LA FRONTIÈRE DE L'EUPHRATE DE POMPÉE À LA CONQUÊTE ARABE

TROISIÈME PARTIE — L’OCCUPATION TERRITORIALE

 

CHAPITRE PREMIER — LE « LIMES » D’ORIENT.

 

 

Un passage souvent cité de Spartien[1] oppose aux limites naturelles celles qu’a créées la main de l’homme : la Syrie n’était bornée que partiellement par un cours d’eau ; comment l’a-t-elle été ailleurs ? Des raisons historiques nous obligent à étendre cette recherche à toutes les provinces qui confinaient à la Perse et à l’Arabie Heureuse.

Nous sommes guidés par l’exemple des autres frontières[2] : les observations faites en plusieurs pays ont révélé comme éléments essentiels d’un limes[3] un rempart (vallum) et un fossé, avec contre escarpe (agger) formée par le rejet de la terre le long du fossé. Le mur de terre ainsi élevé peut d’ailleurs être double, ou encore renforcé d’un mur en pierres et en maçonnerie. De plus, le profil de l’ensemble varie d’une région à l’autre : la fosse est plus ou moins profonde et évasée ; la hauteur du mur ne reste pas constante, ni son éloignement du fossé ; ce dernier disparaît même en Bavière. Enfin, le limes se trouve réduit à sa plus simple expression en Afrique, ainsi qu’au nord de la Gaule où il parait démontré qu’aucun mur de ce genre n’avait été construit.

Ce vallum et cet agger se retrouvent-ils dans nos provinces d’Orient[4] ? Le terrain n’en a rien révélé, et les voyageurs ont poussé déjà assez avant dans le désert pour retrouver ces traces supposées. Spartien rapporte dans le même texte que souvent, en Espagne et alias, l’empire fut séparé des barbares stipibus magnis in modum muralis saepis funditus jactis atque conexis. Comment constater, après des siècles, l’emploi, sans doute temporaire, des haies ou palissades ? En Syrie particulièrement, il apparaît comme peu probable, le bois y ayant toujours été extrêmement rare. Ammien Marcellin, il est vrai, en atteste l’usage pour fortifier les citadelles, dans un moment d’urgente nécessité[5] ; mais le fait se produisit sur les bords de l’Euphrate, et les pieux avaient pu être facilement amenés par bateaux des régions boisées d’Arménie et de Commagène. Resterait donc à supposer que le limes d’Orient n’était constitué par aucun obstacle matériel, en tant que ligne continue, et que la frontière n’était marquée que par un bornage espacé ou par quelque trace, peu accusée, sur le sol.

Il n’est d’ailleurs pas prouvé que cette frontière militaire du limes ait coïncidé avec la frontière politique, celle des provinces. Une inscription, probablement de l’époque de Domitien, nomme un procurateur impérial χώρας Σομελοκεννησίας καί [ύπ]ερλιμιτανής. Mommsen, commentant ce texte[6], admet que la situation pouvait être la même aux autres extrémités de l’empire ; et, en effet, le territoire de Somelocenna faisait partie des Champs décumates, district de l’Europe centrale, où les conditions géographiques permettaient cent fois mieux d’établir n’importe où des castella que dans l’Arabie désolée.

La frontière d’Orient s’est du reste souvent déplacée ; le tracé du limes aurait-il changé avec elle ? Qu’on se rappelle les principales étapes de la conquête.

La Syrie du nord est seule annexée avant la guerre de Vespasien : vers le Liban, en Palestine, subsistent des principautés chargées de prévenir les invasions ; très certainement, jusque-là, ces régions ne sont point barricadées. Puis les principautés disparaissent ; on forme la province de Judée ; alors les Arabes d’outre-Jourdain reportent sur les Romains leur hostilité d’autrefois contre les Juifs. Trajan se décide à englober la province d’Arabie. En dehors des régions cultivées ou fréquemment parcourues, elle s’ouvrait sur une large plaine stérile, qu’il convenait de négliger pour se restreindre à la grande route nord-sud des caravanes, allant de Palmyre à la mer Erythrée[7]. C’est près d’elle que l’empereur pouvait établir son limes ; mais l’ambition le saisit de conquérir le royaume parthe : il ne prit que la Mésopotamie, aussitôt abandonnée par Hadrien. Nous ne savons pas exactement dans quelle mesure les successeurs s’écartèrent de cette politique plus prudente. L’Osrhoène soulevée[8], un instant confisquée[9] garda longtemps une ombre d’indépendance sous ses Abgars[10], malgré l’importance de ce carrefour commercial d’où les forains rayonnaient vers l’Arménie, la Perse et la Syrie. Mais déjà les Romains tenaient en leur pouvoir la moitié nord-ouest de la Mésopotamie, délimitée, ou à peu près, par l’Aborras, frontière naturelle ; Galère y adjoignit enfin, en 297, vers le cours supérieur du Tigre, cinq provinces que les Perses recouvrèrent après la mort de Julien[11]. Les variations qui suivirent n’affectèrent plus que les régions situées plus au nord ; pour elles, la question du limes ne se pose même pas, au sens où je prends le mot : sur les sommets de l’Arménie, la frontière était purement idéale et la seule mesure avantageuse et praticable consistait à établir des forts d’arrêt dans les étranglements des vallées.

