ROME ET LA JUDÉE

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

SIXIÈME PARTIE. — ÉTAT DES ESPRITS

CHAPITRE XIX. — IMPOSTEURS PAÏENS.

 

 

Si les âmes étaient ainsi troublées, même au sein de l'Église, à plus forte raison devaient-elles l'être dans le paganisme.

Là, sans doute, toute superstition trouvait sa place, et cette place était large, surtout depuis le commencement de l'empire. A cette époque, après avoir un peu philosophé sous la république, on s'était repris, je ne dirai pas à croire fidèlement aux dieux, tant s'en faut, mais à épouser volontiers toutes les superstitions. De plus, une certaine philosophie, pythagoricienne, ou soi disant telle, commençait de paraître, elle, plus régulièrement dévote, cherchant à démêler, s'il se pouvait, la tradition de la rêverie, à restaurer et à purifier le culte, et qui eût fait, s'il eût été possible, une théologie, un rituel, un catéchisme à l'usage de l'empire romain. Seule, la philosophie stoïcienne, qui s'était relevée sous Néron, au point même de former un parti politique, plus raisonnante et cependant plus religieuse, plus froide sur le culte des dieux, mais plus ouverte à la pensée de Dieu, avait combattu en une certaine mesure les entraînements superstitieux de son époque. C'était dans le monde païen le seul coin où la raison fût un peu libre, le seul mouvement droit et spontané de l'âme vers Dieu.

Mais, quand vint le coup de tonnerre des guerres civiles, le stoïcisme ne joua plus qu'un faible rôle. Il avait su rester debout devant Néron, il ne sut pas le faire devant les révolutions. Tacite nous peint son chef le plus illustre et le plus digne, Musonius Rufus, philosophe, mais ni politique ni soldat, député avec d'autres sénateurs au camp d'Antonius Primus, dissertant hors de propos devant les soldats sur le juste et l'injuste, la paix et la guerre. ennuyant les uns, raillé des autres, menacé, maltraité même par les plus bru : taux, jusqu'à ce que, sur le conseil de sages amis, il renoue à cette intempestive philosophie[1] Il en fut du stoïcisme comme de son maître ; doctrine de cabinet, il ne tint pas au grand air et au grand fracas de la guerre civile ; il ne trouva pas les âmes assez fortes pour soutenir, avec son seul appui, un tel ébranlement. Il fallut qu'il les abandonnât à leur tendance et les laissât courir vers le séduisant abîme de la philosophie superstitieuse. Le stoïcisme ne parlait que de Dieu, de la raison et de la vertu ; le pythagoréisme parlait dieux, prodiges, oracles, divinations, démons[2]. Le pythagoréisme l'emporta. Dès cette époque, la philosophie théurgique, quelle que fût son nom, tint dans l'esprit des peuples une place tout autre qu'elle n'avait tenu dans les siècles précédents.

Mais, au delà du pythagoréisme, au delà de toute philosophie un peu rationnelle, de toute théologie un peu régulière, s'élançait le mouvement de superstition, irrationnel, confus, universel, populaire, dont les esprits même les plus illustres étaient saisis. J'ai rapporté çà et là assez de traits de cette superstition, il n'est pas nécessaire de les rappeler. Ce sont des présages entrevus partout, redoutés avant l'événement, ou reconnus après. C'est, je l'ai fait voir vingt fois, l'astrologie, cette superstition des athées, qui est, plus que toute autre, la superstition du peuple, des grands, des Césars. C'est la magie, dominante et populaire, presque autant que l'astrologie elle-même : Néron a immolé des hommes à ses expériences, et saint Paul à Éphèse a fait brûler pour une somme de cinquante mille deniers des livres relatifs aux sciences occultes. Ce sont enfin les dieux eux-mêmes, qui ne viennent guère qu'en troisième ligne après les magiciens et les astrologues, mais qui sont encore honorés, consultés, redoutés. Les oracles, malgré leur fréquent silence et leurs impertinentes réponses, sont encore recherchés. Vespasien consulte l'oracle du Carmel et envoie son fils à celui de Paphos. J'ai dit sa dévotion au dieu égyptien Sérapis[3]. Car, parmi les dieux, ce sont toujours les dieux étrangers qui ont le plus de crédit chez les Romains. Othon, à Rome, est prêtre bénévole d'Isis, et lui fait des sacrifices en habit de lin[4]. C'est sous le costume vénéré des prêtres d'Isis que Domitien a pu fuir du Capitole incendié et assiégé. Au combat de Bédriac, on voit une légion s'arrêter tout à coup au milieu de la bataille et adorer le soleil levant elle arrivait d'Orient et en conservait les pratiques religieuses[5].

