ROME ET LA JUDÉE

 

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

AVANT-PROPOS.

 

 

Dans un travail antérieur, publié il y a quelques années, j'ai tâché d'esquisser l'histoire et de faire comprendre la vie de l'empire romain depuis Jules César jusqu'à Néron. J'ai retracé les événements de cette grande révolution à la fois économique, politique et morale, qui substitua un empire cosmopolite à une république exclusivement nationale, l'autorité du prince à la puissance du sénat, le silence du palais aux luttes du Forum. J'ai fait voir cet empire, habilement constitué par Auguste, constitué avec un mélange intelligent de république et de monarchie, d'aristocratie et de démocratie, de modestie et d'omnipotence ; constitué pour durer, pour régir le monde, et peut-être même, si Auguste eût pu s'assurer un autre successeur, pour lui donner un peu de paix. Mais j'ai montré aussi par quel triste abus, quoique facile à prévoir, Tibère, ne prenant qu'un côté de la tradition augustale, fonda la tyrannie à côté du principat, et comment ses successeurs, avec une passion qui tient de la démence, se précipitèrent à l'envi l'un de l'autre dans cette voie facile et funeste, où leurs noms sont demeurés comme rappelant quelques-uns des plus incompréhensibles phénomènes de perversité et de folie. Seulement, à travers ces hontes et ces ruines, j'ai montré le christianisme, naissant, se développant, se faisant peu à peu connaître, et préparant, d'abord dans une paisible et modeste liberté, ensuite dans les cachots et les supplices, le salut de la société qui se perdait aux pieds de ses tyrans.

La suite de ces études, à la fois sur le monde païen et sur l'Église chrétienne, me conduit maintenant à une époque qu'un caractère tout particulier signale à notre attention.

Cette époque comprend les trois ou quatre années qui s'écoulèrent après la chute de Néron et la première révolte des Juifs contre l'empire romain, jusqu'à l'avènement de Vespasien et au sanglant apaisement de cette révolte. Tout ce qui s'écoula dans cette période, si courte, mais si pleine, avait été annoncé dans ces prophéties de l'Évangile que nous avons tant de fois lues et si légère. ment étudiées. Le peuple juif et le monde, mis en demeure de reconnaître la loi du Christ, et, à des degrés divers, la méconnaissant l'un et l'autre ; avertis l'un et l'autre par des signes d'espèce différente, mais qui tous ont été annoncés, tels que les calamités physiques, tels que l'apparition de nombreux imposteurs, tels que les souffrances infligées à l'Église ; l'un et l'autre fermant les yeux à ces présages et se précipitant davantage dans les voies qui doivent le perdre ; le peuple juif se soulevant de plus en plus ; Rome s'agitant contre elle-même ; le monde, à son tour, s'insurgeant contre elle ; la guerre et la dévastation partout, jusqu'à ce que Rome, punie par ses propres déchirements, retrouve enfin la paix par la lassitude ; jusqu'à ce que Jérusalem, plus coupable parce qu'elle était plus éclairée, déchirée, assiégée, affamée, captive, égorgée, ne trouve de paix que dans la mort : tout cela se rencontre en propres termes prédit dans trois chapitres des évangiles de saint Matthieu, de saint Marc, et de saint Luc ; tout cela se trouve raconté dans le volume qui suit, je ne dis pas en termes plus exprès (cela ne saurait être), mais plus en détail. Là moins qu'ailleurs je devais séparer les affaires de Rome de celles de Jérusalem, l'histoire de l'empire de celle de la religion. L'histoire profane et l'histoire religieuse de ce temps, prédites ensemble, devaient être racontées ensemble.

Seulement, je dois l'avouer, les événements de cette époque ont une sorte de notoriété classique qui les rend présents à tous les souvenirs. Et néanmoins, quand je pense jusqu'à quel point l'histoire chrétienne et l'histoire païenne de ces premiers siècles ont, pour ainsi dire, vécu séparées jusqu'ici, il me semble que, de leur rapprochement, il n'était pas impossible de faire naître quelques aperçus et quelques lumières nouvelles. Ni pour le philosophe ni pour le chrétien cette époque des grands avertissements de la Providence ne saurait être une étude stérile. Et aujourd'hui que mon travail est terminé, loin de croire que rien ne fut resté à faire après ceux qui m'ont précédé, je crois laisser beaucoup à faire à ceux qui viendront après moi.

