LA FRONTIÈRE DE L'EUPHRATE DE POMPÉE À LA CONQUÊTE ARABE

DEUXIÈME PARTIE — L’ARMÉE

 

CHAPITRE IV — LE COMMANDEMENT.

 

 

Je ne songe pas à examiner sous cette rubrique toutes les questions qui intéressent la hiérarchie militaire ; aussi bien nos sources spéciales ne contribueraient-elles guère à les éclaircir, et il serait, sinon téméraire, au moins sans utilité, de rappeler, à propos de l’Orient, les principes généraux. Je compte m’attacher principalement à ce qui concerne le commandement suprême[1], lequel nous peut conduire à quelques observations plus particulières.

 

§ I. — Les chefs de circonscriptions militaires.

A. — Sur les commandements militaires locaux, nous aurons moins de particularités à signaler, surtout pour la période du Haut-Empire. Bornons-nous à mentionner le légat consulaire de Syrie (depuis 27 av. J.-C.), le légat consulaire de Cappadoce (depuis 70)[2], le légat prétorien d’Arabie (depuis 105/6). Le légat prétorien de Palestine (depuis 70) réduit le commandement du légat de Syrie, car chaque légat est à la tête des troupes de sa province. Vers 198, il y a un légat de Syria Cœle et un de Syria Phœnice[3]. La province éphémère d’Armenia Major formée par Trajan était restée sous le légat de Cappadoce[4]. Nous ne savons rien du gouvernement des provinces de Mésopotamie et d’Assyrie pour la même époque.

A la fin du IIe siècle, la Mésopotamie, partiellement recouvrée, n’a d’autres chefs militaires que les commandants de légions, des praefecti qui cumulent leurs fonctions avec celles de procurateurs, respectivement en Osrhoène et en Mésopotamie proprement dite[5]. Au siècle suivant, il semble bien qu’il n’y ait plus de procurateurs dans ces deux contrées, et un praefectus y commande sans doute à la fois les deux légions parthiques qui y sont cantonnées.

B. — Passé le règne de Dioclétien, les districts civils ne nous intéressent plus que par comparaison avec les districts militaires. On sait qu’au praeses s’oppose désormais le dux[6] ; c’est ce dernier qui a le commandement sur toute la section du limes comprise dans sa circonscription et les troupes y affectées ; aussi prend-il quelquefois le nom de dux limitis, sans que rien le différencie des autres duces. Les limites des ducatus ne peuvent être fixées qu’avec approximation, car l’identification de la plupart des lieux de garnison cités par la Notitia demeure flottante. Mais, à voir ce document[7], on arrive aux constatations que voici :

Au nord, il n’y a qu’un dux pour les Arménies (I et II) et le Pont ; cette zone ne paraît pas très exposée. Même observation pour les régions les plus méridionales : à la longue Palaestina III, la seule des trois Palestines qui touche au limes, est préposé un duc unique[8]. En Arabie, le même fonctionnaire sert à la fois de dux et de praeses[9] ; il a néanmoins un double officium, civil et militaire[10]. Cette mesure exceptionnelle peut être interprétée dans le sens d’une simplification voulue, fondée sur l’état paisible de la contrée.

Au contraire, dans la partie médiane, nous trouvons quatre ducs : Phénicie (du Liban), Syriae et Eufratensis Syriae[11], Osrhoène, Mésopotamie, c’est-à-dire quatre départements militaires rayonnant en éventail autour de cette marche dangereuse qui s’étend du Tigre à l’Euphrate, constamment soumise aux attaques des Perses.

Plus tard, les difficultés se multiplient, et alors des changements apparaissent. En Arabie, les pouvoirs civil et militaire sont à nouveau scindés[12]. Au nord, Théodose II, par une constitution de 413[13], dont il n’y a pas trace dans la Notitia, crée un comes Ponticae[14] [rei militaris], effet sans doute du partage avec la Perse du royaume arménien. En Arménie même, Justinien organisa quatre provinces, une seule l’Armenia III (capitale Mélitène) avait un comes de caractère militaire[15] ; d’autre part, il créa deux nouveaux ducs, fixés à Citharizon et Artaleson[16]. Autrement dit, l’Euphrate semblait une ligne trop reculée pour le quartier général de la défense, qu’on reportait contre le limes même, au cœur du massif arménien.

Mais ce qui concerne ce dernier comte et ces ducs se rattache étroitement à une question difficile, celle du magister militum per Armeniam, que nous examinons un peu plus loin.

