LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME TROISIÈME

LIVRE IX. — DIOCLÉTIEN - 284-305

CHAPITRE IV. — LA GRANDE PERSÉCUTION - 302-305.

 

 

Nous arrivons maintenant à la lutte suprême du christianisme  contre la persécution, à ce dernier combat, qui, terminant une guerre de quatre siècles, donnera enfin la victoire à la vérité. La persécution de Dioclétien est demeurée dans le souvenir des peuples comme la plus sanglante proscription que la tyrannie ait jamais infligée et que la vérité ait jamais soufferte. Cet acte ne pouvait être que le dernier de la tragédie ; puisque la vérité devait triompher, il fallait qu'elle triomphât ce jour-là. Plusieurs peuples chrétiens ont compté leurs années à partir du règne de Dioclétien et ont appelé cette ère l'ère des martyrs.

C'est bien l'ère des martyrs ; car ils se rencontrent plus abondants que jamais. Déjà,- pressés d'en finir, nous avons souvent abrégé le récit des persécutions, afin de ne pas fatiguer le lecteur par la répétition des mêmes cruautés et des mêmes héroïsmes. Nous allons être obligés d'abréger plus encore : la moisson est si abondante qu'on ne peut la prendre ni épi par épi, ni gerbe par gerbe. Nous ne jetterons qu'un regard sur la plaine où les bourreaux fauchent et où les anges recueillent. Nous passerons sous silence bien des noms que l'Église a inscrits dans ses annales ; bien des noms des plus célèbres dans les souvenirs populaires : que ces saints nous pardonnent de ne voir en eux que les membres du Saint des saints, de Celui en qui tous nous sommes un.

A l'époque où nous en sommes arrivés, à la dix-huitième année du règne de Dioclétien (302), on devait s'attendre à une grande lutte : elle était même rendue nécessaire, nous dit Eusèbe, par le relâchement et les vices de certains chrétiens. La liberté que Dioclétien dans les premières années avait laissée aux églises orientales avait fini par engendrer la négligence et la langueur. On se divisait entre chrétiens. On guerroyait par la parole. Les évêques s'élevaient contre les évêques, les peuples contre les peuples... On se disputait l'épiscopat comme les mondains se disputent la tyrannie. Ce n'étaient que querelles, menaces, jalousie[1]. Il fallait que Dieu intervint et sauvât son Église en la faisant souffrir.

Les actes de cruauté de Galère dans son passage en Orient et les persécutions au sein de l'armée furent sans doute le premier avertissement que, selon Eusèbe, Dieu voulut donner aux chrétiens. Les églises restèrent debout, les assemblées des fidèles ne furent pas interrompues ; la vengeance divine se fit sentir, cette première fois, par des coups modérés. Mais cet avertissement ne fut pas écouté et ceux qui péchaient ne songèrent pas davantage à apaiser la colère divine. Alors, comme dit Jérémie, Dieu, dans sa colère, couvrit de  ténèbres la fille de Sion, et la gloire d'Israël tomba du haut des cieux. L'épreuve décisive, l'épreuve sanglante, l'épreuve du fer et du feu, que Dieu ne ménage guère aux maux de son Église, dut lui être appliquée cette fois encore.

D'ailleurs, entre les Augustes et les Césars qui se partageaient l'Empire romain, le dissentiment sur ce point était trop grand pour pouvoir durer. Maximien et Galère continuaient avec plus ou moins d'insuccès, mais avec une passion persévérante, la guerre contre le christianisme. Dioclétien l'avait au moins tacitement suspendue. Constance l'avait fait cesser plus complètement encore. Pour que les princes n'en vinssent pas à guerroyer les uns contre les autres, il fallait qu'ils réglassent de concert la question du christianisme et fissent acte de concorde ou par la persécution ou par la tolérance. Pour leur malheur, ce fut dans la persécution qu'ils crurent pouvoir s'unir ; en s'unissant ainsi, ils se divisèrent et se perdirent.

D'ailleurs, cette déférence que Dioclétien avait rencontrée jusque-là parmi ses collègues et qui avait été le lien de leur union, cet ascendant supérieur de celui qui avait fait les autres Augustes ou Césars, commençait à décliner. Galère s'était vengé par une éclatante victoire de l'humiliation injuste que Dioclétien lui avait infligée ; l'affront retombait sur son auteur et Dioclétien à son tour se trouvait humilié. C'était plus qu'il n'en fallait pour exalter Galère et faire tourner la tête de ce bouvier devenu empereur. Le plus barbare, le plus sauvage, le plus grossier des quatre princes, aurait voulu être le premier parmi eux. En vain lui avait-on décrété ou s'était-il décrété à lui-même les titres de Persique, Sarmatique, Britannique, Médique, Adiabenique[2] ; ces titres ne lui suffisaient pas sans celui d'Auguste. Jusqu'à quand ne serai-je que César ?[3] s'écriait-il, lorsqu'en tête d'une lettre il lisait ce dernier titre qui jadis lui avait paru si beau. Il voulut même que sa mère, instigatrice de sa haine antichrétienne, eût été comme la mère de Romulus, comme la mère d'Alexandre, comme la mère d'Hercule, souillée par un adultère divin ; Mars sous la forme d'un Serpent était apparu à sa mère et lui-même était fils de Mars[4]. Le peuple et les soldats applaudissaient peut-être à ces folies ; et Galère, vainqueur des Perses, ce sauvage aux formes gigantesques et grossières, gagnait en fait de popularité dans les cabarets et les corps de garde ce que perdait le timide, le prudent, le sagace Dioclétien.

Dioclétien était pourtant seul et loin de l'influence de Galère, un certain jour où, accomplissant un sacrifice, il faisait examiner les entrailles de la victime pour y trouver, selon la superstition païenne, des signes de l'avenir. Des chrétiens de sa cour, et il y en avait beaucoup, étaient présents, et, pour se séparer de ce rite païen dont ils étaient témoins, ils marquèrent leurs fronts du signe de la croix. Ce signe troubla le démon qui présidait au sacrifice ; les entrailles de la victime ne donnèrent pas les indices accoutumés ; les prêtres furent confondus. Une autre victime fut amenée, il en fut de même. Après plusieurs immolations : Il y a ici des ennemis des dieux, s'écria l'aruspice, le rite ne peut s'accomplir. Dioclétien, tolérant jusque-là par prudence, n'en avait pas moins la superstition au cœur ; il n'était pas plus philosophe qu'il n'était chrétien. Les serviteurs du palais furent sommés de prendre part aux sacrifices païens ; ceux qui refusèrent furent fustigés. L'ordre vint aux généraux de faire la même sommation aux soldats chrétiens, et, s'ils refusaient, de les licencier[5]. Il n'y eut donc pas encore cette fois de sang versé.

Mais on ne devait pas permettre à Dioclétien d'en rester là. Galère, que le Bosphore seul séparait des États de son collègue, vint passer l'hiver à Nicomédie (302). Pendant ce séjour, la lutte fut continuelle entre l'Auguste vieilli et le jeune César, entre la sagesse politique de l'un et la passion de l'autre, entre cette âme faible et cette âme violente. Dioclétien savait bien le péril ; il voyait l'abîme où une guerre générale contre le christianisme allait jeter l'Empire. Poussé vers cet abîme, il reculait, s'arrêtait, tâchait de résister à un ascendant aussi puissant que le sien dans l'Empire et plus puissant sur lui-même que sa propre raison.

Lactance et Eusèbe nous montrent les péripéties de cette lutte : Eh bien donc ! dit Dioclétien, point de chrétiens au palais, point de chrétiens dans l'armée. C'était déjà une grande perte et pour le palais et surtout pour l'armée ; mais Galère ne s'en contente pas. Réunissons un conseil, dit l'Auguste qui aimait, quand il faisait le bien, à le faire seul, quand il faisait le mal, à en partager la responsabilité. Quelques chefs de l'armée, quelques grands magistrats de l'Empire sont réunis : mais ils savent d'où souffle le vent de la faveur impériale, et ils ne déplairont pas à la redoutable passion de Galère pour plaire à la raison timide de Dioclétien ; ils opinent pour la persécution. Consultons Apollon de Milet, dit encore Auguste ; Apollon consulté ne manque pas d'être contre les chrétiens[6].

Dioclétien cède donc, mais ne cède qu'à demi. Galère veut imposer à tous le sacrifice païen et brûler vifs ceux qui ne sacrifient pas. Non, dit son beau-père, pas de supplices. Détruisons seulement les églises ; brûlons les livres chrétiens. Le 7 des kalendes de mars (23 février 303), jour des Terminales, le préfet de Nicomédie, accompagné de sa police, va à l'église chrétienne, en ferme la porte, cherche l'idole du Dieu qu'on y adore, ne la trouve pas, cherche les livres saints, les brûle, pille et détruit tout ce qu'il trouve. De la terrasse de leur palais, Dioclétien et Galère contemplent l'église qui est située sur un point élevé de la ville ; Galère opine pour qu'on la brûle au lieu de la démolir, Dioclétien ne veut pas et craint pour les 'maisons voisines. Les prétoriens, en ordre de bataille, armés de haches et de pioches, ouvrent l'attaque contre l'édifice sacré ; au bout de peu d'heures, il n'y en a plus de traces[7].

