situation politique (6 juin). — Procès avec Santerre. — Fuite de Louis XVI et de la famille royale (20 juin). — Situation critique de La Fayette. — Il donne des ordres pour l'arrestation. — Il se rend à l'Assemblée nationale et à la Société des amis de la Constitution (21 juin). — Terrible apostrophe de Danton. — Marat réclame la tête de La Fayette. — Le général prête serment (22 juin). — Arrestation du roi. — Il fait prêter serment aux gardes nationales (23 juin). — Retour de Louis XVI aux Tuileries, escorté par La Fayette et son état-major (25 juin). — Conversation avec le roi. — Irritation de la reine. — Il est accusé par le marquis de Bouillé de vouloir la République et il s'en défend. — Il est promu lieutenant général (30 juin).

 

L'année 1791 s'ouvrait et l'horizon politique se rembrunissait. Les royalistes s'agitaient et cherchaient les moyens d'enlever le roi. Le fils du marquis de Bouillé était arrivé à Paris le 25 décembre 1790, chargé d'une mission secrète ; il se logea chez Achille du Chastellet, pour rendre, a-t-il dit lui-même, mon voyage moins suspect à M. de La Fayette et aux différents partis populaires qui devaient épier mes démarches (I)[1]. Il avait aussi des lettres de son père pour le général, mais il ne les lui remit qu'au bout de trois jours. La Fayette reçut avec affection son petit cousin, le questionna sur l'objet de son voyage et eut plusieurs conférences avec lui. Il lui exprima son opinion sur le roi, bon homme, sans caractère. et sur la reine, qui, faute de suivre ses avis, s'aliène le cœur des Parisiens par une ancienne morgue et une humeur qu'elle ne sait pas cacher, et le jeune Bouillé — lui-même l'a raconté — n'eut rien de plus pressé que d'aller rapporter ces propos à Louis XVI et à Marie-Antoinette. C'est ainsi que La Fayette se trouvait entouré d'embûches ; son petit cousin, stylé par la Cour, le pressa d'abandonner la cause populaire ; il fit sonner bien haut la gloire de sauver le monarque et la monarchie et lui montra quels honneurs et quels bénéfices il retirerait de cette conduite, mais le général répondit qu'il n'avait aucune ambition que celle du bien public et de l'achèvement d'une heureuse et libre Constitution ; qu'il ne demandait d'autre récompense de ses services que le suffrage et l'estime de ses concitoyens, qu'une fois sa tâche remplie, il reprendrait son rang militaire et se retirerait à la campagne, où, jouissant de l'approbation et de l'affection publiques, il attendrait que la nation en danger l'appelât pour combattre le despotisme, s'il voulait reparaître. Ce loyal langage coupa court à ce nouveau piège que lui tendaient les royalistes, et le jeune Bouillé quitta Paris le 8 janvier 1791, avec la triste certitude que La Fayette pouvait encore nuire longtemps à la chose publique, mais qu'il ne la servirait jamais[2].

Le 18 janvier 1791, Mirabeau fut élu administrateur du département de Paris, avec Talleyrand et Le Fèvre d'Ormesson[3] ; la veille, on l'avait nommé chef du bataillon de la garde nationale de la Grange-Batelière. Il accepta ce dernier poste, sur l'avis du comte de Montmorin, mais surtout dans la vue de pénétrer les secrets du général, et bien convaincu, disait-il, que si M. de La Fayette n'avait que des commandants tels que moi, l'armée parisienne ne serait pas sans général, mais qu'un tel général serait bientôt sans armée[4]. Cette nomination était, en effet, un échec d'autant plus sensible pour La Fayette qu'il avait, prétendait Mirabeau, cherché à l'empêcher[5]. Pendant ce temps-là, le général était adjoint, le 17 janvier 1791, par l'Assemblée nationale au comité de marine avec cinq de ses collègues[6], et, le 18, il réclama l'adoption du jury anglais et américain dans toute sa pureté[7].

Le 20 janvier, l'Assemblée nationale décida d'envoyer trois commissaires du roi en Alsace, pour apaiser les troubles qu'y fomentaient les émigrés[8]. La Fayette se préoccupa du choix de ces commissaires et il écrivit à ce sujet, le 21, à La Colombe :

Je regarde Dumas comme un bon choix. J'insiste plus que jamais sur les deux autres. Il y va de la guerre civile et de la perte de l'Alsace. Il m'est impossible de quitter l'Assemblée, mais, si du Portail, du Port et Montmorin veulent se réunir à six heures, je leur démontrerai que Ramond, Ternant et moi avons l'approbation des députés alsaciens patriotes et que d'ailleurs nous avons en Alsace et dans les Jacobins de Strasbourg vingt fois plus de crédit qu'eux[9].

