ROME ET LA JUDÉE

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

QUATRIÈME PARTIE. — SOULÈVEMENT DES BARBARES

CHAPITRE XII. — MOUVEMENT CONTRE ROME (68-69).

 

 

Dans les luttes dont nous venons d'être témoins, l'intégrité de l'empire n'avait pas du moins été attaquée. On se disputait la monarchie d'Auguste, on ne prétendait pas la briser. Vindex s'était soulevé au nom de l'honneur de Rome outragé. Galba, Othon, Vitellius lui-même, Vespasien, étaient des Romains, et, en se proclamant chacun à son tour le chef et le libérateur du genre humain, ils entendaient que le genre humain demeurerait sous le sceptre de la ville éternelle.

Mais il n'en pouvait toujours être ainsi. Tout était remis à la décision de l'armée. A mesure que les guerres civiles en augmentaient le nombre, l'armée, de mœurs et d'origine, était moins romaine. Elle se recrutait à la hâte, moins de citoyens que de sujets, souvent d'étrangers et de barbares. Sous l'aigle même des légions, figuraient bien des tributaires, et nous possédons les actes qui, la guerre finie, accordent le droit de cité à des non-romains incorporés dans les cohortes spécialement appelées cohortes romaines. C'était donc une proportion toujours croissante de soldats tributaires ou étrangers qui tranchait les destinées de Rome ; c'étaient des Aquitains qui avaient marché avec Vindex ; c'étaient des Belges qui les avaient battus sous Verginius[1] ; c'étaient des Bataves qui se vantaient d'avoir fait tomber Néron ; c'étaient des Gaulois et des Germains qui avaient amené Vitellius à Rome ; c'étaient des Dalmates, et même des Suèves[2] qui, sous Antonins, avaient fait triompher la cause de Vespasien. Le sort de l'empire se débattait entre des étrangers.

Et lorsque Vitellius, dans une pensée d'ordre et de paix pour l'Italie, s'était débarrassé de ses tumultueux auxiliaires, et avait renvoyé les Gaulois dans la Gaule, les Bataves sur le Rhin[3] ; il avait involontairement semé le germe de révoltes prochaines contre Rome. Il avait arraché ces hommes à. l'Italie si désirée et à peine entrevue, pour les rejeter ou dans l'obscurité du foyer domestique, ou dans de rudes et pauvres garnisons, en face des tribus germaines. Il avait ainsi semé la Gaule de mécontents armés et orgueilleux, fiers de leur victoire, blessés de leur exil, désabusés de leur respect envers Rome qu'ils avaient vaincue, de leur confiance envers un empereur qui ne voulait plus d'eux. Autour de ces hommes que Rome elle-même avait aguerris, tout ce qui restait de sentiment national, d'aspiration vers l'indépendance, de souvenirs et de ressentiments anti-romains pouvait se grouper.

Tel était le danger dans l'intérieur de l'empire, et la possibilité d'une révolte. Au dehors de l'empire, il y avait d'autres dangers, et la possibilité d'une invasion. Des auxiliaires barbares avaient franchi la frontière romaine ; des envahisseurs barbares pouvaient franchir après eux cette frontière restée moins forte derrière eux. En effet, les légions, chargées de la garder, appelées ailleurs par la guerre civile, avaient déserté leur poste. Elles avaient laissé seulement, ici quelques vétérans, là quelques recrues ; ailleurs, c'était une nation barbare qui, moyennant un traité et quelques privilèges, s'était chargée de défendre la ligne romaine contre les autres barbares[4] ; on s'était reposé sur la foi mobile de ces tribus. En face de tous ces peuples, alliés douteux ou ennemis indomptables, les aigles demeuraient abandonnées, les forteresses à peine gardées par quelques sentinelles ; les camps destinés à une légion à peine occupés par une cohorte. Des invalides ou des conscrits veillaient presque seuls sur celte lierne danubienne et rhénane, qui allait de la mer du Nord à la mer Noire, et qui, déjà sous Néron, était trop faiblement gardée.