Mentionnons une dernière décision de Justinien élevant au rang de spectabilis le gouverneur de la Phénicie du Liban et mettant un numerus de plus à sa disposition personnelle[17].

 

§ II. — La conduite des guerres.

Les campagnes contre les Parthes, les premières expéditions contre les Sassanides furent habituellement dirigées par les hommes les plus en vue de la République, puis par les empereurs en personne. Alors la question d’Orient paraissait la plus grave ; c’était encore l’opinion dominante au IVe siècle[18]. Il en va différemment par la suite, et si l’on continue à intriguer par habitude vers le Caucase et l’Euphrate, néanmoins la politique qu’on y fait se révèle surtout défensive[19].

Les empereurs du IIIe siècle montrent déjà peu d’ardeur pour la guerre persique ; volontiers ils s’attardent aux délices d’Antioche ; une réaction se dessine avec Galère[20] et Julien ; puis, dès la fin du IVe siècle, les empereurs renoncent à se déranger et envoient des généraux[21]. Que valent ces derniers ? Il y en a d’énergiques et de méritants : Bélisaire, Narsès ; mais la plupart sont des condottieri, pillards et peu sûrs comme leurs hommes. Ils sont quelquefois en conflit déclaré et ne tiennent pas en main leurs subordonnés immédiats ; on ouvre de vaines conférences, où l’on prend très lentement une médiocre résolution[22] ; les exactions de ces aventuriers avides furent causes de plus d’une défection parmi les peuples de Lazique[23].

Deux siècles après Arcadios, Maurice fait un première exception à la coutume établie ; puis, quand Héraclios organisa son expédition, on délibéra à perte de vue sur la conduite que l’empereur devait tenir : Les uns, discutant subtilement sur les lois et maximes du commandement militaire, disaient qu’il convenait que l’autorité du prince présidât aux périls de la guerre ; d’autres, qu’il était dangereux d’exposer son prestige au hasard des événements ; quelques sophistes, combinant les deux avis, prétendaient qu’il devait rester dans son palais et prendre part à la guerre en y songeant[24]. Héraclios partit, et il fit bien : à plusieurs reprises, sa présence seule décida du succès[25]. Et lorsque, dans le désarroi de la dernière lutte, il dut confier à d’autres la conduite des opérations contre les Arabes, on vit recommencer les discordes entre chefs et les gouverneurs grecs passer avec l’ennemi des traités secrets[26].

Au IIIe siècle, on avait peu à peu séparé dans les provinces les attributions civiles des fonctions militaires ; il en résultait un amoindrissement de celles-ci encore accentué par le morcellement des provinces ; pour les relever, on fut amené à la création des magistri militum[27], qui doit remonter à Constantin ; mais l’institution n’a cessé d’évoluer. Ammien désigne ces officiers par les titres non officiels de magister armorum ou rei castrensis. A l’origine, il n’existait pas de magisterium de district ; il ne s’en décernait qu’à la cour impériale ; le magister militum (dit bientôt praesentalis) devenait le subrogé de l’empereur dans le commandement de l’armée. Mais il se forma une deuxième catégorie de fonctionnaires, de même nom quoique de rang inférieur, qui exerçaient leur emploi dans les provinces. Ils avaient des circonscriptions délimitées selon les circonstances, plus compréhensives du moins que les ducatus. C’est Théodose Ier qui multiplia les magistri dans la moitié orientale de l’empire[28] : deux praesentales apparaissent dans la Notitia, en outre trois magistri equitum et peditum pour la Thrace, l’Illyricum et le reste de l’Orient.

Désormais il y a un commandement militaire général et permanent pour les expéditions orientales ; la théorie même ne le réserve plus à l’empereur. Mais la tendance au morcellement se manifeste de bonne heure ; comme il y avait un comes Orientis et un vicarius Ponticae[29], indépendants l’un de l’autre, on distinguait dans le langage, malgré le caractère civil de leurs attributions, le limes d’Orient et celui de Pont[30]. C’était une vaste étendue que devait couvrir à lui seul le maître de la milice d’Orient[31]. Justinien créa un chef analogue τής Άρμενίας[32], auquel il subordonnait les deux nouveaux ducs d’Arménie. Mais ce chef d’armée supplémentaire remplaçait en même temps un autre dignitaire dont l’identité n’est pas facile à reconnaître.

