Le présent travail, on le devine, procède dans une large mesure de la conception d’où est né le beau livre de M. René Cagnat sur l’Armée romaine d’Afrique[1] ; mais la délimitation du sujet et l’ordonnance de ses éléments sont ici très sensiblement différentes, pour des raisons d’ordre historique et géographique. M. Cagnat a pu insérer dans son ouvrage un exposé complet des guerres d’Afrique sous l’Empire, parce que ces campagnes constituaient en somme des opérations de police, et que les soulèvements sérieux furent rares et de peu de durée. A la frontière d’Orient, les luttes ont été extrêmement fréquentes et même, dans certaines périodes, presque ininterrompues, il fallait résolument les exclure, pour ne pas s’encombrer d’une énorme matière, au surplus bien difficile à renouveler. J’ai renoncé, d’autre part, à toute prosopographie ; ce genre de recherches est poursuivi actuellement, en Allemagne, sur une plus vaste échelle, par de nombreux collaborateurs, et les résultats complets ne s’en feront plus longtemps attendre. On ne trouvera donc pas, dans ces pages, la nomenclature des légats de Syrie, telle que les documents dont nous disposons permettraient de la dresser. C’étaient des agents militaires, puisqu’ils commandaient les troupes de leur circonscription ; une liste de ces dignitaires n’eût pas constitué un hors-d’œuvre, mais elle n’aurait dans la question qu’un intérêt accessoire, et les discussions nécessaires pour l’établir feraient par avance double emploi. En revanche, j’ai cru bon de rappeler à grands traits les caractères distinctifs des races qui peuplaient ces provinces orientales de l’empire et de celles avec lesquelles la puissance romaine se trouva aux prises de ce côté. Il y a là une complication qu’on ne rencontre pas ailleurs, l’origine aussi de transformations profondes dans la stratégie des Romains. Observer, commenter cette mosaïque véritable, tel était le point de départ obligé de l’étude que j’entreprenais. Une autre question se pose encore spontanément en Asie, non en Afrique : Du moment que Rome avait décidé démettre le pied sur ce dernier continent, la nature même posait des limites à sa domination ; mais en Orient jusqu’où aller ? Où commençait l’ambition irraisonnée et imprudente ? Problème des plus délicats, auquel on pouvait appliquer bien des solutions ; plusieurs furent tentées ; laquelle était préférable ? L’analyse de cette politique, des hésitations qui s’y révèlent, est comme la philosophie de notre sujet. Mais le chapitre essentiel concerne forcément l’occupation territoriale, à laquelle j’ai donné une importance prépondérante. La défense de la Syrie reposait avant tout sur la fortification, et si l’état de raine des villes antiques de Mésopotamie ne nous permet que très rarement des reconstitutions satisfaisantes, du moins les renseignements fournis par divers auteurs, témoins oculaires et dignes de foi, comblent en partie cette lacune. Presque toutes les cités et bourgades avoisinant l’Euphrate étaient des places fortes, capables de soutenir quelque temps l’attaque d’un peuple qui resta plusieurs siècles inhabile aux sièges, et d’attendre le secours, sollicité en hâte, de troupes dont le petit nombre devait être compensé par la mobilité. On estimera peut-être que mes développements présentent quelques disproportions. Je me suis décidé à rester bref à l’égard des forteresses déjà signalées et décrites par mes prédécesseurs ; au contraire, j’ai largement utilisé mes notes personnelles de voyage, lorsqu’elles apportaient de l’inédit. L’auteur d’un livre qui ne vise point à être un pur répertoire doit se résigner à ce défaut partiel d’équilibre. Nous sommes moins avertis du détail administratif de l’organisation militaire syrienne que de son aspect d’ensemble. L’épigraphie est pauvre dans cette contrée, et laconique ; la mauvaise qualité — pour la gravure — de la pierre employée obligeait à adopter des caractères de forte taille ; la moindre commémoration avait tôt fait découvrir une grande surface. Il est donc impossible de projeter sur les garnisons de Syrie, leurs emplacements et déplacements, la vie de camp, les collèges militaires, les cultes des soldats, etc., la lumière que répandent à profusion sur tous ces points les innombrables inscriptions africaines. Par contre, les annalistes pullulent, et