Cette situation provoquait les attaques. Sur le Danube, Rome se trouvait en face de Suèves, de Daces, de Sarmates, races plus éloignées encore de la civilisation que ne l'étaient les tribus du Rhin. Les aigles avaient à peine pénétré dans leur pays ; leur indépendance sauvage n'avait été matée ni par un Drusus ni par un Germanicus. Leurs incursions sur le territoire romain étaient annuelles ; presque chaque hiver, les fantassins daces ou les cavaliers sarmates, bardés de fer, passaient le fleuve sur la glace et ravageaient la province de Mésie (Bulgarie). La dernière année de Néron (hiver 67-68), deux cohortes avaient péri, vaincues par ces barbares. Sous Othon, enivrés par ce succès, 9.000 cavaliers roxolans, peuple sarmate, passèrent le fleuve et valurent au général qui les repoussa les honneurs d'une statue en habit triomphal (68-69). Sous Vitellius, pendant qu'An-tanins Primus, envahissant l'Italie au nom de Vespasien, avait dégarni les rives du Danube, les Daces les attaquèrent (69-70). Mucien heureusement arrivait d'Orient et put les repousser. Même après la victoire de Vespasien, les Sarmates renouvelèrent leurs incursions, et un gouverneur romain fut tué[5] (hiver 70-74).

Ailleurs même, où la suzeraineté romaine était jusque-là acceptée, on s'enhardissait à la méconnaître. En Bretagne, une reine des Brigantes (Yorkshire), alliée de Rome, Cartismandus, qui avait répudié son époux et l'avait remplacé par un rival, voyait se soulever contre elle et l'époux outragé et les sujets mécontents. Il fallut que Rome intervînt, et encore sans pouvoir maintenir sa fidèle alliée sur le trône. La royauté resta à notre ennemi, dit Tacite ; à nous la guerre[6].

A l'autre bout de l'empire, l'affranchi d'un roi de Pont, armant, à ce qu'il prétendait, pour Vitellius, surprenait la ville de Trébizonde, taillait en pièces une cohorte romaine brûlait plusieurs vaisseaux, couvrait de légers corsaires (camaræ) le Pont-Euxin d'où le service de la guerre civile avait éloigné la flotte romaine[7]. Enfin, presque dans les déserts de l'Afrique, il fallait combattre ; et, avant même que Vespasien fût rentré dans Rome, ses généraux avaient été obligés de remporter une victoire sur les nomades de l'intérieur que l'antiquité appelait du nom de Garamantes (Gherma)[8]. Ainsi, pendant qu'au centre de l'empire l'élite des légions combattait les unes contre les autres, aux extrémités, les rares soldats qu'avait laissés la guerre civile avaient à se défendre, et sur le Danube, et sur l'Humber, et sur les rives de la mer Noire, et au delà de l'Atlas.

Mais le péril sur les bords du Rhin fut bien plus grave, et là on put craindre la chute de l'empire.

Sur les bords du Rhin, Rome avait affaire à des populations de toute nature et situées à tous les degrés de l'indépendance et de l'asservissement. Sur la rive droite, depuis Mayence jusqu'au Zuyderzée, s'échelonnaient des peuples germaniques tout à fait indépendants et ennemis de Rome[9] ; c'étaient ceux qu'avait visités César ; que Drusus, Tibère, Germanicus, Corbulon, avaient combattus ; c'étaient les frères ou les descendants d'Armin.

Mais la rive gauche était la rive de la servitude. Soumise à Rome, elle l'était cependant à des degrés divers, comme était diverse l'origine des nations qui la peuplaient. Quelques-unes, germaniques d'origine, avaient envahi la rive gauloise ou y avaient été transplantées par Rome elle-même. Ainsi les Bataves et les Caninéfates, placés entre les diverses branches du fleuve, ne payaient à Rome d'autre tribut que celui de leur épée. Les Sicambres, transplantés par Rome d'une rive à l'autre, gardaient le souvenir de leur indépendance. Les Ubii, au contraire, transplantés également et mêlés de colons romains, étaient devenus Romains de cœur. Plus on s'éloignait du fleuve et de l'origine germanique, plus les peuples avaient pris goût aux mœurs romaines et subissaient le joug avec patience. Trèves, quoique germaine d'origine, était riche, civilisée, par conséquent bien près d'être romaine. Plus loin, ce n'étaient plus des Germains, mais des Gaulois ; ceux-ci avaient tout à fait mordu à l'appât, et la rive teutonique du Rhin se raillait de leur mollesse et de leur servitude[10].

