LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE VI. — PERSÉCUTIONS ET DÉSASTRES DE L'EMPIRE - 249-260

CHAPITRE II. — L'ÉGLISE APRÈS LA PERSÉCUTION - 251.

 

 

Nous ne savons au juste à quelle époque la persécution cessa, ni même si elle cessa tout à fait avant la mort de Dèce. Nous savons seulement, que, peu après la Pâque, dans la seconde année de ce prince (avril 251), Cyprien put rentrer au milieu de son troupeau[1].

Un peu plus tard, l'Église de Rome put avoir, quoique la persécution durât encore, une assemblée dans laquelle siégeaient seize évêques, et qui donna un successeur au martyr Fabianus. Le prêtre Corneille, éprouvé par tous les degrés de la hiérarchie, humble, modeste, courageux, fut choisi pour cet honneur suprême qui le désignait si évidemment à la colère des juges païens. L'arrêt ne se fût sans doute pas fait attendre, si la persécution de Dèce ou si le règne de Dèce eût duré davantage ; et du reste l'arrêt ne fut qu'ajourné[2].

Mais quel qu'en soit le moment précis, et quelle qu'en fût la cause, la paix fut rendue à l'Église après dix-huit mois environ de combat. La paix nous est rendue, s'écrie alors Cyprien ; ce que les incrédules jugeaient difficile, ce que nos ennemis jugeaient impossible, la sécurité nous est rendue par le secours et la vengeance de Dieu[3]. La joie revient dans les âmes, les nuages et les ténèbres se sont dissipés, le ciel a repris sa sérénité première. Louons Dieu et rendons-lui grâces pour ses bienfaits, quoiqu'au reste, pendant le temps de la persécution, notre voix n'ait pas cessé de lui rendre grâces. Car l'ennemi ne pourra jamais empêcher que, nous qui aimons Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces, nous le bénissions partout et toujours. Mais enfin, ce jour désiré est venu après une longue et effroyable nuit... Nous avons au milieu de nous nos glorieux confesseurs, nous baisons leurs plaies, nous jouissons du bonheur si longtemps désiré de les voir. Nous la voyons, cette blanche cohorte de soldats du Christ qui ont soutenu le poids de la persécution, toujours prêts à souffrir la mort. Voix bénie qui a confessé le Christ auquel elle s'était vouée pour toujours ! Mains glorieuses qui, accoutumées aux bonnes œuvres, se sont refusées aux sacrifices impies ! Lèvres sanctifiées par le Corps et le Sang du Seigneur, et qui se sont détournées du contact des viandes immolées Votre tête est restée libre du voile impur des sacrificateurs ; votre front marqué du signe de Dieu a rejeté la couronne de Satan et s'est réservé pour la couronne du Seigneur. Avec quelle joie l'Église notre Mère vous reçoit revenant du combat et vous ouvre ses portes, afin que votre sainte cohorte y pénètre portant les dépouilles de l'ennemi ! Parmi vous sont des femmes qui ont vaincu et la puissance du siècle et la faiblesse de leur sexe ; viennent aussi des vierges doublement glorieuses, des enfants qui se sont élevés au-dessus de la fragilité de leur âge. Vient enfin toute l'armée de ceux qui sont demeurés debout (stantes) et dont la gloire suit la vôtre de si près. Ils avaient la même sincérité de cœur, la même persévérance dans la foi... ; ils n'ont craint ni l'exil qui les menaçait, ni les tourments préparés pour eux, ni la perte des biens, ni les souffrances du corps. Un jour leur avait été fixé avant lequel on ordonnait qu'ils abandonnassent leur foi ; mais il n'y a pas de jour pour qui a renoncé aux choses du temps... Par cela seul qu'ils ont laissé passer ce jour, ils se sont confessés chrétiens... Ils ont fui, ils ont sacrifié leur patrimoine parce qu'ils ne voulaient pas apostasier. Mis dans les fers, ils n'eussent pas non plus apostasié. Telles sont les célestes couronnes des martyrs, les gloires spirituelles des confesseurs, les honneurs dus à ceux qui sont demeurés debout[4].

C'est donc ainsi que se recomposait l'Église, de fugitifs revenus, de prisonniers délivrés, de persévérants qui, restés dans leurs demeures, avaient su garder la foi. Les évêques qui avaient fui reparaissaient ; ceux qui avaient été captifs sortaient des fers ; et, dans les conciles qui reprenaient leur cours, les pontifes dispersés se revoyaient brisés par les fatigues de l'exil, par les souffrances de la prison, par le fer de la torture.

Bien des vides, il est vrai, se faisaient voir, et il y avait à panser des plaies bien douloureuses. Je ne parle pas ici des vides que laissaient au milieu de leurs frères ceux qui avaient remporté la palme du martyre ; pour l'Église, les martyrs étaient non une perte, mais une conquête ; ils lui étaient rendus avec usure par les prosélytes que leur exemple avait faits. Mais il était bien grand encore, le nombre des absents, fugitifs ou exilés ; leurs biens avaient été confisqués ; la pauvreté, la distance, les misères de l'exil les tiendraient peut-être pour jamais éloignés. Il y avait en outre des fuites coupables : des prêtres avaient laissé leur troupeau dans l'abandon et ne reparaissaient pas encore[5]. D'autres avaient succombé et fait acte d'idolâtrie. Hélas ! parmi les confesseurs eux-mêmes, quelques-uns ne laissaient pas que de donner à l'Église des soucis et des sujets de peine. Il en fut que l'orgueil perdit et qui voulurent dominer parmi leurs frères ; il en fut que la volupté séduisit, quand le fer n'avait pu vaincre leur courage[6]. Et nous allons voir, quand il s'agira du retour de ceux qui ont failli, l'Église obligée de reprocher à quelques-uns des confesseurs ou leur indulgence excessive ou leur extrême rigueur.