 

Mathieu Dumas, Hérault de Séchelles et Foissey furent désignés, selon le vœu de La Fayette. Celui-ci recommanda, le 25 janvier, à Washington le fils du général Kellermann et on trouve sous sa plume cette réflexion si juste sur les officiers de l'ancienne armée :

Ce n'est pas sous des uniformes brodés que se trouvent en plus grande proportion les partisans de la Révolution, ce qui me dispose fort à tâcher d'être utile à ceux qui sont de notre bord.

Le 7 février 1791, La Fayette faisait au marquis de Bouillé un tableau de l'état des esprits et de sa propre situation :

Les courtisans sont comme ils étaient, bien bêtes, bien vils, bien aristocrates ; la reine est résignée à la révolution, espérant que l'opinion changera un peu, mais redoutant la guerre ; et le roi ne veut que le bien et la tranquillité, à commencer par la sienne. J'oubliais de parler de moi : je suis violemment attaqué par tous les chefs de parti, qui me regardent comme un obstacle incorruptible et impossible à intimider, et le premier article de tout mauvais projet est de me renverser. Joignez-y deux haines très méritées : les aristocrates et le parti d'Orléans, qui a plus de moyens qu'il ne paraît en avoir ; joignez-y la colère des Lameth, avec lesquels j'ai été intimement lié ; de Mirabeau, qui dit que je l'ai méprisé ; joignez-y de l'argent et des libelles répandus, ainsi que de l'humeur que je donne à ceux que j'empêche de piller Paris, et vous aurez la somme de tout ce qui agit contre moi. Mais, à l'exception d'un petit nombre de têtes exaltées qu'on égare, tous les honnêtes gens, depuis la partie la moins aisée du peuple jusqu'à ce qui n'est pas aristocrate enragé, sont pour moi. Je suis bien avec la garde nationale, à l'exception de quelques jacobins mésestimés, car les jacobins honnêtes gens sont pour moi, malgré mon obstination à ne pas aller à leur club.

 

Si La Fayette avait une vision bien nette de cette légion d'ennemis qui se ruait sur lui ou qui l'attaquait par derrière, il conservait encore des illusions, dont la moindre était de se confier à un adversaire aussi déterminé que son cousin Bouillé. Il essayait de se rapprocher de Mirabeau, auquel il demandait, le 1er février 1791, un rendez-vous, que son adversaire lui accorda, sur l'avis du comte de La Marck, et qui, remis une première fois, n'eut lieu que le 8, chez Emmery, et ne donna pas de résultat[10].

Le 26 février. Bailly enjoignit au commandant général de mettre des sentinelles le long de la terrasse des Tuileries pour empêcher les attroupements et les bruits scandaleux sous les fenêtres mêmes du roi. Le 28, à onze heures du matin, il lui envoya l'ordre de tenir ses troupes prêtes à marcher sur Vincennes[11]. En effet, un certain nombre de gardes nationaux, conduits par le commandant Santerre, se portaient sur cette localité pour démolir l'antique donjon. La Fayette courut à Vincennes ; il fit arrêter ceux qui commençaient l'œuvre de destruction et conduire soixante-quatre prisonniers à l'Hôtel de Ville[12]. Au retour de cette expédition, il apprit qu'un certain nombre de gentilshommes armés occupaient les appartements des Tuileries. Il se rendit aussitôt au château et fit désarmer et chasser ces chevaliers du poignard. Il écrivait le même jour, 28 février :

Jugez de ma colère en rentrant, quand j'ai appris que quatre ou cinq cents aristocrates armés étaient dans les appartements ; on les a désarmés et chassés ; il n'en restait presque plus quand j'y suis arrivé... On vous dira que j'ai été sévère avec tous ces messieurs, mais vous savez que j'avais mes raisons pour me méfier de cette nichée aristocratique. Imaginez qu'ils avaient des poignards, qui ne sont bons qu'à assassiner[13].