Contre les peuples indépendants, Rome se gardait par ses armes ; contre les peuples soumis, par sa politique. Sur la rive droite du Rhin, elle avait commencé par faire un désert. La victoire de Drusus avait dépeuplé ou livré à des colons gaulois cette vaste contrée (decumates agri) qui s'étend entre le Rhin, le Mein et le Danube (Bade et Wurtemberg). La liberté germanique s'était ainsi vue rejetée au nord du Mein, sans communication avec les peuples du Danube ; elle avait pour limite au midi un désert ; à l'ouest, sur les bords de son fleuve national, elle se heurtait à une ligne de forteresses et de soldats. Sous les noms d'armées de haute et de basse Germanie, sept légions, du Mein au Zuyderzée, gardaient les citadelles et les camps de Mayence, de Bonn, de Cologne (Colonia Agrippina), de Nuyts (Novesium), de Gelb (Gelduba), de Nimègue (Noviomagus). La flottille romaine, montant et descendant le fleuve, unissait cette ligne de défense et établissait la souveraineté romaine sur les eaux.

Quant aux peuples soumis de la rive gauche, Gaulois ou Germains, Rome les maintenait par sa politique. Cette politique, indiquée par le sénat, développée par Auguste, avait été, avec des formes différentes, à peu près la même partout. Rome m'avait pas prétendu absorber en elle les nations vaincues. Elle leur avait laissé une bonne part de leur vie propre ; presque partout leurs langues, leurs mœurs, leurs dieux, souvent leurs gouvernements et leurs lois. Elle leur laissait ainsi une certaine part de liberté ; mais cette liberté qu'ils tardaient servait elle-même à les attacher au joug romain. En laissant à une nation son gouvernement, Rome lui laissait ses gouvernants, et c'était par ses gouvernants qu'elle prétendait la tenir. Elle les gagnait, elle se les assimilait, et, s'assimilant ainsi l'élite de la nation, elle était maîtresse de la nation elle-même. Dans l'Orient, c'étaient les rois ; dans beaucoup des partie de l'Asie-Mineure, c'étaient les prêtres ; dans les villes grecques, les orateurs ; dans l'Espagne, la Grande-Bretagne, la Gaule, c'étaient les chefs de clans ou de tribus, commandants héréditaires de la cité, chefs féodaux, descendant des races royales[11] Ces chefs, elle les rattachait à elle-même. En les rapprochant d'elle, en les faisant citoyens romains, en leur donnant des commandements, des charges, des honneurs, en les habituant aux mœurs, aux costumes, à la langue, aux dieux de l'empire, en leur faisant même porter des noms romains, elle les séduisait, et séduisait par eux la nation tout entière. Elle faisait des agents de son pouvoir de ceux qui eussent été par hérédité les généraux de la révolte.

Mais, à l'heure dont nous parlons, et cette ligne de défense au dehors, et cette politique de conservation au dedans, étaient affaiblies. D'un côté les Césars craignaient la puissance militaire. Néron, empereur peu guerrier, avait à dessein découragé les généraux, affaibli les légions, relâché la discipline  ; il ne savait pas que les légions seraient toujours assez fortes pour le détrôner. La guerre civile avait bien autrement énervé la puissance défensive de l'empire. Des sept légions chargées de garder le Rhin et qui devaient former un ensemble de 80.000 hommes (avec les auxiliaires), Valens et Cécina d'abord, puis Vitellius, avaient emmené la meilleure part. Une seule légion restait entière, la treizième ; une autre se trouvait réduite à 3.000 hommes (au lieu de 6.000), deux autres comptaient ensemble 5.000 soldats[12]. De plus, ces hommes, c'étaient, les uns des soldats romains qu'on avait jugés trop fatigués pour la guerre civile, les autres des Gaulois ou des Germains de la rive gauche qu'on avait recrutés hâtivement. Et ces débris de deux armées, dont la guerre civile s'était fait donner l'élite, étaient commandés par un seul général, Flaccus Hordéonius, âgé, faible de corps et de caractère, nommé par Galba et par cela seul suspect au soldat, en un temps où d'ailleurs ses chefs lui étaient presque toujours suspects.

D'un autre côté, l'ordre politique avait faibli au-dedans comme la puissance militaire avait faibli contre le dehors. De toutes les provinces de l'empire, la Gaule s'était jetée la première et la plus ardente dans la guerre civile. Elle y avait montré sa force ; mais elle y avait compromis son unité. Vindex, soutenu par une partie de la Gaule, avait été vaincu par une autre. Le Midi et le Centre, favorisés par Galba, avaient soutenu la cause de ce prince ; le Nord, châtié par Galba, avait aidé au triomphe de Vitellius. Lyon, reconnaissante et pieuse envers la mémoire de Néron, avait pour ennemie Vienne, sa voisine, dévouée au souvenir de Galba. Les Lingons (Langres) détestaient les Édues (Autun) et les Séquanes (Franche-Comté) ; les Germains de Trèves étaient jaloux des Gaulois de Reims[13]. Au milieu de celte Gaule ainsi divisée, au milieu de ces querelles et de ces passions, le souvenir des aïeux et de la Gaule indépendante, le souvenir de Vercingétorix pour les Celtes, le souvenir de Camulogène pour les Belges, ne pouvait-il pas se réveiller ? Les uns ou les autres ne pouvaient-ils pas fortifier et grandir leur cause en faisant d'elle la cause de l'indépendance ? après s'être révoltés pour Rome et avoir combattu pour elle, ne pouvaient-ils pas se révolter et combattre contre Rome et pour la Gaule ?