Car ceux-là surtout étaient nombreux et donnaient à l'Église la plus grande de ses douleurs, qui avaient failli, qui avaient sacrifié, les tombés (lapsi) comme on les appelait[7]. La plupart se repentaient et sollicitaient leur retour, ils l'avaient sollicité même avant la fin de la persécution, et les conditions de ce retour étaient depuis longtemps une grande préoccupation pour l'Église. Tous n'étaient pas également coupables ; quelques-uns s'étaient précipités d'eux-mêmes vers l'apostasie, et n'avaient pas eu honte de solliciter comme un honneur une part dans les cérémonies païennes. D'autres, au contraire, n'avaient succombé qu'après des tortures longtemps supportées avec courage. Quelques-uns avaient livré avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs serviteurs, leurs commensaux ; mais d'autres, n'avaient voulu, disaient-ils, que protéger par un semblant d'apostasie, les hôtes chrétiens de leur toit ; devenus païens de nom, ils avaient donné asile à des fidèles menacés, et l'on nomme deux chrétiennes de Rome, qui, pour expier leur apostasie, allèrent jusqu'à plusieurs milles au-devant de confesseurs fuyant le sol de l'Afrique, pour les héberger, les soulager, les consoler[8]. D'autres enfin n'avaient ni brûlé d'encens, ni mangé des viandes immolées, ni fait aucun acte d'idolâtrie, mais ils avaient consenti à passer pour l'avoir fait, et des billets (libelli) dus à la connivence payée des autorités païennes leur avaient donné le bénéfice d'une prétendue apostasie[9] ; c'était déjà trop, et l'Église ne pouvait absoudre une telle dissimulation de la foi. Mais tous, plus ou moins coupables, étaient à proprement parler des faibles plutôt que des apostats. Bien peu d'entre eux vivaient de la vie païenne ; presque tous, restés chrétiens au fond du cœur, voyaient les martyrs avec admiration, les chrétiens fidèles avec envie.

En outre, des exemples de la justice de Dieu, en frappant quelques-uns d'entre eux, avaient été un avertissement pour les autres. Après avoir renié Jésus-Christ, un homme était resté muet pour la vie ; une femme, torturée par le démon, en était venue à déchirer avec ses dents cette langue qui avait prononcé le blasphème[10]. Aussi, la plupart, après avoir tremblé devant l'iniquité des hommes, tremblaient-ils devant la justice de Dieu. L'Église était le port qui seul pouvait les protéger ; pleins de douleur d'en être sortis, ils avaient hâte d'y rentrer.

Bien avant même que la persécution fût finie, ils demandaient en grâce de redevenir membres de l'Église persécutée. Ils allaient trouver les martyrs et les confesseurs, sollicitant des derniers leur intercession ; à ceux qui marchaient à la mort, ils venaient demandant la paix, c'est-à-dire, un acte de réconciliation avec l'Église. En Afrique, en particulier, les martyrs et les confesseurs, plus indulgents d'autant qu'ils étaient plus héroïques, accueillirent avec compassion les pécheurs apostats, prièrent avec eux, les admirent à leurs agapes ; ils eurent peut-être trop grande confiance en leur propre autorité dans l'Église ; ils crurent pouvoir amnistier ceux pour qui ils devaient seulement intercéder. Cependant le premier martyr africain, Mappalicus, allant à la mort, s'était contenté de recommander à l'indulgence de l'Église sa mère et sa sœur qui avaient failli. Mais plus tard Paul avait dit à Lucien, son compagnon de captivité : Je te le dis, Lucien, en présence du Christ, quand j'aurai été appelé à la mort, si quelqu'un te demande la paix, accorde la lui en mon nom. Aussi lorsque Celerinus, qui avait souffert à Rome la torture et les fers, implore modestement pour deux sœurs tombées, la miséricorde des confesseurs de Carthage, Lucien la leur accorde au nom de Paul, et ne craint pas d'écrire à son évêque, de la part de ses compagnons de captivité, que tous ont donné la paix à tous[11].

Armés de ces indulgentes absolutions, les tombés n'hésitèrent plus, ils affluèrent au seuil de l'Église, non en suppliants, mais plutôt en séditieux ; non pas seulement frappant à la porte, mais la brisant, comme dit le clergé de Rome ; réclamant comme un droit ce qui ne pouvait être qu'une grâce[12]. Bien des prêtres, dans l'isolement forcé où la persécution les faisait vivre, se troublèrent, cédèrent à ces obsessions, admirent ces enfants prodigues, sans autre signe de repentir, à la table du Père de famille[13]. On comprend et cet empressement et cette erreur : à ce moment, l'Église luttait encore ; bien des vides avaient éclairci les rangs de sa milice ; comment ne pas les remplir sans délai par ces déserteurs qui reviennent au bercail pour y trouver un abri, mais aussi rentrent au camp pour reprendre le combat ? L'Église, en ce jour de lutte, ne devait-elle pas écouter plus que jamais sa maternelle indulgence, quand ses besoins étaient si grands, quand la tentation avait été si forte, quand le retour était lui-même un acte de courage et exposait à de nouveaux périls ?

C'est ce que pensa, ou du moins ce qu'affecta de penser à Carthage le prétendu diacre Félicissime. Félicissime était de ces chrétiens peu nombreux qui avaient jadis combattu l'élection de Cyprien, qui ne lui avaient pardonné ni son succès, ni sa douceur et sa modestie après le succès. Au milieu du trouble que la persécution jetait dans les âmes, Félicissime essaya de fonder une église à part ; il appela à lui des pauvres pour qui les aumônes de l'Église avaient pu devenir moins régulières, des tombés pour l'impatience desquels les portes de l'Église ne s'ouvraient pas assez vite, des confesseurs même dont Cyprien avait blâmé la condescendance trop grande pour les coupables, et enfin le levain habituel de l'église de Carthage ; l'évêque Privatus, le prêtre Novatus, tous les vieux ennemis de Cyprien[14] et de l'Épiscopat qui les avait trois ou quatre fois condamnés. Cette Église nouvelle eut son évêque ; Félicissime en fut le diacre, elle eut son sanctuaire sur un lieu élevé (probablement dans l'enceinte ou aux alentours de Carthage). Ce schisme fut appelé le schisme des Montagnards[15].

Novatus et Félicissime, décriés pour leurs mœurs, n'eussent pas sans doute fondé un schisme de longue durée. Et cependant, si l'Église n'eût été qu'une institution humaine, si elle n'eût écouté que la voix de la prudence et de la politique humaines, ne lui eût-il pas semblé sage, en face de cette multitude de tombés, d'ouvrir ses portes plus larges que jamais, de grossir en toute hâte son troupeau si diminué, de remplacer, par ceux que le repentir lui ramenait, ceux que la terreur éloignait chaque jour ? Il n'en fut pas ainsi. Nous avons sur ce sujet la correspondance de saint Cyprien avec le clergé de Rome d'abord, puis avec le pape saint Corneille. L'accord est complet entre Rome et Carthage ; et, comme Rome correspondait également avec les autres Églises, on peut croire que la marche qu'elle dictait à saint Cyprien fut, ou peu s'en faut, la même partout. Voici donc ce que prescrit un synode réuni à Rome, sous le feu de la persécution, pendant la vacance du siège pontifical, un synode composé d'évêques voisins de Rome et d'évêques réfugiés à Rome[16] : ne pas repousser sans doute ceux qui ont fait un jour acte d'idolâtrie, lorsqu'ils se repentent et qu'ils n'ont pas vécu de la vie païenne ; ne mépriser ni leurs prières, ni les recommandations des martyrs et les vœux des confesseurs, — mais ne pas tenir non plus ces recommandations comme absolument décisives, ne pas admettre celles qui sont vagues, générales, applicables à quiconque veut en user ; — et surtout, avant d'accorder l'absolution définitive, attendre la paix de l'Église et l'élection d'un nouveau pontife ; attendre le jour où, la persécution étant finie, la chaire de saint Pierre de nouveau occupée, les évêques étant de retour au milieu de leurs troupeaux, les évêques et le peuple chrétien autour d'eux pourront apprécier à loisir la vie, les fautes, le repentir de chacun[17].