 

Ces deux mesures de vigueur furent le signal d'un débordement d'injures de la part des Jacobins et des royalistes. Marat flagella le général Mottié[14]. Adrien du Port, à la tribune du club des Jacobins, accusa La Fayette de tenir sans cesse sur pied toute l'armée parisienne à la poursuite d'ennemis invisibles et de créer de véritables périls en en supposant d'imaginaires[15]. Le roi saisit une occasion de lui marquer son mécontentement. Le Journal de Paris ayant annoncé, le 4 mars 1791, que le roi avait confié à La Fayette le commandement de sa maison domestique, Louis XVI somma ce dernier, le lendemain, de désavouer cette information, ce que fit aussitôt le général[16].

Les bruits les plus bizarres circulaient. On disait que Talleyrand avait dîné chez un restaurateur avec Mirabeau et La Fayette, tous trois déguisés[17]. Gouverneur Morris, de son côté, faisait, le 3 mars 1791, ces réflexions sur le duel des deux rivaux :

Je crois cependant que La Fayette se débattra comme il faut, car il est aussi fin que personne. Mirabeau a de plus grands talents, mais son adversaire à une meilleure réputation[18].

Le 7 mars 1791, La Fayette confiait ses déboires à Washington :

Quelque espoir que j'eusse conçu de parvenir promptement au terme de nos troubles révolutionnaires, je continue à être toujours ballotté dans un océan de factions et de commotions de toute espèce ; car c'est mon sort d'être attaqué avec une égale animosité, d'une part par tout ce qui est aristocrate, servile, parlementaire, en un mot, par tous les adversaires de ma libre et nivelante doctrine ; de l'autre, par les factions orléanistes, antimonarchiques, et tous les fauteurs de désordres et de pillages. S'il est douteux que je puisse échapper personnellement à tant d'ennemis, le succès de notre grande et bonne révolution est au moins, grâces au ciel, assuré en France, et bientôt elle se propagera dans le reste du monde, si nous parvenons à affermir l'ordre public dans ce pays.

De son côté, Washington lui écrivait, le 19 mars 1791 :

Je sens bien qu'il est impossible de juger avec précision certaines mesures, dont les motifs sont quelquefois inconnus et dont la nécessité n'est pas toujours comprise. Cependant, il me serait difficile de ne pas désirer avec inquiétude que l'Assemblée nationale ne prolongeât pas trop son existence. La confirmation de ses décrets sera mieux faite par une seconde représentation du peuple, et il est possible, pour que cette représentation agisse efficacement, comme corps législatif, qu'il soit nécessaire de la réorganiser. Mon affection pour la nation française, mon désir sincère que son gouvernement soit consolidé et le peuple heureux, doivent me servir d'excuse quand j'aborde un pareil sujet. C'est, je crois, la seule occasion où je me sois hasardé à vous dire mon sentiment sur ce qui concerne la révolution[19].

 

Le samedi 2 avril 1791, à neuf heures et demie du matin, Mirabeau succombait après une courte maladie, et la nouvelle de sa mort produisit à Paris et dans tout le pays une émotion profonde. La France perdait un grand orateur et la monarchie son plus ferme soutien. Ainsi se terminait brusquement le duel entre Mirabeau et La Fayette. Le lundi 4, à la pompe funèbre, le commandant général se tenait à la tête de son état-major et rendait les derniers honneurs à son rival, dont il accompagna le corps à l'église Sainte-Geneviève[20].

Le 18 avril 1791, une émeute ayant eu lieu pour empêcher le roi de partir pour Saint-Cloud, La Fayette fit remettre, le 21, sa démission à la municipalité. A cette nouvelle, celle-ci et les gardes nationaux s'émurent et firent auprès du général les plus pressantes sollicitations de retirer sa démission. A neuf heures du soir, La Fayette se rendit à la Commune et, après avoir expliqué les raisons de sa détermination, il s'évanouit[21]. Le lendemain 22, il revint déclarer qu'il persistait à se retirer, mais tous les bataillons ayant renouvelé entre ses mains le serment d'obéissance à la loi, il reprit son commandement[22]. Sa maison était remplie de gardes nationaux, qui lui prodiguaient les marques les plus serviles de vénération et s'agenouillaient devant lui. La Fayette ayant exprimé combien de telles démonstrations lui étaient pénibles, un citoyen lui dit : Général, ne craignez rien, nous prenons l'attitude d'hommes libres : nous nous mettons à genoux devant la statue de la liberté[23].