Cependant, lorsque la révolte fut purement gauloise et ne fut pas appuyée par l'irruption du dehors, elle fut aisément réprimée. Dans le centre de la Gaule romaine, un paysan boïen (Bourbonnais), Maric, profita de la perturbation générale et se proclama dieu (printemps 68). 8.000 hommes suivaient déjà ce libérateur des Gaules. Mais la domination romaine était trop bien assise autour de lui. L'aristocratie de la nation éduenne (Autun), opulente, civilisée, vieille alliée des Romains, qui dans les luttes de l'empire avait soutenu la cause patricienne de Galba, se soucia peu de s'affranchir sous les ordres de ce paysan fanatique. Les Éduens marchèrent avec les cohortes romaines. Les révoltés furent défaits ; Maric fut pris et exposé aux bêtes de l'amphithéâtre en présence de Vitellius alors en marche pour Rome. Comme les bêtes ne se hâtaient pas de le dévorer et que le peuple commençait à crier plus que jamais qu'il était dieu, Vitellius le fit achever[14].

Mais le moment approchait où l'insurrection du dedans, plus germaine que gauloise, serait appuyée par l'invasion du dehors ; où, d'une rive à l'autre du Rhin, les Germains indépendants tendraient la main aux Germains et aux Gaulois tributaires ; où enfin le mouvement n'aurait plus à sa tête un paysan comme Maric, mais un de ces chefs héréditaires, fils des rois, qui faisaient la force de Rome au sein des cités soumises, mais qui pouvaient aussi faire son danger.

Le signal de cette révolte commune entre les deux rives du Rhin partit des marais de la Hollande. Il y avait là un peuple, germanique d'origine, que des dissensions violentes avec d'autres tribus avaient chassé de son territoire et qui avait été accueilli sur la rive gauloise. Rome en avait fait moins son sujet que son soldat. Le Batave, établi sur ces îles que forment dans leurs embranchements divers les bouches de la Meuse et du Rhin, se faisait honneur de ne par— je d'autre tribut que celui de son sang. Son infanterie puissante, sa cavalerie qui passait les fleuves à la nage, étaient célèbres et redoutées. Rome avait employé ces auxiliaires contre la Germanie et contre la Bretagne ; ils avaient combattu pour Néron contre Vindex, et contre Othon pour Vitellius[15].

Il y avait aussi à la tête de ce peuple un de ces chefs héréditaires, fils, disait-on, des anciens rois, et qui servaient de liens entre Rome et leur nation. L'histoire l'appelle Claudius Civilis ; ce nom romain indique que sa famille avait été admise au droit de cité ou par Drusus, ou par Tibère, ou par Claude ; il avait probablement un nom barbare qui nous est resté inconnu. Serviteur de Rome, il était irrité contre elle. Une accusation de complot avait amené la mort pour son frère, les fers pour lui, une comparution devant Néron. Galba l'avait absous. Mais les légions demandaient sa mort à Vitellius. Chef de l'aristocratie militaire des Bataves, capitaine de. ces rudes cohortes qui se vantaient d'être les arbitres de l'empire, privé d'un œil comme Annibal et Sertorius, il aimait à se comparer à eux et à dire que, pareil à ces deux illustres borgnes, lui aussi ébranlerait la puissance romaine[16].

Or c'était l'heure la plus violente des guerres civiles (août 69). Vespasien venait d'être proclamé en Orient ; Vitellius, effrayé, appelait les secours de partout. L'armée romaine était divisée. La cause de Vitellius était celle du soldat ; le soldat, qui l'avait nommé, lui demeurait fidèle. La cause de Vespasien était celle des chefs, de l'aristocratie militaire proche parente de l'aristocratie du sénat, de tant d'officiers qui avaient vécu dans les camps de Vespasien. Le soldat se défiait de ses chefs, le chef cachait son secret au soldat[17].