Cette sévérité s'adoucissait, cela va sans dire, au moment de la mort ; et le pénitent surpris par la maladie pouvait immédiatement être réconcilié[18]. Une autre porte était ouverte encore, la plus belle de toutes, celle du martyre ; et l'on vit de ces tombés, surpris, avant que leur pénitence fût complète, par les coups de la persécution, les braver sans crainte et racheter par leur sang leur faiblesse passée. Saint Cyprien nomme Castus et Æmilius parmi ces héros de la seconde épreuve, plus glorieux dans une lutte nouvelle pour avoir failli une première fois[19]. D'autres parmi les tombés, ayant à souffrir, non le martyre, mais l'exil et la perte des biens, quittèrent joyeusement et leur patrie et leur patrimoine, assurés par les évêques que, devenus d'apostats confesseurs, ils retrouveraient par cela seul leur vraie patrie, l'Église, et leur vraie patrimoine, Jésus-Christ. Mais, sauf ces exceptions si évidemment légitimes, à tous les tombés fut imposée l'attente, la pénitence, le jeûne, le deuil. Ils demeurèrent exclus des oblations et des sacrifices ; les prêtres même qui les y avaient indiscrètement admis furent excommuniés[20]. On comprit dans le nombre des tombés ceux-là même (libellatici) qui, au moyen de ces billets achetés dont je parlais tout à l'heure, avaient non pas apostasié, mais simulé l'apostasie. On alla jusqu'à flétrir et obliger, non pas à la pénitence publique, mais à la confession privée, ceux qui avaient eu seulement la pensée d'une telle faute[21]. L'Église était si loin de chercher à grossir ses rangs à tout prix, qu'elle ne permettait même pas aux exilés de revenir clandestinement de leur exil ; ils eussent en ce cas été condamnés par les juges non comme chrétiens, mais comme réfractaires, et c'était une gloire de l'Église que nul chrétien ne fût condamné si ce n'est comme chrétien[22].

Tels n'eussent pas été sans doute les calculs de la prudence humaine ; mais c'est l'honneur de l'Église d'avoir eu moins le désir de s'augmenter que la crainte de se corrompre. Elle voulait faire comprendre combien est grand le crime de l'apostasie, même de l'apostasie arrachée par les tourments et précédée d'une lutte courageuse. Elle voulait montrer où elle trouvait sa force et où elle mettait sa confiance ; non dans la puissance du nombre, non dans l'aide des volontés humaines, non dans les prévisions de la sagesse terrestre, mais en Dieu qui voit les cœurs et pèse les vertus de ses fidèles plus encore qu'il n'en compte la multitude. Elle ne craignait pas d'être un petit troupeau pourvu qu'elle fût le troupeau du Seigneur.

Aussi bien, des signes lui étaient-ils donnés pour la confirmer dans cette voie. Dieu enseignait par des marques sensibles combien grand était le crime des déserteurs, combien ils étaient indignes de participer à la communion de l'Église. — Un enfant que sa nourrice en l'absence des parents et à leur insu avait conduit au proconsul et à qui on avait fait avaler un peu de pain trempé dans le sang des victimes, fut ensuite, au retour de ses parents, porté par eux à l'église. Ce malheureux enfant tremblait, pleurait, se détournait à la vue du calice qu'un diacre lui présentait (selon l'usage de ce temps qui admettait les enfants à la communion), et quand on fut parvenu à lui introduire dans la bouche quelques gouttes du Sang de Jésus-Christ, il les rejeta, comme si le Seigneur refusait d'habiter dans cette créature que l'idolâtrie avait souillée. — Une autre fois, en présence de saint Cyprien lui-même et tandis qu'il accomplissait les saints mystères, une jeune fille qui avait apostasié se glissa dans la foule et reçut l'Eucharistie. Aussitôt un tremblement la saisit et elle mourut sur l'heure. — Une femme également coupable avait reçu à l'église, comme c'était l'usage, une boîte contenant la sainte Hostie ; quand plus tard elle l'ouvrit, il en sortit une flamme et elle recula épouvantée. — Un apostat se présente devant le prêtre qui, ne le reconnaissant pas, lui remet, comme cela se faisait alors, l'Eucharistie dans la main. Quand un instant après, il ouvre sa main, il n'y trouve qu'un peu de cendre ; et saint Cyprien ajoute : Combien d'autres pour n'avoir pas fait pénitence et confessé leurs péchés ont été saisis par les esprits mauvais ! Combien d'autres sont tombés dans des accès de rage[23]. Ne rejetons pas la foi à ces prodiges ; à toutes les époques, on a vu de semblables châtiments suivre la profanation des choses saintes, et les sacrilèges qui ont marqué la fin du dernier siècle ont plus d'une fois amené avec eux de pareilles punitions.

Mais enfin la paix commença à renaître pour l'Église, et l'Église à son tour s'occupa de donner la paix aux pécheurs repentants. Des conciles se réunissent ; en présence du clergé et des fidèles demeurés debout (stantes), devant eux et sur leur témoignage, l'évêque examine la cause des tombés. La chrétienté persévérante tend la main à la chrétienté qui a failli. Un concile de Rome, lorsque la chaire de saint Pierre a été enfin occupée, détermine les conditions de la pénitence ; l'exigeant pleine et entière de ceux qui ont sacrifié, et fixant le délai après lequel ils pourront rentrer dans la communauté chrétienne[24] ; se contentant pour les libellatiques de la pénitence qu'ils ont faite avant la fin de la persécution. A mesure que ces délais expireront, l'Église verra rentrer dans son sein ceux que leur faiblesse en a fait sortir. Elle ne se grossira point d'une multitude d'apostats facilement amnistiés et sujets à retomber de nouveau ; elle comptera peut-être moins de fidèles qu'elle n'en eût compté si elle eût fait le retour moins lent et plus facile ; mais elle comptera des chrétiens plus assurés pour l'avenir, les uns éprouvés par leur persévérance au temps de la persécution, les autres après la chute éprouvés par le repentir et par les larmes, purifiés par une longue attente, soutenus par l'intercession des martyrs, plus forts parce qu'ils sont plus humbles, plus certains de vaincre par cela même qu'ils ont succombé une première fois.