Le 26 avril, à midi, La Fayette vint dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, où s'étaient réunis les députés des bataillons de la garde nationale, et fut accueilli par des acclamations répétées. Il exprima aux citoyens sa reconnaissance et son attachement et, sur la proposition d'un membre, il se rendit, à la tête d'une députation. au château des Tuileries, présenter au roi les hommages de la garde nationale. Louis XVI reçut les délégués dans son cabinet ; La Fayette porta la parole ; le roi remercia et fut fort applaudi[24].

Le même jour Marat lançait contre le commandant général un pamphlet, dont le titre, d'une longueur extraordinaire, indique suffisamment l'esprit :

Histoire curieuse, véritable et remarquable des plus beaux traits de la vie de Marie-Paul-Joseph-Roch-Yves-Gilbert Mottié, marquis de La Fayette, maréchal de camp, député de la noblesse de Riom aux Etats généraux, fondateur du club des Monarchiens et du club des Fédérés, instituteur des mouchards de l'état-major, président du comité autrichien, généralissime des contre-révolutionnaires, conspirateur en chef du royaume de France, et général de l'armée parisienne, et grenadier à moustaches du bataillon des Théatins ; offerte à l'admiration des Français, amis de la vertu et de la liberté. — Tout ce qui reluit n'est pas d'or[25].

 

Dubois de Crancé protesta contre l'obligation du serment au commandant général et donna sa démission de garde national par une lettre que fit imprimer la Société des amis de la Constitution[26].

Le 3 mai 1791, La Fayette informait Washington des derniers incidents :

Quant à moi, je suis toujours en butte aux attaques de tous les partis, parce qu'ils voient en ma personne un obstacle insurmontable à leurs mauvais desseins. En même temps, ce qui semble une espèce de phénomène, c'est que ma popularité n'ait pas encore pu être ébranlée. J'en ai eu dernièrement la preuve. La garde nationale m'avait désobéi ; l'administration qui m'avait envoyé ne me soutenait pas ; l'Assemblée était intimidée ; je ne parle pas du roi : il pouvait peu de chose, et ce peu qu'il faisait était contre moi. Je restais donc abandonné à la fureur des factions et de la licence populaire ; j'étais seul à défendre la loi, et je suis parvenu à faire rentrer le flot dans les digues constitutionnelles. Cette leçon ne sera pas, j'espère, perdue pour le pays, et contribuera à établir des principes d'ordre. Mais je n'ai pu amener mes concitoyens à la subordination, qu'en leur donnant la crainte de perdre le chef qu'ils honorent de leur affection.

 

Le 11 mai, La Fayette prit, dans l'Assemblée nationale, la défense des gens de couleur libres et il fut accusé par Duval d'Eprémesnil d'avoir vendu des nègres, que sans doute il regardait comme des hommes[27]. Dans le même mois, il approuva le plan, présenté par la veuve Amiard, d'un hospice d'éducation pour les jeunes demoiselles dénuées de fortune, sous la protection de la nation[28].

Le 6 juin 1791, La Fayette traçait à Washington le tableau suivant de la situation de notre pays :

Les émigrés bordent nos frontières, intriguent avec tous les cabinets despotiques ; notre armée se compose d'officiers aristocrates et de soldats indisciplinés ; la licence de la multitude n'est pas aisément réprimée ; la capitale, qui donne le ton au pays, est ballottée par les différents partis. L'Assemblée est fatiguée de ses longs travaux. La question du serment exigé des prêtres ajoute aux difficultés de notre situation. Malgré tout cela, nous marcherons. Nous travaillons à introduire, autant qu'il nous est possible, la pratique de la liberté religieuse. L'Assemblée a fixé le terme de son existence par la convocation d'une nouvelle Chambre ; elle a déclaré ses membres non rééligibles pour la prochaine législature, et les a exclus de toute place dans le pouvoir exécutif... Si j'étais soutenu pour la répression de la licence comme je le serais contre des tentatives aristocratiques, le peuple arriverait bientôt à une juste appréciation de ce que signifie le mot de liberté. Quant aux gouvernements qui nous environnent, ils détestent notre révolution, mais n'osent intervenir, tant ils ont peur de gagner la peste. Nous allons prendre des mesures pour discipliner l'armée, officiers et soldats.

 

La Fayette se montre toujours semblable à lui-même : l'horizon est noir, mais son cœur est plein d'espérance, et la liberté ne peut manquer de triompher. Brissot le défendait contre les attaques de Camille Desmoulins[29]. Santerre lui intentait un procès en calomnie à l'occasion de l'émeute du faubourg Saint-Antoine, et Tronson du Coudray était l'avocat du général. Le tribunal des Minimes se déclara incompétent et renvoya les parties devant les juges militaires[30], ce qui étouffait l'affaire.