Civilis comprit cette situation et voulut en tirer, avec sa vengeance, la liberté de son peuple. Des levées se faisaient pour Vitellius ; elles se faisaient avec la violence d'un pouvoir en détresse, avec la rapacité d'une administration corrompue. Et en même temps les chefs militaires, avertis par Vespasien rire loin de presser ces levées, les ralentissaient, et, si elles provoquaient une insurrection, auraient vu l'insurrection sans trop de déplaisir. C'est alors qu'une nuit, dans l'enceinte d'un bois sacré, Civilis réunit en un festin les chefs barbares, et leur proposa, sous prétexte de se révolter pour Vespasien, de se révolter contre Rome. La détresse du pouvoir romain, la division de l'armée, l'irritation des tributaires, ces levées que pressait Vitellius, que Vespasien ralentissait, que détestait la Gaule, tout rendait le moment propice. On applaudit avec des clameurs et on s'unit par des redoutables imprécations[18].

Le mot d'ordre commença par se propager dans le silence. Les Bataves n'avaient rompu ni les relations de fraternité avec leurs compatriotes de l'armée romaine, ni les relations de parenté avec la Germanie indépendante. Des messages oie furent envoyés aux fameuses cohortes bataves, alors en garnison près de Mayence, et n'eurent pas de peine à les gagner. D'autres soulevèrent leurs voisins, les Caninéfates et les Frisons. D'autres portèrent la nouvelle sur la rive indépendante du Rhin ; et tous ces peuples qui depuis un siècle se débattaient contre Rome, à mesure que les députés leur parvinrent, envoyèrent dans l'ile des Bataves des messages de félicitation et d'alliance. Les Chauques, un peuple de  Weser, prirent eux-mêmes part à cette guerre[19]. En voyant au premier siècle de notre ère cette ligue des peuples du bas Rhin, je ne puis m'empêcher d'y voir un prélude de cette ligue franke du troisième siècle, qui, cent cinquante ans plus tard, réunissait les mêmes peuplades pour la ruine de l'empire romain.

On éclata. Le chef caninéfate, Brinno, se fit mettre par les siens sur le pavois et prit le titre de roi. Civilis, plus modeste, marcha à la tête des Bataves, pour la cause, disait-il, de Vespasien, et par haine pour les recruteurs. Les troupes romaines résistèrent mal ; leurs auxiliaires germains, placés vis-à-vis de leurs frères, abandonnaient les aigles à la première rencontre ; les rameurs bataves livraient leurs navires. Au bout de peu de jours, l'île des Bataves, à l'exception de la pointe vers Nimègue, était affranchie ; les redoutes romaines brûlées, les vaisseaux pris, les aigles sauvées à grand'peine. Les huit cohortes de Mayence, après avoir quelque peu négocié avec le faible Hordéonius, qui ne sut pas les retenir, avaient quitté leur campement et étaient allées rejoindre Civilis. Grâce à elles, Civilis était devenu le général d'une armée régulière. Il remontait le Rhin, couvrant les deux rives de quelques milliers de Germains armés pour lui. La chaleur avait presque desséché les eaux, et, à travers ce fleuve tari, la Germanie indépendante donnait la main à la Germanie révoltée. La prophétesse bructère, la vierge Velléda, du haut de la tour au sommet de laquelle elle habitait, inaccessible à tous, si ce n'est à quelques-uns de ses parents, soulevait toute la Germanie et prophétisait la chute de Rome[20].

En face de cette insurrection qui, grâce au soin de Civilis, portait toujours l'attache de Vespasien, et lui prêtait serment, les chefs romains hésitaient, l'armée se divisait. Les généraux, amis de Vespasien, n'étaient pas éloignés de voir des auxiliaires dans ces révoltés ; les soldats, amis de Vitellius, voyaient toujours des traîtres dans leurs généraux. Hordéonius était lent à agir ; ses soldats le poussaient à combattre avec une tumultueuse violence. Les uns par mollesse, les autres par indiscipline, travaillaient ainsi au succès de l'ennemi.

Cependant (novembre 69) arrive la nouvelle du combat de Bédriac où a succombé la cause de Vitellius ; Vespasien ne peut plus servir de prétexte à la révolte. Civilis, sommé de déposer des armes désormais inutiles, au lieu de se laisser persuader par l'envoyé gaulois de Vespasien, le persuade et en fait son agent auprès des villes gauloises. La révolte est ouvertement anti-romaine. C'est bien une armée barbare qui s'avance contre les légions. On la reconnaît aux hurlements qu'elle fait entendre ; aux peaux de bêtes dont ses soldats sont couverts ; aux femmes qui la suivent et qui, dans les jours de bataille, rangées en arrière, excitent le courage de combattants ; aux aigles des légions romaines que l'on porte devant leurs rangs comme des trophées.