Comme on le voit, les fortunes les plus hautes ne se mettaient pas au-dessus de ces faiblesses vulgaires. Les plus grands esprits n'y échappaient pas non plus. Pline, athée, ou peu s'en faut, croit à mille contes de bonne femme qui nous ébahissent. Son neveu parle du songe qui vient de Jupiter. Les plus esprits forts étaient fatalistes, et, par conséquent, croyaient au moins à l'astrologie. S'ils négligeaient les présages, c'est parce qu'ils croyaient le destin inévitable[6]. Et en thèse générale, pourquoi l'athée serait-il moins superstitieux que le croyant ? Pour lui aussi, il y a de l'inexplicable, par conséquent du mystère, par conséquent du surnaturel ; et un surnaturel dont il a une peur plus grande, parce qu'il n'y a rien à lui opposer, sur lequel il voudrait agir par l'incantation, d'autant plus qu'il ne peut agir par la prière.

Mais tout ceci n'est guère que la pâture habituelle des anciens païens, le courant ordinaire de la superstition antique, grossi par l'orage de la guerre civile. Ce qui me paraît en ce siècle, non pas nouveau sans doute, mais dominant, c'est l'idée d'une communication plus fréquente et plus directe de l'homme avec l'Être divin, ou du moins avec l'être surnaturel ; et, pour parler la langue d'alors, avec le démon.

Il faut bien savoir ce que l'antiquité païenne entendait par ce mot. Pour le peuple, il signifiait à peu près la même chose que dieu. Mais les philosophes, platoniciens ou pythagoriciens, pour purifier un peu la mythologie, avaient imaginé de distinguer les dieux et les démons, plaçant ceux-ci à un rang inférieur et leur mettant sur le corps toutes les turpitudes, toutes les sottises que l'on mettait sur le compte des dieux.

Plutarque, contemporain de Vespasien, nous donne, et à plusieurs reprises, cette théorie des démons, que rappellera Marc-Aurèle, que répétera Apulée, que l'école néo-platonicienne chérira jusqu'à son dernier soupir. Les démons sont des êtres placés entre l'homme et le dieu, mêlés, comme l'homme, de corps et d'âme, de ténèbres et de lumière, de mal et de bien ; mortels comme lui, ils ont, avec un peu plus de puissance et une vie neuf fois séculaire, toutes les passions, toutes les diversités, toutes les faiblesses et toutes les grandeurs de l'être humain. Bons, ils excitent à la vertu, ils protègent l'homme de bien ; ils écoutent les saintes prières ; ils propagent les cérémonies pieuses ; ils propagent les sacrifices purs. Mauvais, ils propagent, au contraire, les rites sinistres, les dévotions honteuses, les sacrifices sanguinaires ; ils soufflent à l'oreille de l'homme des pensées mauvaises ; ils le corrompent ou le perdent ; ils lui persuadent le crime ou lui infligent la souffrance.

Car les démons, placés entre l'Olympe et la terre, entre les immortels et les hommes, communiquent avec la race humaine ; mauvais, par des voies secrètes et impures ; bons, par des voies pieuses et avouées. Par les pratiques secrètes de la magie, par les impiétés du sortilège, par les incantations ténébreuses que les mauvais démons lui enseignent, par des immolations souvent homicides, l'adepte des sciences occultes réjouit les esprits mauvais, écarte les démons bienfaisants, commande à la nature, évoque les morts, fait violence même aux dieux. Par d'autres moyens, plus difficiles mais plus purs, le sage entrera en communication avec les démons bienfaisants : c'est une vie pure et virginale, c'est une austère frugalité, c'est l'abstinence du vin et de la chair, c'est l'éloignement des sacrifices ensanglantés, c'est la piété de sa prière, c'est son zèle pour les autels et les dieux, qui l'aidera à franchir l'espace placé entre l'homme et le démon.

L'homme vulgaire, dit Plutarque, n'entend la voix des dieux que dans ses rêves, alors que son âme, troublée pendant le jour par les sens et par les passions, rencontre un peu de paix dans le sommeil et peut ouïr la parole intérieure de l'esprit. Mais ce que peut l'homme vulgaire dans le sommeil, le sage le peut même dans la veille ; son âme, attachée à son corps, n'y tient que par un faible lien ; les bruits de ce monde s'éteignent dans la sérénité de sa pensée ; ses passions refoulées ne le troublent pas. Comme un nageur vigoureux, qui non-seulement ne se laisse pas engloutir par les eaux, mais maintient sa tête haute et ses épaules dominantes au-dessus du niveau du fleuve, ainsi lame du sage surnage librement au-dessus du tourbillon de sa nature corporelle. La partie inférieure qui est au-dessous des flots et se rattache forcément aux choses du corps, s'appelle proprement son âme (ψυχή). La partie supérieure et immortelle, qui ne vit que pour les choses spirituelles, s'appelle intelligence (νοΰς). Cette partie n'est pas de l'homme, c'est un démon, c'est un astre du ciel qui se reflète dans l'homme comme dans un miroir. Est-il étonnant que lorsque les liens qui l'unissent à la terre sont relâchés par la vertu, ce démon s'entretienne avec les démons, cet astre vive parmi les astres ?