comme ils se sont particulièrement intéressés aux faits de guerre, ils nous apportent une large contribution à l’étude de la tactique et de l’armement. Ma première pensée avait été d’embrasser dans toute son étendue la frontière orientale, de la mer Rouge au Pont-Euxin. Une raison primordiale m’a finalement dicté un tout autre parti : c’est la publication en cours de cette Provincia Arabia, où MM. Brünnow et von Domaszewski ont pris à tâche de réunir tout ce que nous savons, par l’observation directe et les témoignages anciens, sur cette partie méridionale du limes d’Orient. La population y a toujours été plus nomade, plus clairsemée qu’au nord ; aussi, même démolies, les fortifications sont encore reconnaissables au niveau du sol ; on n’en a généralement pas défiguré les fondements. Un simple emprunt était impossible, un résumé aussi difficile que peu significatif. L’arrière-pays de l’Arabie devait être, du même coup, éliminé ; de plus, en Palestine, ce furent toujours des complications d’ordre intérieur que Rome eut à résoudre ; la politique étrangère n’a rien à y voir. Et d’ailleurs, même en Arabie, les questions de frontières sont de bonne heure réglées ; ou les précautions prises furent suffisantes, ou la nature des lieux écartait tout grave péril ; mais de sérieuses attaques ne se produisent pas au sud de la Cœlésyrie. Celle-ci même fut rarement menacée. Je me bornerai à cet égard à une seule remarque, qui me paraît avoir une haute portée : si l’on parcourt le De ædificiis de Procope, on se rend compte que la nécessité de mettre en état, restaurer ou multiplier les forteresses ne s’imposa à Justinien qu’au nord d’une ligne qui passe tout près d’Antioche et de Chalcis. Là, du moins, sa tâche fut énorme et méritoire : elle embrasse en somme tout le haut bassin de l’Euphrate, véritable entité géographique qui donne à notre sujet son unité. Circesium, φρούριον έσχατον des Romains, marque le point précis du fleuve où notre étude doit s’arrêter. Trois régions principales avoisinent cette grande artère, et chacune a fait naître des problèmes très différents : L’Arménie, massif montagneux, presque entièrement situé au nord de l’Euphrate supérieur, abritait une race distincte, rebelle à toute fusion et concentrée, comme repliée sur elle-même. Bien des régimes pouvaient lui être réservés : intégrité territoriale, avec ou sans suzeraineté de l’un ou l’autre des deux grands empires limitrophes ; annexion par l’un d’eux, ou partage entre Perses et Romains. La Mésopotamie, au contraire, enfermée dans la demi-boucle de l’Euphrate, n’était qu’une vaste plaine, où des peuples divers se coudoyaient, s’enchevêtraient ; région de passage avant tout, sillonnée de voies de premier ordre, mais peu nombreuses. Rien ne la prédestinait à l’autonomie ; il fallait qu’elle appartînt à l’un des deux empires, ou qu’ils s’entendissent pour se la partager. La Syrie enfin, en certaines parties assez analogue à la précédente par sa nature physique, tenait de sa situation une destinée tout autre : elle rentrait forcément dans l’orbite méditerranéen : aucune division n’y était concevable. Est-ce tout ? Non ; la marche frontière de la Mésopotamie du nord ne fournissait qu’une protection insuffisante contre l’invasion orientale ; celle-ci avait le choix entre le nord et l’ouest, l’Arménie et la Syrie ; ces deux contrées étaient assez distantes pour qu’une jonction de leurs forces respectives s’accomplît trop tard, le désastre consommé. Une réserve auxiliaire, promptement disponible, et en mesure de prendre les deux directions, devait être organisée à mi-chemin. Le Cappadoce a joué ce rôle de deuxième ligne ; je ne puis donc la négliger ; elle était naturellement orientée vers l’est au lieu de se tourner vers l’Europe ; cette position y avait amoindri et ralenti les progrès de la civilisation hellénique ; à l’époque chrétienne, l’église d’Arménie est un peu fille de celle de Cappadoce ; les relations des deux pays contrebalancent dans le premier l’influence syrienne. Toutefois, cette autre province demande dans mon étude un traitement à part : en dehors de Mélitène, Satala et leurs dépendances, qui seules confinaient à l’Euphrate, la Cappadoce ne nous intéresse que par ses ressources militaires mobiles, ses places fortes que pour leurs garnisons, ses voies que comme