ROME ET LA JUDÉE

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

TROISIÈME PARTIE. — SOULÈVEMENT DES ARMÉES

CHAPITRE X. — VITELLIUS (69).

 

 

Quand Vitellius règne, il semble que l'histoire doive changer de ton. Le drame est toujours sanglant, mais il s'y mêle quelque chose de hideusement grotesque. La terrible tragédie des guerres civiles devient pour nous une comédie grossière et avinée.

L'Italie cependant pensait peu à rire, et trouvait le spectacle passablement sérieux. Vitellius était loin, mais qu'eût-on gagné à sa présence ? Vitellius présent ou éloigné, l'Italie se sentait appartenir par le droit de la victoire, non pas à lui, mais à son armée. Et cette armée, je l'ai dit, était aux trois quarts étrangère à Rome, à l'Italie, à l'Empire, à la civilisation. Elle était pleine de tributaires révoltés et insolents, qui insultaient même les Romains marchant avec eux sous le même drapeau. Cette armée, de plus, comme toutes les armées qui font des empereurs, prétendait ne pas obéir à son empereur. Si Vitellius eût été un général sérieux, elle ne l'eût pas choisi ; elle l'avait pris pour son peu de dignité, pour son mépris de la discipline, pour ses embrassements au premier soldat venu. Elle estimait ses autres chefs à la même mesure. La guerre, faite par le soldat, était dirigée par le soldat. Les chefs obéissaient, heureux s'ils pouvaient garder les apparences du commandement. Dans la guerre civile, dit Tacite, il y a moins de liberté pour le chef que pour le soldat[1].

Et, à cette armée victorieuse, à moitié étrangère, indisciplinée, il faut compter que se joignait encore pour ravager le pays l'armée vaincue. Les othoniens n'étaient pas battus au point qu'ils ne pussent saccager ; ils protestaient en pillant contre le régime que les vitelliens inauguraient en pillant. Entre les forces de Cécina et de Valens, l'arrière-garde qui arrivait avec Vitellius, les soldats dispersés ou licenciés d'Othon, les esclaves qui doublaient le nombre des soldats, il y avait bien trois cent mille hommes, sans ordre et sans discipline, que le nord de l'Italie, accoutumé à n'entretenir pas même une légion, devait héberger, festoyer, satisfaire. Pour ces hommes, l'argent, le vin, les spectacles, les congés longs et gratuits, c'était la patrie et la liberté. Ils se prenaient quelquefois, il est vrai, à déplorer les malheurs des guerres civiles ; othoniens et vitelliens s'embrassaient alors en pleurant. Mais, à travers leurs larmes et leurs repentirs, othoniens et vitelliens, soldats de la ligne ou soldats du prétoire, légionnaires ou auxiliaires, ne s'accordaient que trop bien pour envahir les villes, dévaster les moissons, déshonorer les. femmes, tuer les hommes. Si le soldat était d'origine barbare, on craignait sa férocité ; s'il était sujet romain, sa rancune contre Rome ; s'il était Italien, sa connaissance de la langue et des lieux.

En face de cette anarchie militaire, quel pouvoir politique avait encore de la force ? Il faut lire dans Tacite, qui, cette fois, est presque plaisant, comment le sénat, à Modène, avait été bafoué par les soldats vaincus d'Othon ; ses angoisses, sa crainte qu'Othon ne fût vivant, sa crainte qu'Othon ne fût mort ; sa fuite à Bologne et sa peur d'avoir fui, et sa délibération et sa peur d'avoir délibéré[2]. On se fût accommodé d'avoir pour maître ou Galba, ou Othon, ou Vitellius ; mais, les deux premiers morts et le troisième encore absent, on avait trois cent mille maîtres à leur place.

Vitellius arrivait pourtant. On allait avoir un empereur ; qui était cet empereur ?

Vitellius[3] n'avait rien ni de l'austérité de Galba ni de l'élégance d'Othon ; il n'avait la noblesse ni de l'un ni de l'autre. Il était cependant de ce qu'on appelait sous les empereurs une illustre famille ; cela voulait dire une famille très-obscure un demi-siècle auparavant, et à qui le service courtisanesque du palais avait procuré l'illustration officielle d'un certain nombre de consulats ou de sacerdoces. Selon lui, il descendait du dieu Faune et d'une nymphe, qu'il appelait Vitellia ; selon ses ennemis, d'un affranchi savetier ; la race tenait beaucoup plus du savetier que du dieu. L'histoire de cette famille montre comme on parvenait sous les Césars. Le premier Vitellius fait fortune par des dénonciations fiscales et des achats de biens confisqués ; métier lucratif même sous Auguste. D'une boulangère, qui était en même temps prostituée, il a un fils qui devient chevalier romain et procurateur de César. La troisième génération arrive au consulat. Mais c'est surtout L. Vitellius, père de l'empereur, qui fit la grandeur de sa, maison. Comme il s'était acquis un grand renom dans son proconsulat de Syrie, il sentit qu'il fallait le racheter par une grande courtisanerie, et il fut inventif en ce genre. Il eut le premier l'heureuse idée d'adorer Caligula à la façon orientale, en se voilant la tête et en faisant un tour sur lui-même avant de se plier à ses pieds. Pour Messaline, il professa un amour platonique, et, ayant eu un jour le bonheur de lui ôter sa pantoufle, il garda cette bienheureuse pantoufle, qu'il tirait de temps à autre de sa poche pour la baiser. Pour les affranchis de Claude, Narcisse et Pallas, il adora leurs images parmi ses dieux domestiques : aussi sauva-t-il sa tête et fut-il un des grands personnages de l'Empire[4].

Quant à son fils l'empereur, j'ai dit comment il avait suivi les traces paternelles, et gagné par d'aussi nobles moyens l'amitié successive de Tibère, de Caligula, de Claude et de Néron. C'était bien le Romain de l'Empire, gourmand, débauché, histrion, saltimbanque, cocher, palefrenier au besoin ; il avait, au service de Caligula, bouchonné les chevaux du Cirque ; il eût été gladiateur, sauf le courage ; il avait tous les vices, hors ceux qui mettent l'épée à la main.

Quoi qu'il en soit, il était empereur et il arrivait. Combattant, vainqueur, conquérant en son absence et malgré lui, il avait laissé aller ses lieutenants et tardait fort à les suivre. La bataille de Bédriac était gagnée (15 avril) ; Othon s'était tué (16 avril) ; le Sénat, docile, avait proclamé Vitellius à grand renfort d'enthousiasme officiel et de décrets honorifiques (19 avril), que Vitellius était à peine en chemin. Parti de Mayence, il s'était bientôt embarqué sur la Saône, laissant la fatigue de la marche aux soldats qui l'accompagnaient. Il avait navigué d'abord avec un assez simple appareil ; mais, quand la nouvelle de sa victoire fut certaine, son bateau se pavoisa, se couvrit de fleurs. Il traîna une flotte après lui. Il traversa les villes avec la pompe du triomphe. Ses quatre mois de route furent quatre mois d'orgie.

Le malheureux escomptait en festins le peu de jours d'empire qu'il pouvait espérer. C'étaient de toutes parts convois de vivres pour sa table ; sur toutes les eaux de la Méditerranée, navires frétés pour sa cuisine ; sur toutes les routes, bouffons et gladiateurs qu'on lui envoyait. Tous les désordres lui faisaient cortège. A Turin, une querelle éclate entre ses soldats, et une légion, qu'il éloigne pour la punir, brûle en s'en allant une partie de la ville. A Pavie, au milieu des banquets, nouvelle dispute entre soldats romains et soldats gaulois ; deux cohortes périssent. A Crémone, autre sang versé ; mais, cette fois, ce sont des gladiateurs, offerts à Vitellius dans un amphithéâtre que les soldats vaincus d'Othon ont été employés à lui bâtir. A Bédriac, Vitellius se donne une autre joie, encore dans le genre lugubre ; il quitte sa route (15 mai) pour aller voir le champ de bataille où les morts pourrissent depuis quarante jours ; il y sacrifie aux dieux ; il y boit, il y fait boire. Le cadavre d'un ennemi, dit-il, sent toujours bon ; celui d'un citoyen, meilleur encore[5].

Enfin, de cité en cité, de villa en villa, d'orgie en orgie, cette abominable saturnale de soixante mille soldats, sans compter je ne sais combien de parasites et d'esclaves, commence à approcher de Rome. Rome l'attend et l'écoute venir avec terreur. De temps à autre, comme pour fléchir son maître, elle lui envoie des députations d'histrions, de cochers du Cirque, de saltimbanques, qui, dans cet ancien acteur des %tes de Néron, viennent saluer un camarade. Cette armée n'est plus qu'à sept milles de la ville, et une plaisanterie populaire, innocemment jetée au milieu d'un repas soldatesque, amène des coups d'épée et des meurtres. Bientôt l'avant-garde commence à pénétrer dans la grande cité. Des soldats thraces ou germains, avec leurs piques énormes, vêtus de la peau de leurs loups et de leurs ours, barbares de race, de langue, de visage, circulent déjà dans la ville, se pressent sur le Forum, se font montrer la place où Galba a péri, coudoient brutalement la foule, et, quand leur pied inaccoutumé glisse sur le pavé, s'en prennent aux passants de leur propre maladresse, les insultent et les frappent[6]. Rome fait ainsi connaissance avec les barbares qui, dans quatre siècles, seront ses maîtres.