Ainsi donc l’utilité d’une barrière proprement dite, artificielle, ne pouvait apparaître que de l’Euphrate à la mer Rouge[12]. Pour la partie méridionale de ce parcours, on s’attendrait à trouver une discussion précise dans le grand répertoire : Die Provincia Arabia. Il n’en est rien, malgré l’intitulé du tome II : De äussere Limes und die Römerstrasse von El-Maan bis Bosra. D’après quelques lignes de la Vorrede du même volume et le contenu du livre, le limes serait purement et simplement la ligne des forts, laquelle courait le long d’une voie. Trajan aurait d’abord fait établir la voie elle-même[13], tout près de la mer Morte, et construire seulement quelques castels fort espacés. Puis peu à peu, un autre cordon de forteresses aurait été disposé plus à l’est[14], accompagnant de nouvelles chaussées. Cette avancée vers l’intérieur aurait, je pense, son origine dans des conditions économiques améliorées, un progrès de la colonisation ou un acheminement des Arabes vers un régime de vie plus stable.

Seraient-ce donc là les deux parties du limes, suivant la conception de Mommsen exposée plus haut ? Je ne le crois pas ; il vise une double limite organisée à la même date, et avec un espace intermédiaire bien plus insignifiant. Ce limes d’Arabie serait plutôt à rapprocher de celui de Bretagne, où le vallum d’Antonin était à cent kilomètres au nord du premier rempart d’Hadrien[15]. Et l’on comprendrait qu’Ammien Marcellin, parlant des expéditions de pillage du phylarque des Saracènes Assanites, nous le montre omni saevitia per nostros limites diu grassatus (XXIV, 1, 3) ; mais ce pluriel ne doit pas être pris trop à la lettre[16].

D’autres auteurs semblent plus explicites : Théophane rapporte qu’en 520 Justinien créa comte d’Orient le patrice Arménios, à qui il ordonna, lui ayant remis de grosses  sommes, d’aller άνανεώσαι πόλιν τής Φοινίκης Αιβανισίας, είς τό λίμιτον τό έσώτερον, τήν καλουμένην Παλμύραν, κελεύσας τοΰ καθέζεσθαι έν αύτή τόν δοΰκα κτλ.[17]. Il y aurait donc eu un limes interior, passant à Palmyre ou près de là. Il dit ailleurs : Τώ δ’ αύτώ χρόνω (encore sous Justinien) ό δούξ Παλαιστίνης έποίησεν έχθραν μετά τοΰ φυλάρχου τών ύπό ‘Ρωμαίων Σαρακηνών . καί φοβηθείς ό φύλαρχος είσήλθεν ές τό έσώτερον λιμωτόν...[18] Ce chef saracène, en désaccord avec le duc de Palestine, se serait donc porté vers le limes interior, au-delà duquel il était chez lui.

Il existait, tout le long de la Syrie, de la Palestine et de l’Arabie, une zone particulière, dont les hôtes nomades étaient τών ύπό ‘Ρωμαίων, zone d’influence on de protectorat ; cette dernière était-elle donc elle-même enclose d’un autre limes qualifié d’extérieur ? Le passage cité de Théophane n’y mettrait point obstacle, et selon Malalas[19], lorsque l’ethnarque Alamoundar, vassal des Perses, s’en alla piller la Syrie première, les chefs romains marchèrent contre lui ; les Saracènes, butin fait, s’enfuirent à cette nouvelle διά τοΰ έξωτέρου λιμίτου. Le texte serait décisif si le même fait n’était justement raconté aussi par Théophane ; or, d’après lui, les Scénites s’échappèrent διά τοΰ έσωτέρου λιμωτοΰ[20].