véhicules de renforts vers la frontière persique ; je négligerai donc son pouvoir défensif propre pour m’en tenir au secours puisé chez elle, mais utilisé au dehors. Pour l’Afrique, les limites chronologiques étaient imposées, sans contestation possible, à M. Cagnat et à son continuateur, M. Diehl ; celles que j’ai adoptées n’ont pas besoin, je pense, d’être longuement défendues : aucune hésitation n’était permise quant au point de départ ; je me suis arrêté au VIIe siècle pour deux motifs : après la conquête arabe, le bloc euphratésique, si l’on veut bien me passer cette expression, se trouve rompu ; les mêmes dispositions stratégiques président encore à la défense de l’Arménie, mais la Syrie passe aux mains des musulmans, et la frontière en est déplacée. D’autre part, passé cette date bien plus qu’avant, il faudrait la compétence spéciale d’un byzantiniste, dont je ne veux point me donner les vaines apparences. J’espère avoir ainsi justifié le choix que j’ai fait et la méthode que j’ai suivie. Mais ces observations préliminaires doivent être encore complétées sur quelques points. On ne s’attend pas, je suppose, à trouver ici une discussion générale et minutieuse des sources : les unes, grecques ou latines, sont beaucoup trop abondantes pour un examen de cette nature : des autres, empruntées aux littératures orientales, je n’ai pu disposer que de seconde main. Ce mélange d’éléments gréco-romains et orientaux a semé sur ma route des difficultés constantes d’un autre ordre ; je veux parler de l’orthographe des noms propres. La transcription en est toujours épineuse ; on a coutume aujourd’hui de garder littéralement les formes employées dans l’ancienne langue du pays, à l’exception des mots dont la traduction française est entrée dans l’usage courant. Mais en Syrie et Mésopotamie, la diversité, et l’intime pénétration des races et des idiomes compliquaient étrangement le problème ; je n’ai mis aucune coquetterie à suivre une méthode rigoureuse[2] ; je n’ai visé qu’à être clair, et il m’a semblé que le genre de public auquel ce livre s’adresse spécialement imposait une préférence pour les formes latines ou helléniques[3]. Dans les ouvrages qui traitent d’institutions romaines, on rencontre d’habitude la démarcation fondamentale et traditionnelle : avant Dioclétien, après Dioclétien. J’ai renoncé à en faire une division générale des matières : en Syrie, les choses ne sont pas aussi simples ; à bien des moments de l’évolution, il s’est produit des modifications de détail qui provenaient des circonstances, plus puissantes que les idées réformatrices des empereurs. Les distinctions chronologiques se trouveront marquées dans chaque chapitre, et l’on verra que, suivant le sujet, elles ne laissent pas de varier. J’attache à cette observation une importance toute particulière en ce qui concerne les cadres de l’armée. Certes, on ne peut nier l’intérêt considérable de la grande réforme, devenue officielle vers le début du IVe siècle, qui sépara l’armée de réserve des troupes des frontières. Mais cette réforme s’était déjà préparée au siècle précédent et même, en fait, partiellement accomplie. Elle ne doit pas non plus dominer trop exclusivement notre étude[4]. L’émiettement des légions lui est antérieur, comme la genèse des corps d’equites ; elle n’est pour rien dans la prépondérance de l’élément barbare ; elle est restée sans effet sur la nature et la composition des anciens auxilia : cohortes et alae ; et j’ai cru nécessaire d’accuser la persistance de ces divers corps, si longtemps maintenus dans leurs lieux de campement. Au point de vue strictement militaire, le dux rappelle assez le legatus provinciae, et, après tout, le magister militum, conduisant à la guerre persique les comitatenses ou des auxilia palatina, ne diffère pas tellement du général du IIIe siècle, César ou consulaire, empruntant pour le même objet ses forces principales aux légions de Danube. Enfin l’organisation militaire du IVe siècle garde encore, avec celle du passé, des liens qui plus tard ont dû s’affaiblir, sinon se rompre ; car à l’époque de Justinien, pour autant que nous en pouvons juger, toutes les unités tactiques semblent s’être fondues dans la conception si large et si simple du numerus, terme unique qui désigne les groupes les plus variés. Dans cet enchevêtrement