En même temps un édit est affiché et envoyé dans les provinces (février 303) ; il ordonne la démolition des églises, il ordonne la destruction des livres saints. C'est en effet un trait caractéristique de cette dernière persécution que la guerre faite aux livres chrétiens. Les pouvoirs de l'antiquité païenne s'en prenaient rarement à la parole écrite parce qu'elle était rare et que les peuples en ressentaient peu l'influence. Mais, entre les mains des chrétiens et sous la dictée de l'Esprit-Saint, la parole écrite s'était autrement multipliée et s'était montrée autrement puissante. Nous pouvons être bien sûrs que nul écrit de l'antiquité n'avait été autant de fois transcrit et autant de fois lu que telle ou telle des épîtres de saint Paul.

Aussi brûlait-on les livres chrétiens avant de brûler les chrétiens eux-mêmes ; si l'on eût cru certains païens, le Sénat eût même condamné au feu les écrits de Cicéron, parce que Cicéron avait soupçonné l'unité divine, raillé les dieux de la fable et avait été comme un précurseur inscient du christianisme.

A plus forte raison sévissait-on contre les personnes. L'édit ordonne que tout chrétien persévérant dans le christianisme, s'il est revêtu d'une dignité, perdra sa dignité et sera sujet à la torture comme seuls les esclaves y étaient sujets autrefois ; tout chrétien de condition ordinaire, s'il persiste à être chrétien, deviendra esclave. Nulle action en justice ne sera ouverte à un chrétien ; toute plainte contre un chrétien sera admise sans examen. Un fidèle de Nicomédie, homme élevé en dignité, jette les yeux sur cet édit du prince, il l'arrache, le déchire : Voilà donc quelles sont aujourd'hui, s'écrie-t-il, vos victoires sur les Goths et les Sarmates ! Il est saisi, livré à la torture, rôti à petit feu, puis enfin jeté dans les flots. Il meurt avec un courage, une patience, une sérénité, mie joie admirables[8].

Les peines portées par l'édit n'excluaient donc pas la peine de mort. Galère ne s'en contente pourtant pas. Par ses soins on à son profit, un incendie éclate dans le palais ; mais il en saura bien deviner les auteurs, c'est une vieille ressource du temps de Néron. Qui peut être coupable, sinon les chrétiens ? ce sont eux qui, d'accord avec leurs frères du palais, ont voulu faire périr dans les flammes les deux Empereurs ? Dioclétien doute, mais il est surtout effrayé. Il fait lui-même l'enquête, et une enquête sanglante. Galère est auprès de lui et le stimule. Les serviteurs de Dioclétien, les officiers du palais, les préfets eux-mêmes comparaissent devant lui, sont torturés sur le gril. Il y a entre les agents du pouvoir émulation à qui découvrira quelque chose. Mais rien ne se découvre ; et l'on remarque tout bas que dans la domesticité de Galère, aucune enquête n'a été faite, aucun serviteur n'a été interrogé, aucun esclave mis à la torture[9].

Au bout de quinze jours, nouvel incendie au palais. Il est promptement éteint ; mais Fautent reste également inconnu. Cette fois Galère déclare qu'il n'y peut tenir, et avec une hâte affectée il quitte cette ville où il a peur de brûler tout vif. Depuis longtemps il méditait ce coup ; et ses préparatifs de départ étaient faits depuis le milieu de l'hiver[10]. Dioclétien reste donc seul avec sa peur qui vaut bien l'éloquence de Galère ; cette fois, la persécution, au moins dans le palais, devient telle que Galère pouvait la souhaiter. La femme et la fille de l'Empereur (au moins selon le récit de Lactance), dont le christianisme était jusque-là ou inconnu ou toléré, sont sommées d'apostasier et ont le malheur de le faire. Leurs serviteurs plus courageux, les pages ou chambellans de Dioclétien, ceux qu'il a le plus aimés et ceux qu'il a le plus justement admis à sa confiance, confessent leur foi au milieu d'affreux tourments. L'un d'eux, Pierre, digne de ce nom, dit Eusèbe, est successivement fustigé jusqu'à lasser le bourreau, mis à nu, ses plaies inondées de vinaigre et de sel, son corps rôti sur le gril, puis ce qui en restait est consumé sur le bûcher[11]. Ce qui a eu lieu dans le palais se répète dans la ville. Nicomédie est passée au crible, sinon comme ciré-tienne, au moins comme coupable de l'incendie. On emprisonne, on brûle, on noie ; on allume le feu autour d'un groupe de suspects et tous périssent dans les flammes. L'évêque Anthime périt le premier, puis ses prêtres et ses acolytes[12]. Pour reconnaître les chrétiens, un autel où le feu brûle est au pied de chaque tribunal, et, quel que soit le procès, tout plaideur, accusateur, accusé, témoin, est, avant d'être entendu, sommé de sacrifier. Du reste les chrétiens ne se cachent pas ; les fidèles de la ville impériale donnent l'exemple à tout l'Empire ; des hommes, des femmes se jettent avant qu'on ne les y pousse dans les bûchers qui leur sont préparés. Aussi Dioclétien a-t-il peur que les reliques de ces martyrs ne fassent de nouveaux martyrs ; après avoir permis d'ensevelir les serviteurs du palais, il les fait ensuite déterrer et jeter à la mer, pour que les chrétiens ne se mettent pas à les adorer[13].

Cependant la persécution sanglante n'est pas encore sortie de l'enceinte de Nicomédie. Mais des événements d'une autre nature viennent accroître les terreurs et par suite les cruautés de Dioclétien qu'affaiblit une vieillesse prématurée. Des actes de révolte, parfaitement étrangers à la cause chrétienne, lui sont signalés en Arménie et en Syrie. En Syrie, un chef militaire, Eugène, qui faisait travailler quelques soldats, au pont de Séleucie, les voit se révolter, ne sait pas arrêter leur révolte, et comme il arrivait souvent, pour sauver sa vie, accepte la pourpre de leurs mains. Les soldats, ivres de vin et de colère, se portent sur Antioche où il n'y a pas de garnison, pillent, détruisent tout sur leur passage, installent dans le palais leur Empereur d'un jour. Mais, chose inouïe dans l'Empire romain, la population désarmée se soulève ; hommes et femmes se jettent sur les soldats, les tuent et les mettent en fuite. Le règne d'Eugène finit ainsi dans les vingt-quatre heures. Mais la terreur de Dioclétien ne sait pas s'apaiser si vite ; dans sa folie cruelle, il s'en prend aux magistrats d'Antioche et de Séleucie, et, exécutés sans forme de procès, ils paient de leur tête la révolte qu'ils ont combattue[14].

Mais il fallait aussi s'en prendre aux chrétiens : ils étaient certes bien innocents de cette révolte ; elle nous est racontée par un païen acharné, Libanius, qui ne dit pas un mot d'une complicité chrétienne, et compte au contraire deux de ses ancêtres parmi les victimes de la fureur de Dioclétien. Mais tout mouvement de peur dans l'âme de Dioclétien devait aider au succès de Galère. Un nouvel édit ordonne l'arrestation de tous les évêques, prêtres, lecteurs, exorcistes. Un autre suit bientôt qui ordonne leur mise en liberté s'ils apostasient, d'affreuses tortures s'ils persévèrent. C'est un second pas que Dioclétien fait dans la voie de la proscription, un second sacrifice que sa raison fait à sa faiblesse et à sa peur. Le sang qui coulait déjà à Nicomédie coulera maintenant partout, sur le chevalet sinon sous la hache[15]

En effet les prisons se remplissent, et, comme au temps de notre révolution, à force d'y entasser les gens de bien, on n'y laisse plus de place pour les malfaiteurs. Les prisons se remplissent des hommes les plus saints, de ces évêques et de ces prêtres que les païens eux-mêmes avaient appris à respecter. Quel triomphe ce serait que d'amener des apostasies parmi de tels hommes t Hélas I les apostasies ne manquèrent pas complètement : parmi ces pasteurs ambitieux ou relâchés dont nous parlions tout à l'heure, on en rencontra quelques-uns, je ne dirai pas seulement timides et se cachant au jour du péril, mais faiblissant devant les tourments et reniant leur foi ; Eusèbe le dit avec douleur et jette un voile sur ces opprobres des jours d'épreuves comme il a jeté un voile sur les scandaleuses rivalités des jours prospères[16]. Mais ces apostasies sont peu nombreuses et la preuve de ce petit nombre, c'est la peine que se donnent les persécuteurs afin de pouvoir proclamer, à défaut d'apostasies véritables, des apostasies prétendues. On prend de force un chrétien, on le pousse après de l'autel des dieux ; on l'y porte brisé par la torture ; on l'y traîne couché par terre et à demi mort. Il n'a touché ni à l'encens ni à la victime ; mais on déclare qu'il a sacrifié. Quelquefois par lâcheté il se tait ; quelquefois, il est hors d'état d'entendre et de parler. Même, quand il peut élever la voix et crier qu'il est chrétien, qu'il n'a pas sacrifié et ne sacrifiera jamais, même alors on le force de se taire en le frappant au visage, et on le renvoie libre comme ayant sacrifié[17].

Mais contre le plus grand nombre on épuise en vain les tortures. Le juge qui interroge a en face de lui des corps humains déchirés par le fouet, étranglés par les liens qui les serrent, attachés à des poteaux, suspendus sans que les pieds touchent à terre ; passant de l'un à l'autre, il laisse après lui des bourreaux pour arracher par le fer l'apostasie que ses paroles n'ont pu obtenir. Quand la séance est levée, les accusés restent étendus par terre, sanglants, inanimés ; quelques-uns, auxquels on ne laisse pas de répit, sont livrés au supplice permanent des entraves ; d'autres, épuisés, rendent l'âme ; d'autres sont reportés en prison pour y mourir le lendemain ; d'autres, malgré tout, survivent, et demeurent d'autant plus aguerris pour de nouvelles épreuves. Car, remarquez-le, Dioclétien n'a pas encore prononcé le mot de peine capitale ; on torture, puis on laisse mourir ; on ne tue pas encore[18].