Comite Armeniae penitus sublato, dit la Constitution ; quel comes Armeniae ? Seeck[33] admet que c’est l’ancien dux Armeniae de la Notitia, devenu comes par une faveur personnelle dont il y a déjà un exemple en 371[34] :

F. Grossi-Gondi[35] a fait une autre hypothèse : Une Novelle de Justinien, rendue en 536, supprime les deux anciennes provinces d’Arménie et en crée quatre nouvelles ; le gouverneur de la troisième reçoit le titre de comte et des pouvoirs militaires ; c’est ce comes que supprime la Constitution. J’ignore les raisons qui ont conduit Güterbock[36] à proposer pour cette dernière la date de 528, mais ce texte est certainement, comme le dit Seeck, de 535 au plus tard, date de l’achèvement du Codex Justinianus ; donc antérieur à la Novelle ; et la conjecture de Grossi-Gondi s’écroule[37].

Güterbock et Hübschmann s’arrêtent à une interprétation qui me paraît plus acceptable ; trois ans après le partage de 387, Arsace meurt ; il reste sur ses domaines cinq satrapes, auxquels Rome se borne à superposer un comes Armeniae[38] ; ils font la police avec des troupes locales, de caractère purement arménien, tirées des gentes dont parle la Constitution. C’est ce cornes qu’elle supprime ; les satrapes, eux, subsistent jusqu’en 536, déchus de leurs fonctions militaires. Seulement ce comte n’existe qu’à dater de 390 ; on ne saurait donc le confondre avec le comte Trajan de 371, à moins que précisément le duc d’Arménie — comte à titre personnel — n’ait cumulé ses fonctions anciennes avec le contrôle des satrapies. Il faut noter que le titre de στρατηλάτης (magister militum) n’est pas donné par Procope à Zittas (Zetas dans la constitution) ; l’historien parle peu nettement de l’envoi de Zittas en Arménie, pour mettre fin aux exactions des gouverneurs précédents, qui avaient suscité une révolte[39]. Mais nous avons une autre attestation d’une réforme profonde : dans la même année 536, Justinien précisait ses intentions par la Novelle XXI de Armeniis, ut ipsi per omnia sequantur Romanorum leges.

 

 

 



[1] Sur les auxiliaires du commandement, les gardes du corps du général en chef, etc., l’épigraphie seule aurait pu nous fournir des témoignages nombreux ; mais on sait qu’en Syrie elle donne des déceptions. Une inscription de Baalbek (Hornstein, Palest. Explor. Fund, 1900, p. 74) mentionne deux protectores. Ammien (XXV, 3, 14) nomme un apparitor qui sauva son préfet. Add. quelques écuyers (statores) de gouverneurs de provinces ou de chefs de légions (Waddington, 2215 ; CIL, III, 6641 ; VIII, 7050).

[2] Marquardt, Organis. milit., II, p. 291, note 6.

[3] Marquardt, Organis. milit., II, p. 375 sq.

[4] CIL, X, 8291.

[5] Hirschfeld, Die kaiserlichen Verwaltungsbeamten bis auf Diocletian, 2. Aufl., Berlin, 1905, pp. 375 sq. et 396.

[6] Cf. Seeck, Dux (Pauly Wissowa). — Vopiscus, vit. Aureliani (XXVI, 13, 1 Peter) nomme Julio Tryphone orientalis limitis duce. Ce ducatus n’a jamais existé ; c’est, en dehors de l’anachronisme, un des nombreux titres forgés qu’on rencontre dans l’Histoire Auguste.

[7] Cf. Not. Or., I, 42-50.

[8] Cod. Theod., VII, 4, 30.

[9] Not. Or., XXXVII, 36.

[10] Not. Or., XXXVII, 36 et 43.

[11] Not. Or., XXXIII, 15. Ce cumul des deux provinces tient à ce qu’elles confinent à peine au limes.

[12] V. la Novelle CII de Justinien.

[13] Cod. Theod., VI, 13, 1.

[14] Seeck (Comites, ap. Pauly-W., p. 661, n° 7) suppose qu’il s’agit du duc d’Arménie, dont le commandement se serait étendu à tout le diocèse du Pont, à l’approche d’une guerre persique, et qui aurait reçu le titre honorifique de comte. — Tout ceci est fort obscur.

[15] Procope, Aed., III, 3, p. 250. V. infra, IIIe partie, ch. VII.

[16] Nou. XXXXI, cap. 3.

[17] Ed. IV (vers 538-9), § 2.