Cependant le projet, dès longtemps caressé, d'enlever de Paris Louis XVI et la famille royale, et de les emmener dans un lieu sûr, allait devenir une réalité. Le marquis de Bouillé en était l'âme. L'exécution en fut fixée au 20 juin 1791. Toutes les mesures avaient été prises pour endormir la vigilance de la garde nationale et de son chef. On avait si souvent dénoncé la fuite du roi dans les feuilles populaires qu'on avait fini par ne plus y croire[31]. Toutefois de nouveaux avis étant parvenus à Bailly, La Fayette se rendit, le soir du 20 juin, aux Tuileries, pour donner ordre au major général Gouvion de faire promener les principaux officiers de garde dans les cours pendant la nuit. En entrant — il était minuit — il passa près de Madame Elisabeth. qui montait en voiture, et ne la vit pas[32]. En ressortant, il frôla la reine, qui traversait le Carrousel pour aller rejoindre le roi, et il ne se douta pas de l'acte qui s'accomplissait. La fuite ne fut signalée que le 21 juin, entre cinq et six heures du matin. La Fayette l'apprit de la bouche de son collègue d'André et courut aux Tuileries avec Bailly et Alexandre de Beauharnais. Il sentait quelle responsabilité terrible pesait sur lui. Confiant dans la parole royale, il avait donné la sienne que Louis XVI ne fuirait pas. Sans attendre la réunion de l'Assemblée nationale, il expédia sur toutes les routes des officiers de la garde nationale, avec ordre d'arrêter le souverain. La colère populaire montait ; il la brava en se rendant à pied à l'Hôtel de Ville, au milieu d'une foule agitée, et harangua avec calme les citoyens. A l'Assemblée nationale, Reubell exprima des soupçons sur la conduite de La Fayette, mais Barnave le réfuta avec vivacité. Le général arriva bientôt, en costume militaire, accompagné de Bailly. A sa vue, Camus se leva et s'écria : Point d'uniforme ici ! nous ne devons pas voir d'uniforme dans l'Assemblée ! En effet, un décret défendait à tout individu de délibérer en uniforme. Le président, Alexandre de Beauharnais, fit observer que l'Assemblée avait mandé La Fayette à sa barre ; Démeunier déclara que les soldats citoyens de service étaient exceptés du décret, et le général demanda que le major général Gouvion, chargé de la garde intérieure des Tuileries, fût admis à rendre compte de l'attentat que les ennemis du bien public, dans la coupable espérance de compromettre la liberté française, ont commis, la nuit dernière, contre le roi et une partie de sa famille. Gouvion exposa les faits, et l'intendant Arnaud de La Porte apporta un mémoire du roi expliquant les raisons de sa fuite.

Le soir du 21 juin, La Fayette se rendit, avec plusieurs députés, entre autres Barnave, Alexandre Lameth et Sieyès, à la Société des amis de la Constitution, qu'il avait désertée depuis longtemps. En le voyant entrer. Danton, qui venait de tonner contre les traîtres, remonta à la tribune et demanda au général les raisons de sa présence :

Et vous, monsieur La Fayette, vous qui nous répondiez encore dernièrement de la personne du roi sur votre tète, paraître dans cette Assemblée, est-ce avoir pavé votre dette ? Vous avez juré que le roi ne partirait pas. Ou vous avez livré votre patrie, ou vous êtes stupide d'avoir répondu d'une personne dont vous ne pouviez pas répondre. Dans h : cas le plus favorable, vous vous êtes déclaré incapable de nous commander. Mais je veux croire qu'on ne peut vous reprocher que des erreurs. S'il était vrai que la liberté de la nation française dépendît d'un seul homme, elle mériterait l'esclavage et l'abjection. La France peut être libre sans vous. Votre pouvoir pèse sur les quatre-vingt-trois départements. Votre réputation a volé d'un pôle à l'autre. Voulez-vous être véritablement grand ? Redevenez simple citoyen, et n'alimentez pas plus longtemps la juste défiance d'une grande portion du peuple[33].

Sans se troubler, La Fayette répliqua :

Je viens me réunir à cette Société, parce que c'est dans son sein que tous les bons citoyens doivent se retrouver dans ces circonstances où il faut, plus que jamais, combattre pour la liberté, et l'on sait que j'ai dit le premier que, lorsqu'un peuple voulait être libre, il le devenait ; et je n'ai jamais été si sûr de la liberté qu'après avoir joui du spectacle que vient de nous offrir la capitale dans cette journée[34].