Enfin le triomphateur lui arrive (...juillet). Vitellius semble chercher à rappeler à Rome qu'elle est vaincue et que cette fois elle appartient aux étrangers. L'homme qui n'a pas voulu des titres populaires de César et d'Auguste se garde bien d'imiter la sagesse modeste et l'attitude semi-républicaine de ce dernier prince, qui avait prétendu être le magistrat, non le maître du peuple romain. Il approche de Rome et passe le pont Milvius à cheval, l'épée au côté, vêtu de l'habit militaire, comme un général romain eût fait son entrée dans une ville étrangère et vaincue. Il pousse devant lui le Sénat et le peuple (c'est-à-dire les magistrats ou officiers qui figuraient le peuple) venus à sa rencontre. Les aigles réunies de ses légions le précèdent. Quatre légions, douze escadrons, trente-quatre cohortes d'auxiliaires, divers de race, de costumes, d'armures, en tout environ soixante mille hommes, étalant les colliers d'or et les riches caparaçons que leur a valus la guerre civile, marchent devant le consul et le pontife du peuple romain. Ce n'est qu'après avoir passé le pont Milvius et presque dans Rome que des amis plus sages le décident à quitter le casque et l'épée, et à monter au Capitole avec les insignes pacifiques des magistrats romains[7].

Mais les barbares qui le suivaient, eux, n'entrèrent pas désarmés. Rome leur appartenait, comme du temps des Gaulois leurs aïeux ; et cette fois elle n'avait pas sauvé son Capitole. Nous avons vu en 1814 ce contraste de la barbarie grossière s'étalant au milieu des splendeurs de la civilisation. Tacite nous rend ces impressions de notre enfance. II nous peint des bandes de soldats germains bivaquant sous les portiques ou dormant couchés sur la mosaïque des temples. Ivres et brutaux, insouciants de tout, même de leur propre vie, accablés par les chaleurs inaccoutumées d'un été romain, ils se jetaient à toute heure et sans précaution dans le Tibre, et la fièvre les emportait par centaines. Les mêmes scènes remplissaient toute l'Italie du Nord : les mêmes saturnales militaires se continuaient et se répétaient au profit des deux cent mille hommes, esclaves ou soldats, que Vitellius avait amenés ou plutôt qui avaient amené Vitellius. Depuis la bataille de Bédriac jusqu'au premier cri d'alarme qui troubla enfin la sécurité des vitelliens, ce fut une orgie de trois mois.

Quant à Vitellius, s'il faut prendre les historiens à la lettre, il se serait livré, lui, aussi, à cette grossière exploitation de sa victoire. Ce courtisan si souple devient le plus insolent et aussi le plus stupide des vainqueurs. La maison d'or de Néron, cette merveille du siècle, ne semble pas suffisante à ce petit-fils d'un savetier : sa femme Galéria s'écrie en y entrant que le César Néron était bien pauvrement logé dans cette maison, et le premier mot de Vitellius est pour ordonner qu'au moins on l'achève. Sa gourmandise est inouïe. Ce n'est pas la débauche élégante de Néron ni la gourmandise savante d'un Apicius. C'est une gloutonnerie brutale qui lui fait happer en pleine rue un reste de viande cuite la veille dans un cabaret. -Sa journée se divise en trois parties, déjeuner, dîner et souper, quand il ne s'y en ajoute pas une quatrième, la médianoche (comessatio). Il déjeune chez l'un de ses amis, dîne chez l'autre, donne à souper à tous. Dans les entr'actes, un grossier expédient, familier aux mœurs romaines, sert d'intermède et prépare à l'acte suivant. Ces repas sont d'une recherche incroyable et dépravée. A son arrivée à Rome, son frère lui offre à souper deux mille poissons choisis, trois mille oiseaux. Lui-même laissera de son règne un monument immortel, son plat de Minerve. C'est un immense bouclier, d'argent selon les uns, de terre cuite selon les autres, pour la fabrication duquel un fourneau a été construit tout exprès. Il a les dimensions de l'égide que portait à Athènes la Minerve de Phidias[8] : et cette Minerve, ayant vingt-six coudées de hauteur (environ treize mètres), on peut calculer la mesure de son bouclier. Sur ce plat, ont été entassés les foies de poisson (scarorum), les cervelles de paons et de faisans, les langues de phénicoptères (flamants), les laitances de murènes, abominable cuisine, faite, ce semble, pour dégoûter l'appétit le plus robuste, mais qui, par sa rareté, pouvait seule réveiller ces estomacs blasés. Elle coûtait un million de sesterces (deux cent cinquante mille francs), et toute la Méditerranée, de Cadix au Bosphore Cimmérien, avait été mise à contribution. C'était là le fruit suprême de la guerre civile, le résultat dernier de l'insurrection patriotique de Vindex, le prix de tant de sang, la consolation de tant de morts.

Et cette vie du prince est celle de sa cour. Il l'impose à ceux qu'il appelle ses amis. Entre les repas qu'il leur donne et ceux qu'il leur commande, il ruine la santé de ses convives, la bourse de ses hôtes. C'est une orgie homicide, une espèce de suicide par la gourmandise. La plupart y périssent ; Vitellius seul tient bon jusqu'au bout de ses six mois. Un d'eux avait été malade, et n'avait pu de quelques jours prendre part aux soupers du prince : Si je n'eusse été malade, disait-il, j'étais mort. Le moindre repas qu'on lui offre coûte quatre cent mille sesterces (cent mille francs). En six mois de festins, Vitellius aura consommé neuf cents millions de sesterces (deux cent vingt-cinq millions de francs)[9] y compris sans doute ce qu'auront consumé Galéria sa femme, Triaria sa belle-sœur, Asiaticus son affranchi, ses amis, ses parasites, ses bouffons, ses cochers, ses esclaves, ses soldats.

Ce n'est pas tout ; la gourmandise ne fait pas tort à la cruauté. Vitellius, qui a toutes les passions romaines, le goût du théâtre, le goût des danses, le goût des pantomimes, le goût des gladiateurs, a aussi le goût du sang. S'il ne proscrit pas, il empoisonne. Il a savouré avec délices la puanteur de Bédriac, il aimera à repaître ses yeux (ce serait son mot) de l'agonie de Blœsus[10]. Selon Suétone, il ne respecte pas sa propre famille ; on l'a soupçonné d'avoir fait périr son fils pour en hériter, sa mère parce qu'une prophétesse lui a présagé un long règne s'il survivait à sa mère. Voilà ce qu'on peut extraire de Suétone, de Tacite, de Dion Cassius.

de l'avoue, bien que les Césars m'aient accoutumé à de rudes excentricités en tout genre, les excentricités de Vitellius me paraissent bien violentes. Qu'il ait laissé faire à son armée tout ce qu'elle voulait, on le conçoit : avant sa victoire, il n'avait jamais prétendu la commander ; depuis sa victoire, il le pouvait encore moins. Mais que, de sa personne, il ait abusé aussi impudemment d'une victoire qu'il savait précaire, qu'il se soit montré si insolent lorsqu'il se savait en un tel péril, c'est ce que j'ai peine à croire.

Vitellius n'était ni un jeune homme ni un prince de son état. Ce n'était pas un enfant comme Néron ou Commode, accoutumé depuis ses premières années à se considérer comme le maitre futur du genre humain, et, le jour où il le devenait, enivré de. sa propre fortune. Vitellius était un courtisan de cinquante-sept ans, et à cette cour-là un courtisan de cinquante-sept ans devait être bien vieux. Il avait pâti, il avait craint, il avait calculé ; à ce métier, on gagne au moins en réflexion, en prudence cauteleuse, ce qu'on perd de bonne foi, de loyauté, de dignité, d'enthousiasme.

Je me demande donc s'il n'en a pas été de son caractère comme de son visage. Il n'y a pas de buste authentique de Vitellius ; mais les modernes se sont plu à lui en attribuer un, uniquement à cause de son ignoble embonpoint et de sa physionomie vulgaire ; et il se trouve que, d'après l'opinion la plus commune des archéologues actuels, le buste ne serait pas même antique. Je me demande si la famille Flavia, qui régna pendant vingt-six ans après lui, n'eut pas beau jeu pour dessiner à son gré les traits physiques et moraux de la famille Vitellia qu'elle avait commencé par mettre à mort ; si ce n'est pas ainsi qu'auraient été accréditées la gourmandise surhumaine et la crapule colossale de Vitellius ; qu'auraient été exagérés au delà du possible des vices qui peut-être avaient une limite, et qu'on aurait fait de ce personnage line de ces caricatures historiques que les plus graves écrivains ne laissent pas quelquefois d'accueillir. Je remarque que Suétone et Dion, plus enclins en général à écouter les mineurs populaires, chargent le portrait de Vitellius des traits les moins admissibles ; tandis que Tacite, plus passionné et Cependant plus impartial, parce qu'il est plus grave, Tacite charge moins qu'eux, les contredit sur plusieurs points, et rend hommage entre autres à la dignité et à la modération de Galéria, que Suétone nous peint comme une digne émule de son mari. Vitellius peut avoir eu bien des vices, mais il y a des bornes à tout, même aux vices.