Il y a plus, ajoute Plutarque, et quand le moment sera venu, quand cette intelligence aura rompu ses derniers liens, elle sera tout à fait démon au milieu des démons : et alors, libre des labeurs de ce monde, mais toujours occupée de ceux qui les supportent, au moins quand ils sont dignes d'elle, elle s'approchera d'eux, elle les aidera, elle leur tendra la main, pour les faire arriver au rivage où elle est enfin parvenue. Ainsi, pourvu que l'homme sache donner le calme à son âme, et, par la sobriété de sa vie, réduire ses sens au silence, les démons bienfaisants iront vers lui, et, comme Socrate, il aura un ami intérieur pour l'arrêter et pour l'éclairer[7].

y avait ainsi deux écoles opposées, deux enseignements hostiles, un double mysticisme, une double porte pour communiquer avec le monde supérieur. Il y a, dit le pythagoricien Apollonius, une double science : un art de la divination, s'il faut l'appeler un art, légitime et divin ; un autre art qui n'est qu'une fourberie honteuse, qui nous fait voir ce qui n'est pas et méconnaître ce qui est[8]. D'un côté, le pythagoricien, ami des dieux, leur véritable prêtre, et qui travaille partout à relever leur culte, frugal, austère, et ne voulant, même dans son vêtement et dans sa chaussure, rien qui ait appartenu au corps d'un animal, il arrivera par la pureté de sa vie et de ses prières à la contemplation de la divinité et à une vue plus lucide de toutes choses ; il prédira même l'avenir, ou du moins il le devinera, grâce à la claire vue qu'il a du présent : c'est là le mystique bienfaisant et vertueux[9]. D'un autre côté, le magicien, grâce au pouvoir qu'il a acheté des démons mauvais, troublant la nature, agitant les âmes, affolant les esprits, excitant et satisfaisant les passions, sera le mystique impie et malfaisant. L'un a une puissance plus pure, l'autre plus éclatante ; l'un enseigne, l'autre étonne ; l'un a pour lui la religion publique des temples et des cités ; l'autre a les sanctuaires cachés, les dévotions secrètes, les palpitations inquiètes de presque tous les cœurs. L'un est accueilli par le prêtre et prôné par le philosophe ; l'autre est repoussé de l'autel et de l'école, mais c'est à lui que le peuple va.

Cette théorie, en effet, se réalisait dans la pratique. On vivait ou l'on croyait vivre au milieu de ce double mysticisme, du reste aisé à confondre l'un avec l'autre. Ce monde était plein de démons, d'évocateurs ou d'expulseurs des démons, de possédants, de possédés et d'exorcistes. A Corinthe, Apollonius trouve un malheureux jeune homme séduit par un fol amour et prêt à épouser celle qu'il croyait aimer ; Apollonius lui révèle que cette femme n'est qu'un vampire qui l'épouse afin de sucer le sang de ses veines. A Éphèse, il rencontre la peste qui a pénétré dans la ville sous les traits d'un vieux mendiant ; il la démasque et ordonne de lapider le mendiant ; l'épidémie cesse, et sous le tas de pierres on trouve le démon réduit à sa forme première, c'est-à-dire, un chien mort la gueule encore pleine d'écume[10]. Mais les Juifs surtout sont de meilleurs exorcistes que les pythagoriciens ; qu'ils soient simplement plus hardis, ou que la connaissance du vrai Dieu leur donne une vertu réelle, ils vont de par le monde ; ils exorcisent au nom de Salomon dont la renommée magique dans l'Orient avait commencé à cette époque, et, avec une bague sous le chaton de laquelle est une racine désignée par Salomon, ils font sortir le démon des narines des possédés[11]