Par malheur l'erreur est infatigable. Elle ne craint pas de se mentir à elle-même. Elle craint de se contredire bien moins que de se rétracter. Lorsque l'Église, en butte à la persécution, remettait à des temps plus calmes la réhabilitation des tombés, il y avait des schismatiques pour accuser sa rigueur et appeler en foule les tombés à leur communion. Lorsque l'Église, la paix une fois revenue, tint sa promesse et commença à admettre les tombés à la participation de ses sacrements, il y eut d'autres schismatiques qui accusèrent son indulgence et repoussèrent les tombés sans miséricorde. J'ai tort de dire d'autres schismatiques ; ce qui est étrange, c'étaient, au moins en partie, les mêmes hommes. Ce Novatus et ce Félicissime que nous avons vus lutter en Afrique contre l'autorité de Cyprien, étaient partis d'Afrique, l'un avant le retour de Cyprien à Carthage, l'autre après son retour et après qu'un concile tenu par Cyprien l'eut condamné[25]. Ils étaient à Rome, et là ils allaient recommencer contre l'indulgence de l'Église le schisme qu'ils avaient soulevé à Carthage contre la sévérité de l'Église.

Ils trouvèrent à Rome un aide inattendu. Ils y rencontrèrent Novatien, homme instruit, éloquent, orgueilleux. La philosophie stoïcienne l'avait compté parmi ses disciples, rares à cette époque. Une crise de possession démoniaque avait fait un jour appeler auprès de lui les exorcistes chrétiens ; ils avaient guéri son âme, et comme son corps était toujours malade, il avait été baptisé dans son lit. Bientôt après il avait été fait prêtre. Mais, dans la persécution, la terreur l'avait saisi ; renfermé dans sa chambre, il répondait avec colère aux diacres qui lui demandaient de visiter les confesseurs dans la prison, qu'il n'était point prêtre, qu'il était maintenant l'adepte d'une autre philosophie. Et cet homme qui reniait ainsi le sacerdoce ambitionnait secrètement la première place dans l'Église ; puis, après avoir juré qu'il ne prétendait point à l'épiscopat, le jour où saint Corneille fut élu, il lui vouait une haine irréconciliable ! Et cet homme, qui avait été si lâche pendant la persécution, devenait bientôt l'apôtre du rigorisme, et, appliquant à l'Évangile les maximes stoïciennes, déclarait à jamais exclus ou inadmissibles à la pénitence, même à l'instant de la mort, ceux qui avaient succombé en face des tourments. L'orgueil est capable de telles contradictions[26].

Aidé des deux Africains fugitifs, Novatien prétendit donc opposer son église à celle de Corneille. Il accusa ce pontife, dont la pureté, l'humilité, la fermeté dans la foi étaient connues de tous les chrétiens, d'être au nombre des libellatiques, c'est-à-dire de ceux qui avaient échappé au martyre au moyen d'un billet acheté à prix d'argent ; il l'accusa encore d'être en communion avec des évêques qui avaient apostasié. Il trouva dans un coin de l'Italie trois évêques, gens ignorants et simples, qu'il fit venir à Rome comme pour apaiser le schisme, qu'il tint enfermés avec lui pendant plusieurs heures, auxquels, ajoute-t-on même, il ne ménagea pas le vin, et il obtint ainsi une imposition des mains quelconque en vertu de laquelle il se déclara évêque. Peu après, un de ces malheureux, pressé par le remords, venait s'humilier devant le pape Corneille, et obtenait, non sans peine, grâce à l'intercession des fidèles, d'être admis à la communion laïque. Mais peu importait à Novatien, son église était constituée. Tandis que les confesseurs de Carthage s'étaient plutôt laissé entraîner à trop d'indulgence, quelques confesseurs de Rome, trop bien prémunis peut-être par cet exemple, succombèrent à la tentation du rigorisme. Les prêtres Moyse et Maxime, les confesseurs Urbanus, Sidonius, Célérinus, tous éprouvés ou par la prison ou même par la torture, adhérèrent au schisme de Novatien et lui attirèrent des fidèles. Cinq prêtres se joignirent à lui. Lorsque ses adeptes venaient demander la communion à leur prétendu évêque, il les liait à lui par un serment sacrilège : prenant entre ses mains la main dans laquelle il venait de déposer le Corps de Jésus-Christ : Jure, disait-il, par le Corps et le Sang de Notre-Seigneur que tu n'abandonneras jamais ma cause et ne reviendras jamais à Corneille. Et le malheureux disciple, au lieu de répondre Amen, en recevant le Pain, disait : Je ne reviendrai jamais à Corneille.

Cette secte orgueilleuse eut un instant du crédit dans Rome. Elle voulut même s'étendre au dehors, et pendant que Corneille écrivait aux évêques de la chrétienté pour leur dénoncer l'hérésie de Novatien, Novatien leur écrivait pour les séduire, renouvelait ses calomnies contre Corneille, déclarait avoir accepté malgré lui et par devoir la consécration épiscopale. Mais ces évêques des provinces, à peine revenus de l'exil ou descendus du chevalet, n'étaient pas hommes à se laisser tromper ainsi. Nous avons la belle réponse que lui fit saint Denys d'Alexandrie :

Denys à son frère Novatien, salut : Si c'est malgré toi que tu en es venu au schisme, prouve-le en revenant librement à l'Église. Tu aurais dû tout souffrir plutôt que de diviser l'Église de Dieu. Le martyre subi pour ne pas rompre l'unité de l'Église n'eût pas été moins glorieux que le martyre subi pour ne pas sacrifier aux idoles ; à mon jugement, il est même plus glorieux. Dans l'un, on souffre pour le seul salut de son âme ; dans l'autre, on souffre pour toute l'Église. Mais, si aujourd'hui, par persuasion ou par autorité, tu ramènes les frères à la concorde, ton mérite sera plus grand que n'a été ta faute ; si les frères refusent de t'obéir, du moins sauve, sauve ton âme[27]. » Telle fut aussi la réponse de Cyprien et de l'église d'Afrique, nous le savons par leurs actes. Nous le savons aussi par un beau traité de l'Unité de l'Église que Cyprien adresse à son peuple, au moment même où, dans la seule Carthage, il y a en face de lui deux prétendus évêques qui se sont faits évêques sans que personne leur ait imposé les mains.