Ce qui est même certain, c'est que l'abrutissement de l'homme, si grand qu'il pût être, ne vicia pas absolument la politique de l'empereur. Cette ivresse du vin et du pouvoir ne fut pas si complète ; cette orgie, où le maître du monde tâchait de croire son pouvoir éternel, ne fut pas si étourdissante ; ce cercle d'affranchis, de parasites et de palefreniers ne fut pas si serré, que quelques lueurs de raison ne pénétrassent, quelques sages conseils ne se fissent entendre, quelques vrais amis ne perçassent la foule. Une pensée politique, d'après ce que nous en disent Tacite et Dion, germa évidemment chez Vitellius. Sa victoire avait été celle de l'esprit provincial et légionnaire, mais aussi de l'esprit barbare et anti-romain. Il sentit que son règne, pour durer, devait être à tout prix le règne de la civilisation et de Rome. Vainqueur par le désordre, l'indiscipline, la discorde, le sang versé, l'influence germanique et soldatesque, il comprit que, pour régner, il fallait essayer un peu d'ordre, de discipline, d'union, de modération, de réaction sénatoriale et romaine. Vitellius, ce brutal ivrogne, sut comprendre mieux que Galba, cet austère sénateur, aussi bien qu'Othon, ce courtisan spirituel, quelle pouvait être la seule chance de durée pour son pouvoir.

Ainsi, avant même d'être entré dans Rome, cet empereur, apporté en Italie par un flot d'étrangers et de barbares, a pour premier soin d'éloigner, s'il se pouvait, les barbares de l'Italie. Non sans murmures de leur part ni sans danger pour son pouvoir, il congédie ses terribles Bataves ; il renvoie ses Gaulois dans la Gaule ; il veut avoir autour de lui une force purement romaine, et, à la place des prétoriens d'Othon, il recrute dans le sein des légions vingt nouvelles cohortes prétoriennes ou urbaines (20.000 hommes au lieu de 14.000) ; il ne veut plus être exclusivement le protégé des Gaulois et des Germains[11].

Toute sa politique se ressent de cette première mesure. L'empereur anti-romain étant une fois débarrassé, en partie au moins, de ses amis étrangers, le courtisan de Néron et de Caligula est plus libre de ne pas imiter Néron ni Caligula. Ceux-ci, arrivés, par des dépenses extravagantes, à épuiser le trésor public, ne s'étaient pas gênés pour envahir les fortunes privées. Vitellius met bien le trésor à sec — les revenus du trésor n'étaient pas considérables, et les épargnes laissées par Néron ne devaient pas être bien abondantes — ; mais du moins il ne prend rien à personne ; il fait même la remise de l'arriéré des impôts ; il ne confisque pas les biens de ceux qu'il condamne ; aux partisans d'Othon tués sur le champ de bataille, il ne fait pas l'habituelle injure d'anéantir leur testament ; leurs héritages suivent le cours légal[12]. Ne confisquant joint, il ne proscrit pas non plus, car on proscrivait surtout pour confisquer ; les généraux qui ont servi Othon sont épargnés ; le consulat est maintenu à Marius Celsus ; il n'est question ni de délateurs ni de loi de lèse-majesté. Vitellius épargne la famille d'Othon comme Othon avait épargné la sienne : chez celui-ci, ce pouvait être prudence ; chez Vitellius, c'était ou reconnaissance ou générosité[13].

Et enfin, d'autres et d'heureuses contradictions ne manquent pas entre l'origine de Vitellius et sa politique. Ce générai, qui est entré dans Rome l'épée au côté, respecte la liberté du sénat : un jour, contredit dans la curie par un sénateur, il s'irrite, puis il se reprend : Après tout, dit-il, est-il si nouveau que, de sénateur à sénateur, on diffère d'opinion ?[14] Ce chef d'un parti violent comprend que toute réaction violente le perdra. Il ménage le passé, quel qu'il soit ; n'outrage la mémoire, ne renverse les images, ne fait refondre les monnaies, ne révoque les donations d'aucun empereur. Aux partisans de Néron, il accorde, il est vrai, des sacrifices offerts pour les mânes de leur prince ; mais aux partisans de Galba[15], il concède une statue décrétée par le sénat en l'honneur de Galba, et que, depuis, Vespasien supprima ; il concède l'image de Galba portée en triomphe par le peuple, des fleurs jetées au lieu où Galba a péri ; ayant trouvé dans les papiers d'Othon cent vingt lettres de gens dont chacun se prétendait le meurtrier de Galba, il fait poursuivre les signataires[16]. A tous ceux qui ont souffert, il montre les exilés de Néron, déjà rappelés par Galba, et que lui-même rétablit dans leurs droits. Aux classes aristocratiques, il essaye de rendre leur dignité ; et lui, qui a fait au Cirque le métier de palefrenier, punit les nobles et les chevaliers qui font à l'amphithéâtre le métier de gladiateurs[17]. Aux gens de bon sens, s'il y en avait quelques-uns sous ce rapport, il accorde l'expulsion des astrologues[18]. A ceux qui gardent le culte d'Auguste, il fait l'amitié de prendre le nom[19] et, jusqu'à un certain point, la politique d'Auguste. Il suit la voie dans laquelle Othon était entré le premier, et ce sont peut-être ces deux aventuriers qui l'auront imposée au sage Vespasien. Je ne prétends certes pas ennoblir Vitellius, mais je dis seulement qu'il y avait des heures où Vitellius n'était pas ivre.

Mais, orgie ou sagesse, tout devait être court : la sagesse de Vitellius ne pouvait le sauver ; son orgie ne pouvait l'étourdir. D'abord, les présages étaient funestes : une comète était apparue ; il y avait eu dans le même mois deux éclipses de lune non prévues, dit-on, par les astronomes[20] ; on avait vu en même temps deux soleils, l'un plus éclatant, l'autre plus pâle ; phénomène explicable, même alors, mais effrayant. Sur la route de Vitellius à travers la Gaule, les statues élevées en son honneur se brisaient sur son passage. Une couronne de laurier, placée sur sa tête, était tombée dans le Rhône. Haranguant ses soldats, il avait vu planer au-dessus de lui un tel nombre d'oiseaux sinistres, que le ciel en avait été obscurci[21]. A Rome, les astrologues le menaçaient ; et, comme Vitellius, par son édit, leur ordonnait de quitter Rome avant le 1er octobre, eux lui ordonnaient de quitter le monde avant le 1er octobre (il vécut cependant jusqu'en décembre[22]). Une nuit, enfin, les soldats qui gardaient le Capitole entendirent les portes du temple de Jupiter s'ouvrir avec fracas ; plusieurs d'entre eux s'évanouirent de peur ; le lendemain, on remarqua comme des empreintes de pieds gigantesques qui suivaient en descendant la pente de la montagne : c'étaient les dieux qui abandonnaient le Capitole. De plus, par ignorance ou par mépris, Vitellius lui-même donnait lieu à des terreurs superstitieuses. On put remarquer que ces trois princes, Galba, Othon et lui, avaient tous trois présagé leur chute par une sacrilège infraction à la loi religieuse : Galba en adoptant Pison un jour d'orage : Othon en se mettant en marche pendant le temps voué à la promenade des boucliers sacrés ; Vitellius en choisissant, pour prendre possession du pontificat suprême, le néfaste anniversaire de la bataille d'Allia[23] (18 juillet).

Ces rapprochements et ces craintes n'étaient pas seulement le fait de la populace ; les plus habiles y avaient leur part. L'homme, à cette époque, avait un tel besoin de la Divinité présente sur la terre, qu'il avait sans cesse l'oreille attentive au moindre bruit de ses pas.

Du reste, sans augures et sans pronostics, on pouvait prédire que la guerre civile ne finirait point sitôt. Un branle trop puissant avait été donné, trop d'ambitions mises en mouvement, trop de cupidités soldatesques alléchées au banquet de la guerre civile, trop de nationalités provinciales touchées de la gloire de faire un empereur, pour que tout se calmât au bout d'un an à peine et sous la main d'un enchanteur comme Vitellius. Tout cela ne pouvait finir que par l'épuisement et la lassitude ; et les ambitions étaient encore loin d'être lasses, les chances de révolution étaient loin d'être épuisées. Rome .devait donc se résigner à d'autres crises, à d'autres invasions, à d'autres asservissements, à d'autres manifestations de son impuissance. L'Occident, le Nord et l'Afrique seuls avaient eu leurs prétendants ; il fallait que l'Égypte, l'Orient, la Grèce, l'Illyrie, la Mésie, parlassent à leur tour, et à leur tour se satisfissent en donnant la pourpre[24]. Il fallait que l'insurrection provinciale et militaire fit le tour de la Méditerranée, et elle n'était encore qu'à moitié chemin.

Ajoutez que l'Italie et le inonde étaient pleins de mécontents en armes ; que, dans toute la Péninsule, se promenaient par bandes les prétoriens d'Othon que Vitellius avait licenciés ; qu'ailleurs murmuraient la treizième légion, réduite à n'être plus que les maçons de l'amphithéâtre, les troupes d'Illyrie dont Vitellius avait fait périr les centurions prisonniers, partout, le soldat romain, blessé de l'orgueil du soldat barbare et les légions jalouses des légions de Germanie[25]. Ajoutez que, déjà une fois, à la mort d'Othon, les légions de Mésie, arrêtées dans leur marche par cette nouvelle, avaient déchiré les images de Vitellius qu'on leur apportait, et, prenant la liste des consulaires pour y chercher un empereur, avaient prononcé le nom de Vespasien : et vous ne serez pas étonné que, avant même le jour où Vitellius entra dans Rome, dans rune autre partie du inonde son successeur fût déjà proclamé.