Du reste, ce territoire des Arabes soumis à Byzance était déterminé avec fort peu de précision par des traditions incertaines, témoin la discussion qui s’éleva, au temps do Justinien, pour la strata au sud de Palmyre[21]. Remarquons de plus que ni Malalas ni Théophane n’a fait usage des deux termes : έξώτερος et έσώτερος ; la différence de langage pourrait tenir à celle des points de vue[22].

Pour résumer, rien n’atteste, a la frontière orientale de l’empire, une barrière continue, remplaçant les limites naturelles, rivages de la mer ou d’un cours d’eau, et comprenant ces deux éléments essentiels : le mur et le fossé. Nulle allusion dans les auteurs ; aucune observation, même isolée, sur le terrain ; dans l’Arabie, mieux étudiée, résultat franchement négatif[23]. Aucun indice de l’époque où l’entreprise en aurait été faite, ni du tracé exactement suivi ; et les acquisitions et pertes successives de territoires ne simplifient pas les hypothèses. On comprendrait que les Romains aient reculé devant la tâche de construire, sous un ciel de feu, sur un terrain sans valeur, un rempart de plus de 600 milles de long, le double du limes du Rhin et du Haut-Danube. Ils peuvent avoir conçu l’idée que le vrai terme de leur empire devait être cherché plus loin et que ce serait le Tigre ; qu’en attendant cette conquête fatale, les Saracènes, pris à gages, suffiraient à protéger leurs provinces, avec le concours des garnisons disséminées.

Laissons maintenant la ligne frontière, stricto sensu ; il reste que les Romains ont édifié, vers la Syrie et ses abords, de nombreux travaux militaires et de fortification ; il va sans dire qu’ils étaient irrégulièrement espacés, selon la nature du pays ou même les besoins du moment[24].

 

 

 



[1] Vit. Hadrian., 12 :... in pluribus locis, in quibus barbari non fluminibus, sed limitibus dividuntur.

[2] Le meilleur résumé des connaissances générales touchant les murs-frontières de l’empire a été donné par le colonel De La Noë dans le Bull. du Comité des Travaux, publ. par le minist. de l’Instr. publ., section de Géographie historique, 1890 ; v. surtout p. 281 sq.

[3] Th. Mommsen (Der Begrift des Limes, in Wettdeutsche Zeitschr., XIII (1894), p. 134-143) rapproche limes de limus, oblique, transversal. Le limes est, non la ligne, mais la bande-frontière, qui servait d’abord de chemin. Le limes impérial formait ainsi une double limite, intérieure et extérieure ; l’une est représentée quelquefois par un mur de pierre, l’autre par le fossé ; l’espace intermédiaire était distinct du reste de la province et soumis à une organisation militaire séparée. Je mentionnerai encore ici l’essai, très confus, d’un officier : Eman. Seyler (Hauptmann a. D.), Terra limitaneä, in Forlsetzung von « Agrarien und Exkubien », eine zweite Untersuchung über römisches Heenvesen, München, 1901. Il cherche à établir, d’après une constitution de Justinien (Cod., I, XXVII, 2, § 4 et 8), que les postes destinés à empêcher l’irruption des ennemis devaient être situés en dehors des frontières — ce seraient les clausurae et les burgi ; d’autres, de deuxième ligne, étaient en réserve à l’intérieur, — et la constitution les appelle castella ou civitates. Mais ce texte s’applique à l’Afrique et aux Vandales, et noue savons le danger d’étendre à une région de l’empire ce qui est expressément rapporté d’une autre.

[4] Oui, selon K. Zangemeister, Röm. Grenzwall in der Provinc. Arabia (Mitth. Und Nachr. d. d. Palâst.-Ver., 1896, p. 49-52). Une inscription (CIL, III, 14149’2) trouvée à Oumm-el-Djemal, à 25 kilom. au SSO. de Bostra, porte (après le protocole de Marc-Aurèle) : opus valli perfectum sub... Severo leg. Augg. pr. pr. cos. des. (a. 176-180). Zangemeister, retrouvant la même expression opus valli sur des monuments de la muraille d’Ecosse et du limes de Germanie Supérieure (p. 52, note 2), concluait qu’il s’agit dans ce texte du limes arabique. Je considère comme bien plus vraisemblable l’opinion de Dussaud et Macler (Mission dans les régions désertiques de la Syrie moyenne (Nouv. Arch. des Miss., X, 1903), p. 281, n° 120 ; cf. p. 77) : Il ne peut être ici question que du mur de la ville ; l’inscription est tombée de la porte triomphale ruinée, où on l’avait placée parce que la réfection s’était étendue à toute l’enceinte. Si elle est en lutin, et non en grec, cela tient sans doute à la coopération de la main-d’œuvre militaire, sous l’autorité directe du gouverneur lui-même. La défense de la ville n’intéressait-elle pas la province tout entière ?