En effet, ce dernier pas dans la voie de la persécution devait se faire attendre. Dioclétien savait ce qu'il en avait coûté à ses devanciers pour avoir versé le sang chrétien. Son premier édit avait été rendu au mois de février. Vers la fin de novembre, il était à Rome pour célébrer la fête de ses vingt ans de règne[19]. Maximien probablement s'y était donné rendez-vous avec lui et pour la première fois les deux Augustes se rencontraient dans cette capitale qui semble avoir été en aversion à tous deux. Rome leur devait cependant et leur avait promis depuis bien des années les honneurs d'un triomphe qu'ils s'étaient montrés peu empressés de recevoir. Ils triomphèrent donc des Sarmates, des Germains, des Perses même que Galère avait vaincus ; les images des femmes et des enfants de Narsès furent portées devant leur char[20]. Mais ces fêtes furent sans joie. Maximien n'était qu'un sauvage et un libertin brutal. Dioclétien était vieilli, affaissé, attristé par la conscience du mal qu'on lui faisait faire. Il était avare, les fêtes furent peu brillantes ; le peuple murmura. Si abaissé qu'il fût, le peuple romain n'avait pas la souplesse des Grecs ni l'obséquiosité servile des Orientaux. Depuis plus de vingt ans d'ailleurs, il était déshabitué de voir et de vénérer des empereurs ; il avait vécu presque en république. Aussi Dioclétien, que Nicomédie avait accoutumé à des adorations plus ferventes, trouva-t-il le peuple de Rome trop libre dans ses propos. Il le quitta brusquement. C'était au milieu de décembre (303) ; treize jours plus tard, le 1er janvier, il devait commencer solennellement son neuvième consulat. Il priva Rome de cette fête, et malgré la pluie, le froid, une maladie dont il ressentait les premières atteintes, il alla, voyageant le plus souvent en litière, prendre le consulat à Ravenne, afin de se retrouver treize jours plus tôt dans sa chère Nicomédie[21].

En y arrivant ou peut-être même avant d'y arriver — car son voyage à cause de sa santé ne put se faire qu'avec une extrême lenteur —, la dernière concession lui fut arrachée. On mit en œuvre un oracle d'Apollon, oracle au moins ambigu et qui eût pu s'interpréter en un autre sens. Du fond de son autre, sans emprunter la voix de la prêtresse, le dieu avait fait entendre ces paroles : Mes oracles sont devenus menteurs ; le trépied ne dit plus rien de vrai ; des hommes justes qui habitent sur la terre m'empêchent de dire la vérité. — Qui sont ces justes ? demanda Dioclétien. — Ce sont les chrétiens, répondirent les prêtres[22]. Et le malheureux, égaré par la superstition et la peur, mit le sceau impérial sur un dernier édit (304) qui ordonnait à tous, quel que fût le sexe, la condition, la demeure, de sacrifier aux dieux sous peine de mort[23]. Dioclétien, sans avoir consulté Maximien et Constance, leur envoya son édit, de même qu'il leur avait sans doute envoyé les édits précédents, leur demandant d'agir comme lui[24]. C'est ainsi qu'après un an de résistance, il entra pleinement dans les voies de la persécution implacable, absolue, universelle, telle que Dèce et Valérien l'avaient pratiquée.

Maximien et Galère avaient commencé d'obéir à l'ordre ou à l'invitation de Dioclétien avant même qu'elle ne leur eût été transmise. Constance seul s'y refusa, non pas complètement ; les édits qui prescrivaient la démolition des églises et la destruction des lieux sacrés s'exécutèrent dans ses États comme ailleurs ; mais les véritables temples de Dieu, dit Lactance, les fidèles furent respectés[25]. Le palais de Trèves vit une scène bien différente de celles qui s'étaient passées clans le palais de Nicomédie ; car les serviteurs chrétiens abondaient dans l'un comme dans l'autre. A tous ces chrétiens, officiers du palais ou dignitaires de l'État, Constance proposa le choix entre leur charge et leur croyance. Quand chacun d'eux se fut déclaré, il fit ranger les persévérants d'un côté, les apostats de l'autre, il leur déclara qu'il avait voulu les éprouver ; que les derniers, infidèles à leur Dieu, ne serviraient pas mieux leur Empereur, et qu'il les chassait de son palais ; que les autres, au contraire, fidèles à tous les serments, garderaient leur foi envers leur prince comme ils la gardaient envers le Christ, qu'ils étaient pour lui des serviteurs trop précieux pour qu'il consentît à s'en séparer[26]. Il n'y eut donc pas de sang versé, au moins dans l'est et dans le nord de la Gaule, car il ne semble pas que, dans le reste du domaine de Constance, son exemple ait été suivi par tous ses délégués. On parle de quelques martyrs dans la Grande-Bretagne[27] ; et un certain Dacianus, qui paraît avoir eu sous son gouvernement le nord de l'Espagne et la partie de la Gaule la plus voisine des Pyrénées, est cité comme un des plus acharnés persécuteurs[28].

Le combat fut donc à peu près universel, et en chaque contrée il se répéta mille fois. Il est clair que nous ne pouvons connaître qu'une petite partie des actes de violence qui s'exercèrent contre les chrétiens, et le peu que nous en connaissons est déjà trop long pour que nous ne soyons pas forcés de l'abréger extrêmement. Nous parlerons surtout d'après Eusèbe qui, habitant la Palestine, ayant séjourné en Égypte et en Syrie, raconte avec l'autorité d'un témoin, quelques-uns des martyres qui se sont accomplis dans ces contrées[29].

Cette dernière persécution, de l'aveu de tous, fut plus terrible qu'aucune autre. Elle eut cependant moins que les précédentes, l'appui de la passion populaire. Rarement cette fois-ci le peuple intervint pour dénoncer, provoquer, gourmander la lenteur des magistrats. Quelquefois au contraire il intervint pour plaindre les victimes, pour témoigner sa pitié, pour demander grâce[30]. Le paganisme avait vu décroître et le nombre de ses croyants et sa puissance sur les âmes. Le peuple païen n'était plus celui du siècle précédent. Les chrétiens avaient vécu trop nombreux, ils avaient vécu trop ouvertement, trop librement au milieu du peuple pour qu'il n'eût pas appris à les mieux connaître. Bien des âmes, indifférentes ou tolérantes, arrivaient à concevoir le culte de Dieu et le culte des dieux, comme le dit quelque part Tertullien, vivant à côté l'un de l'autre ; leur raison inclinait pour le premier, quoique leur cœur dépravé le redoutât. Ce qu'il y avait de païens sincères, c'étaient des gens du peuple, de peu de réflexion et de savoir, aux yeux desquels le tort des chrétiens, honnêtes gens du reste, était de trop savoir et de trop réfléchir — et ce tort-là, aux yeux de la grande masse qui ne veut ni savoir ni réfléchir, n'est-il pas aujourd'hui encore le tort des chrétiens ? — On ne méconnaissait donc pas ou du moins on ne méconnaissait pas toujours leurs vertus ; les aruspices, conseillers de Dioclétien, interprétant l'oracle d'Apollon, reconnaissaient les chrétiens sous le nom de justes ; et, lorsque le magistrat de Sirmium voit amener devant lui la courtisane Afra accusée de christianisme, cet homme qui connaît la pureté des mœurs chrétiennes, mais ne connaît pas la profondeur des miséricordes divines, cet homme s'écrie : Tu n'es pas digne du Christ, c'est en vain que tu nommes ton Dieu celui qui ne te connaît pas comme sienne. La courtisane ne peut pas s'appeler chrétienne[31]. Souvent pendant le cours de cette persécution, des chrétiens furent aidés, secourus, cachés par des païens[32].