Cette réponse fut celle de presque toute l'Église. Seuls, un petit nombre d'évêques, séduits par l'autorité des confesseurs de Rome, suivirent un instant le parti de Novatien et refusèrent de reconnaître l'élection de Corneille. Mais un synode d'Antioche ne tarda pas à condamner ou à ramener les partisans de Novatien[28]. Un synode de Rome, formé de seize évêques, condamna Novatien lui-même et confirma les règles tracées antérieurement pour l'admission des tombés. Un peu plus tard enfin, Corneille, entouré de son clergé et de cinq évêques, voyait venir à lui, humbles et repentants, les confesseurs qui avaient adhéré à Novatien. Le prêtre Moyse n'était point parmi eux ; le premier de tous, lorsqu'il était encore dans les fers, il avait abandonné l'hérésie, révolté qu'il était du serment sacrilège que Novatien exigeait de ses fidèles ; puis il était mort dans la prison et des souffrances de la prison, lavé de son erreur par le martyre. Les autres, Maxime, Urbanus, Sidonius, Macarius, vinrent déclarer qu'ils avaient, sans en connaître le contenu, scellé de leurs sceaux le libelle calomnieux de Novatien. Ils répétèrent devant l'assemblée qu'ils reconnaissaient Corneille comme évêque de l'Église catholique de Dieu et de Jésus-Christ, qu'ils confessaient leur erreur, que leur cœur était toujours resté attaché à l'Église ; car nous savons bien, ajoutaient-ils, qu'il n'y a qu'un seul Dieu, un seul Christ Notre-Seigneur, un seul Esprit saint, et qu'il ne doit y avoir dans l'Église catholique qu'un seul évêque. Des larmes de joie coulaient des yeux des assistants ; on loua Dieu, on embrassa les confesseurs comme si, à ce moment même, ils fussent sortis de prison. Maxime reprit sa place parmi les prêtres, et des acclamations de joie accueillirent le retour de ceux qui avaient eu et le courage de souffrir et le courage d'avouer leurs torts[29].

L'hérésie de Novatien ne fut cependant pas éteinte ; elle se continua trois ou quatre siècles encore, plus ou moins obscure, ayant en certains lieux ses évêques ; rebaptisant les catholiques qui venaient à elle ; exagérant même, à mesure qu'elle dépérissait, le rigorisme qui avait été son point de départ ; refusant la pénitence, non plus seulement aux apostats, mais aussi, comme l'avaient fait les montanistes, aux meurtriers et aux adultères ; avec les montanistes interdisant les secondes noces, et s'appelant par excellence les purs.

Mais peu importe, l'Église avait vaincu, elle venait de traverser une persécution, la plus cruelle et la plus systématique de toutes. Elle avait traversé un double schisme né de la persécution elle-même, et elle se retrouvait debout, et sur tous les sièges elle avait des évêques, et toutes les chrétientés si cruellement éprouvées étaient encore vivantes. Elle n'avait à se repentir d'aucun de ses actes ni d'aucune de ses paroles, d'aucune de ses indulgences ni d'aucune de ses rigueurs. Elle se retrouvait après la lutte, numériquement au moins aussi forte, moralement plus grande et plus belle encore. Malgré les faciles triomphes du premier moment, le jour où Dèce se vit contraint de laisser vivre l'Église qu'un instant il avait crue morte, qu'avait-il gagné ? Dans la personne d'une multitude d'apostats, l'Église avait pu paraître un instant vaincue ; mais dans la personne d'une élite de martyrs, elle avait triomphé et ce triomphe avait plus qu'effacé la défaite. L'Église chrétienne était véritablement sous la conduite de Dieu.

Il y a plus, et l'on peut croire qu'une extension nouvelle du christianisme a été le fruit de la persécution de Dèce. Les premières persécutions des Juifs contre les chrétiens avaient amené la dispersion des apôtres et jeté le bon grain par toute la terre. Chaque persécution nouvelle était comme un souffle de vent qui portait plus loin les germes de la vérité. Parmi les fugitifs dont quelques-uns, pour se cacher, allaient seulement d'une chrétienté à l'autre, il y en eut aussi qui s'enfuirent ou dans le désert, selon le sens littéral du mot, ou dans ces contrées moralement arides et désertes qui n'avaient pas bu encore au calice de la vraie foi. Ces fugitifs qui avaient échappé au martyre dans leur propre pays trouvaient ailleurs l'apostolat, l'épiscopat et souvent enfin le martyre. Cherchant les contrées les plus sûres, ils abordaient celles où, le christianisme étant moins répandu, les magistrats ne pensaient pas à persécuter ; et là où, ils étaient allés pour sauver leur vie, ils donnaient à Dieu des âmes pour les âmes que l'apostasie lui enlevait ailleurs.

La rage des ennemis de l'Église lui donna encore une autre richesse et une autre gloire. Une semence d'une autre nature, jetée au vent par le fléau de la persécution, allait tomber dans le désert pour y produire des fruits de sainteté inconnus jusque-là. Parmi ces chrétiens fugitifs qui étaient allés demander une retraite aux solitudes de Lybie ou d'Égypte, il en est un qui n'en revint jamais, bien qu'il ait poussé sa vie jusqu'aux temps de la paix complète de l'Église. Le jeune Paul était né dans la basse Thébaïde. Il était lettré, riche et déjà, par la mort de ses parents, en possession de sa fortune. Mais il était chrétien et, ne voulant pas trahir sa foi, il alla se cacher dans une maison de campagne. Là il se trouvait voisin de sa sœur et de son beau-frère ; celui-ci, malgré les larmes et les supplications de sa femme, eut l'indignité de dénoncer Paul, et Paul, averti de cette trahison, dut se retirer plus loin. Il alla donc dans le désert, chercha un séjour, puis un autre, arriva enfin à une grotte fermée par une pierre. Il eut la curiosité de soulever la pierre et il trouva comme une large salle non couverte mais ombragée par un vaste palmier, et dans l'intérieur une source d'eau vive. C'était, ainsi qu'il en put juger par quelques outils demeurés là, une retraite que s'étaient ménagée jadis des faux-monnayeurs. Mais c'était surtout une retraite que Dieu lui avait préparée pour donner au monde le spectacle nouveau de la vertu monastique. Il y trouvait, grâce aux feuilles et aux fruits du palmier, abri, nourriture, breuvage, vêtement. Il y trouvait surtout les grâces que Dieu répand dans la solitude. Il y était venu pour garder sa vie et sa foi ; mais il y resta bien des années après la persécution finie, parce que son âme s'y trouvait bien et qu'il sentait que Dieu le voulait là.