Dans le camp romain également, les rôles sont changés mais la fortune de la guerre ne changera pas. L'hésitation passe des chefs aux soldats. Les premiers, qui jugent l'empire assuré à Vespasien, sont maintenant plus ardents à combattre les ennemis de l'empire ; les soldats, au contraire, qui se soucient peu de combattre pour Vespasien, sont plus lents à marcher à l'ennemi. Ils prêtent serment au nouvel empereur, mais à contrecœur, passant son nom sous silence ou le prononçant à peine ; leur cœur reste à Vitellius. Cet état de discorde multiplie les fautes et les malheurs ; cinq mille hommes, renfermés dans le fort de Castra Vetera (Xanten) et qui s'y défendaient mourants de faim depuis le commencement de la révolte, sont délivrés un moment, puis le lendemain abandonnés. Les désastres enfantent les crimes : l'armée, mécontente, se jette sur le malheureux Hordéonius et le massacre ; un autre chef, Vocula, s'enfuit déguisé en esclave ; on rétablit les images de Vitellius, et il n'y a plus que des centurions pour commander les deux armées du Rhin. Au bout de peu de jours, il est vrai, les soldats se repentent ; Vocula reparaît ; passant de l'extrême indiscipline à l'extrême docilité[21], les soldats, après avoir assassiné un chef, se laissent décimer par un autre ; ce sont dans le camp les agitations et les revirements de la place publique. Les révolutions de l'empire avaient leur contrecoup dans ces garnisons à peu prés bloquées par les barbares[22].

Mais le premier courrier qui vient de Rome (janvier 70) annonce de nouvelles catastrophes et apporte de nouveaux éléments de discorde. Vitellius a été tué. Rome appartient à Vespasien. Le Capitole est brûlé. On ajoute que la Bretagne est en révolte, la Mésie et la Pannonie envahies par les Daces et les Sarmates.

Jusque-là, le mouvement sur la rive gauche comme sur la ive droite du Rhin était tout germanique. Les cités d'origine gauloise n'y avaient point pris part. Les auxiliaires belges avaient faiblement soutenu ou promptement abandonné les armées romaines ; mais ils n'avaient pas combattu contre lies. Les cités, je puis dire les républiques gauloises, restaient fidèles. Ni les prisonniers d'origine gauloise que Civilis avait eu soin de leur renvoyer ni les agents qu'il leur dépêchait n'avaient pu les séduire. Trèves elle-même, quoiqu'elle an germanique d'origine, avait armé contre la révolte. Tout ce qui était gaulois ou de sang ou de mœurs était donc resté en dehors de la lutte et soumis au joug de l'empire.

Mais la tentation devenait puissante. L'empire, disputé, s'en allait en lambeaux ; le pouvoir romain chancelait non-seulement sur le Danube et sur le Rhin, mais même sur le Tibre. Le Capitole, qui avait résisté à Brennus, ce symbole et ce palladium de la puissance romaine, était en cendres. De plus, bien des cités de la Gaule, Langres, Trèves, presque tout Nord, s'étaient compromis pour Vitellius. Que devaient-ils attendre de Vespasien[23] ?

Alors, dans une maison de la ville de Cologne, plusieurs Gaulois de cités diverses se donnèrent rendez-vous. Julius Sabinus, arrière-petit-fils bâtard de César, à ce qu'il disait, y représenta la puissante cité de Langres. Trèves y était représentée par deux chefs militaires, descendants des rois, servant alors sous les drapeaux romains, Julius Tutor et Classicus. Là, l'insurrection gauloise fut votée, et des messagers partirent pour y convier toutes les cités. En sortant de là, Julius Sabinus alla soulever Langres et fit briser les tables des traités de cette ville avec les Romains. Classicus alla prendre les soldats gaulois qu'il commandait et les mena camper en dehors des lignes romaines. Ce ne fut plus alors seulement la Germanie qui se révolta. Trèves et Langres, sans savoir quel serait l'empereur ni quelle sorte d'empire ce pourrait être, proclamèrent l'empire des Gaules ; et de tous les côtés les druides, proscrits depuis plus de vingt ans par la police romaine, sortirent de leurs retraites, chantant la liberté de la Gaule, et prophétisant sur la rive droite du Rhin, comme Velléda prophétisait sur l'autre rive.