Mais, si l'appui populaire manquait davantage à la persécution, par compensation elle avait une puissance administrative qu'elle n'avait pas eue en d'autres temps. La révolution politique qui s'accomplissait depuis plus d'un siècle et à laquelle Dioclétien venait de mettre le couronnement avait fait de l'administration de l'Empire une administration à la moderne. Tout dérivait de la volonté suprême ; le César, moins que jamais, était un magistrat, plus que jamais un monarque, César était dieu, et les rayons de sa divinité qui se répandaient sur toute la circonférence de l'Empire, sous les noms de ducs, de comtes, de prœsides, de rationales, avaient bien complètement éclipsé par leur splendeur ou brisé par leur puissance ce qui avait pu rester jusque-là d'initiative chez les peuples, d'indépendance au sein des cités, d'autorité légale ou même morale, chez les sénats ou les magistrats des provinces. C'était un grand corps, puissant dans son unité, un immense mécanisme régi par une seule main, fait ce semble pour écraser toute résistance, effacer toute différence, asservir toute volonté. La persécution, au siècle précédent, partait moins d'en haut que d'en bas ; le peuple provoquait ; le magistrat, selon ses instincts, résistait ou cédait ; l'empereur bien souvent ne savait pas, quoique trop souvent il approuvât. Aujourd'hui l'Empereur ordonnait, les magistrats obéissaient, le peuple n'avait plus qu'à se taire. Le christianisme semblait ne pouvoir plus que rentrer sous terre et mourir écrasé sous l'effort de cette immense machine impériale qui allait aplanissant la surface intellectuelle et morale de l'Empire comme les machines qui aplanissent la surface de nos grands chemins. Il arrivait, il est vrai (mais sans doute on s'en inquiétait peu), ce qui arrive toujours en pareille circonstance : entreprenant contre des milliers et des millions d'hommes une lutte qui trouvait dans le reste du peuple, sinon des improbateurs, au moins beaucoup de neutres et d'indifférents, on avait besoin de prendre comme auxiliaire et comme appui la partie du peuple la plus méprisable. Les gouvernements même honnêtes emploient souvent de malhonnêtes gens ; à plus forte raison les gouvernements qui proscrivent. La proscription et la terreur ne se font pas avec des gens de bien ; les bandits sont en place quand les justes sont en prison. En 1793 on admirait la sécurité des grandes routes ; elles étaient sûres, par la raison toute simple que les brigands n'étaient pas sur les routes, mais dans les comités révolutionnaires. Il fallait à Dioclétien des agents de cette espèce, attirés par l'amour de l'or plus que par l'amour des dieux, pour faire perquisition dans les maisons des chrétiens, insulter, maltraiter, piller. Il lui fallait des magistrats comme un Théotecnus nommé au gouvernement de la Galatie pour son improbité même, et qui entrait en place, jurant à l'Empereur que bientôt il ne resterait pas un seul chrétien dans toute la province[33].

Faut-il s'étonner maintenant, si, avec de tels hommes sur le tribunal proconsulaire, avec un tel entourage à leurs pieds, avec de tels agents pour servir leur fureur, avec la multitude des chrétiens en face d'eux, l'orgueil blessé, le dépit, la rage, ont enfanté des cruautés inouïes ? Il y eut sans doute de lâches chrétiens, et le secretarium du juge (chambre du conseil) put enregistrer plus d'une apostasie. Il y eut des prêtres et des diacres traditeurs qui livrèrent les saintes Écritures pour être brûlées. Mais les apostasies elles-mêmes, si je puis ainsi dire, avaient pour contre coup les glorieuses confessions de la foi que l'indignation dictait et qui leur servaient de réponse. Si les livres saints eurent leurs traîtres, les Livres saints eurent aussi leurs martyrs qui écrivirent avec leur sang l'anathème prononcé par l'Église contre les traditeurs. En Afrique, quelques chrétiens et même un indigne évêque trahirent le dépôt des Écritures ; mais un bien plus grand nombre refusèrent, et l'évêque Félix entre autres mourut en s'écriant : Je les ai, mais je ne les donne pas[34]. Une autre fois, un grand nombre de chrétiens, hommes et femmes, amenés devant le tribunal du proconsul, répondirent aux demandes multipliées et accompagnées de tortures ces simples mots : Les Livres chrétiens, oui, je les ai, je les ai dans mon cœur.... L'assemblée chrétienne, oui, j'y suis allé, j'y suis allé librement et sans y être entraîné par personne... L'assemblée chrétienne (le dominicum), oui, elle s'est tenue chez moi ; nous ne pouvons vivre sans le dominicum ; la loi le veut ainsi.... Oui, j'ai reçu mes frères ; ils étaient mes frères ; je ne pouvais pas ne pas les recevoir.... Le dominicum ne peut être abandonné ; la loi l'ordonne, la loi le veut.... Je suis chrétien.... Je suis chrétienne. Et, au milieu des tourments : Christ ! je vous prie, exaucez-moi.... Mon Dieu ! je vous rends grâce.... Fais-moi décapiter ; Christ, je vous prie, ayez pitié de moi ; Fils de Dieu, soutenez-moi. Ce jour-là vit souffrir quarante-neuf martyrs dont un prêtre et ses quatre fils — le dernier, un enfant que le proconsul menace de lui faire couper le nez et les oreilles et qui répond : Fais de moi ce que tu voudras, car je suis chrétien — ; deux lecteurs, une femme consacrée à Dieu (sanctimonialis), dix-neuf autres femmes[35].

Il y a plus encore : le spectacle des apostasies produisait non-seulement des martyrs, mais des martyrs ardents, empressés, volontaires. Cette offrande de soi-même, cette hâte de courir au supplice, que l'Église blâmait d'ordinaire comme une témérité présomptueuse, mais qu'elle révérait aussi parfois comme une inspiration de l'Esprit-Saint, me semblent avoir été plus fréquentes que jamais dans cette lutte suprême. Il y avait assez de lâches et de déserteurs pour rendre légitime et nécessaire la sublime témérité de ces enfants perdus de l'Église. — Le diacre Euplus à Catane, s'approche du rideau derrière lequel le juge vient de se retirer et dit à haute voix : Je suis chrétien, et je désire mourir pour le nom du Christ[36]. — Le diacre Romanus, passant à Antioche, voit une foule d'hommes, de femmes, d'enfants, païens ou chrétiens apostats, qui vont sacrifier devant le temple des dieux : il s'en indigne et, à haute voix, leur reproche leur idolâtrie. Le juge le condamne au feu, et comme le bûcher tarde à s'allumer : Où est donc le feu ? demande-t-il en souriant. Dioclétien intervient, ordonne qu'on lui coupe la langue ; le martyr la présente avec joie. Il souffre ensuite plusieurs mois dans la prison et enfin il est étranglé[37]. — Eusèbe nous raconte que dans la Thébaïde, il a vu, après une première exécution, des chrétiens s'élancer vers le tribunal, avouer leur foi, entendre leur sentence en riant, et aller à la mort, chantant jusqu'au moment des cantiques d'action de grâces[38]. — Il dit comment, dans la ville de Gaza, au milieu d'une fête que devait embellir la mort de plusieurs chrétiens condamnés aux bêtes, il a vu six jeunes gens, les mains liées derrière le dos à titre de captifs volontaires, arriver en courant jusqu'au proconsul prêt à partir pour l'amphithéâtre, se déclarer chrétiens et demander la mort[39].

Ce courage faisait reculer comme d'étonnement et d'épouvante les bêtes féroces elles-mêmes. Eusèbe a vu à Tyr plusieurs bêtes lancées successivement contre des chrétiens nus, désarmés, et qui, loin de fuir, les provoquaient par leurs gestes ; il les a vues reculer devant leurs victimes et se tourner de préférence vers les païens qui les excitaient. Un de ces chrétiens, âgé à peine de vingt ans, debout, sans liens, les bras ouverts en forme de croix, attendait, en priant Dieu et sans reculer d'un seul pas, les ours et les léopards, qui, l'un après l'autre, arrivaient sur lui, furieux, haletants, prêts à le dévorer, puis tout à coup, retenus comme par une force inconnue, s'arrêtaient et se retiraient. Un taureau, saisissant sur ses cornes un infidèle, le jetait en l'air et le laissait retomber à demi mort ; mais au contraire, placé en face d'un martyr, il piétinait le sol, faisait voler avec ses cornes le sable à droite et à gauche, et, malgré toutes les excitations des bourreaux qui l'aiguillonnaient avec un fer rouge, il finissait par reculer. Cette fois il fallut recourir à la férocité humaine et accorder à ces martyrs l'honneur d'un coup d'épée[40].

Un autre jour, trois martyrs, déjà couverts de plaies et incapables de marcher, sont apportés à l'amphithéâtre. Les bêtes viennent sur eux, puis s'arrêtent devant ces hommes étendus sur le sable. Un ours lèche les pieds d'Andronicus, une lionne se couche aux pieds de Tara-chus, humble, disent les actes, comme une brebis : en vain les martyrs les excitent, les provoquent ; en vain le juge irrité fait-il battre de verges les gardiens des bêtes, et tuer l'ours coupable de trop de clémence. Quand on veut exciter la lionne, celle-ci devient furieuse contre ses conducteurs, fait entendre d'affreux rugissements, et le peuple qui la voit prête à se jeter sur lui s'écrie dans sa terreur : Rouvrez à la lionne la porte de sa cage[41].

En face de ce courage des chrétiens, les misérables qui faisaient le métier de proconsuls ou de préfets, désespérés de se voir vaincus, multipliaient les interrogatoires, les tortures préliminaires, les cruautés ingénieuses et raffinées qui font souffrir sans donner la mort. Tarachus, Probus et Andronicus furent chacun interrogé trois fois dans trois villes différentes, et chaque fois avec accompagnement de tortures. Donatien à qui Lactance adresse son traité De la mort des persécuteurs fut torturé neuf fois par trois gouverneurs qui se succédèrent[42]. Rien n'égale la hardiesse et le noble laconisme des réponses que faisaient entendre ces hommes devenus d'avance citoyens du ciel et pour qui la terre n'était plus rien. Quel est ton nom ?Mon premier nom et le plus noble, c'est le nom de chrétien. On m'appelle Probus. On le fustige : — Aie pitié de toi-même, lui dit-on, vois ton sang couler. — Mon corps vous appartient ; vos tourments sont un baume pour moi. — La terre est inondée de ton sang. — Plus mon corps souffre, mieux se trouve mon âme. — A un autre : Obéis aux Empereurs, nos princes et nos pères. — Vous faites bien de les appeler vos pères, ils sont comme vous de la race de Satan. — Mettez du sel et du vinaigre dans ses plaies. — Ton vinaigre m'est doux et ton sel est insipide. — Mettez-lui du vinaigre et de la moutarde dans les narines. — Tes serviteurs te trompent ; leur moutarde est du miel. — A une autre séance, j'inventerai d'autres tourments. — Je suis prêt à tout ce que tu inventeras. — Brûlez-le avec un fer chaud. — Ton fer n'est que tiède ; tes serviteurs se jouent de toi. Si tu as quelque autre invention, essaie-la, pour connaître que je suis vraiment le serviteur de Dieu. — On coupera ta langue. — Tu m'ôteras l'organe de la parole, mais j'ai en moi une langue immortelle qui te répondra toujours. Et Andronicus, qui avait subi ces tortures, reparaît le lendemain sain et sauf : Que sont devenues tes plaies ? dit le juge.— Notre Médecin, répond-il, est un grand et miséricordieux médecin, ô insensé : il n'a besoin ni d'onguent ni de remède ; sa parole guérit tous ceux qui espèrent en lui. Et tous répètent sans cesse : Mon corps t'appartient ; fais de moi ce que tu voudras ; vivant, traite-moi comme tu voudras ; mort, traite-moi comme tu voudras[43].