indéniable, j’ai tâché de respecter les divisions chronologiques les plus frappantes et de ne sacrifier aucun contraste digne d’attention. Ces distinctions de temps, chapitre par chapitre, me semblent encore plus faciles à admettre dans ceux qui ne comportent que de très maigres développements, faute de renseignements précis et détaillés : certains sujets m’ont fourni la matière d’une page ou d’une demi-page ; on pouvait se dispenser de les scinder. Je songe surtout, ce disant, au chapitre intitulé : Régime administratif et légal de l’armée, où l’on remarquera bien des lacunes : sur l’état civil des troupes, les caisses d’épargne et les collèges militaires, il n’y aurait rien à dire qui fût particulier à l’Orient ou connu par lui. On s’étonnera aussi de ne pas trouver sous cette rubrique les notions qui s’appliquent au recrutement. J’ai, après mûre réflexion, jugé préférable de les insérer dans la description des corps de troupes et j’espère avoir donné l’impression qu’il y a une relation très étroite entre ces deux ordres d’idées. Je regrette tout le premier que notre information si défectueuse donne à cet ouvrage l’apparence décousue d’un recueil de quaestiones selectae ; mais il en est de l’histoire comme de l’archéologie figurée : mieux vaut une statue mutilée authentique qu’une œuvre restaurée avec des pièces rapportées arbitrairement. Un mot sur les éditions d’auteurs que visent mes références les plus nombreuses. Pline est cité d’après le livre et le paragraphe numéroté en marge dans l’édition Jan-Mayhoff ; même méthode pour Josèphe (éd. Niese). Pour Ptolémée, j’emploie l’édition Müller-Fischer. En ce qui concerne Procope, je cite les Guerres et l’Hist. arcana d’après l’édition Haury (livre, chapitre, paragraphe) ; les Édifices n’ayant point encore paru chez Teubner, je me sers à leur égard de l’édition de Bonn. Edition de Boor pour Théophane et Théophylacte Simocalta (livre, chapitre, paragraphe). Pour Zacharias Rhetor : Die sogenannte Kirchengeschichte, in deutscher Uebersetzung hsgg. v. G. Ahrens und G. Krüger, Leipzig, 1899. Quant aux répertoires géographiques : l’Itinéraire d’Antonin est cité d’après la numérotation de Wesseling ; le Géographe de Ravenne et le Synecdème d’Hiéroclès d’après celle de Parthey. Pour Julien, j’adopte les divisions commodes de Spanheim, conservées par Hertlein. Il va sans dire que Pauly-W. désigne la Realencyclopädie de Pauly-Wissowa. On reconnaîtra facilement les abréviations d’usage courant, comme CIL, CIG, BCH, IG RRP (Inscriptiones Graecae ad res Romanas pertinentes), etc. |
[1] La frontière du Rhin et celle du Danube sollicitent au même titre l’attention ; les recherches préparatoires se multiplient et aboutiront forcément quelque jour à une synthèse.
[2] Au reste, on perdrait sa peine à vouloir se l’infliger. Les noms géographiques nous viennent, pour la plupart, de documents où des variantes nombreuses dissimulent dans bien des cas la véritable orthographe officielle. M. G. Pallu de Lessert a étudié récemment la Syntaxe des routiers romains, et en particulier les Déformations des noms de lieux dans l’Afrique romaine (Mém. de la Soc. des ant. de Fr., LXV (1904-5), p. 115-138). Je n’ai pas entrepris de poursuivre ce genre de recherches dans les provinces d’Orient ; il conviendrait de tenir compte tout autant de la Notitia dignitatum, où on lit, par exemple, côté à côte : Amidae, Theodosiopoli, Constantina (Or., XXXVI, 19, 20 et 22), Sebastopolis (XXXVIII, 36). En général, l’auteur semble hésiter entre le nominatif et le locatif, et l’on peut souvent les distinguer l’un de l’autre ; mais combien d’exceptions ! Et pourquoi des formes comme celle-ci : Yssiporto, (castella) Melitena, Trapenunta (XXXVIII, 13, 34, 6, 9) ? En Phénicie (XXXII) : Equites scularii Illyriciani Euhari (19) : (castellum) Euhara (4) !
[3] J’ajoute que, dans bien des cas, pour simplifier, ou pour varier un peu les termes, je n’ai pas craint d’employer, comme les auteurs de basse époque, cette expression : Les Romains, pour désigner les sujets des souverains de Byzance. Elle a l’avantage de convenir, ainsi expliquée, à la fois pour le Haut et le Bas-Empire.
[4] L’avènement des Sassanides, par ses conséquences, me paraît dans cette histoire un moment plus décisif ; mais lui-même n’offre pas une division générale satisfaisante.