Mais c'est surtout en face de la vérité chrétienne et sur son chemin que ces faits se manifestent davantage. La thaumaturgie divine devait se heurter partout avec la théurgie infernale. A Samarie, le diacre Philippe s'est rencontré avec Simon que l'on appelait déjà la grande puissance de Dieu. Dans l'île de Chypre, auprès du proconsul Sergius, saint Paul rencontre le faux prophète juif Bar-Jésus et le magicien Élymas qui lui résistent et cherchent à détourner le proconsul de la foi. A Philippes, une fille esclave, possédée par un esprit divinateur et qui par ses pronostics rapportait beaucoup d'argent à ses maîtres, suit Paul et Barnabé en criant : Ces hommes-là sont les serviteurs du Dieu très-haut qui vous annonce la voie du salut ; et Paul chasse le démon qui lui rendait cet hommage involontaire. A Éphèse, saint Paul trouve des possédés en grand nombre, des livres de magie par milliers : il y rencontre même, si le récit de Philostrate a quelque vérité, le philosophe et le faux prophète Apollonius, luttant par ses enseignements et ses prestiges contre les enseignements et les miracles de la foi chrétienne : aussi est-ce Éphèse, la ville de la grande Diane, le sanctuaire habituel du grand Apollonius, qui soulève la première insurrection païenne contre la foi[12]. Et enfin, pour continuer ce perpétuel antagonisme, les dernières années de Néron réunissaient à Rome, selon l'histoire apostolique la plus certaine, saint Pierre et saint Paul ; selon un grand nombre de Pères, Simon le Magicien ; selon Philostrate, Apollonius. C'est là qu'entre Simon et les Apôtres une lutte célèbre aurait eu lieu, dans laquelle l'imposteur succomba sous la puissance du nom de Jésus-Christ et vint mourir eux pieds de Néron[13]. En ce siècle donc, si les apôtres, si les prophètes, si les vrais inspirés, abondaient, les faux inspirés, les devins, les pythonisses, n'abondaient pas moins.

Mais ces communications mystérieuses prenaient un caractère plus marqué encore. Non content de communiquer avec les êtres surnaturels, l'homme prétendait s'identifier à eux. Il lui fallait leur manifestation vivante et durable sur la terre, le dieu (ou le démon), devenu homme, l'homme devenu dieu. Depuis longtemps, si je ne me trompe, on n'avait avec un aussi fervent enthousiasme humanisé les dieux, divinisé l'homme. Je ne parle pas ici du culte politique des Césars morts, parfois du César vivant : c'était là affaire de droit public, de bienséance ou de flatterie ; la foi n'y était pour rien ; la peur faisait tous les frais de ce culte. Mais je parle d'apothéoses plus libres, non moins révoltantes, plus sincères sans être plus légitimes, qui témoignent combien toute cette génération avait besoin de ce qu'un païen appelle un dieu manifesté sur la terre.

Je n'ai ici qu'à rappeler des faits déjà cités.

Dans l'Occident barbare, ce sont les vierges fatidiques Velléda et Aurinia qui poussent la Germanie à la guerre et gouvernent ses destinées ; elles ne sont pas seulement des prêtresses, des prophétesses, des héroïnes, mais des divinités[14]. A Velléda Gauna succède, et la suite des femmes déifiées ne s'interrompt pas. Dans la Gaule, le paysan boïen Maric, au moment de la guerre de Vitellius contre Othon, se fait appeler dieu libérateur des Gaules[15] ; et, lorsque après la défaite de ce fanatique, Vitellius le fait jeter aux bêtes, les lions se refusent à le déchirer, et la multitude crie qu'il est invulnérable.

Dans l'Orient civilisé, c'est Simon le Magicien, et après lui son rival Ménandre. Simon ne fut pas seulement fauteur d'hérésie parmi les chrétiens, il fut dieu pour les idolâtres. Simon, éclectique à sa manière, fut tour à tour prophète pour les Samaritains, messie pour les Juifs, Christ pour les chrétiens, Jupiter pour les Gentils. Jamais homme ne s'est plus formellement et plus insolemment divinisé que cet homme qui se fait appeler à la fois Père, Fils et Esprit-Saint, la puissance, la parole, la beauté de Dieu. Et ces blasphèmes furent acceptés autour de lui, de son vivant, après sa mort. Un siècle durant, il lui demeura des disciples qui l'adoraient comme Jupiter, et son Hélène comme Minerve. Un siècle durant, Rome garda sa statue dans l'ile du Tibre, avec cette inscription : A Simon, le dieu saint[16].