Qui pouvait être ce successeur ? Je viens de le nommer, et tout le monde le pressentait. Rome l'espérait ou le craignait, mais l'attendait. Vespasien, déjà, comme je viens de le dire, proclamé un instant par les légions de Mésie ; Vespasien, entouré déjà d'une certaine célébrité militaire, commandait l'armée de Judée, qui, exercée par des combats récents, pouvait seule contrebalancer le vieux renom des soldats de Germanie. Prudent et réservé, il avait tour à tour reconnu Galba, Othon et Vitellius, tour à tour avait été ménagé par chacun d'eux. Vespasien était évidemment l'empereur du lendemain ; Rome s'informait de son attitude, s'inquiétait de ses démarches, rattachait son nom à tous les augures. Le sommeil de Vitellius en était troublé. Rome avait les yeux vers l'armée de Judée et vers l'Orient ; elle racontait qu'au moment du départ d'Othon pour sa dernière campagne la statue de César, placée dans l'île du Tibre, s'était brusquement tournée de l'Occident, d'où arrivait Vitellius, à l'Orient, d'où Vespasien devait venir[26].

Vespasien cependant tarda longtemps ; il avait moins de hâte que personne. Son ambition était plus de sang-froid parce qu'elle était plus libre. Galba, pressé par des dangers personnels, Othon par ses dettes, Vitellius par les clameurs de son armée, avaient dû accepter la pourpre sur le coup. Vespasien, qui la prit plus volontairement qu'eux, ne se fit pas faute d'y regarder à loisir. Il prépara le siège de l'Empire lentement, avec prudence, comme il préparait celui de Jérusalem. Il s'assura l'adhésion des commandants, ses voisins, Mucien en Syrie, Tibère Alexandre en Égypte ; l'assistance des rois vassaux, la bonne volonté des soldats, la faveur du peuple, la paix avec les Parthes. Il put ainsi compter sur neuf légions et sur tout l'Orient. Quand il fut prêt, peu de temps après avoir fait prêter serment à Vitellius, il se fit prier par Mucien, contraindre par ses soldats, de revêtir la pourpre. Le 3 juillet, l'armée d'Égypte le proclamait à Alexandrie ; peu de temps après, sa propre armée à Césarée ; le 15, l'armée de Syrie à Antioche. A ce moment, Vitellius cheminait encore vers Rome et pouvait savourer la mémoire toute récente des parfums de Bédriac.

Ce n'était pas ici une révolution faite à l'aventure, une émeute de caserne ; c'était une révolution sérieuse et calculée. Les peuples le sentirent ; la Syrie, l'Asie Mineure, la Grèce, les provinces les plus riches et les plus anciennement civilisées, s'y rattachèrent comme à l'espérance d'un plus durable avenir. Antioche, capitale provisoire du nouvel empereur, frappa en lifte des monnaies à son effigie. Les rois vassaux, Agrippa de Trachonite, Sohème d'Émèse, Antiochus de Commagène, lui envoyèrent des renforts. Le roi partite, l'ennemi habituel de Rome, gagné par la fortune de Vespasien, lui promit quarante mille cavaliers[27]. La juive Bérénice, séduite par l'amour de Titus, lui ouvrit les trésors de l'aventureuse, mais toujours opulente famille des Hérodes[28]. Au mouvement plus militaire de l'Occident répondit ce jour-là un mouvement politique et provincial non moins que militaire. de l'Orient ; à l'entrainement soldatesque qui avait enivré ou contraint Vitellius, une délibération froide entre hommes sérieux et libres de leurs actes ; à l'insurrection d'une armée sans discipline, les acclamations d'une armée bien disciplinée ; au concours des cités du Rhin, encore mêlées d'éléments barbares, le concours de nations civilisées et intelligentes. Là, du moins, il y avait chance de mettre fin aux révolutions et de conquérir un empire durable.

Et de plus (ce qui est propre à la crise que le monde subissait) cette révolution, toute politique et toute calculée à son origine, prit dans l'esprit des peuples un caractère enthousiaste et presque mystique. Certes, peu de prestige s'attachait à la personne de Vespasien. Sa famille avait vécu, sans même s'y enrichir, dans des trafics peu estimés. Sou grand-père, Titus Flavius Petronius, avait été une sorte d'agent inférieur dans les ventes publiques, métier qui tenait de l'huissier, de l'usurier et du porteur de contraintes. Son père, Flavius Sabinus, avait été en Asie fermier ou sous-fermier de l'impôt du quarantième, puis usurier en Helvétie. Lui-même, qui se fit appeler Flavius Vespasianus, afin de conserver le nom de sa mère Vespasia, plus distingué que son nom paternel ; lui-même n'avait encore des antécédents ni bien dignes ni même bien heureux. Il avait sans doute une certaine notoriété militaire ; il avait été consul et proconsul. Mais, bien qu'il fit argent de son crédit et eût vendu une place de sénateur deux cent mille sesterces (50.000 fr.), il n'avait pas fait fortune. Aussi, pour soutenir son rang, dit Suétone, il s'était fait maquignon, et on l'avait surnommé le Muletier. Il avait flatté Caligula au point de lui rendre grâce en plein Sénat pour une invitation à souper ; et à une sentence de mort il avait ajouté, par forme d'amendement, que le corps du proscrit resterait sans sépulture. Et cependant, courtisan malencontreux, il avait déplu à Caligula ; celui-ci, trouvant tin jour les rues mal balayées, s'en prit à Vespasien qui était édile, et lui fit remplir sa tunique de boue (aimable gaieté, qui rappelle celle de Cromwell barbouillant d'encre la face d'Ireton). La protection de l'affranchi Narcisse avait valu à Vespasien la faveur de Claude, mais il déplut à Néron ; il ne manquait pas de s'endormir quand Néron chantait : Seulement le prince fut clément ce jour-là et le disgracia sans le faire périr. Vespasien était donc courtisan comme Vitellius, mais seulement moins heureux courtisan.

Sa vie privée n'ennoblissait pas sa vie publique. H était économe au degré qui touche l'avarice. Il avait épousé une femme de condition libre à ce qU'il parait, mais qui avait eu longtemps la situation d'une affranchie et de l'affranchie favorite de son patron. Elle morte, il avait remplacé d'une manière plus ou moins régulière la prétendue affranchie par une affranchie véritable, et la vieille Cénis, esclave du palais de Claude, gouverna en maîtresse, non-seulement la maison, mais même la cour de Vespasien[29].

Enfin l'extérieur de ce prétendant n'ajoutait pas autrement de séduction à sa cause. C'était un homme de soixante ans, de formes vigoureuses, soldat plutôt que prince. Ses traits, que des bustes remarquables nous ont conservés, ne manquent ni d'intelligence ni de finesse ; mais ils trahissent et l'appesantissement du vieillard et la vulgarité du plébéien. Suétone caractérise cette physionomie par une comparaison trop triviale pour être traduite[30], mais que le bronze, si flatteur qu'il soit d'ordinaire, justifie singulièrement. Somme toute, chez Vespasien, l'intelligence était robuste, la fortune fut merveilleuse ; mais la race était intime et l'homme resta vulgaire.

Eh bien, ce fut lui, ce personnage vulgaire par tant de côtés, qui fut transformé en envoyé du ciel. C'est cette révolution, si humainement conçue et délibérée à froid entre trois préfets romains très-peu enthousiastes, qui prit un caractère d'enthousiasme, de révélation, presque de miracle. On ne manqua pas, pour Vespasien comme pour tout autre César, une fois son empire proclamé, de trouver que son empire avait été annoncé par mille présages. La boue même que Caligula lui avait fait jeter dans sa tunique était une image de la patrie qui, délaissée et foulée aux pieds, devait trouver asile dans son sein. Un bœuf furieux qui était venu tomber à ses pieds, un chien qui lui avait apporté dans ses dents une main humaine, un chêne qui avait poussé un nouveau rameau à sa naissance, un cyprès qui avait reverdi après être tombé, une dent arrachée à Néron, furent autant d'augures dé sa grandeur, indevinables la veille, indubitables le lendemain[31].