 

Puis il sortit. Ses explications ne satisfirent personne. On vota l'impression du discours de Danton et son envoi aux sociétés affiliées, et on somma La Fayette de venir répondre aux accusations portées contre lui. La situation devenait des plus critiques : Marat réclamait la tête des ministres, de Motier, de Bailly[35] ; dans les rues on arrêtait un individu qui exprimait son étonnement que la tête de La Fayette ne fût pas encore coupée et promenée au bout d'une pique[36]. Toutefois, le 22 juin, le général se rendit à l'Assemblée nationale et y prêta le serment imposé aux fonctionnaires publics. Dans la soirée on apprit que le roi était à Varennes et aussitôt l'Assemblée décréta le départ de trois commissaires, La Tour-Maubourg, Barnave et Petion, et de l'adjudant général de l'armée, Mathieu Dumas[37], chargés d'assurer et de protéger le retour de Louis XVI[38]. Cette heureuse nouvelle, confirmée le lendemain, tirait La Fayette d'un mauvais pas. Aussi, le 23 juin, conduisit-il à l'Assemblée une députation très nombreuse de gardes nationaux, à laquelle il fit prêter serment, après une patriotique harangue[39]. Son aide de camp, Louis Romeuf, envoyé pour porter les décrets de l'Assemblée sur la route de Châlons, revint, le 24 juin, rendre compte de sa mission et de son entrevue avec le roi. Le 25, Louis XVI et sa famille rentraient dans Paris, escortés par La Fayette et son état-major, qui étaient allés à leur rencontre. Une foule considérable entourait les Tuileries ; quand on mit pied à terre, elle menaça les gardes du corps qui avaient servi de courriers pendant le voyage et qui étaient assis sur le siège de la voiture. Le général s'empressa de les protéger et de les mettre lui-même en sûreté dans une des salles du palais. Puis il se présenta au roi, rentré dans son appartement, et lui dit respectueusement :

Sire, Votre Majesté connait mon attachement pour elle ; mais je ne lui ai pas laissé ignorer que, si elle séparait sa cause du peuple, je resterais du côté du peuple.

Louis XVI lui répondit :

C'est vrai, vous avez suivi vos principes ; c'est une affaire de parti. A présent, me voilà. Je vous dirai franchement que jusqu'à ces derniers temps j'avais cru être dans un tourbillon de gens de votre opinion dont vous m'entouriez, mais que ce n'était pas l'opinion de la France. J'ai bien reconnu, dans ce voyage, que je m'étais trompé, et que c'est l'opinion générale.

 

La Fayette demanda les ordres du roi, qui dit en riant : Il me semble que je suis plus à vos ordres que vous n'êtes aux miens. Alors le général fit part du décret de l'Assemblée nationale, prescrivant les mesures de sûreté à prendre à l'égard du roi et de sa famille[40], et Marie-Antoinette écouta cette communication, non sans montrer son orgueil blessé[41].

Le 30 juin, on lut à la tribune de l'Assemblée une lettre du marquis de Bouillé revendiquant l'honneur d'avoir conseillé la fuite du roi, accusant La Fayette de vouloir une république et menaçant la France d'une invasion étrangère et Paris d'une destruction complète, si on touchait à un cheveu de la tête du roi et de la reine[42]. Ce même jour, 30 juin, La Fayette fut promu lieutenant général[43]. Le 2 juillet, il protesta, au sein de l'Assemblée, contre l'accusation portée contre lui par son cousin Bouillé d'être un ennemi de la forme du gouvernement établi et il se déclara prêt à verser son sang pour maintenir son serment[44].

 

 

 



[1] Cf. Mémoire du marquis de Bouillé (comte Louis), lieutenant général, sur le départ de Louis XVI au mois de juin 1791 ; Paris, Baudouin, 1827, in-8°, p. 24 à 42.

[2] Cf. aux Pièces justificatives, n° XIX, ce curieux témoignage royaliste de la bonne foi de La Fayette.

[3] Cf. Etienne Charavay, Assemblée électorale de Paris de 1790, p. 387.