Puis, quatre-vingt dix ans plus tard, trente ans après la conversion de Constantin, un autre solitaire, Antoine, venu dans le désert une vingtaine d'années après Paul, était conduit par une vision divine vers le séjour caché où fleurissait encore, sous les yeux de Dieu seul et grâce à une longévité providentielle, la vertu de Paul. Amis sans s'être jamais connus, il s'embrassèrent et le plus ancien des deux dans le désert demanda à l'autre ce que devenait le monde et si les hommes étaient encore voués aux embarras du siècle et aux superstitions païennes. Puis, après une nuit passée en prières, Paul, sentant venir sa dernière heure, envoya son nouvel ami chercher le manteau de saint Athanase que celui-ci avait donné à Antoine dans lequel Paul voulait être enseveli. Pendant l'absence d'Antoine, Paul monta au ciel. Ce dernier témoin de la persécution de Dèce laissait le monde chrétien, les empereurs baptisés, et déjà répandue dans les oasis de la Thébaïde cette vie érémitique dont il avait donné aux hommes le premier exemple[30].

A plus forte raison, le souvenir du persécuteur Dèce était-il, à l'époque où mourut Paul, abhorré là où il n'était pas oublié. Ce malheureux prince n'avait pas longtemps savouré la victoire qu'au premier moment il put croire avoir remportée sur la vérité. Une série de calamités que nous verrons se développer pendant de longues années commençait alors pour l'Empire romain, plus officiellement persécuteur que jamais. Dèce en vit le début ; et, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, il eut à trembler devant les agressions des barbares.

Un mot sur ce point ; car, à partir de ce temps, la lutte de Rome contre la barbarie germanique prend un caractère tout autrement grave.

Sans doute, Rome avait toujours eu à combattre sur le Rhin et sur le Danube. Depuis le temps de Jules César il y avait eu comme une pression réciproque et alternative de l'ambition romaine contre l'indépendance germanique, de l'invasion germanique contre la domination romaine. Jules César avait franchi le Rhin, mais il n'avait pas tardé à le repasser. Les armées d'Auguste avaient pénétré jusqu'à l'Elbe, mais la défaite de Varus avait fait trembler l'Empereur pour Rome elle-même. Sous Claude et sous Néron, empereurs peu guerriers, la frontière romaine s'était laissée entamer ; mais Vespasien et Titus, ces deux soldats, avaient tenu l'ennemi en échec. Domitien, devenu César sans avoir été homme de guerre, Domitien avait plutôt fléchi et n'avait eu que des triomphes de parade. Mais Trajan avait repris l'offensive : plus au nord et vis-à-vis des peuples germaniques, il avait tracé au delà du Rhin une ligne fortifiée qui assurait à Rome la possession de ces vastes territoires (Decumates agri, Bade et Wurtemberg) peuplés de colons gaulois, que limitaient le Rhin, le Mein et le Danube ; et en même temps vers l'orient, en face des peuples germaniques ou sarmatiques, la Dacie, conquise et colonisée, avait été le grand trophée de sa vie militaire. Il avait donc laissé Rome triomphante et maîtresse, bien au delà du Rhin et du Danube, ses anciennes limites, jusqu'au cœur de l'Allemagne actuelle d'un côté, jusqu'au pied des Carpathes de l'autre[31].

Mais ni Germains ni Sarmates ne devaient subir sans murmures et sans représailles les progrès de leur redoutable voisin, l'Empire de Rome. Ou par cela seul qu'ils ont été refoulés, ou parce que des peuples nouveaux les poussent en avant, ou parce que, dans leur commun péril, ils arrivent à former entre eux des alliances plus intimes et plus durables, ou enfin parce que l'Empire penche déjà vers son déclin, ce sont bientôt les barbares qui attaquent plus qu'ils n'ont à se défendre. La force d'invasion grandit pour eux ; la force défensive s'amoindrit du côté de la frontière romaine.

Marc-Aurèle cependant, au prix de tout un règne passé à combattre les barbares, maintient l'intégrité de l'Empire. Alexandre Sévère et Maximin les tiennent encore à distance du Rhin et du Danube, et nous avons lu le récit emphatique que Maximin fait de ses victoires. Vers ce temps-là, Origène peut encore parler de cette paix que Dieu a voulu donner au monde pour favoriser les commencements de son Église[32].

Mais, vers le début du troisième siècle, il semble qu'un changement se soit opéré dans la vie intérieure de la Germanie indépendante. Ce changement dont le caractère est pour nous conjectural, grâce à l'obscurité des traditions germaniques, ce changement se révèle par la nouveauté des noms qui apparaissent dans l'histoire. Y a-t-il eu migration, révolution, alliance ? Nous ne le savons. Mais quatre grandes ligues ou, si l'on veut, quatre grandes familles de peuples semblent avoir absorbé la plupart des nations germaniques et donneront à Rome ses plus redoutables ennemis.

Sur le bas Danube, les envahisseurs que Rome combattra s'appelleront désormais les Goths. Ces Goths que Tacite entrevoyait jadis sur les bords de la Vistule, à travers les brouillards d'une géographie incertaine[33], sont maintenant sur le Tanaïs et le Borysthène, menaçant la Dacie romaine dont ils seront les maîtres avant la fin du siècle ; menaçant la Mésie, la Thrace, même la Grèce que bientôt nous verrons les Empereurs sans cesse occupés à défendre. C'est ce peuple ou cette assemblée de peuples qui sera un jour le grand acteur dans la catastrophe finale du cinquième siècle[34].

Sur le haut Danube et jusqu'en face de ces colonies gauloises que Rome avait jetées au delà du Rhin, apparaissent aujourd'hui les Alemans[35]. Nous venons de prononcer ce nom sous le règne de Caracalla, et ce nom, d'après l'étymologie la plus anciennement alléguée et en même temps la plus conforme au langage moderne, atteste bien que c'est une réunion de tribus diverses[36]. Descendants ou successeurs des anciens Suèves, ils menacent d'un côté les Decumates agri, dont ils seront un jour les maîtres, puis au delà de cette contrée le Rhin, puis enfin la Gaule. De l'autre côté, franchissant le Danube, la Rhétie et les Alpes, on les verra envahir l'Italie et menacer Rome.