Mais c'était là le lot ordinaire de tous les Césars. Le lot particulier de Vespasien, c'est le concert de prophéties qui inaugura son avènement. Ce chef de l'Orient, sorti de la Judée pour marcher à la conquête du monde, fut précédé par toutes les voix prophétiques de l'Orient. C'étaient les astrologues qui lui lisaient dans le ciel des conjonctions favorables à sa fortune. C'était l'Arcadie, berceau des plus anciennes traditions de la Grèce, qui, avertie par l'oracle, fouillait un certain coin de terre, et y trouvait des vases de fabrication antique, portant l'image de Vespasien. C'était l'oracle de Paphos, sanctuaire mystérieux d'une déesse qui .se faisait adorer sous la forme d'une pierre blanche et pyramidale, et dont le prêtre, consulté par Titus, le prenait à part et lui annonçait la grandeur de sa famille. C'était le amont Carmel, dont l'autel était également sans idole et dont le prêtre présageait à Vespasien une grande demeure, de vastes possessions, beaucoup d'hommes sous sa loi, le succès de toutes ses entreprises[32]. Plus tard, à Alexandrie, le demi-dieu Apollonius, au dire de son panégyriste, déclare à Vespasien que c'est lui-même qui, par ses prières, a obtenu Pour lui la royauté. Et, comme Vespasien demande à Apollonius le secours de sa puissance surnaturelle, celui-ci lève les mains au ciel et s'écrie : Jupiter Capitolin, garde-toi pour lui et garde-le pour toi ! Car c'est lui qui relèvera ton temple brûlé par des mains impies. La veille de ce jour, en effet, le Capitole brûlait à Rome. Il en fut de Vespasien comme de Charlemagne et du roi Arthur, toutes les traditions fabuleuses se rattachèrent par quelque chose à son nom[33].

Mais, avant tous ces oracles, avant même la mort de Néron, le Juif Josèphe, selon lui et selon les autres historiens, avait donné à Vespasien un avertissement bien autrement positif (67). Sorti de sa caverne de Jotapata après avoir échappé par miracle au mutuel assassinat que s'étaient imposé ses quarante compagnons, Josèphe s'était fait conduire au camp romain non comme un traître qui cherche à sauver sa vie, mais comme un ministre du Seigneur qui accomplit une mission. Il avait demandé un entretien particulier avec Vespasien et Titus. Là, prêtre et petit-fils de prêtre, connaissant les saints oracles, et appliquant à Vespasien la prophétie de Michée sur l'origine du Messie : Tu crois, avait-il dit au général romain, n'avoir entre tes mains que le captif Josèphe, mais je suis un messager chargé pour toi de bien plus grandes choses. Si je n'avais eu mission de Dieu, je connais la loi des Juifs et je sais comment un général doit mourir. Tu veux m'envoyer captif à Néron ? Pourquoi donc ? Ceux qui sont destinés à régner entre Néron et toi auront-ils donc un empire durable ? C'est toi qui es César, Vespasien, loi et ton Cils qui est ici : fais-moi garder avec plus de rigueur, mais fais-moi garder pour toi seul. Non-seulement je t'appartiens, ô César ! mais la terre, la mer, le genre humain, sont à toi. Je demande une prison plus dure encore, si aujourd'hui je mens à Dieu[34].

Ainsi tout se réunissait pour faire de Vespasien un être prédestiné : l'astrologie, cette religion des athées, et le paganisme, cette religion des faibles ; les oracles des gentils et les prophéties des Juifs, telles du moins que le judaïsme égaré les interprétait ; le tireur d'horoscopes Séleucus, le prétendu inspiré Apollonius, et le prêtre pharisien Joseph ; l'Occident qui soupirait après un libérateur, et l'Orient qui attendait le dominateur du inonde.

On voulut même, sinon poétiser (ce n'était pas possible, et ce siècle était superstitieux sans être poète), au moins diviniser sa personne. On se prit à lui essayer par avance la divinité dont il ne devait jouir légalement qu'après sa mort et dont plus tard il se raillait en mourant. Vespasien fit des miracles. D'après Tacite, Suétone et Dion, tandis que, récemment proclamé empereur, il était à Alexandrie attendant que ses lieutenants lui eussent conquis le monde, deux hommes du peuple s'approchent de son tribunal, l'un connu pour aveugle, l'autre paralytique de la main ou se disant tel. Tous deux ont vu en songe le dieu Sérapis leur ordonnant de demander leur guérison au nouveau César. Ils le prient d'humecter de sa salive les joues et les yeux de l'aveugle, de marcher sur la main du manchot. Il hésite ; les médecins consultés déclarent que les deux maladies ne sont pas tout à fait inguérissables ; mais, courtisans plus que médecins, ils ajoutent que les dieux sans doute ont réservé cette cure à Vespasien. Encouragé par ses flatteurs et par la foule, Vespasien tente l'épreuve. L'aveugle voit, le manchot reprend l'usage de sa main. Ce n'est pas assez de ce miracle ; Vespasien, reconnaissant et encouragé, entre dans le temple de Sérapis ; il ordonne que personne ne l'y suive, et cependant, après avoir longtemps prié, lorsqu'il se retourne, il aperçoit son affranchi Basilides lui présentant les pains, la couronne et la verveine pour le sacrifice. Or ce Basilides était demeuré goutteux et hors d'état de se mouvoir à quatre-vingts milles (vingt-six lieues) d'Alexandrie. Vespasien, sorti du temple, demande si les prêtres ont vu entrer Basilides ? ils n'ont vu personne : si on l'a vu dans la ville ? nul ne l'y a rencontré : si ce jour-là et à cette heure Basilides était au lieu où il l'avait laissé ? Il y était, et cette apparition surnaturelle était d'autant plus significative, que le nom même de l'homme était un présage et rappelait sa royauté (Βασιλέυς). Tout était donc miraculeux autour de Vespasien ; il avait dépassé les limites de la condition humaine ; c'était un empereur élu par les dieux[35]. Rien n'était plus pour lui ni incroyable ni impossible[36]. Son pouvoir naissant se revêtit d'un prestige surhumain que les pouvoirs anciens n'avaient pas eu, et une auréole céleste entoura la ligure bourgeoise, ridée, similem nitenti, du maquignon sabin, amant décrépit de la décrépite Cénis.

Il fallait certes une rare puissance d'imagination pour faire de ce vieux général, fils de maltôtier, très-prosaïque et très-avare, la veille encore disgracié de Néron, un messie pour les juifs et un dieu pour les païens. Il fallait que Josèphe fût bien à court, le peuple juif bien embarrassé, Rome bien affamée de surnaturel, le monde bien en quête d'un Dieu manifesté sur la terre pour aller le chercher sous la tente de Vespasien. Cet exemple et d'autres que nous rapporterons plus tard prouvent quelle était alors l'attente impatiente, les espérances inquiètes, les besoins insatisfaits des peuplés, ce qu'ils avaient attendu et ce qui leur manquait.

Ainsi l'enthousiasme des superstitieux et l'inquiétude des gens paisibles, l'avidité des soldats et l'ambition des chefs, l'esprit romain et l'esprit provincial, s'unissaient pour jeter l'Orient tout entier sur les pas de Vespasien. Dans une assemblée tenue à Béryte, le fils du publicain Sabinus apparut entouré de l'élite des deux armées de Judée et de Lycie, en présence des monarques vassaux de Rome, au milieu d'une pompe impériale et militaire, distribuant des commandements, faisant des sénateurs, traitant avec les rois des Parthes et d'Arménie. C'est là que, reconnaissant en Josèphe un véritable prophète, il lui rendit solennellement la liberté. Devant les chefs de l'armée, il voulut non pas détacher les fers du prisonnier juif, mais les couper avec la hache de sa propre main, le traitant ainsi, non comme un captif qu'on amnistie, mais comme un ami méconnu qu'on relève et qu'on  honore[37].

La cause de Vespasien gagnait même du côté de l'Occident. Les légions d'Illyrie, de Bretagne, d'Espagne, ne tardèrent pas à lui témoigner leur sympathie. Cette cause était celle des provinces, mais des provinces amies de la civilisation et du repos ; c'était celle de Rome, mais de Rome équitable et pacifique ; c'était celle de l'armée, mais de l'armée patriotique et obéissante. La cause de Vitellius au contraire, indifférente aux provinces, peu aimée dans Rome, étrangère à la plupart des légions, n'était plus que la cause de son armée.

Et cette armée, quelle était-elle ? On se dégrade bien vite à de pareils succès. Ces légionnaires de Germanie, jadis les meilleurs soldats de l'Empire, n'étaient déjà plus les mêmes hommes. Et pour leurs chefs, il faut comprendre que l'orage des guerres civiles avait fait monter à la surface l'écume du monde et celle des armées. Les chefs éprouvés des légions étaient prisonniers ou disgraciés. Somme toute, les héros de ces guerres se valaient. Othon, entrepreneur des plaisirs de Néron ; Vitellius, palefrenier de Caligula ; Mucien, flatteur disgracié de Néron ; Vinius, voleur à la table de Claude ; Cécina, jadis puni pour concussion ; Fabius Valens, histrion des fêtes néroniennes ; d'autres que nous verrons sur la scène de l'histoire, un Antonins Primus, condamné pour faux, un Arrius Varus, délateur de son général auprès de Néron[38] ; tous ces aventuriers du palais et de l'armée étaient dignes de s'entendre. Il n'y avait pas là d'hommes capables de se roidir contre la fortune et de demeurer sottement fidèles à une cause à demi vaincue. C'étaient donc, avec des soldats énervés et faciles à vaincre, des chefs corrompus et faciles à gagner. Vespasien avait la double chance de battre ses adversaires et de les acheter. Dans de pareilles luttes où la satisfaction des appétits joue le rôle principal, le dernier venu a facilement raison du premier arrivé, les avides des satisfaits, les affamés des rassasiés.