Alors, il ne restait plus qu'à tuer ; et la seule consolation des persécuteurs désappointés était désormais d'avoir le plus de victimes possible et de leur infliger la mort la plus douloureuse. Ainsi, dès le début de cette dernière période de la persécution, les évêques et les prêtres déjà renfermés dans les prisons et qui avaient refusé d'apostasier avaient été sommés une dernière fois de le faire et, sur leur refus, mis à mort[44]. Ainsi, toute une ville de Phrygie, y compris les sénateurs, les magistrats, le curateur même nommé par l'Empereur, ayant refusé de sacrifier, les soldats l'avaient entourée, y avaient mis le feu ; hommes, femmes, enfants, tous avaient brûlé en invoquant le nom du Christ[45].

Les supplices variaient de province à province ; en Arabie, on était plus humain, on employait la hache ; en Cappadoce, on rompait les jambes et on laissait l'homme mourir[46] ; à Tyr, on crucifiait le condamné la tête en bas, ou on le laissait cloué à la croix jusqu'à ce qu'il mourût de faim[47] ; en Mésopotamie, au dessous d'un homme suspendu la tête en bas, on allumait un feu qui l'étouffait[48]. Dans le Pont, on faisait pénétrer des roseaux aigus depuis l'extrémité des doigts jusqu'au poignet, ou bien on brûlait les reins avec du plomb fondu ; à d'autres on déchirait les entrailles ; il y avait lutte entre les juges à qui inventerait une nouvelle variété de supplice[49]. Les massacres ont-ils été plus nombreux qu'ailleurs dans la Thébaïde ? Ou bien Eusèbe qui se trouvait là a-t-il été plus à même d'apprécier le nombre des victimes ? Ce ne fut pas seulement, dit-il, pendant quelques jours ni quelques mois, mais pendant des années, que les supplices continuèrent. Tantôt dix, tantôt vingt et davantage, quelque fois trente, et jusqu'à soixante ou même cent victimes, hommes, femmes, enfants, périssaient le même jour, tantôt par un supplice, tantôt par un autre. Séjournant dans ces contrées, nous avons vu des amas de cadavres, les uns décapités, les autres morts dans les flammes. Les glaives s'émoussaient et cessaient de couper. Les bourreaux épuisés de fatigue se faisaient remplacer par d'autres[50].

Contre les femmes, on avait depuis longtemps imaginé un supplice pire que la mort. Non-seulement on les suspendait par un seul pied, nues, souffrant à la fois de la torture et de la honte[51] ; et elles eussent pu dire alors comme le disait un peu auparavant une veuve chrétienne à son bourreau : Ce n'est pas moi que tu outrages, c'est ta mère, ta sœur, ta femme : toutes les femmes n'en font qu'une[52]. Mais en outre, depuis longtemps, Tertullien en fait foi[53], les magistrats païens avaient prétendu donner aux vierges chrétiennes un lieu infâme pour prison et le déshonneur pour supplice. Les dignitaires de l'absolutisme déifié sous Dioclétien n'étaient pas hommes à oublier une telle tradition. Mais Dieu veillait et sut toujours obliger les bourreaux à donner à ses martyres, au lieu du déshonneur qu'elles redoutaient, la mort qu'elles ambitionnaient. Une terreur surnaturelle écarta d'Irène tous ceux qui voulaient approcher d'elle[54]. Marciana, livrée à la brutalité d'une troupe de gladiateurs, non-seulement leur échappa, mais convertit l'un d'eux[55]. Un ange descendit auprès d'Agnès, et quiconque voulut entrer dans la hideuse cellule où elle était enfermée, frappé de cette vision, tomba en prière[56]. Un chrétien courageux pénétra à travers la foule des libertins jusqu'au lieu où était Théodora, lui donna ses propres vêtements, et, ainsi déguisée, la fit sortir de son infâme prison ; quelques instants après, le sauveur et la sauvée, amenés devant le juge, se disputaient à qui revenait l'honneur de mourir ; le juge les mit d'accord en les couronnant tous deux[57]. D'autres, inspirées par l'Esprit-Saint, crurent pouvoir s'affranchir elles-mêmes des outrages qui leur étaient préparés. Sachant bien, dès l'instant où on les appelait vers le proconsul, qu'elles auraient à craindre plus de turpitudes encore que de tortures, elles profitaient de leur dernier moment de liberté, montaient sur les toits comme Pélagie pour se briser sur le sol[58] ; ou, comme Domnina et ses filles, pendant le sommeil de leurs gardes, faisaient une dernière prière, s'enveloppaient modestement dans leurs vêtements et s'abandonnaient aux eaux d'un fleuve[59].

Quand il en était ainsi ; lorsque, trompé dans son espérance, il n'avait pu ni obtenir une apostasie, ni flétrir une couronne virginale ; quand il avait été réduit à couronner les vœux du chrétien en lui donnant la mort : que restait-il à faire au persécuteur, si ce n'est de s'acharner honteusement sur ce cadavre dont l'âme était au ciel ? On savait avec quels soins et quelle vénération les chrétiens recueillaient les restes de leurs frères martyrs. On savait que la vue de ces précieuses dépouilles les animait au combat et était pour eux comme le gage d'une nouvelle victoire. On voulait même voir dans ce culte une adoration mystérieuse, et dans ces fragments de qui avait été un martyr, des talismans magiques ; on ne savait pas, ou l'on ne voulait pas savoir, que le culte des reliques et le culte des martyrs ne sont autres que le culte de Dieu mis en commun pour ainsi dire entre les saints du ciel et ceux de la terre. C'est pour rendre ces hommages impossibles qu'à Nicomédie, nous le disions, les magistrats faisaient jeter au fond des eaux les corps qui n'avaient pas été détruits par le feu. Je te ferai brûler et je ferai jeter ta cendre au vent, disait le juge Maxime à Andronicus ; ainsi n'espère pas que des femmelettes puissent jamais envelopper tes reliques de riches étoffes et les embaumer avec des parfums. Comme on avait mis des soldats en faction auprès du sépulcre de Jésus-Christ, on en mettait sur le bord des eaux où les martyrs avaient été jetés. Mais les chrétiens dans leur zèle intrépide savaient fouiller parmi les cendres, plonger au fond des eaux, tromper la vigilance des gardes, acheter leur sommeil. Ils risquaient leur vie à ces recherches, c'est-à-dire que, pour honorer les martyrs, ils risquaient de devenir martyrs eux-mêmes ; souvent ils conquirent pour leurs propres dépouilles les honneurs qu'ils rendaient à celles de leurs frères.

C'est ainsi que Théodote fut martyr du culte des reliques. Ce pieux cabaretier, dont l'histoire, écrite par un témoin oculaire, nous est arrivée si détaillée et si naïve, passait sa vie, soit à fournir aux fidèles pour leur nourriture, et aux prêtres pour le saint sacrifice, un pain et un vin non souillés par le contact des idoles, soit à secourir les chrétiens fugitifs ou prisonniers, soit à rechercher, ensevelir, honorer les restes des martyrs qu'il arrachait parfois à la dent des chiens. Un prêtre le rencontre un jour cheminant avec plusieurs frères : Qui es-tu donc ? lui dit ce prêtre, ton visage m'est apparu en songe et il m'a été dit que tu m'apportais un trésor. Oui, je porte un trésor, dit-il : les restes du martyr Valens que j'ai retirés des gouffres de l'Halys. Mais, puisque tu veux des reliques pour l'église que tu désires construire, n'hésite pas, bâtis ton église, je te promets des reliques. En gage reçois mon anneau. Quelques jours étant passés, le prêtre, venant à Ancyre avec l'anneau de Théodote, y trouvait les reliques que Théodote lui avait promises, c'est à dire le corps même de Théodote devenu martyr[60].

J'abrège ce récit, et il faut que j'en omette bien d'autres. Ce qu'il y a de plus beau, de plus touchant, de plus héroïque dans les Actes des Martyrs, je suis obligé de le taire, pour m'en tenir à de froides généralités. Parlant d'un seul de ces héros de la foi, il faudrait parler de bien d'autres, et l'admiration, si vite rassasiée dans notre pays et en notre siècle, se lasserait de cette longue suite de tragédies divines. Mais qu'on les lise là où elles ont toute leur valeur et tout leur prix, dans l'admirable simplicité ou dans la touchante prolixité du langage contemporain ; qu'on lise ces actes écrits par les témoins oculaires, quelquefois par des païens, quelquefois par la main froide et indifférente du greffier sténographe auquel les chrétiens ont acheté à prix d'or une copie de son procès-verbal ; que, pour ne pas embrasser toute l'histoire de cette héroïque multitude, on lise seulement le livre de D. Ruinart, livre qui ne contient pas tout et ne prétend pas tout contenir ; mais tout ce qu'il contient est admirable. Je ne me pardonnerais pas d'abréger de pareils récits.