Enfin, pour l'empire romain tout entier le dieu manifesté fut Vespasien. La politique ne pouvait se passer de l'apothéose. Pour dénouer le nœud des guerres civiles, il fallait un dieu, ou au moins un thaumaturge. H fallut qu'en dépit de tout, et presque de lui-même, malgré son âge, ses habitudes mesquines, son existence médiocre, son caractère prosaïque, ses antécédents bourgeois, ses parents maltôtiers, sa figure vulgaire, on affublât Vespasien d'une auréole semi-divine. Et ce ne fut pas, nous l'avons fait voir, un simple convenu officiel, une 'apothéose commandée et décrétée comme tant d'autres l'avaient été. On crut à cette mission. Elle fut bénie par le Juif Josèphe, par les oracles païens, par le pythagoricien Apollonius[17]. Elle fut confirmée par les guérisons opérées à Alexandrie. Toute cette fantasmagorie, cette théurgie ou cette démoniurgie eut sa grande part dans la fortune du moins fantastique et du moins mythologique des empereurs.

Parmi ces prétendues manifestations divines, nous pouvons encore compter Apollonius de Tyane. J'ai cité deux ou trois fois ce personnage dont la biographie sans doute nous est suspecte, mais dont l'existence ne me semble pas contestable. Il est vrai que, sauf un passage insignifiant d'Épictète, aucun contemporain ne le nomme ; que Tacite n'en parle pas ; que Plutarque même, qui était, sciemment ou non, son imitateur, pythagoricien, païen dévot, réformateur du paganisme comme lui, érudit et curieux par-dessus le marché, ne nomme pas une seule fois Apollonius ; que Dion Chrysostome, qui aurait été son ami, puis son adversaire, et aurait siégé avec lui dans les conseils de Vespasien, ne le nomme pas non plus. On ne peut douter pourtant qu'il n'ait laissé une renommée populaire : un siècle après lui le dévot Apulée en parle comme d'un magicien illustre ; le sceptique Lucien, comme d'un fourbe et d'un comédien ; la différence n'est pas grande. Il existait de lui plusieurs écrits, et Eusèbe en cite un passage important et grave. Avant Philostrate, Méragènes avait écrit son histoire. Le livre même de Philostrate, si mêlé qu'il soit de fables absurdes, cite trop de faits publics, mêle Apollonius à trop de grands événements, invoque trop souvent la tradition des temples et des cités pour que tout y soit rêverie. L'apologie d'Apollonius devant Domitien, citée par Philostrate, a un caractère plus grave, plus sobre, plus historique que ne l'est en général le récit de cet auteur. Les quatre-vingts lettres d'Apollonius qui suivent le récit ont le même caractère et peuvent avoir fait partie du recueil que l'empereur Hadrien aurait fait de la correspondance de ce philosophe.

Disons donc qu'Apollonius a vécu ; que, s'il n'a pas été en tout le héros, le prophète et le pythagoricien idéal qu'en a prétendu faire Philostrate, il a été philosophe, pythagoricien, restaurateur et réformateur du culte païen, comme Plutarque a prétendu l'être après lui ; qu'il a très-probablement été persécuté et par Néron et par Domitien, ennemis de toute philosophie ; qu'il a été, au contraire, protégé par Vespasien et par Titus, qui aimaient à s'appuyer sur tous les mystiques de leur temps ; qu'il a mêlé sa philosophie et sa dévotion d'une part de sorcellerie, de thaumaturgie et de prophétie, ce qui était alors presque indispensable ; que, si nulle part il ne s'est donné comme dieu, presque partout, excepté dans sa ville natale de Tyane, on l'a traité de dieu ou d'égal des dieux (ses lettres le disent), et qu'il a accepté ce titre sans trop de peine, parce que, selon la doctrine pythagoricienne, tous les gens de bien sont des dieux[18].

Enfin (et c'est ce qui rend plus probable le rôle joué par Apollonius), le zèle de l'apothéose était tel, qu'il allait s'adresser à ceux-là même qui s'en souciaient le moins. Quand saint Paul et saint Barnabé viennent à Lystre, en Lycaonie, une guérison miraculeuse qu'ils opèrent émeut la foule ; elle élève la voix, criant en langue lycaonienne : Les dieux, devenus semblables à l'homme, sont descendus vers nous ; et ils appelaient Barnabé Jupiter, et Paul Mercure, parce que c'était celui-ci qui était chef de la parole. Et le prêtre de Jupiter, dont le temple était en avant de la ville, amenant des taureaux chargés de guirlandes devant la porte, voulait, avec le peuple, leur offrir des sacrifices. Ce qu'ayant entendu, les apôtres Barnabé et Paul déchirèrent leurs vêtements et s'élancèrent au milieu de la foule, criant et disant : Hommes ! que faites-vous ? Nous ne sommes que des hommes semblables à vous, et nous venons vous apporter la bonne nouvelle, pour que vous puissiez vous affranchir de ces vaines divinités pour vous tourner au Dieu vivant. Et, disant ces paroles, ils eurent peine à apaiser la foule pour qu'elle ne leur sacrifiât point[19].