Aussi, en face d'une victoire aussi probable, y eut-il émulation à qui en aurait les honneurs. La question ne fut pas de savoir si Vespasien serait vainqueur, mais par qui il le serait, qui mettrait à premier la main sur l'Italie conquise, qui servirait le mieux cette cause assurée du succès, ou en marchant pour Vespasien si on était engagé avec lui, ou, si l'on était engagé avec Vitellius, en trahissant Vitellius. Les soldats eux-mêmes, proclamant Vespasien en Orient, disaient qu'il fallait se hâter, sans quoi le sénat prendrait les devants, et, en proclamant Vespasien, leur volerait leur empereur[39].

Dans ce facile enthousiasme, c'est Vespasien qui semble le plus lent de tous ; il est le premier dépassé. Avare et circonspect, au lieu de marcher sur l'Italie, il reste en Orient, levant des impôts, et remplissant par tous les moyens possibles et impossibles la caisse de sa révolution ; il s'éloigne même, il va en Égypte s'assurer d'Alexandrie, la clef de la mer et le grenier de Rome. Il laisse Mucien prendre la tête de la guerre ; Mucien marche vers l'Occident, pour établir à Rome une royauté, qui, il l'espère bien, sera de droit celle de Vespasien, de fait la sienne[40].

Mais Mucien à son tour va se trouver devancé. Pendant qu'on proclamait Vespasien en Syrie, on l'a proclamé aussi sur le Danube. De son chef, le Toulousain Antonins Primus a soulevé les légions de Pannonie, de Mésie, de Dalmatie, déjà favorables à Vespasien (août 69[41]). Sept légions que Vespasien ne connaît seulement pas sont prêtes à marcher pour lui ; elles envoient des proclamations aux soldats vaincus et à Peine dispersés d'Othon. Des chefs prudents leur parlent bien d'attendre, de se rallier, de garder les portes de l'Italie jusqu'à ce que Mucien arrive. Mais Antonius, avec une voix tonnante, une éloquence sauvage, traite ces lenteurs de lâchetés. Les soldats ne demandent qu'à le suivre ; et, sans même les réunir tous, il part avec l'élite des troupes, laissant aux autres l'ordre de le suivre, légion par légion, dès qu'elles le pourront ; il franchit les Alpes, pousse sans résistance jusqu'à Padoue, se saisit de Vicence, de Vérone et même de Ferrare (Forum Allieni, octobre 69).

Cependant le parti de Vitellius, au cri d'alarme qui l'éveille, a peine à secouer son ivresse. Ces soldats de Germanie, braves toujours, mais amollis, acceptent bien le péril, n'acceptent pas la fatigue. Ils se mettent en marche, sans ordre, sans discipline, leurs armes pendantes à la selle des chevaux, leurs chevaux mêmes engraissés et alourdis comme eux. Que feront-ils contre les troupes de Mésie et de Pannonie, habituées à guerroyer tous les hivers contre les Daces et les Sarmates, sur la glace du Danube ?

Quant à leurs généraux, Vitellius n'a jamais été homme de guerre. Fabius Valens, fidèle, mais engourdi par la débauche, ne marche pas sans un cortège de courtisanes et d'histrions. Cécina, plus éveillé, mais éveillé pour la trahison, négocie en secret avec l'ennemi. Tout ce monde s'arrange pour ne pas se compromettre avec le César du lendemain. Dans le sénat, tout en faisant officiellement des vœux pour Vitellius, on n'ose médire de ses ennemis, et, comme dit Tacite, l'on tourne timidement autour du nom de Vespasien. Dans leurs proclamations, les chefs flaviens sont pleins d'insolence ; les chefs vitelliens, Vitellius lui-même, ménagent Vespasien. Ainsi chaque parti a la conscience, l'un de sa faiblesse, l'autre de sa force.

Bientôt les défections éclatent. Le commandant de la flotte de Ravenne la livre à l'ennemi. Cécina voudrait lui livrer ses légions. Mais celles-ci ne veulent pas ; elle saisissent le traître, le mettent aux fers ; et c'est une armée révoltée, en d4sordre, sans chef, traînant après elle son général enchaîné, qui va à la rencontre de l'armée d'Antonius[42].

Mais, comme dans cette guerre il faut toujours que les chefs flaviens prennent les devants les uns sur les autres, Antonins, qui a entraîné son armée, est lui-même à son tour entraîné par son armée. C'est un autre aventurier, placé sous ses ordres, Arrius Varus, qui, malgré son général, engage la seconde bataille de Bédriac (vers le 30 octobre 69), dans ces plaines où deux fois en six mois le sort de l'empire romain fut tranché. La lutte est violente, mais courte et décisive. L'avant-garde vitellienne, rencontrée en avant de Crémone, est rejetée dans cette ville ; six légions ; arrivant au secours, sont battues dans un combat qui dure toute la nuit ; le matin, leur camp, où elles se réfugient, est emporté ; le soir, Crémone est prise, malgré Antonius lui-même, qui eût voulu retarder l'assaut : tout cela en moins de deux jours. Crémone est inondée de sang, incendiée, détruite. Crémone était une -ville opulente ; une foire célèbre y avait attiré en ce moment les marchands de toute l'Italie : c'était une belle proie que le soldat voulait saisir par un assaut avant que le général ne se l'assurât par une capitulation[43].

Ce qui se passa du reste dans cette action caractérise bien les guerres civiles et l'indifférence qu'y porte souvent le soldat. Depuis surtout que Vitellius avait éloigné ses auxiliaires barbares et que la lutte se passait un peu plus entre Romains, ces hommes se combattaient, mais ne se détestaient pas. Les drapeaux et les armes étaient les mêmes, souvent la langue. Pendant la bataille, les habitants de Crémone apportent des vivres aux vitelliens ; ceux-ci les partagent avec leurs adversaires, et il y eut un moment de trêve où l'on mangea pacifiquement ensemble avant de recommencer à s'entretuer. Un fils eut le malheur de se rencontrer face à face avec son père, et de lui donner la mort. Son désespoir, après qu'il eut reconnu le cadavre, le soin qu'il prit de l'ensevelir, suspendit le combat, et fit couler les larmes des deux armées. Las de guerroyer les uns contre les autres, les soldais arrivaient peu à peu à faire la paix entre eux pour ne plus tomber que sur les bourgeois ; la passion du pillage, qui les avait divisés, finissait par les réunir. Après la prise de Crémone, Antonins harangue les deux partis, parlant des vaincus et des vainqueurs avec de magnifiques éloges ; mais pas un mot de Crémone. La pauvre ville devait payer les frais de leur réconciliation[44]. Vainqueurs et vaincus s'embrassèrent pour la piller ensemble. Quatre jours durant, flaviens et vitelliens réunis brûlèrent, détruisirent, tuèrent jusqu'à ce que rien ne restât. Le meurtre et le viol cimentèrent leur amitié.

Ainsi les chefs flaviens arrivaient-ils en toute hâte au dénouement : Mucien, laissant Vespasien en Syrie ; Antonius, sur le Danube, prenant les devants sur Mucien ; Arrius Varus, à Bédriac, entraînant à son tour Antonius. D'autres, à Rome, se préparaient à prendre les devants, et sur Arrius Varus et sur Antonius et sur tous, et à jouer à leur profit le cinquième acte de ce drame. Le frère de Vespasien, Flavius Sabinus[45], préfet de Rome, vieux, nonchalant, n'ayant pas d'ambition pour lui-même, en ayant peu pour son frère, poussé néanmoins par d'ardents amis, entre en négociation menaçante avec Vitellius, lui promet la vie sauve et le somme d'abdiquer.

Pourquoi Vitellius s'y fût-il refusé ? Antonius avait passé le Pô, puis les Apennins, et approchait de la campagne de Rome. La flotte de Ravenne, puis celle de Misène, lui avaient été livrées par leurs commandants. Quelques cohortes prétoriennes, postées dans les Apennins, avaient été également livrées par leurs préfets. Les quarante lieues de distance qui séparent Terracine de Narni obéissaient seules à Vitellius. A Rome, on ne parlait que de Vespasien et de sa victoire prochaine, d'autant plus que la police défendait d'en parler[46]. Au milieu de tant de désertions, Vitellius ne pouvait-il pas déserter à son tour ? Trahi de toutes parts, n'était-il pas en droit de se trahir ? Que Vespasien le laissât vivre, lui permit d'aller respirer le frais et manger des huîtres sur les bords du golfe de Naples, il abdiquerait la pourpre de tout son cœur. On lui promit un dédommagement de 100 millions de sesterces (25.000.000 fr.), et le marché fut fait (17 décembre)[47].

Mais il y avait dans Rome des vitelliens plus entêtés que Vitellius. Pour son malheur, il était aimé des soldats. Ce général, si peu militaire, avait inspiré à ses prétoriens une véritable passion. Les officiers pouvaient passer à Vespasien, mais le simple soldat tenait bon pour Vitellius[48]. Les cohortes prétoriennes s'insurgèrent contre la trahison de leur prince. Abandonnées de leurs généraux, abandonnées de leur empereur, elles n'en refusèrent pas moins cette peureuse démission et sommèrent bon gré mal gré Vitellius de rester César.