[4] Cf. Quarante-neuvième note du comte de Mirabeau pour la Cour, en date du 17 janvier 1791 (Correspondance, t. III, p. 10). On y lit : Je vis dans cette place un moyen très sûr et très innocent de connaître les projets de la garde nationale, d'assister aux délibérations de ses chefs, d'étudier leur caractère, d'influer sur leurs démarches, d'atteindre même jusqu'aux secrets du général, c'est-à-dire de franchir le théâtre pour aller épier le jeu du machiniste derrière la toile. Tout cela me parut aussi utile que plaisant, et j'acceptai...

[5] Cf. lettre de Mirabeau à La Marck, en date du 19 janvier 1791. (Correspondance, t. II, p. 15.)

[6] Cf. Moniteur, t. VII, p. 157.

[7] Cf. Moniteur, t. VII, p. 164.

[8] Cf. Journal des Débats, n° 590, p. 3, Souvenirs de Mathieu Dumas, t. Ier, p. 479 à 486, et Rodolphe Reuss, L'Alsace pendant la Révolution, t. II, p. 125.

[9] Orig. aut., Archives nationales, C 358. — Mathieu Dumas dit dans ses Souvenirs (t. 1, p. 481) : Avant mon départ de Paris, le général La Fayette, rassuré par SA correspondance avec M. de Bouillé, me dit que celui-ci ne manquerait pas d'appuyer de toute son autorité les opérations de la commission.

[10] Cf. lettres de La Fayette à Mirabeau, du 1er février 1791, de La Marck à Mirabeau et de celui-ci à Emmery, du 2 février, de La Fayette à Mirabeau, du 4 février, du comte de Montmorin à Mirabeau, du 6 février. (Correspondance, t. III, p. 35, 36, 37, 42 et 43.)

[11] Cf. Correspondance de Bailly avec La Fayette. (Bibl. nat., ms. Fr. 11697, p. 126 et 136.)

[12] La Fayette rendit compte, le même jour, à la municipalité, des dispositions prises par lui. (Cf. P. Robiquet, Le personnel municipal de Paris sous la Révolution, p. 568.)

[13] Cf. Mémoires de La Fayette.

[14] Cf. l'Ami du peuple, du 3 mars 1791.

[15] Cf. Aulard, la Société des Jacobins, t. II, p. 96 et suiv.

[16] Cf. Mémoires de La Fayette.

[17] On lit dans la Correspondance secrète, à la date du 5 mars 1791 (éd. Lescure, t. II, p. 511) : L'abbé de Périgord, ancien évêque d'Autun, est, dit-on, parti pour l'Angleterre. On prétend aussi que, la veille de son départ, il a dîné chez un restaurateur avec M. de Mirabeau et M. de La. Fayette, tous trois déguisés.

[18] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 300. — Le 11 mars 1791, Mirabeau mandait au comte de La Marck (Correspondance, t. III, p. 8) : J'ai oublié, comme un sot, de vous dire hier que La Fayette, in fiocchi, avec quatre aides de camp, était venu se faire écrire chez moi avant-hier. Je ne sais quel et le motif de cette jonglerie : mais j'irai chez lui, à deux heures, aujourd'hui, parce que le Montmorin m'a dit que Gilles-le-Grand serait à cette heure là chez lui, Montmorin.

[19] Washington ajoutait en post-scriptum : Votre ancien aide de camp. George-Auguste Washington, a un second fils, auquel il a donné votre nom.

[20] Cf. Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. IX, p. 389 à 391.

[21] Cf. Détail de la séance et de tout ce qui s'est passé cette nuit à l'Hôtel de Ville, en présence du conseil général, de toutes les députations des sections et des bataillons de Paris, au sujet de sa démission ; M. de La Fayette se trouve mal à l'Hôtel de Ville en finissant de prononcer son discours ; imp. de 4 p. in-8°, dans ma collection révolutionnaire.

[22] L'émotion s'étendit à la province. La Société des amis de la Constitution d'Orléans envoya à la section du Palais-Royal une adresse où elle déclarait qu'elle regarderait comme un jour de deuil et de calamité celui où La Fayette quitterait le commandement de la garde nationale avant l'achèvement de la Constitution. (Cf. A. Tuetey, t. II, n° 2258.) — Plusieurs brochures furent publiées en cette occasion pour ou contre le général. Une de ces dernières avait pour titre : Le portefeuille de Louis-Philippe d'Orléans trouvé dans la poche de M. de La Fayette, et était ornée d'un frontispice représentant La Fayette aux pieds du duc d'Orléans. (Cf. Tourneux, t. 414, n° 2154.)