Si nous nous dirigeons maintenant vers le nord, nous arrivons à une contrée où, depuis quelques années au moins, retentit le nom des Francs. Quelle est l'origine de ce nom ? Veut-il dire libre, comme il le dit dans les langues modernes ?Veut-il dire intrépide, agressif, violent, comme le pensent certains Allemands ? Il semble bien que ce ne soit pas un nom héréditaire, mais un surnom commun qu'une agrégation de peuples aura pris en se formant[37]. Les nations que Rome avait vaincues et refoulées, celles-là peut-être que Drusus avait défaites et qu'Arminius avait ramenées à la victoire, Bructères, Chamaves, Ampsivares, Chattes[38], nous apparaissent aujourd'hui liguées pour toujours et campées sur la rive droite du Rhin depuis l'embouchure du Mein jusqu'à l'Océan. Les Francs ne resteront jamais longtemps sans franchir le fleuve qui les sépare de la terre romaine.

Enfin, un peu phis tard et un peu plus vers le nord, sur les bords de l'Elbe et de l'Océan, la famille saxonne nous apparaîtra. Ces peuples ne touchent pas à la frontière romaine, mais ils touchent à la mer et par la mer à tous les rivages de l'Empire. Un jour viendra où leurs barques aventureuses, en même temps que celles des Francs, iront porter le ravage sur les côtes de la Bretagne, de la Gaule, de l'Espagne même.

Voilà quels nouveaux peuples ou du moins quels noms nouveaux apparaissent dans l'histoire et présagent pour Rome des périls bien plus graves que ceux que la Germanie lui avait fait redouter jusque-là[39]. Nous les retrouverons maintenant les uns ou les autres à toutes les phases de cette histoire : il est nécessaire de les faire connaître dès à présent. C'est l'avant-garde des invasions du cinquième siècle. Le monde romain rejetait le salut ; Dieu lui préparait le châtiment.

A l'heure dont nous parlons, sous l'empire de Dèce et pendant que la persécution durait encore, les Goths, que Rome connaissait depuis une quarantaine d'années, les Goths étaient les plus menaçants ; et, parmi les frontières de l'Empire, la plus exposée était celle du bas Danube dont ils étaient les redoutables riverains. Ce n'est pas impunément que, vis-à-vis de tels ennemis, à la fois barbares et perfides, l'armée chargée de les combattre prenait fantaisie de faire un Empereur, et, sur la foi d'un traité de paix conclu à la hâte, désertait la frontière pour marcher contre Rome et contre son prince. Pendant que Dèce révolté combattait à Vérone contre les soldats du César Philippe, les Goths, qu'il croyait avoir vaincus ou pacifiés, allaient repasser le Danube et dévaster une province sans défense. Faut-il s'étonner du prompt déclin d'un Empire, qui, tous les quatre ou cinq ans en moyenne, par suite d'une révolution pareille, ouvrait sa frontière à ses ennemis ?

Nous n'avons guère sur cette invasion d'autres renseignements que les renseignements un peu douteux et un peu confus que nous donne le vieil historien des Goths[40]. Deux rois, qu'il appelle Ostrogotha et Kniva, paraissent s'être succédé, soit dans la dernière année de Philippe, soit pendant le règne de Dèce, et avoir à deux ou trois reprises différentes renouvelé leurs fructueuses excursions sur le sol romain. Le premier s'empara de Marcianopolis, ville de Mésie, dont les habitants, restés sans défense par l'absence des légions romaines, durent se racheter avec tout l'or qu'il plut au vainqueur d'exiger. Le second ne laissa pas au César Dèce plus de repos que son prédécesseur n'en avait laissé au César Philippe. Pendant que la Dacie, la Pannonie, l'Illyrie avaient à se défendre ou contre les Goths ou contre d'autres barbares[41] ; pendant que Dèce était à ce qu'il paraît dans les Gaules, occupé à apaiser une guerre civile dont le caractère nous est inconnu[42] ; pendant que son jeune fils, Hostilianus, devenu César, gouvernait l'Illyrie, le roi goth Kniva passait le Danube avec soixante-dix mille hommes et assiégeait la ville romaine d'Eusterium[43]. Repoussé par Vibius Gallus qui commandait en Mésie, il remontait jusqu'à la grande cité de Nicopolis où toute la population tremblante s'était réfugiée. Là encore le jeune César Hostilianus parvenait à le repousser. Mais, au lieu de repasser le Danube, le roi goth pénétrait hardiment dans l'intérieur de la province romaine dont toutes les troupes étaient sur les bords du fleuve, passait le mont Hémus (Balkan) et attaquait subitement la ville de Philippopolis sur l'Hèbre. Hostilianus l'y suivait et campait auprès de Bérée. Mais la vieille prudence romaine n'était plus là pour déjouer la promptitude des barbares. Arrivé subitement sur Bérée, Kniva surprit le camp romain au moment où les soldats se reposaient, tailla l'armée en pièces, et le jeune César put à grand'peine s'enfuir en toute hâte vers la Mésie où il espérait le secours de Gallus. Philippopolis fut prise et cent mille habitants, dit-on, y périrent. Ainsi se révélaient de nouveau à l'Empire de Rome les terribles ancêtres d'Alaric.

Mais le grand péril devait venir des Romains eux-mêmes. Depuis qu'il y avait des empereurs et surtout depuis que Septime Sévère avait rendu plus absolue la prépondérance de l'armée dans l'État, chaque général était un concurrent possible à l'empire, à la fois dangereux et exposé, tenté par sa propre ambition et menacé par la méfiance du prince. Une guerre ne pouvait se prolonger sans qu'un des lieutenants de César, ou comme ambitieux ou comme suspect, ne devînt un ennemi de César. Ajoutez encore les vengeances de famille, le regret pour les princes déchus, c'est-à-dire assassinés. Priscus qui commandait en Macédoine était-il frère de l'empereur Philippe ? La chose peut être tenue pour incertaine ; mais, soit pour venger son frère, soit pour sauver sa vie menacée, ou simplement pour être empereur, Priscus s'unit avec les Goths et mit la pourpre sur ses épaules.

Les nouvelles de ces échecs et de cette défection trouvèrent Dèce enfin revenu des Gaules à Rome, s'occupant de monuments (c'est-à-dire de thermes ; on ne connaissait plus guère d'autres monuments) à construire ou à inaugurer. En même temps lui arrivait d'Orient un hideux et tardif cadeau qui était destiné à son prédécesseur Philippe, la tête de Jotapianus qui, sous Philippe, avait aussi pendant quelques jours porté la pourpre. Dèce partit en toute hâte contre Priscus et contre les Goths : Mais il fallait que la trahison fût partout ; à peine avait-il quitté Borne que, soit à Rome, soit dans quelque province, un Julius Valens, lui aussi, se fît proclamer empereur, à la grande joie du peuple, ajoute-t-on ; le peuple cependant était dans les élections de ce genre rarement compté pour quelque chose. Dèce quittant l'Italie pour aller combattre un compétiteur en laissait un autre derrière lui.