Cette lutte effroyable de la persécution contre la foi devait durer, au moins pour la plus grande partie de l'Empire, dix années encore ; calculez, s'il est possible, le nombre des martyrs ! Pensez qu'Eusèbe qui ne connaît guère que l'Orient et ne nomme que dix-sept provinces, dans une seule d'entre elles nous montre dix, vingt, cent martyrs en une même journée[61] ; pensez que Lactance nous fait voir l'Empire tout entier, excepté la Gaule, ravagé 'par trois bêtes féroces, Dioclétien, Maximien et Galère, et qu'empruntant le langage du poète, il demande une voix de fer, cent langues et cent bouches pour décrire tous les supplices[62] ; pensez que les documents des siècles suivants comptent quinze ou dix-sept mille martyrs en un seul mois[63] ! Pensez que nous ne connaissons par leurs noms qu'un nombre proportionnellement bien petit de martyrs, et que ce nombre s'élève à plusieurs centaines[64] !

L'empereur Constantin nous est encore un témoin de ces massacres dans lesquels, dit-il, on n'a pas même eu pour des concitoyens le degré d'humanité qu'on a pour des ennemis ; et il ajoute : La terre en a pleuré, le ciel est apparu tout sanglant, la lumière du jour s'est obscurcie. Il nous peint les chrétiens trouvant chez les barbares un asile pour leurs personnes et une liberté pour leur culte qu'ils ne trouvaient pas sur leur terre natale[65] : sujet de honte, dit-il, pour les Romains ; mais, pouvons-nous dire à notre tour, germe de salut pour les barbares. Et ailleurs il prononce ce mot qui nous donne une juste idée de la multitude des martyrs : Si nos soldats eussent tué autant de barbares que les bourreaux ont tué de chrétiens, la sécurité de l'Empire serait pour jamais assurée[66].

Telles étaient en la vingt-unième année de Dioclétien (305) les souffrances de l'Église, plus cruelles qu'elle n'avaient jamais été ; et elles étaient loin encore de toucher à leur terme. Mais ce qui touchait à son terme, c'était la prospérité de l'empire de Dioclétien. Cette paix intérieure, cette série de victoires contre les barbares, cet état de bien-être inouï pour elle dont la société romaine avait joui sous le quadruple empire de Dioclétien et ses collègues, tout cela était fini. C'en était fait de cette supériorité morale de Dioclétien qui avait maintenu pendant vingt ans l'union des quatre princes. Galère injustement humilié par lui et vengé par une victoire ; Galère qui lui avait imposé la persécution, et qui, de degré en degré, l'avait mené, malgré toute sa prudence, d'une répression soi-disant modérée à la proscription la plus violente ; Galère désormais était le maître de Dioclétien. Et, souffrant depuis longtemps de l'infériorité de son rang, ennuyé de passer sa vie sur une frontière à demi sauvage, dans d'obscures victoires sur les Carpes ou les Sarmates, Galère n'était pas homme à ne point user dans l'intérêt de sa propre grandeur de l'ascendant qu'il venait de conquérir. Être Auguste, peut-être même seul Auguste ; tout au moins tenir dans l'Empire la place qu'y tenait Dioclétien ; vivre sous le soleil d'Asie, loin des pays barbares et des combats contre les barbares, se reposer de la guerre par l'orgie : tel était non pas le rêve, mais la passion ardente, l'unique désir du pâtre illyrien devenu César.

Or l'état où se trouvait Dioclétien ne favorisait que trop ces ambitieuses pensées de Galère. Dioclétien, coupable plus que personne du crime de la persécution — puisqu'il l'avait acceptée, contre sa propre raison, non par passion, mais par faiblesse —, Dioclétien était aussi le premier puni. Il vieillissait ; quoiqu'il n'eût pas encore soixante ans, les historiens parlent de lui comme d'un vieillard. Dans le monde païen, la vie humaine était plus courte ; et surtout pour un César la vieillesse arrivait plus tôt ; un empereur qui avait régné vingt ans semblait avoir traversé toute une éternité. Dioclétien était revenu malade de Rome à Nicomédie et, malade, il avait scellé le décret qui avait mis le comble à la persécution.

Depuis ce temps, il avait paru en public (304) pour la dédicace d'un cirque construit par lui dans sa nouvelle capitale ; puis on avait cessé de le voir. Son état de langueur s'était aggravé : des prières avaient été adressées aux dieux pour son rétablissement, et, le jour des ides de décembre, les larmes et l'agitation du palais avaient fait croire dans Nicomédie à sa mort : Le prince a expiré, se disait-on ; on cache sa mort pour que le César Galère ait le temps de revenir et que les soldats ne se hâtent pas de faire un autre choix.

Ce n'était pourtant qu'une crise et une crise heureuse en un certain sens. Aux kalendes de mars (1er mars 305), Nicomédie revit son empereur[67].

Elle le revit, et au premier moment elle ignora par quelle triste compensation Dioclétien avait payé son retour à la vie. Dès l'abord, on fut frappé de l'aspect de cette figure qui, altérée par la maladie, n'était plus reconnaissable ; mais plus tard on s'aperçut que cette raison sagace et pénétrante, cette intelligence fine plutôt qu'élevée, tous les dons que le ciel avait mis dans cette âme de soldat, peut-être pour lui épargner, s'il le voulait, le crime de persécution, tous ces dons dont il n'avait pas su faire usage lui étaient ravis ; les lumières par lesquelles il n'avait pas voulu se laisser conduire lui étaient retirées.

Vaincue par les obsessions de Galère, par les suggestions des prêtres païens, sa raison était demeurée abattue. Toujours il avait vécu dans un état d'angoisse (c'est un écrivain païen qui parle ainsi), comme troublé par l'imminence de quelque péril ; mais maintenant il lui semblait entendre le craquement de l'Empire près de s'écrouler et des annonces fatales de guerres intestines[68]. Ces craintes trop légitimes le ramenaient à ses dieux et à ses devins, mais ni les uns ni les autres n'avaient le pouvoir soit de l'éclairer dans le présent, soit de le rassurer sur l'avenir. Les fréquents incendies du palais lui faisaient peur ; sa chambre avait été frappée de la foudre, et il croyait toujours voir la foudre prête à tomber sur sa tête[69].

C'est alors que Galère arriva à Nicomédie. Que se passa-t-il entre eux ? Les menaces et les obsessions de Galère allèrent-elles jusqu'à de la violence ? Jusqu'à quel point Dioclétien fut-il persuadé, obsédé, effrayé, ou contraint ? Lactance nous le représente se débattant contre Galère qui le presse d'abdiquer ; lui objectant la honte de descendre dans la vie privée, les haines qui l'y poursuivront ; proposant à Galère de faire de lui un troisième Auguste afin qu'il n'ait plus de supérieur : Galère de son côté refusant cette dignité purement nominale ; disant que, si l'on prétend le maintenir éternellement dans un rang inférieur, lui-même pourvoira à sa propre élévation : enfin le vieillard languissant, vaincu, malade, affaibli, laissant tomber sa tête, pleurant et disant : Puisque tu le veux, qu'il en soit ainsi[70].

On n'en fut pas moins autorisé à dire et l'on n'en dit pas moins que l'abdication de Dioclétien avait été spontanée. Les abréviateurs païens en font même honneur à sa philosophie et à sa sagesse, bien qu'en même temps ils parlent de sa vieillesse, des terreurs qui agitaient son esprit, et avouent que des rumeurs diverses circulaient à ce sujet[71]. Eusèbe dit que Dioclétien a abdiqué on ne sait pourquoi[72]. Ni les uns ni les autres n'étaient obligés de savoir les scènes de l'intérieur du palais que Jactance, habitant Nicomédie et précepteur d'un fils de Constantin, a pu mieux connaître.

L'abdication de Dioclétien n'eût pas été complète pour Galère sans celle de Maximien. Galère l'avait obtenue, dit Lactance, avant même de venir à Nicomédie ; des lettres de Maximien apportées par lui en faisaient part à Dioclétien et lui conseillaient une résolution pareille. Selon d'autres, ce fut Dioclétien au contraire qui imposa, non sans peine, à Maximien, la retraite qu'il s'imposait à lui-même.

Maximien et Dioclétien se retirant devaient être remplacés par Constance et par Galère devenus Augustes ; mais à côté de ceux-ci, il fallait de nouveaux Césars. L'idée du gouvernement quadruple avait réussi, et il importait de donner des chefs aux armées afin qu'elles ne s'en donnassent pas. Les liens de famille semblaient indiquer le jeune Maxence fils de Maximien, et Constantin fils de Constance Chlore. Constantin surtout, âgé de trente et un ans, marié et père d'un fils, commandant une légion à Nicomédie même, chéri de ses soldats, fils du meilleur et du plus aimé des quatre empereurs, promettait de valoir plus même que son père[73].