[18] Le langage des écrivains de ce temps ne laisse pas de doute à ce sujet ; cf. Homo, Essai sur Aurélien, p. 55, note 1.

[19] Les statistiques de De Gregori (loc. cit., p. 253) montrent que les contingents expédiés vers la Perse (cf. Procope, B. P., I, 13. 18 ; II, passim, surtout 2, 4) étaient moindres, environ de moitié, que ceux qui combattirent les Goths et les Vandales.

[20] Un bas-relief de Salonique (Kinch, pl. VI, p. 20 ; add. pl. VIII, p.44) le montre dans un cisium, voiture de voyage à deux roues, richement décorée ; était-ce bien son moyen de locomotion en guerre ? peut-être l’adopte-t-il exceptionnellement parce qu’il entre dans une ville, comme l’indique le sujet. Le duc d’Euphratensis, parcourant son limes, fait marcher saint Serge devant sa voiture (Acta SS. Sergii et Bacchi, Analect. Bolland., XIV (1895), p. 391, 10).

[21] Ils ont en revanche aux armées des représentants, ministres de leurs faveurs ; ainsi Rusticus est chargé de distribuer sur ces fonds des récompenses à ceux dont la valeur apparaîtra dans les combats (Agathias, III, 1, 3).

[22] Procope, B. P., II, 16 ; 19 ; 24 ; 25 ; Agathias, III, 4, 1.

[23] Procope, B. G., IV, 16, 3 ; de même en Arménie : Id., B. P., II, 3, 4 sq.

[24] Georg. Pisid., Exped. Pers., I, 112.

[25] Sous Maurice, Commentiolus avait pris honteusement la fuite au combat de Sieirban (Theoph. Simoc, III, 6, 1-2).

[26] Theophan., 338, 340.

[27] Cf. l’étude très complète de Th. Mommsen, Aetius (Hermès, XXXVI (1901), p. 531 aq. = Gesamm. Schr., IV (ou Hist. Schr., I, 1906), p. 531-560). Il signale l’infériorité de rang du magister equitum par rapport au mag. peditum, sans en donner la raison (pp. 531, note 5, et 534, note 1). Elle tient, je pense, à ce que le corps le plus considéré jusque-là, la légion, était composé presque exclusivement d’infanterie.

[28] Zosime, IV, 27.

[29] Not. Or., I, 29, 32.

[30] Novelle de Théodose II et Valentinien III (a. 443) : ... nec non etiam Orientalis ac Pontici limitis (Nou., I, 24.5). C’est là un texte officiel ; quant aux expressions des auteurs, elles ne sont pas conformes à l’exacte terminologie. V. Malalas, XII, p. 308 Bonn. Il ne pouvait pas y avoir de limes Syriacus au sens propre ; les diverses provinces dioclétiennes dites Syria ne touchaient à la frontière qu’en un point.

[31] Procope, B. P., I, 3 ; 8 ; 11 ; 13 ; II, 6, 1 ; II, 24.

[32] Cf. C. Just., I, 29 (de officio magistri militum), 5. — D’après ce texte, l’άρχων έν Περσαρμενίοις (Procope, B. P., II 24, 6) est à confondre avec ce personnage ; un autre, cité par le même auteur quelques lignes plus loin, est dit τόν έν Άρμενίοις στρατηγόν. Malalas (XVIII, p. 465) nomme le maître de la milice d’Arménie ; on voit par son récit que cet officier était en même temps mag. milit. praesentalis. Procope, B. P., I, 15, 3, confirme aussi le fait très nettement. Mais cette confusion fut-elle régulière et permanente ?

[33] Comites, ap. Pauly-W., p. 639, n° 8.

[34] Ammien Marcellin, XXIX, 1, 2 : Trajanus comes ; cf. XXX, 1, 18 : agentique tune in Armenia Trajano et rem militarem curanti.

[35] Diz. De Ruggiero, Comes, p. 521.

[36] Römisch. Arménien..., pp. 42, 56. Je cite de seconde main son travail que je n’ai pu me procurer.

[37] Le comes [rei militaris] Palaestinae, également supposé par Grossi-Gondi (ibid.) n’a aucune base sérieuse dans les deux inscriptions qu’il cite, et qui nomment seulement un κόμης — dont on ne peut préciser la qualité.

[38] Procope, Aed., III, I, p. 246.

[39] Procope, B. P., II, 3, 6-7, 8 sq.