Or c'est là, ce me semble, une remarquable coïncidence que celle d'un Jean de Giscala et de tant d'autres faux prophètes chez les Juifs ; d'un Simon et d'un Ménandre chez les Samaritains ; d'un Cérinthe chez les chrétiens égarés ; d'une Velléda et d'un Maric chez les Barbares ; d'un Vespasien et d'un Apollonius chez les païens de l'empire : tous surgissant en même temps ; tous prétendant à une part d'inspiration, de puissance ou même d'origine divine ; prophètes, thaumaturges, magiciens ; troublant, séduisant, gouvernant les âmes. Il faut comprendre qu'à cette époque où le Christianisme n'avait pas encore popularisé le bon sens dans la race humaine les esprits vivaient dans un trouble étrange, surtout quand les ébranlements du dehors venaient s'ajouter à leurs agitations intérieures. Entre les démons propices et les démons malfaisants (ceux-ci bien plus puissants et bien plus nombreux) ; entre les prêtres et les incantateurs, entre les philosophes et les énergumènes, entre les pythagoriciens et les magiciens, entre les possédés et les exorcistes ; dans un contact continuel, vrai ou supposé, avec le surnaturel et un surnaturel inconnu, redoutable, hostile, irrémédiable ; tout cela au bruit du Capitole en flammes et du temple de Jérusalem qui s'écroulait ; que pouvait-il rester de paix dans le cœur et de bon sens dans le cerveau ? Que devenait cette pauvre race humaine, que la grâce de Dieu n'éclairait point, parfois emportée et hardie, plus souvent servile et pusillanime ; flottant de dieu en dieu, de faux prophète en faux prophète, du judaïsme agonisant au paganisme réchauffé ; à qui on disait : Le Christ est à Éphèse ; il s'appelle Apollonius et il vient de faire lapider la peste sous la forme d'un chien noir :il est à Autun ; il s'appelle Marie et il soulève les Gaules :il est à Rome, il s'appelle Simon et il vole dans les airs :il est à Alexandrie il s'appelle Vespasien, il a guéri un manchot et un aveugle ? N'était-ce pas bien là l'ère des faux prophètes, des faux christs, des faux miracles, des fausses inspirations, des faux dieux ; cette ère dont parle l'Évangile : Si quelqu'un vous dit : « Voici le Christ ; il est là, » ne le croyez pas... Si on vous dit : Le voici dans le désert, ne sortez pas. Le voici dans les lieux retirés de la maison, ne le croyez pas et Prenez garde à ne pas être séduits ?[20]

Certes, depuis cent ans, le monde avait bien changé. Cent ans avant le dénouement de celte guerre civile en faveur de Vespasien, une autre guerre civile, et bien plus longue, s'était dénouée en faveur d'Auguste[21]. Cette fois aussi les souffrances avaient été terribles, les angoisses redoutables, les âmes puissamment ébranlées. Non-seulement pendant vingt mois, mais pendant près de vingt ans, à partir du passage du Rubicon. on avait ressenti toutes les folies de l'ambition, toutes les anxiétés de la peur, toutes les souffrances de la mort, tous les enivrements de la victoire, toutes les corruptions de la fortune. La superstition païenne ne s'était certes pas éteinte dans les esprits ; les hommes souvent les plus illustres en gardent là trace. Mais cependant elle ne s'était pas réchauffée au feu des guerres civiles. C'était bien plutôt le scepticisme et le doute qui étaient sortis de cette fournaise par où les âmes avaient passé. Les dieux en étaient sortis décrédités, et une des tâches d'Auguste fut de les réhabiliter ; le paganisme en était sorti plus affaibli ; la raison humaine plus hautaine, sinon plus forte, à certains égards plus lumineuse ; c'est à cette époque que Cicéron, une des plus belles intelligences et une des âmes les plus religieuses de l'antiquité, avait écrit contre les chimères de la théurgie païenne ces traités tant de fois cités par les Pères de l'Église et auxquels Dioclétien fit l'honneur de les jeter dans le même bûcher où il brûlait les Évangiles.