Mais ce qu'il y avait de plus grave et de plus humiliant pour la cause de Rome, c'est que ses propres soldats, depuis que la révolte était contre Vespasien, non plus contre Vitellius, depuis qu'elle devenait gauloise au lieu d'être purement germaine, n'étaient pas éloignés de faire cause commune avec la révolte. Bon nombre d'entre eux étaient Gaulois de naissance ; Tous, de même que les cités gauloises, s'étaient compromis pour Vitellius. Vitellius mort leur tenait plus au cœur que Rome expirante : et mieux valait, à leurs yeux, être les soldats de l'empire des Gaules que les soldats de Vespasien.

Bientôt en effet de la position voisine où il s'était retiré Classicus commence à négocier avec les soldats de Vocula, campé près de Nuyts. Des déserteurs gaulois aux légionnaires romains, les messagers vont et viennent, les propositions se transmettent, la trahison se complote. Vocula, qui veut braver l'orage, en est bientôt réduit à supplier ses soldats de choisir, s'ils le veulent, un autre chef, mais du moins de rester Romains. On le repousse et on l'égorge. Et le lendemain (Tacite le redit avec honte) le Trévir Classicus entre dans le camp romain, non pas en ennemi, mais en maitre et avec les insignes du commandement. La légion romaine qui était là se soumet à lui ; elle ne passe pas seulement sous le joug comme il s'était fait aux Fourches Caudines ; elle n'est pas seulement captive, mais transfuge ; en présence de Classicus, stupéfait de son triomphe au point de ne pouvoir articuler une parole, elle prête serment à l'empire des Gaules[24].

Dès lors la défection est universelle. Le camp de Bonn était occupé par la première légion : elle capitule comme la treizième l'avait fait à Nuyts. Cologne, quoique germanique d'origine, avait toujours été fidèle aux Romains : elle est obligée d'ouvrir ses portes aux Germains et de les embrasser comme frères, bien décidée à peu tenir compte un jour de cette fraternité obligée. Trois mille légionnaires environ, assiégés dans le camp de Vetera depuis plusieurs mois, s'y défendaient héroïquement, mangeant leurs chevaux, mangeant l'herbe qu'ils arrachaient de leurs remparts, opposant le courage au nombre, l'habileté de la tactique à l'impétuosité de l'assaut : eux aussi se rendent et prêtent serment à l'empire des Gaules. Ce jour-là, Civilis coupe la chevelure teinte de rouge, qu'il avait jurée de laisser intacte jusqu'à l'affranchissement de son pays[25].

Du reste les soldats romains ne gagnaient rien à leur honte. L'insurrection n'était pas une, et, si la Gaule et l'empire gaulois y tenait sa place, la barbarie germanique y avait la plus grande part. La garnison de Vetera, à peine sortie des MM et désarmée, fut massacrée par les Germains. En même temps, la première et la treizième légions, déjà honteuses et repentantes de leur défection, tristes, sombres, humiliées, avec leurs drapeaux voilés, s'acheminaient, au milieu d'une curiosité insultante, vers Trèves que la défiance gauloise leur avait marquée moins comme séjour que comme prison[26].

Quoi qu'il en fût, la ruine de la domination romaine était complète dans la vallée du Rhin. Vocula avait été tué ; un autre chef, prisonnier et que Civilis envoyait en présent à Velléda, avait été massacré en chemin. Les deux citadelles de Mayence et de Windisch seules tenaient encore ; elles exceptées, de la. chute du Rhin à la mer, dans toute cette vallée, germanique de sang et de cœur, pas une citadelle n'était debout, pas une aigle arborée, pas un Romain sous les armes. Certes, de solennelles expiations étaient offertes cette fois aux mânes de Vercingétorix et à ceux d'Armin.

Et c'était le moment où, Vespasien encore retenu par les vents à Alexandrie, Rome était livrée au triple et contradictoire gouvernement d'Antonius, de Mucien et de Domitien ; où les proscriptions succédaient à la guerre, où les dilapida-fions s'ajoutaient au pillage. A la même heure, la péninsule italique était pleine de barbares sarmates ou suèves ; le Danube soulevé était plus barbare que jamais ; le Rhin n'était plus romain, les Alpes allaient cesser de l'être. Alaric pouvait être devancé de quatre siècles. En vérité, on pouvait croire que la fortune de Rome était attachée au Capitole, et que, le Capitole brûlé, tout s'écroulait.