Somme toute, le champ de l'étude est infini, en même temps qu'il est un. Une seule et même question se débat dans toute l'histoire humaine. Si nous craignons de l'aborder, il ne faut rien lire ni rien connaître ; si nous aimons, au contraire, à l'étudier, nous la trouverons tout aussi présente et tout aussi vive dans les commotions des siècles passim que dans les agitations du siècle présent.

Cette question n'est ni une question politique ni ce qu'on est convenu d'appeler une question sociale. Sans doute, les grands intérêts et les grandes luttes de la liberté et du pouvoir, de la démocratie et de l'aristocratie, de l'indépendance et de la règle, de la conservation et du progrès, se retrouvent aux diverses époques de l'histoire, avec une similitude souvent frappante. Gardons-nous cependant de ne prendre la science historique que comme l'auxiliaire et la servante des intérêts politiques de notre siècle ! Que le présent et le passé s'éclairent mutuellement, je ne demande pas mieux : mais tâchons, s'il se peut, qu'ils s'éclairent par un rapprochement net, sincère, explicite. C'est un point de vue dangereux, propre à fausser la pensée, que celui qui mettrait l'histoire en avant lorsque c'est la politique qui nous occupe, et, derrière les événements du passé, sous-entendrait toujours les passions du présent.

Mais ces intérêts ne sont encore que les intérêts secondaires de l'humanité, et la question qui remplit toute l'histoire doit être aussi la question qui remplit toute la vie de l'homme, celle qui contient son présent et son avenir, sa vie terrestre et sa vie au delà de la terre : L'homme est-il souverain ou subordonné ? Y une loi pour lui ou n'y en a-t-il pas ? S'est-il fait lui-même ou a-t-il été fait par un autre ? Et que doit-il à celui qui l'a fait ? C'est, sous une forme plus ou moins accusée, le débat de notre temps et de tous les temps. Et je crois avoir ici traité une des époques où celte souveraineté d'en haut, cette subordination de l'homme a été le plus marquée, où le monde a été le plus visiblement gouverné, où la Providence a le plus visiblement accompli les desseins, qu'elle avait non-seulement résolus, mais annoncés.

Il est bien vrai, ni de tels exemples, ni de telles études, ni le choix de travaux si éloignés des préoccupations du moment, ne sont guère dans le goût de notre siècle. Notre siècle, incertain et douteur par-dessus tout, n'aime pas les gens qui affirment ; il n'aime pas ces sujets qui lui imposent la foi à une idée, et lui demandent de dire oui ou non à une vérité quelconque. Notre siècle n'est pas tant dans le faux qu'il est dans le vague ; sa pensée est moins erronée qu'elle n'est superficielle et confuse. Il n'a pas la négation nettement et franchement accusée du dix- huitième siècle ; il a une certaine complaisance en lui-même et en ses propres paroles qui fait qu'il se berce de rêves, et vit dans une espèce de cauchemar doré où il s'adore et s'encense lui-même sans trop se demander s'il n'a pas quelque autre à encenser et à adorer. Il aime à planer magnifiquement au-dessus de tous les dogmes, les contemplant d'en haut avec une certaine curiosité dédaigneuse, n'étant ni trop pour l'un ni trop pour l'autre, et se drapant dans cette merveilleuse et philosophique impartialité qui lui permet de tout voir, de tout écouter, de tout dire, et de ne rien conclure.

Et cependant qu'est-ce que la philosophie, si elle ne conclut jamais ? A quoi bon la science, si elle ne mène pas à la possession de la vérité ? Qu'est-ce que cette éternelle contemplation des choses, si elle n'arrive à une décision ? Qu'est-ce que faire éternellement l'histoire des idées, si l'on n'arrive à se prononcer entre les idées ? Qu'est-ce que cette stérile glorification de soi-même, dans laquelle, épris de ses propres incertitudes et amoureux de ses propres doutes, on se déifie d'autant mieux qu'au fond on croit moins, on pense moins et l'on sait moins ?