De plus, le dénouement même des guerres civiles de la, république nous indique où était la force à cette époque. Sans doute, ni les poètes ni les courtisans du pieux Auguste, ne se sont abstenus d'entourer sa tête d'une auréole divine ; mais le symbolisme religieux qui l'environne est exclusivement celui de Rome, de la patrie, de la civilisation, de l'Occident. Sur les eaux d'Actium, Auguste conduit au combat les Italiens, ayant avec lui et le peuple et le sénat, et les pénates et les grands dieux. L'astre qui brille sur sa tête n'est pas un météore mystique de l'Orient ; c'est l'étoile patricienne de César. Antoine, au contraire, conduit avec lui les armes bigarrées, les dieux, les superstitions de l'Orient, le chien Anubis, tous les dieux monstres de l'Égypte, et un monstre plus abominable encore, une épouse égyptienne. La guerre est donc entre le monde policé de l'Occident et le monde barbare de l'Orient, entre l'Olympe et le sanctuaire ténébreux de Memphis, entre la religion claire, sobre, accessible, humaine du Capitole, et la superstition mystérieuse, multiple, impénétrable, théurgique des bords du Nil. Aussi, grâce à Apollon, au dieu de la lumière, la barbarie est vaincue, l'Orient rejeté dans ses ténèbres ; Cléopâtre, ses soldats et ses dieux vont chercher un refuge a entre les bras du Nil et se cacher sous les plis sinueux de la robe azurée qu'il ouvre pour les recevoir[22].

Mais combien différente est la victoire de Vespasien ! Lui, c'est l'Orient qui le soutient et qui l'accompagne ; le dieu syrien du Carmel, le dieu alexandrin Sérapis sont les premiers oracles qui aient encouragé son ambition ; les prophètes de la Syrie lui ont applaudi ; les traditions de l'Orient se sont levées à son aide ; le magicien Apollonius a presque mis la pourpre sur ses épaules ; et c'est entre deux Grecs, Apollonius et Euphrate, qu'on nous le peint délibérant s'il acceptera l'empire, comme Auguste entre Agrippa et Mécène. Qu'importe qu'il ait pour lui Rome, le peuple, le sénat et les grands dieux ; mieux vaut Sérapis que Jupiter, la théurgie que la politique, le rôle d'Antoine que celui d'Auguste. Si la bataille d'Actium se fût donnée à cette époque, Antoine, appuyé sur les croyances barbares de l'Orient, accompagné des dieux et des prophètes de Memphis, mari d'une reine et d'une enchanteresse égyptienne, Antoine eût vaincu le sobre, le raisonnable, le Romain Octave.

C'est que, cette fois-ci, l'ébranlement des guerres civiles, au lieu d'affaiblir la superstition, l'avait rallumée ; au lieu d'aiguiser le fil de l'intelligence humaine, l'avait émoussé ; au lieu de décréditer même les dieux de Rome, avait exagéré jusqu'à la démence le culte des dieux de l'Orient ; au lieu de faire une génération de sceptiques, avait fait une génération de bonnes femmes. Et le Cicéron de cette époque, ce sera Plutarque, païen attardé, dévot à ses dieux (je dis dévot, je ne dis pas croyant), s'épuisant en efforts pour réhabiliter, réformer, restaurer, réchauffer le paganisme.

D'où vient cette différence ? Pourquoi, à deux générations de distance seulement, le même empire, le même peuple, avec les mêmes lois, les mêmes mœurs, la même langue, nous présente-t-il ce contraste ?

Un mot suffit pour l'expliquer : au temps d'Auguste, le monde était, en ce qui touchait sa rédemption, dans l'ignorance ou dans l'attente ; au temps de Vespasien, il en était à l'inquiétude et à la recherche. C'est ce que nous allons montrer plus en détail.

 

 

 



[1] Hist., I, 82. — Sur Musonius Rufus, chevalier romain, de Bolsène, voyez Pline, III, Ép. II. — Tacite, Ann., XIV, 59 ; IV, 71 ; Hist., IV, 10, 10. — Dion, LXII, LXVI, p. 714, 751. — Philostrate, IV, 12, 16 ; V, 6 ; VII, 8. Aulu-Gelle, V, 1 ; IX, 2.— Épictète, in Arrien, I, 1, 8, 10 ; III, 6, 15, 21 — Stobée, passim. — Saint Justin, Apol., 11, 8. — Origène, in Cels., III, 66.

[2] Déjà Xénophon appelait la philosophie pythagoricienne τερατωδη, féconde en prodiges. Ep. ad Æschin., in Eusèbe ; Præp. evang., XIV, 12.

[3] Tacite, Hist., 3, 4, 78 ; IV, 82. — Suétone, in Vesp., 5 ; in Tit., 5.

[4] Suétone, in Oth., 12.

[5] Tacite, Hist., III, 24. — On adorait le soleil en tournant sur soi-même et en portant la main à ses lèvres. Pline, Hist. nat., XXVIII, 2. — Voyez Job., XXXI, 26, — Ézéchiel, VIII, 16. — L. Vitellius, père de l'empereur, avait introduit à Rome cette forme d'adoration qu'il appliquait à Caligula. Il se voilait la tête devant le prince, tournait sur lui-même et se prosternait. Suétone, in Vit., 2.