[23] Cf. Histoire parlementaire de la Révolution, t. IX, p. 414, note.

[24] Cf. Moniteur, t. VIII, p. 231.

[25] Cf. Moniteur du 2 mai 1791, et Aulard, la Société des Jacobins, t. II, 353.

[26] Cf. l'Ami du peuple, n° 440, 441 et 442. — On trouvera le texte de ce libelle, où toutes les calomnies contre La Fayette sont habilement groupées, dans l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. IX, p. 419 à 433.

[27] Cf. Moniteur, t. VIII, p. 373 et 374.

[28] Cf. A. Tuetey, L'assistance publique à Paris rendant la Révolution, t. Ier, p. 84.

[29] Cf. Histoire parlementaire de la Révolution, t. X. p. 142. — Madame Roland dit dans ses Mémoires (éd. Faugère, t. I, p. 292), à propos de Brissot : Il avait partagé l'erreur de beaucoup de gens sur le compte de La Fayette : ou plutôt il parait que La Fayette, d'abord entrainé par des principes que son esprit adoptait, n'eut pas la force de caractère nécessaire pour les soutenir quand la lutte devint difficile ; ou que, peut-être effrayé des suites d'un trop grand ascendant du peuple, il jugea prudent d'établir une sorte de balance. Le fait est que, professant même le républicanisme dans le particulier. Brissot fut longtemps encore à ne pas le croire coupable, lorsqu'il était devenu tel aux yeux des plus ardents. Mais il l'avait hautement blâmé et déclaré sa rupture avec lui, dès avant l'affaire du Champ-de-Mars.

[30] Cf. Histoire parlementaire de la Révolution, t. X, p. 218.

[31] C'est ce que déclare La Fayette dans le récit du départ et de l'arrestation du roi, publié dans ses Mémoires.

[32] Le Mémoire du comte Louis de Bouillé dit à ce sujet (p. 90) : Dans cet instant. M. de La Fayette passa : des flambeaux éclairent sa marche et jettent l'effroi parmi ses captifs ; mais il n'aperçoit pas sa proie qui va lui échapper.

[33] Cf. Aulard, La Société des Jacobins, t. II, p. 534 à 536.

[34] Cf. Aulard, La Société des Jacobins, t. II, p. 537.

[35] Cf. Histoire parlementaire de la Révolution, t. X, p. 288.

[36] Le 22 juin 1791, on arrêta un sieur Nérée-Vacquier, qui disait qu'il était étonnant que le général, qui avait répondu du roi sur sa tête et qui l'avait laissé partir, n'eût pas encore la tête coupée et promenée au bout d'une pique. (Cf. A. Tuetey, t. II, n° 2627.)

[37] Cf. Souvenirs de Mathieu Dumas, t. Ier, p. 487 et suiv.

[38] Petion, dans son récit du retour de Varennes, raconte qu'après sa nomination de commissaire, il se rendit chez La Tour-Maubourg et y rencontra Du Port et La Fayette. Je ne fus pas peu surpris de voir Du Port et Le Fayette causer ensemble, familièrement, amicalement. Je savais qu'ils se détestaient et leur coalition n'était pas encore publique... La Fayette faisait des plaisanteries, ricanait... — Les trois commissaires partirent, le 23 juin, à quatre heures du matin.

[39] Cf. Moniteur, t. VIII, p. 728 à 737.

[40] Voici les articles les plus importants du décret du 25 juin 1791 :

Art. I. Aussitôt que le roi sera arrivé au château des Tuileries, il lui sera donné provisoirement une garde, qui, sous les ordres du commandant général de la garde nationale parisienne, veillera à sa sûreté et répondra de sa personne.

Art. Il. Il sera provisoirement donné à l'héritier présomptif de la couronne une garde particulière de même sous les ordres du commandant général, et il lui sera nommé un gouverneur par l'Assemblée nationale.

Art. III. Tous ceux qui ont accompagné la famille royale seront mis en état d'arrestation et interrogés ; le roi et la reine seront entendus dans leur déclaration, le tout sans délai, pour être pris par l'Assemblée nationale les résolutions qui seront jugées nécessaires.

Art. IV. Il sera provisoirement donné une garde particulière à la reine.

[41] Ce récit est tiré des Mémoires de La Fayette.

[42] Cf. Moniteur, t. IX, p. 7.

[43] Cf. Archives administratives de la guerre.

[44] Cf. Moniteur, t. IX, p. 35, et A. Tuetey, t. Ier, n° 2302.