[5] XVIII, 7, 6 : Tribuni rum protectoribus missi citerioris ripae Euphratis castella et praeacutis sudibus omnique praesidioram genere cominunibant.

[6] Jahrb. des deutsch. arch. Instit., IV (1889), Arch. Anzeiger, p. 41 (= IGRRP, III, 70). La restitution, il est vrai, n’est pas absolument certaine ; Gsell (Essai sur le règne de l’empereur Domitien, Paris, 1894, p. 191) la considère comme possible ; elle est admise par Domaszewski (Westd. Zeitschr., XXI (1902), p. 205) et K. Kœpp, Die Römer in Deutschland (Monogr. z. Weltgesch., XXII), Bielefeld, 1905, p. 114. — Au reste, cette situation particulière pourrait être le vestige d’un recul de la frontière, comme le suppose Kornemann (Klio, VII (1907), p. 93) ; Hadrien n’y répugnait pas quand la défense lui semblait ainsi mieux assurée.

[7] Müller, Geogr. Gr. min., I, p. 272.

[8] Dion Cass., LXXV, 1.

[9] Dion Cass., LXXVII, 2 ; Zonar., Ann., XII, 12 ; II, p. 561-2, Bonn.

[10] Georg. Syncelle, Chron., p. 676, Bonn.

[11] Petr. Patric., Excerpt. de légat. Rom., p. 4 de Boor.

[12] Cf. en effet Chronic. Pasch., p. 504, Bonn.

[13] Comme des milliaires l’indiquent expressément (CIL, III, 1414939 et 42).

[14] La pl. XL du tome I permet de constater un intervalle moyen de 20 à 30 kilomètres entre celui-ci et la barrière insuffisante de Trajan.

[15] Cf. De la Noé, op. cit., p. 294-298.

[16] Ammien s’exprime ailleurs en larmes vagues (XIV, 8, 5) : Orientis vero limes in toagum protentus et rectum ab Euphratis flumimis ripis ad usque supercilia porrigitur Nili, laeva Saracenis conterminans gentibus, dextra pelagi fragoribut patens...

[17] Theophan., Chronogr., 174, 13.

[18] Theophan., Chronogr., 179, 15.

[19] XVIII, p. 445, Bonn.

[20] Chronogr., 178,15. — La même source a dû être travestie par l’un des deux.

[21] Aréthas disait : Elle est aux Romains, vu son nom et les anciens témoignages ; et Alamoundar : Peu importe le nom ; les bergers m’y ont payé un droit de pâture. Justinien prétendit trancher la question, mais perdit beaucoup de temps à en délibérer (Procope, B. P., II, 1, 6 sq.).

[22] De même les cinq circonscriptions annexées par Galère, restituées par Jovien, dites Transtigritanae par Ammien Marcellin (XXV, 7, 9), l’étaient-elles à l’égard des Romains ou des Perses ? La vérité est dans une combinaison des deux hypothèses, comme nous l’avons vu plus haut.

[23] Y eut-il un essai de rempart continu ? Peut-être, car près de Maan (Provincia Arabia, II, p. 3 sq.) on a trouvé deux pans de murs, l’un reliant un castel et un burgus, l’autre dépassant le burgus et finissant brusquement, loin de toute construction. En tout cas, l’essai aurait été abandonné.

[24] Aug. Brinkmann, Der rômische Limes im Orient (Bonner Jahrbücher, XCIX (1896), p. 252-7), a adroitement extrait quelques détails de la vie de l’abbé Alexandre Akoimétos, fondateur de l’ordre monastique dont les membres se relayaient jour et nuit pour psalmodier perpétuellement l’office ; de cette biographie, rédigée par un de ses disciples, une traduction latine nous est parvenue (Acta SS., Januar., I, p. 1018 sq.) ; elle nous raconte que l’ascète s’était, avec ses disciples, aventuré en désert persique (vers 420-425),chantant des psaumes tout le long du limes ; ils commençaient à souffrir de la faim quand ils rencontrèrent des tribuns et des soldats romains, qui les prièrent de se rendre dans leurs castella : sunt enim ad confinia Romanorum et Persarum castella, barbaris opposita, decem ac viginti invicem distantia milliaribus (III, p. 1025). Ce renseignement ne vaut peut-être que pour la section de Palmyre à l’Euphrate.