Le pinceau de Tacite est peut-être un peu trop solennel pour cette scène. Le pauvre prince, impatient de ne plus l'être, a juré à Sabinus d'abdiquer ; et, très-empressé de tenir sa parole, vient en deuil dans sa litière, pleurant, faire des adieux que le peuple reçoit avec une certaine sensibilité, mais que les soldats, silencieux et renfrognés, ne veulent pas recevoir. Il cherche à se débarrasser du poignard qu'il porte à son côté, en signe du droit de vie et de mort des empereurs ; mais il ne trouve ni consul ni sénateur qui consente à en être dépositaire, et il est réduit à laisser aux pieds des dieux ce dangereux cadeau. Et, lorsqu'il veut s'en aller, sa litière trouve le chemin barré à droite ; elle revient à gauche, et se trouve là aussi arrêtée par la foule : si bien que, ne rencontrant, hélas ! de passage que pour rentrer au palais, Vitellius manque bien malgré lui de parole à Sabinus, et reprend à son grand désespoir les insignes et les périls de la souveraineté (18 décembre 69)[49].

Dès lors le dénouement, tout aussi inévitable, devenait forcément plus tragique. Tout ce qui dans Rome s'était compromis pour Vespasien, son frère Sabinus, son fils Domitien, les consuls, les sénateurs et les chevaliers qui, en se joignant à eux, avaient cru faire acte de prudence, se réfugient dans le Capitole  ; ils y sont assiégés par les soldats de Vitellius (19 décembre). Dans ce combat, où l'on se défend en arrachant les statues des temples et en les faisant rouler sur les assaillants, le Capitole, cette demeure sacrée des dieux, cette citadelle de l'ancienne Rome, ce sanctuaire de la religion, cet arsenal de la puissance romaine, le Capitole est embrasé ou par la main des assiégeants ou par celle des assiégés. Domitien se sauve à grand'peine déguisé en prêtre d'Isis. Sabinus, pris, est massacré avec un raffinement de barbarie et d'outrages, malgré les prières de Vitellius, qui sent bien que cette victoire le perd[50].

En effet, au bout de deux jours, les enseignes de l'armée flavienne apparaissent aux approches du pont Milvius. Vitellius supplie, il envoie les vestales, les prêtres, le sénat ; il demande un délai de vingt-quatre heures pour abdiquer, et abdiquer cette fois sans solennité et sans bruit. Antonius y consentirait ; mais maintenant ce sont les soldats d'Antonius qui le poussent, et dans cette guerre, où le plus impatient l'emporte toujours, la volonté des soldats l'emporte sur le désir du général. Le jour même Rome est assaillie. Les soldats de Vitellius, une partie du peuple, qui se joint à eux, se battent avec acharnement, aux portes d'abord, puis dans les jardins des faubourgs, puis dans les rues, dans les places, sous les portiques. A l'atrocité du combat se mêlent ces scènes de désordre, d'indifférence, de curiosité, qui caractérisent les séditions au sein des grandes villes. Le peuple, qui a pris d'abord parti pour Vitellius, le voyant à demi vaincu, se fait simple spectateur. Il court aux fenêtres et sur les toits, et, comme à l'amphithéâtre, applaudit aux beaux faits d'armes, raille les vaincus, dénonce les fugitifs, dépouille les morts : c'est à la fois une bataille et une orgie. Les cabarets, les bains, les lieux de débauche, quoique les portes en soient encombrées de cadavres, ne désemplissent pas[51].

Au milieu de ces sanglantes bacchanales, Vitellius, épouvanté, avait essayé de quitter Rome. Il était sorti du palais seul, dit Suétone, avec son cuisinier et son pâtissier ; puis, effrayé du tumulte des rues, il était rentré dans le palais, dont le silence et la solitude lui avaient causé une nouvelle terreur. Il s'était caché dans le chenil, disent les uns, dans la loge et derrière le matelas d'un portier, disent les autres. C'est là que le découvrirent les soldats flaviens, enfin maîtres de la ville, et la populace devenue flavienne après leur victoire. On l'amena sur le Forum, sanglant, déchiré par les morsures des chiens, les vêtements en lambeaux, les maire liées derrière le dos. Cu poignard, qu'on tenait sous son menton, le forçait à tenir la tète levée. Sa haute taille, son vaste embonpoint, sa figure habituellement rougie par le vin, sa jambe traînante par suite d'un accident, tout cela composait, dit Tacite, une misère trop laide pour qu'on eût pitié de lui[52]. La pitié antique était ainsi faite, ou plutôt la pitié humaine est ainsi faite. Personne ne pleurait sur lui, à plus forte raison personne ne songeait à le défendre. Seul, un de ses soldats germains eut compassion de cet empereur, et par pitié voulut lui donner le coup de la mort. Il le manqua, et, sachant le sort auquel il devait s'attendre, il se tua. Quant à Vitellius, il périt au milieu des cruautés et des insultes, en prononçant cette parole, la seule forte de sa vie : J'ai été pourtant votre empereur. (20 décembre 69.)

Ainsi s'accomplissait la quatrième révolution que Rome avait eu à subir depuis dix-neuf mois. Elle s'achevait à cinq cents lieues de distance de celui qui en était le héros ; elle s'achevait à Rome, six mois après avoir commencé à Antioche : promptitude désespérante pour ceux qui en étaient les premiers auteurs ! A cette époque chacun était pour soi ; au premier arrivé les fruits de la victoire[53]. Aussi, pendant qu'Antonius poursuivait sa marche en Italie, Mucien, furieux, du fond de l'Asie ou de la Grèce, ne cessait-il de lui faire dire qu'il se hâtait trop ! Vespasien lui-même, d'Alexandrie, lui envoyait des ordres pareils, et lui écrivait de s'arrêter à Aquilée quand il était déjà à Vérone[54]. Paroles perdues ! l'empire était gagné sans eux, la conquête du monde n'avait été qu'une affaire d'avant-postes.

 

 

 



[1] In civilibus bellis plus militibus quam ducibus licere.

[2] Tacite, II, 52-54.

[3] Sectionibus et cognituris. Suétone — A. Vitellius, né le 7 ou le 24 septembre an 15. — Curateur des travaux publics. — Proconsul d'Afrique, 60. — Envoyé par Galba dans la Germanie inférieure, 68. — Proclamé par les soldats le 3 ou le 4 janvier, 69. — Reconnu par le Sénat le 19 avril. — Grand pontife le 18 juillet. — Suétone, in Vitel., 1-7. Tacite, II, 91. Il fut du nombre des frères Arvales. Marini, Atti dei Frat. Arv., Tab. XV.

[4] L. Vitellius le père fut trois fois consul, en 34, 43 et 47. Proconsul de Syrie de 35 à 38. Consul avec Claude en 47. Il voit ses deux fils, Aulus et Lucius, tous deux consuls en 48. Chargé de l'administration de Rome, pendant l'absence de Claude, en 43. Voyez sur lui Suétone, in Vit., 2, 3. Tacite, Ann., V, 7 ; VI, 27, 32, 36, 37, 41 ; XI, 53, 54 ; XII, 5-7, 42. Josèphe, Antiq., XVIII, 6, 7. Dion, LIX, p. 661 ; LX, p. 679. C'est lui qui, étant proconsul de Syrie, déposa Caïphe et Pilate. Une médaille, portant L. VITELLIVS COS. III, CENSOR, doit lui être attribuée, et non à son fils Lucius, frère de l'empereur. Nummi Arschot., XXIV, 13. Reimar, in Dion., LIV, 16.

[5] Tacite, II, 57, 59, 60-64, 66-70. — Suétone, in Vit., 10, 39.

[6] Tacite, II, 71, 87, 88.

[7] Tacite, Hist., II, 8, 9.

[8] Αιγιδα πολιωχεΰ. Suétone, 13. Ce dernier mot (gardienne de la ville) désigne la Minerve de Phidias. Du reste, voyez Pline, II, 4 ; XXXV, 4 (12). Xiphilin, LXV, 3. Sur le prix, Xiphilin dit : πέντε καί έίκοσι μυριάδας 250.000 deniers. Le texte de Pline est douteux ; Budée lit dans un manuscrit (decies sestertium) un million de sesterces, somme égale à celle qu'indique Xiphilin. Selon Pline, le plat était de terre cuite ; selon Xiphilin, sa dimension ne permettait pas de le faire en terre et on le fit en argent. Voyez aussi Josèphe.

[9] Novies millies sestertium, Tacite, II, 95, ou, ce qui est la même chose, 225 millions de drachmes. Xiphilin, LXV, 3. Sur Gabria Fundana, femme de Vitellius, voyez Suétone, 6. Xiphilin, (4), qui l'accuse, et Tacite (II, 60, 64,) qui la loue. Tous rendent justice à la modération et à la dignité de Sextilie, sa mère (Tacite, II, 64, 89 ; III, 67), mais aussi à la cruauté de Triaria. (Ibid., 63, 64). Sur Asiaticus, Suétone, in Vit., 12. Tacite, II, 95. Voyez aussi Josèphe, de Bello, IV, 42.

[10] Tacite, Hist., III, 39. — Suétone, in Vit., 16.

[11] Voyez Tacite, Hist., II, 66, 67, 69, 91.

[12] Tacite, II, 60, 62, 92. — Xiphilin, LXV, 6 et 7. Prorsus, dit Tacite, si auxuriæ temperaret, avaritiam non timeret.

[13] Tacite, I, 75 ; II, 60.

[14] Tacite, II, 91.

[15] Tacite, Hist., II, 71, 95. — Xiphilin, LXV, 4. — Suétone, in Vit., II.