Oh ! que ce serait une belle et une grande chose que d'amener enfin à la précision des idées cette génération, si riche d'ailleurs de ses propres ressources et des ressources de son passé, mais éternellement rêveuse ou éternellement hésitante ! La pensée de notre siècle est comme un acier poli, mais émoussé, auquel ne manque pas l'éclat, mais auquel manque le fil, qui brille, mais ne tranche pas ! Qu'il serait digne du génie de donner à notre temps ce qui lui manque ! Que le talent et la science rendraient à la société, s'ils le voulaient, un grand service, en la rappelant, des nuages où elle vit, à la précision et au bon sens, et en l'éveillant au lieu de la bercer !

Alors notre siècle échapperait aux influences énervantes sous lesquelles, dans l'ordre intellectuel, il semble aujourd'hui placé. Qu'on y prenne garde, en effet, ces influences sont de deux sortes : il y a le laisser aller de la satisfaction et le laisser aller de la tristesse ; l'infatuation qui s'adore, et le découragement qui se pleure ; les zélateurs du progrès, selon lesquels il n'y a rien à faire, parce que tout est gagné, et les zélateurs de la décadence, selon lesquels il n'y a rien à faire, parce que tout est perdu ; il y a des hommes, qui, au delà du grossier idéal et de l'avenir tout matériel qu'ils ont envisagé pour les sociétés, ne leur permettent de rien vouloir, de rien penser, de croire à rien ; il y en a d'autres qui, à la vue de certaines convictions déçues ou de certaines espérances éteintes, seraient portés à ne plus admettre ni vertu, ni génie, ni dignité, ni conscience, ni moralité possible en ce monde. Double tendance, et qui, malgré la contradiction, naît pourtant d'un même principe ! Quoi que l'homme puisse penser et puisse faire, il lui faut un idéal de bien et de bonheur qui passe la mesure terrestre. il ne le trouve pas dans le présent : il le cherche dans l'avenir et l'appelle par des rêves insensés ; ou bien il le cherche dans le passé, et le regrette par d'inconsolables douleurs. Il ambitionne l'Eldorado, ou il regrette l'âge d'or. Il aspire, avec les niveleurs du temps de Cromwell, à la félicité du règne de mille ans, ou il pleure avec Rousseau sur le bonheur perdu de l'état de nature.

Mais le chrétien doit savoir se préserver de telles erreurs. Averti que le bonheur n'est pas de ce monde, il ne le cherche ni dans le passé ni dans l'avenir. Il ne calomnie pas le passé ; il ne noircit pas le présent ; il ne se décourage point de l'avenir. Il ne se fait ni le Christophe Colomb d'une Amérique qui n'existe pas, ni le Jérémie d'une Jérusalem qui n'a jamais existé. Il évite ainsi et l'inutilité engourdie du satisfait et l'inutilité mélancolique du découragé. Sans se préoccuper autrement des phases que Dieu nous réserve dans l'avenir, et des voies par lesquelles il veut nous faire passer pour nous mener à la fin suprême de son dessein, le chrétien sait qu'en dehors des empressements et des agitations dans lesquelles tant de forces se perdent il y a un travail toujours utile et toujours possible. Cette torpeur des esprits que tant d'influences, souvent opposées, encouragent également, il est le seul à la combattre obstinément, constamment, éternellement. Aujourd'hui surtout, il voit en elle sa plus grande ennemie. On a accusé bien souvent et bien à tort le Christianisme de s'être appuyé sur l'ignorance , sur l'inertie intellectuelle, sur l'anéantissement de la pensée. Et aujourd'hui, que faut-il au contraire au Christianisme et qu'est-ce qu'il demande, sinon que ce siècle ignorant apprenne, que ce siècle inattentif écoute, que ce siècle dégoûté de la pensée se remette à penser ? On peut bien dire de l'Église d'aujourd'hui ce qu'on disait de l'Église des premiers siècles : Tout ce qu'elle demande, c'est de ne pas être condamnée sans être connue : Umm gestit ne ignorata damnetur.

Sachons donc garder et le courage et l'espérance. Pour moi, qui n'ai d'autre tribut à apporter à cette œuvre salutaire que le tribut de ma bonne volonté, autant j'aurais de satisfaction si je pouvais consoler une seule âme, autant je me ferais d'amers reproches si j'en avais découragé une seule.

10 janvier 1858.