[6] Galba, contemptor talium, ut fortuitorum, seu quæ fato manent, quamvis significata, non vitantur. Tacite, I, 18.

[7] Plutarque, de Genio Socratis, ch. IX, XV, XVIII, XIX, XXI-XXXIII, p. 579, 583, 585, 586, 588-594, éd. Xylander. — Voir aussi de Oraculorum defectu, et alibi passim.

[8] In Apolog., § 3, apud Philostrat., Vit. Apollonii, VIII, 7. — Je cite, non le récit de Philostrate, rarement croyable, mais le texte de l'Apologie d'Apollonius, citée par lui, et qui a un caractère plus historique.

[9] In Apolog., 5, 7 et 9.

[10] Je cite toujours d'après l'Apologie, § 9.— Philostrate raconte ce fait ailleurs, IV, 10, 25, et bien d'autres pareils, si on veut le croire, III, 38 ; IV, 20.

[11] L'habitude des exorcismes chez les Juifs, et surtout chez tes disciples du pharisaïsme, est constatée par les Livres saints. Matthieu, XII, 27. — Luc, XI, 15. — Plusieurs Juifs, sans être disciples de Jésus-Christ, se mettent à exorciser en son nom. Marc, IX, 37. — Ainsi les fils du pontife juif Sceva. Actes, XIX, 13-14. — Josèphe fut témoin d'un exorcisme pratiqué par un Juif nommé Éléazar, devant Vespasien et son état-major. Ant., VIII, 2 (2, 6). Il donne la description de cette racine qui croit près de Machéronte, et la manière superstitieuse de la recueillir, de B., VII, 24 (6, 3). — Saint Justin cite les formules d'exorcisme employées par les Juifs. Voyez aussi Lucien, Epigr.

[12] Sur tout ceci voyez Actes, VIII, 9-237 ; XIII, 6-8. (Le nom d'Elymas en arabe veut dire magicien) ; XVI, 16-19 ; XIX, 13-19.

[13] Voir Arnobe, II. — S. Cyrille de Jérus. — S. Ambroise, Hex., IV, 8. — S. Augustin, Hær., 1, 6. — Théodoret, Hist., I, 1. Constit. apost., 9. — On peut rapprocher ces témoignages de quelques passages analogues dans les écrivains païens. Suétone, in Ner., 12. — Dion Chrysost., Orat., I, 21.

[14] Velléda est le mot Allemand Heldin (héroïne), selon Reimar in Dion. — Tacite, Hist., IV, 61. — Germ., Stat. Sylv., I, 41, 90. — Dion, LXVII, 6. — Vetere apud Germanos more, quo plerasque feminarum fatidicas et, augescente superstitione, arbitrantur deas. Tacite, Hist., IV, 61. In feminis aliquid sanctum. Germ., 8.

[15] Simulatione numinum... assertor Galliarum et deus (nomen sibi indiderat). Tacite, Hist., II, 61.

[16] Justin., Apol., I, 25, 56 ; Dial. cum Tryphone, 120. — Cyrill., Cstech., 8. — Irénée, I, 20. — Tertullien, Apol., 13. — Eusèbe, Hist., II, 14. — Théodoret, Hist., I, 1. — On a voulu supposer un malentendu de la part de saint Justin, qui aurait pris pour une statue de Simon celle d'un dieu sabin, Semo sangus. Voyez la réponse de Tillemont, Mémoire pour l'histoire ecclésiastique, t. II, in-4°, note sur Simon.

[17] Apollonius, dans son Apologie (Philostr., VIII, 7), se vante d'avoir fait Vespasien empereur.

[18] Voir Épictète, in Arrien, IV, 15. — Apulée, Apol., II. — Lucien, in Alexand. seu pseudomentis, p. 476 (éd. Bourdelot). — Sur le livre de Méragène, Origène, C. Celsum, VI. — Passage d'Apollon., dans Eusèbe, Præp. evang., IV, 12-13. — Sur le recueil de ses lettres fait par Hadrien. Philostrat., VIII, 8. — Sur ses autres écrits, Philostr., I, 3 ; III, 15, 41 ; IV, 19 ; VII, 35 ; VIII, 19-20. — Stobée.

[19] Actes, XIV, 7-17.

[20] Matthieu, XXIV, 4, 5, 23-27. — Marc, XIII, 5-6, 21-23. — Luc, XXI, 8.

[21] La chute de Vitellius est du 20 décembre 69 après Jésus-Christ (822 de Rome) ; la bataille d'Actium est du 2 septembre de l'an 31 avant Jésus-Christ (723 de Rome).

[22] Virgile, Énéide, VIII, in fin.