Mais ces qualités mêmes étaient pour Galère une raison de l'éloigner, et l'éloignement de Constantin était une raison d'écarter Maxence. Contre celui-ci, lorsque Dioclétien en parla, Galère objecta son insolence : Il ne nous a jamais adorés, dit-il ; s'il m'a méprisé avant d'être César, comment me traitera-t-il étant César ? Contre le fils de Constance, quand Dioclétien vanta les hautes qualités de ce prince, Galère répondit crûment : Vis-à-vis d'un tel homme, je ne serai pas le maître : je veux des Césars qui dépendent de moi. — Et qui donc ?Sévère. — Comment ! ce danseur, cet ivrogne qui fait du jour la nuit et de la nuit le jour !Oui : il a fidèlement accompli sa charge de payeur des soldats ; je l'envoie à Maximien pour qu'il lui donne la pourpre. — Mais quel sera l'autre ?Celui-ci ; et Galère montra placé à quelque distance d'eux, son neveu, jeune homme auquel il venait d'ôter son nom barbare de Daïa pour l'appeler Maximin. — Qui est-il donc ?Mon parent. — Mais, dit Dioclétien en gémissant, ce ne sont pas là des hommes qui puissent sauvegarder la république. — Je les tiens pour éprouvés. — Cela te regarde, puisque c'est toi qui dois gouverner. J'ai fait ce qui était en moi, pour que la république, moi régnant, ne fût pas ébranlée. Si quelque malheur arrive, la faute n'en sera pas à moi[74].

Tel est le récit de Lactance, et ce récit n'est ni invraisemblable ni contredit. Galère était tout-puissant ; l'abdication une fois consentie de Dioclétien et de Maximien, l'éloignement de Constance au fond des Gaules, ne lui laissaient aucun obstacle à craindre. Les choses se passèrent à Nicomédie et à Milan comme il le désirait. — A Milan, Maximien se dépouilla solennellement de la pourpre et la donna à Sévère avec le titre de César, en même temps qu'il faisait passer à Constance le titre d'Auguste. — A Nicomédie, la mémé solennité eut lieu, et Lactance en a été témoin. A trois milles en dehors de la ville, était une colonne portant une statue de Jupiter, au pied de laquelle Galère avait autrefois reçu la pourpre en qualité de César. Les soldats se rassemblèrent en ce lieu ; ils ne savaient quel nouvel empereur on allait faire, mais tous leurs regards étaient tournés vers Constantin.

Là, Dioclétien parle le premier, les larmes aux yeux : il est vieux, dit-il, il a besoin de repos, il est temps de remettre l'Empire en de plus jeunes mains. Et, au milieu d'un silence plein d'une anxieuse attente, il prononce les noms de Sévère et de Maximin. Ces noms inconnus amènent une stupéfaction générale. On se demande s'il ne s'agirait pas de Constantin, décoré, comme cela se faisait si souvent, d'une appellation nouvelle.... Mais Galère, se retournant, écarte Constantin placé immédiatement derrière lui et que sa haute taille faisait apercevoir de tous. Il saisit Daïa, le pousse en avant, et lui ôte son habit vulgaire pour que Dioclétien le revête de la pourpre. Peuple et soldats restent confondus, muets d'étonnement, ne faisant entendre ni acclamation ni murmure.

Un instant après, Dioclétien, en habit privé, montait dans une voiture, traversait la ville et partait pour sa cité natale de Salone d'où il ne devait plus sortir[75]. Le plus long règne et, à tout prendre, le plus paisible que l'Empire eût vu depuis Marc-Aurèle, était fini ; Dioclétien emportait avec lui toute la dose de modération et de bon sens qu'une tête d'empereur païen pouvait contenir. L'union entre les princes, leur commun labeur sous une supériorité librement acceptée, était chose qu'on ne devait plus espérer revoir désormais ; cette tétrarchie que l'Empire avait pu appeler glorieuse avait fait son temps. Les deux étranges choix que Galère et Dioclétien venaient de faire témoignaient assez quelle avait été la faiblesse de l'Auguste déchu, quelle était la toute-puissance et l'aveugle despotisme du nouvel Auguste.

Dieu punissait ainsi Dioclétien, l'Empire et Galère lui-même[76].

 

 

 



[1] Hist. Ecclés., VIII, 1.

[2] Orelli, 1062.

[3] Quousque Cæsar ? Lactance, De mortib. persecut., 9.

[4] Lactance, 9.

[5] Lactance, 10.

[6] Lactance, 11.

[7] Lactance, 12.

[8] Lactance, 13. — Eusèbe, VIII, 2, 5.

On fait sa fête le 7 septembre, (selon quelques martyrologes, le 24 février). Son nom serait Palphetrus ou Petrus, selon d'autres, Jean.

[9] Lactance, 18.

[10] Je ponctue ainsi : Tunc Cæsar, media hieme protectione partita, prorupit. Lactance, ibid.

[11] Martyrs de la maison de Dioclétien : SS. Eunuchuius et d'autres, 11 mars. — Pierre et 17 autres, 15 mars. — Eutychus, 13 mars. — Pancharius, préfet du palais, 19 mars. — Apollon, Isaac, Quadratus, 21 avril. — Dorothée, Pierre et Gorgonius, 9 septembre.

[12] Martyrs de Nicomédie pendant la grande persécution : SS. Saturnin et d'autres, 6 mars. — Rusticus, Salatinns et Firmianus, 10 mars. — Macedonius, prêtre, sa femme, sa fille et d'autres, 13 mars. — Lucius, évêque, et d'autres, 15 mars. — Maria, Aprilis, Servulus et 23 soldats, 18 mars. — Dix mille autres décapités, le même jour (V. Eusèbe, VIII, 6). — Juliana et huit autres, 29 mars. — Victor, Zoticus et huit autres, 20 avril. — Georges, tribun des soldats, appelé par les Grecs Megalomartyr (le grand martyr), 23 avril. — Eusèbe, Néon et six autres, 24 avril. — Anthime, évêque de Nicomédie, et une foule d'autres (V. Eusèbe, VIII, 6 13, 27 avril (3 septembre). — Eusèbe, Romain et leurs compagnons, 29 (30) mai. — Le comte Anicet, son frère et d'autres, 12 août. — Cyprien, magicien, puis clerc ; Justine et Théoctiste, 26 septembre. — Éleuthère, soldat, et beaucoup d'autres, 2 octobre. — Dasius et 13 autres soldats, 21 octobre. — Papyrius, Victoria et d'autres, 24 octobre. — Vingt martyrs, 23 décembre. — Glycerius, prêtre, 21 décembre, avec Jules, Domnina, prêtresse des idoles, 26 on 28 décembre. — Zénon, soldat, 22 décembre. — Mygdonius et 22 autres, 23 décembre.

Le grand nombre des martyrs indiqués pour le mois de mars justifie bien la date de février assignée à l'édit de Dioclétien.

Nous n'essaierons pas de donner les listes des martyrs de la grande persécution pour le reste de l'Orient, pour l'Italie et pour l'Afrique, à cause de leur trop grand nombre.

[13] Eusèbe, VIII, 6. Lactance, 15.

[14] Libanius, Orat., 14 et 15. Eusèbe, H. Ecclés., VIII, 6.

[15] Eusèbe, VIII, 2. De martyrib. Palœst., proœm.

[16] Eusèbe, H. E., VIII, 2.

[17] Eusèbe, VII, 3. De mart. Palœst., I.

[18] Eusèbe, VIII, 10.

[19] Lactance, 17.

[20] Les prisonniers liraient été rendus : cela est certain. Aussi j'entends de leurs images ce que dit Eutrope (IX, in fin.) Pompa ferculornm illustris quia Narsei conjuges et liberi ante currum ducti sunt. V. encore Epithalam. Constant., 8.

[21] Lactance, 17.

[22] Constantini epistola apud Eusèbe. De vita Constantini, 11, 50, 51.

[23] Cette succession des édits est indiquée dans les Actes des martyrs. Tot admonitiones totque edicta proposita, dit un magistrat. (Acta S. Agapes, 3 avril, Ruinart). — Theotecnus vint dans notre province. Il envoyait messager sur messager pour annoncer la proscription et répandre la terreur. A peine les premiers avaient-ils secoué la poussière de leurs pieds, d'autres arrivaient, annonçant des mesures plus cruelles encore. Puis venaient d'autres encore, apportant des édits du prince qui ordonnaient de détruire toutes les églises, de tramer tous les prêtres aux autels des faux dieux. Acta sancti Theodoti, 4, apud Ruinart.

[24] Lactance, 15. Eusèbe, De martyrib. Palœst., 3, De vita Constantini, 45.

[25] Lactance, 16. Eusèbe, Hist., I, 16.

[26] De vita Constantini, I, 16 : De mortibus persecut., 15. Sozomène I, 6.

[27] Plusieurs martyrs à Lichfield (Campus cadaverum), 2 janvier. — SS. Alban, Amphimalle et autres, à Verulam, 22 (25) juin. — S. Jules, Aaron et d'autres, à Cærleon (Castrum Legionis), 1er juillet.

[28] Les actes des martyrs où figure le nom du præses Dacianus se rencontrent — à Saragosse : sainte Engratia, SS. Optat, Successus, 16 et 17 avril, et plusieurs martyrs appelés massa sancta, dont parle Prudence, 3 novembre. — A Valence, saint Vincent, archidiacre de Saragosse, 22 janvier. — A Girone, SS. Eovald et Sixte, 7 mai, Félix et Romain, 1er août. — A Avila, SS. Vincent, Sabine, etc., 27 octobre. — A Mérida (?), sainte Léocadie, 23 décembre.