[16] Tacite, I, 44 ; II, 55. — Suétone, in Galb., cap. ult.

[17] Xiphilin, 6. — Tacite, II, 42.

[18] Tacite, II, 62. — Suétone, in Vit., 14. — Xiphilin, I.

[19] Tacite, II, 62, 89 ; III, 58. — Suétone, 9.

[20] Xiphilin, LXV, 8.

[21] Tacite, III, 56. — Suétone, in Vit., 9, 18. A Vienne, un coq se posa d'abord sur son épaule, ensuite sur sa tête. Ce qui signifiait, lui expliqua-t-on, qu'il tomberait sous les coups des Gaulois (Galli). Et il fut vaincu par Antoine Primus qui était de Toulouse, et qui, pour se rapprocher davantage (de ces oiseaux prophétiques, avait porté dans son enfance le sobriquet gaulois de Bec. Suétone, in Vit., 18. (Voilà un mot de notre langue qui est indubitablement gaulois.)

[22] Suétone, 14. — Xiphilin, LXV, 14.

[23] Tacite, II, 91. — Suétone, in Othon., 12 ; in Vit., 3, 9, 18. — Xiphilin, LXV, 7, 8.

[24] Ne valons-nous pas, disent les légions de Mésie, la légion d'Espagne en a élu Galba, les prétoriens qui ont fait Othon, l'année de Germanie qui a proclamé Vitellius ? Voyez Suétone, in Vesp., 6, 7. — Tacite, II, 85.

[25] Cæteræ legiones contactu (cum Illyricis) et adversus Germanicos bellum meditabantur. Tacite, Hist., II, 60. Voyez aussi 66, 67, 68, 69, 86.

[26] Tacite, I, 19, 50 ; II, 1-7, 73, 74. — Josèphe, de B., IV, 29 (9, 2), 35, 36 (10, 1-3). — Suétone, in Vesp., 5.

[27] Tacite, II, 81. — Josèphe, IV, 36-38 (10, 4-7). — Xiphilin, LXV, 8. On droit reconnaitre quelques-unes de ces monnaies frappées hâtivement à Antioche.

[28] Dion ou Xiphilin (LXVI, 15, 18) et après lui la plupart des modernes considèrent comme sœur d'Agrippa la Bérénice qui fut aimée par Titus. Il faut convenir alors que Corneille et Racine ont fait pleurer le public de leur temps sur le compte d'un bien triste personnage. Cette Bérénice, sœur d'Agrippa, avait d'abord épousé son oncle Hérode, roi de Chalcide ; après sa mort, elle avait été longtemps soupçonnée d'inceste avec son frère, et, pour faire cesser ces bruits, avait épousé Polémon, roi de Cilicie qui se fit juif par amour pour ses grands biens. Elle l'avait bientôt répudié et était retournée auprès de son frère. C'est elle dont nous avons parlé plus haut, et qui est nommée au livre des Actes (XXV, 13 ; XXVI, 39). Voyez Josèphe, Antiq., XVIII, 5, 4 ; XIX, 5, 1 ; XX, 7, 3 ; de Bello, II, 11, 6, 15 ; I, 16 ; I, 17, 6 ; de Vita sua, II, 24, 25. Juvénal, VI, 156. C'est à celle-là que s'appliquent les inscriptions qui la qualifient : grande reine et fille d'Agrippa (le premier Agrippa).

Mais il peut y avoir quelque doute sur l'identité de celle-là et de celle qui épousa ou dut épouser Titus. La sœur d'Agrippa était née, selon Josèphe, en l'an 28. Elle avait donc quarante et un ans à l'époque de l'avènement de Vespasien, treize ans de plus que Titus. Si c'est d'elle que Tacite a voulu parler en disant qu'elle était dans la fleur de l'âge et de la beauté (florens ætate formaque, II, 81), Tacite a été bien galant pour un Romain. (Voyez aussi Tacite, II, 2. — Suétone, in Tito, 7.)

Il y a une autre Bérénice, nièce de la précédente par sa sœur Marianne, et que Tacite a bien pu appeler regina, nom que l'on donnait à toutes les femmes de sang royal. Josèphe (Ant., XX, 7) mentionne seulement sa naissance. Sa mère étant née en l'an 34 de l'ère vulgaire, elle-même ne pouvait guère avoir plus de vingt ans à l'époque de la guerre de Vespasien. Mais est-ce une princesse aussi jeune qui aurait aidé Vespasien de son crédit et de ses trésors ? (Tacite, Ibid.) Entre la tante trop âgée et la nièce trop jeune, de plus savants décideront.

[29] Sur tout ce qui précède, voyez Suétone, in Vesp., 1-8. T. Flavius Vespasianus était né à Phalocrine, bourg de la Sabine, le 17 novembre de l'an 9 de l'ère vulgaire. Il avait fait la guerre en Germanie et en Bretagne comme commandant (legatus) d'une légion ; y obtint les ornements du triomphe. — Consul en 30. — Proconsul en Afrique sous Néron. — Puis envoyé en Judée.

[30] Vultus veluti nitentis ; unde quidam urbanorum non inficete, siquidem petenti, ut in se aliquid diceret : Dicam, inquit, cum ventrem exonerare desieris. Suétone, 20. Sous le règne de Vespasien, on honora, comme de raison, la mémoire de son père. Gruter rapporte au piédestal d'une statue qui aurait été celle de ce personnage l'inscription : Καλώς τελωνήσαντι. A l'excellent publicain. Gruter, p. 239. Des statues lui avaient été élevées en effet avec cette inscription. Suétone, in Vesp., 1.

[31] Suétone, in Vesp., 5. — Tacite, II, 7, 8. — Xiphilin, ex Dion, LXVI, 1, 8.

[32] Tacite, II, 4, 7, 8. — Suétone, in Vesp., 5, 8 ; in Tit., 5. — Maxime de Tyr, Orat., 38.

[33] Sur les rapports de Vespasien avec Apollonius, voyez Philostrate, V, 27, 38, 41.

[34] Josèphe, de Bello, III, 24-27 (8). Et unus ex nobilibus captivis Josephus, cum conjiceretur in vincula, constantissime asseveravit fore ut ab eodem brevi solveretur, verum etiam imperatore, dit Suétone, in Vesp., 5. — Dion, dans Xiphilin, LXVI, 1, en dit autant.

[35] Ministerio divin principem electum. Tacite, IV, 81.

[36] Cuncta suæ fortunæ patere ratus, et nihil ultra incredibile. Tacite, IV, 81, 82. Auctoritas et majestas, ut scilicet inopinato et novo principi, deerat, hæc quoque accessit. — Suétone, in Vesp., 7. Et Dion : C'est ainsi que la divinité le revêtit de sa majesté, τό μέν θεΐον τούτοις άυτόν έσεμνομέν.

[37] Josèphe, de B., IV, 37, 38 (10, 6, 7).

[38] Tacite, Hist., I, 10, 53 ; III, 6, 62.

[39] Josèphe, IV, 36 (10, 3).

[40] Tacite, II, 82-84. — Josèphe, IV, 40 (11, 1.). — Xiphilin, LXV, 9.

[41] Tacite, II, 85, 86. — Josèphe, IV, 57 (10, 6.). — Xiphilin, LXV, 9. Octavo imperii Vitelliani mense, dit Suétone, in Vit., 15.

[42] V. Tacite, III, 1-14. — Josèphe, de B., IV, 41 (II, 2, 3). — Xiphilin, LXV, 10, 11.

[43] Tacite, III, 15-31. — Joseph., IV, 42 (II, 4). Dion apud Xiphilin et Theod., LXV, 11, 14.

[44] Vocatos ad coucionem Antonius, alloquitur, victores magnifice victos clementer : de Cremona in neutrum. Tacite, III, 32. Sur ce qui précède, voyez Xiphilin, 13. — Tacite, III, 25. Sur le sac de Crémone, Xiphilin, 15. — Tacite, 32-34.

[45] Voyez sur ce personnage, Tacite, Hist., I, 46, 77 ; II, 36-51. 55, 63.

[46] Prohibiti per civitatem sermones eoque plures ; ac, si liceret, vera narraturi ; quia vetabatur, atrociora vulgaverant, dit Tacite (III, 54), faisant l'histoire de toutes les polices.

[47] Millies : H. S. Suétone, in Vit., 15. — Tacite, III, 63-65.

[48] Crebra transfugia centurionum tribunorumque... Splendidissimus quisque in Vespasianum proni ; gregarius miles induruerat pro Vitellio. Tacite, III, 61.

[49] Tacite, 66-68. — Xiphilin, 16.

[50] Suétone, in Vit., 15. — Xiphilin, 17. — Tacite, 69-75.

[51] Tacite, 80-84. — Xiphilin, 18-19.

[52] Nullo illacrymante ; deformitas exitus misericordiam abstulerat, dit Tacite, III, 85, 86. — Suétone, in Vit., 16, 17. — Xiphilin, 19. — Josèphe, IV, 42 (II, 4). Josèphe met la mort de Vitellius au 5e jour d'Appellæus (ou Casleu, 4 novembre), ce qui ne peut être qu'une erreur.

[53] Ut solus bello potiretur, dit Tacite, III, 2, 7-5.

[54] Tacite, III, 8, 11, 52, 78.