Mais, chose singulière ! il n'y avait plus à ce moment dans toute la Gaule du Nord qu'un seul homme qui tint la campagne pour les Romains, et cet homme était un étranger, un homme de race germanique, un Batave. Claudius Labéo, rival de Civilis dans son pays, tenu par lui pour suspect et mis en dépôt chez les Frisons, s'était enfui du milieu de ce peuple et était venu se mettre à la disposition des chefs romains. Avec quelques soldats, il tenait encore sur la Meuse après la chute de toutes les armées romaines. Dans ce petit fait, il y a un grand indice des appuis que pouvait avoir encore la puissance de Rome et des chances de salut qui lui restaient[27].

 

 

 



[1] Batavo equite protritos Æduos Arvernosque ; fuisse inter Verginii auxilia Belgas... Galliam suismet viribus conddisse. Tacite, Hist., IV, 17.

[2] Tacite, Hist., III, 5, 21.

[3] Tacite, Hist., III, 69.

[4] Sur le Danube. Chefs jazyges admis au Commilitium. Tacite, III, 5.

[5] Voir Tacite, Hist., I, 79 ; III, 46 ; IV, 54. — Jos., de B., VII, 12 (4).

[6] Tacite, III, 45.

[7] Tacite, III, 47, 48. — Strabon, CXI.

[8] Tacite, IV, 50. — Pline, Hist. nat., V, 5.

[9] Mattiaques, en face de Coblentz ; Tencterii, en face de Cologne ; Bructères, un peu au-dessous ; Frisons, sur le Zuyderzée. Le Zuyderzée (Flevo Lacus) n'était alors qu'un lac, beaucoup moins étendu qu'il ne l'est depuis les inondations du treizième siècle, et communiquait avec la mer seulement par le bras oriental du Rhin (l'Yssel) qui le traversait.

[10] Situation de ces peuples : Bataves, de l'Yssel et du Zuyderzée à la Meuse ; Caninéfates, sur le bord de l'Océan, vers les bouches du Rhin ; Gugerni (peuple Sicambre), sur la Meuse, en remontant jusqu'à Ruremonde ; Treveri (Trèves) ; Ubii (Cologne) ; Tongri (Tongres) ; Vangiones (Worms) ; Nemetes (Spire et Landau) ; Caracates (Mayence) ; Tribocchi (Strasbourg). Tous ces peuples étaient germaniques d'origine.

[11] Auguste appela au droit de cité provinciarum validissimos. (Tacite, Ann., XI, 24.) Ce sont ceux qu'on appelle primores, principes civitatis. Voyez le savant livre de M. de Courson, Histoire des peuples bretons.

[12] Tacite, Hist., IV, 19, 22, 26.

[13] Voir Tacite, Hist., I, 8, 51, 55, 54, 57, 62-65, 78 ; IV, 17.

[14] Tacite, II, 61.

[15] Voyez sur les Bataves et leur île Tacite, Hist., IV, 12. — Germ., 12. — César, de Bello G., IV, 10. — Pline, IV, 29 (15). — Ptolémée, Hist. — La migration des Bataves est ancienne, puisque César donne déjà leur nom à l'île qu'ils occupèrent. Quant à la détermination de ce qu'on appelait exactement l'île des Bataves, il me paraît difficile, d'après le récit de Tacite (voyez plus bas) de ne pas la faire arriver jusqu'à Ussel, et jusqu'à la partie méridionale du Euyderzée. Les autres limites étaient le Wahal, la Meuse et l'Océan. L'île ou plutôt les îles Bataves comprenaient donc les provinces de Hollande, d'Utrecht, et une partie de Gueldres. César lui donne cent milles de longueur, ce qui est à peu près la distance de l'Océan à Sdenkenschantz, point de division du Wahal et du Rhin.

[16] Tacite, IV, 13.

[17] Haud dubio gregarius miles Vitellio fidus ; splendidissimus quisque in Vespasianum proni. Tacite, IV, 27.

[18] Tacite, IV, 14.

[19] Tacite, IV, 15.

[20] Sur Velléda, voyez Tacite, IV, 61, 65. Voyez 22, 24. — Germanie, 8.

[21] Hæc diversitas licentiæ et patientiæ. Tacite.

[22] Tacite, IV, 31-36.

[23] Tacite, IV, 54-56.

[24] Tacite, IV, 57-59.

[25] Tacite, IV, 66.

[26] Tacite, IV, 61, 62, 70.

[27] Sur Labéo, voy. Tacite, IV, 18, 56, 66.