Pour les Gaules, le nom de Dacianus se rencontre à Colibre dans le Roussillon, (saint Vincent, 18 avril ; mais n'est-il pas le même que celui de Saragosse ? Cabre (Cancoliberi) est porté dans les actes comme appartenant à l'Espagne citérieure. — A Agen, sainte Foi (Fides), 6 octobre, et saint Caprais, premier évertue d'Agen, 20 octobre.

Indépendamment de ceux où figure le nom de Dacianus, les martyrs sont nombreux en Espagne. Ainsi, — à Malgue, royaume de Grenade, sainte Cyriaque et saint Paul (18 juin). — A Alcala de Hénarès (Complutum), SS. Juste et Pastor (6 août). V. St. Paulin de Nole, Poèmes, 15 (32). — A Cordoue et ailleurs, V. en général l'espagnol Prudence, Peristéphanon. Le concile d'Elvire, par ses prescriptions relatives aux tombés, indique bien que les persécutions avaient été nombreuses en Espagne.

Aux martyrs gaulois nommés ci-dessus, ajoutons : SS. Julien, à Brioude, 27 avril (Greg. Turon., De gloria mart., 11 ; Sidoine Apollinaire, Ép. VII, 1 ; Ruinart, Acta sincera) — Ferréol, à Vienne, 18 septembre (Greg. Tur., ibid., II, 2. Sidoine, ibid.  Ruinart, ibid. Fortunat, VIII, 47). — Tibère, Modeste et Florentia, à Agde, 10 novembre. — Métrias, à Aix en Provence, 13 novembre (Greg. Turon., De gloria confessor., 17). — Honorine, vierge, à Graville dans le pays de Caux, 27 février (où son tombeau existe encore, Rapport de M. l'abbé Cochet, 1867, et Revue archéologique, février 1870). Que l'Espagne fit ou non partie du domaine de Constance, il est dont certain que ses intentions de tolérance n'ont pas été partout obéies.

[29] Sur l'authenticité des actes des martyrs rapportés par Eusèbe, V. Thesaurus Historia Ecclesiasticæ, Rome..., fascicule 12 et 13.

[30] Ainsi, lorsque, à Tarse, saint Andronicus et ses compagnons condamnés sont introduits dans l'amphithéâtre, il y a une grande émotion et le peuple s'écrie : C'est un juge inique qui a jugé ainsi ! Beaucoup de spectateurs sortent de l'amphithéâtre en murmurant contre le juge Maxime. Celui-ci fait noter par les soldats ceux qui s'en vont, afin de les mettre en jugement plus tard. Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, ch. 10 (11 octobre), Ruinart.

[31] Actes de sainte Afre, 5 août. Apud Ruinart, et d'autres encore.

[32] Eusèbe, VIII ; Lactance, Div. Inst. V ; saint Athanase, t. I, partie I, p. 382.

[33] Acta sancti Theodoti Ancyrani, 18 mai, Ruinart.

[34] Sur cette destruction des Saintes Écritures et l'amour que les chrétiens leur portaient, voyez encore les actes de saint Philippe, évêque d'Héraclée (22 octobre, Ruinart), où le diacre Hermès dit ces belles paroles : Tu aurais détruit toutes nos écritures, il ne resterait plus sur la terre de traces écrites de notre tradition, que nos descendants, par respect pour la mémoire de leurs pères et par amour pour leurs propres âmes, écriraient des volumes plus nombreux encore, et enseigneraient plus fortement encore la crainte que nous devons avoir envers le Christ. Voir encore, sur ceux qu'on a appelés les martyrs des Livres saints, Eusèbe, VIII, 8, et les Notes de Valois ; Lactance, De mortibus persecutorum, 15 et 18 ; Ruinart, sur les actes des SS. Saturnin, Félix et autres. Ces martyrs sont honorés en masse le 9 janvier.

[35] Acta SS. Saturnini, Datii et alior., 11 fév., à Abilina en Afrique, sous le proconsul Anulinus. Ruinart. — Acta S. Felicis, episcopi à Tibinra (?) en Afrique (30 août 303). Ruinart.

[36] Acta sancti Eupli, 12 août 304, Ruinart.

[37] Eusèbe, De martyribus Palœst., 2.

[38] Hist. Ecclés., VIII, 9.

[39] Eusèbe, De martyrib. Palœst., 3.

[40] Eusèbe, Hist. Eccles., VIII, 8.

[41] Acta sancti Tarachi, Probi et Andronici, 11 octobre. Ruinart.

[42] Lactance, De mortibus persecut., 16.

[43] Actes de saint Tarachus, Probus, Andronicus, cités ci-dessus.

[44] Eusèbe, H. E., VIII, 10.

[45] Eusèbe, H. E., VIII, 11.

[46] Eusèbe, H. E., VIII, 12.

[47] Eusèbe, H. E., VIII, 8.

[48] Eusèbe, H. E., VIII, 12.

[49] Eusèbe, VIII, 12.

[50] Eusèbe, VIII, 9.

[51] Eusèbe, VIII, 9.

[52] Acta SS. Theonillœ et Domninœ. Ruinart, p. 268.

[53] Christiana ad leonem potius damnanda quam ad lenonem. Vous confesses donc, dit-il, que la perte de la pudeur est pire pour nous que toutes les peines. Apologétique, cap. ult.

[54] V. apud Ruinart. Acta SS. Irenes, Chioniœ, Agapes, 3 avril, à Thessalonique.

[55] Sainte Marcienne, de Rusucur en Mauritanie, 9 janvier (la même que sainte Martienne, de Tolède, 9 juillet ?)

V. encore le récit intéressant des souffrances de sainte Marie, esclave du sénateur romain Tertullus. Son maitre commence par la torturer, pour la forcer à abjurer, la met dans un cachot, puis est dénoncé lui-même, comme ayant reeélé Une chrétienne. Elle est livrée au juge, mise sur le chevalet, et tellement tourmentée que le peuple, qui demandait sa mort, finit par avoir pitié d'elle. Elle est mise sons la garde d'un soldat, mais, craignant pour sa chasteté, elle s'échappe et va mourir dans le désert. (V. ses actes, publiés par Baluze : Miscellanea, t. II. — Bide, Adon, Usuard, au 1er novembre).

[56] Sainte Agnès, martyre à Rome, 21 janvier.

[57] Ruinart : Acta sanctæ Theodorœ et S. Didymis, à Alexandrie, 28 avril.

[58] Sainte Pélagie, à Antioche, 9 juin. Voyez saint Jean Chrysostome, t. I, Homélie 40. Saint Ambroise, de Virginibus, III, 7. Ép. 37.

[59] Sainte Domnina et ses filles, Bernice et Prosdocée, près d'Hiérapolis en Syrie, 4 octobre. Saint Jean Chrysostome, tome I, Homélie 51. Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 12. Ruinart, etc. — On est porté à identifier leur histoire avec celle de la mère et des sœurs de sainte Pélagie, lesquelles aussi, selon S. Ambroise, se noyèrent dans un fleuve pour échapper à la poursuite des soldats.

[60] Ruinart : Actes de saint Théodote, sainte Técusa et six autres vierges, à Ancyre, 18 mai.

[61] De Martyribus Palest., 13. Hist. Ecclés., VIII, 7, 12.

[62] Virgile, Eneid., ap. Lactance, De mortibus persecut., 18.

Non mihi, si linguæ centum sint oraque centum

Ferrea vox, omnes scelerum comprendere formas,

Omnia pœnarum percurrere nomina possim.

[63] Liber Pontificalis seculi sexti, Usuard, etc.

[64] Voyez en particulier, sur les martyrs d'Afrique, une inscription trouvée à Milève, et qui doit dater des premiers temps de la paix constantinienne. — A Sétif, une épitaphe des martyrs Justus et Décurius, gravée, par suite d'un vœu, par Colonicus et sa femme. —A Calame (Ghelma), les restes d'une église, consacrée aux martyrs Nivalis, Matrone, Salvius, dont le natalitius est le 9 des Ides de novembre. — Sur ces inscriptions, d'autant plus précieuses que nous avons moins de documents sur les martyrs africains de cette époque, V. M. de Rossi, Bulletin d'archéologie chrétienne, 1875, 4. — Ces martyrs ont péri sous Florus, gouverneur de Numidie, au moment de la thurification, (contrainte exercée pour leur faire brûler de l'encens aux faux dieux). Optat de Milève (I, 13), confirme ces deux faits.

[65] Constantini epistola apud Eusèbe, De Vita Constantini, II, 52, 53.

[66] Oratio ad sanctorum cœtum, 25, apud Eusèbe.

[67] Lactance, 17.

[68] Aurelius Victor, de Cæsaribus.

[69] Constantini. Oratio ad sanctos, 25.

[70] Lactance, 18.

[71] Victor, de Cæsaribus, Épitomé. Eutrope, IX, in fine.

[72] De vita Constantini, 18.

Ailleurs, il parle de la maladie et, de l'affaiblissement d'esprit du prince. Hist. Ecclés., VIII, 13. V. aussi : De martyrib. Palœstinœ, 3.

[73] Voyez Eusèbe, De vita Constantini, I, 19, 29.

[74] Lactance, 18.

[75] Lactance, 19.

[76] Voyez l'application que fait Bossuet à la persécution de Dioclétien et à ses différentes phases, des chapitres XI et XII de l'Apocalypse. (Explication de l'Apocalypse).