Néanmoins, un revirement de fortune s'opéra au premier moment en sa faveur. Ce Valens fut tué, on ne sait ni quand, ni comment. Priscus, lui aussi, ne tarda pas à périr. Dèce passa l'Adriatique, et arma activement contre les Goths. Pour protéger l'Achaïe, on fortifia le passage des Thermopyles que les Grecs dégénérés n'eussent plus su défendre. Les Goths furent vaincus et ne demandèrent plus qu'à repasser le Danube, prêts à abandonner leurs prisonniers et leur butin. Mais Dèce voulait une revanche éclatante et leur fit fermer le chemin du Danube. Ils franchirent néanmoins ce fleuve, et ce fut sur l'autre rive qu'eut lieu une dernière bataille.

Que se passa-t-il dans ce combat ? Le désaccord et le laconisme des historiens ne nous permettent de rien affirmer. La trahison fut-elle présente là encore, dans la personne de Vibius Gallus, qui, dit-on, s'entendit secrètement avec les Goths, leur indiqua une situation avantageuse derrière des marais, et, appelé au conseil de Dèce, conseilla de les y attaquer ? Ce qui est certain, c'est que Dèce et son fils furent enveloppés et périrent. Le fils, dit-on, périt le premier, et quand on annonça la nouvelle à son père : Peu importe, dit-il, comme un vieux Romain, ce n'est qu'un homme de moins. Il avait cependant hâte de venger cette mort ; pour le faire, il s'engagea trop avant dans les rangs des ennemis et périt à son tour[44].

Les corps des deux Augustes, perdus dans la boue des marais, ne furent ni retrouvés ni honorés. Mais leurs mânes, chose toujours facile, furent mis au rang des dieux. Les Goths, probablement victorieux mais affaiblis, restèrent en paix. L'armée romaine élut empereur Vibius Gallus, et cette élection suffit peut-être à nous expliquer pourquoi Vibius Gallus a été accusé d'avoir fait périr Dèce, comme Dèce avait fait périr Philippe, comme Philippe avait fait périr Gordien : un César semblait devoir être nécessairement l'assassin de son prédécesseur. Tel était le fruit de ce césarisme militaire et antichrétien que plus d'un aujourd'hui exalte dans le passé et voudrait faire revivre dans le présent[45].

Tout cela avait été court. Au mois d'octobre 249, Dèce était devenu empereur : au mois de décembre 249 ou au mois de janvier 250, l'édit de la persécution avait paru : au mois de novembre 251, la persécution était vaincue, Dèce était mort, et pour l'Empire païen commençait une terrible expiation.

 

 

 



[1] Ép. 43 (40).

[2] Cyprien, Ép. ad Cornel., 44 (41) 45 (42), Ad Antonianum, 55 (52).

[3] Ope et ultione Dei.

[4] Cyprien, De lapsis (in princ.).

[5] Cyprien, Ad presbyter. ép. 34 (28).

[6] Cyprien, Ép. 11 (8), 13 (7), 14 (6).

[7] Sur les tombés en général, V. Cyprien, De lapsis, et les lettres 8 (5), 10 (9), 14 (6), 15-28 (11-25), 30-36 (26-31).

[8] Numeria et Candida, Ép. Celerini ad Lucian. Apud Cyprian, 21 (21).

[9] Cyprien, De lapsis.

[10] Cyprien, De lapsis.

[11] Celerinus ad Lucianum. Ép. Eyp. 21 (21). Lucianus ad Celerin., Ép. 22 (22), Ad Cypr., 23 (17). Cyprien, Ad presbyt. Romæ, 27 (23).

[12] Hujus seditionis origo : in præpositos impetus per multitudinem factus est. Cyprien, Ad presbyt. Romæ, Ép. 27 (23) et aussi 38 (30).

[13] Cyprien, Ép. 15 (11).

[14] Sur l'hérésie de Privatus, évêque de Lambæsa, antérieurement condamné par un concile de 90 évêques, à Carthage, sous la présidence de Donatus, prédécesseur de saint Cyprien ; condamné aussi par le pape saint Fabianus ; condamné par un nouveau concile de Carthage en 251, — voyez dans les lettres de saint Cyprien, Ép. presbyteror. et diaconor. Romæ, 36 (30), — Ép. Cypriani ad Cornel. papam 59 (55).

[15] Montensium. Voyez sur ce schisme saint Cyprien : Ép. ad presbyt. Romæ, 36 (29) ; Ad Caldonium et Herculanum, 41 (38), 42 (39) ; Ad plebem universam, 43 (40) ; Ad Cornel., 45 (42) ; Cornel. ad Cyprianum, 50 (48), 59 (55) ; Ad Fidum, 64 (59) ; Ad Cornel., 51 (47), 52 (49) ; Ad Lucium, 61 (58) ; Ad Epictet., 65 (64).

[16] Cyprien, Ép. 31 (28), Synode pareil en Afrique, id., 55 (52).

[17] Cyprien, Ad presbyteros Ép. 18 (13) ; Presbyteri. Romæ ad Cyprianum 30 (31).

[18] Ép. Cleri Romani ad Cyprian. 8 (3) ; Cypr. ad Presbyt. 18 (13) ; 19 (14) ; Ad Clerum Roman. 30 (31). Saint Denys d'Alexandrie cite le fait du vieillard Sérapion qui, étant tombé pendant la persécution, n'avait pu encore obtenir son absolution : Il devint malade et pendant trois jours ne put parler. Le quatrième jour, se trouvant un peu mieux, il appela son petit-fils, lui dit de faire venir le prêtre. L'enfant courut ; mais il était nuit et le prêtre était malade. Mais, comme j'avais ordonné, dit l'évêque, que le pardon fût accordé aux mourants, si auparavant ils l'avaient demandé, et cela afin qu'ils quittassent cette vie avec bonne espérance, le prêtre remit à l'enfant une parcelle de la sainte Eucharistie, lui dit de la tremper dans de l'eau et de la mettre dans la bouche du vieillard. Avant même qu'il ne rentrait, Sérapion ayant recouvré la parole lui disait : Te voilà, mon fils. Le prêtre n'a pu venir. Mais fais ce qui t'est ordonné et laisse-moi aller en paix. L'enfant obéit, le mourant avale lentement la sainte Hostie et rend l'âme aussitôt. N'est-il pas clair que Dieu l'avait fait vivre jusqu'à ce qu'il fût réconcilié, pour que, son crime une fois effacé, ses bonnes œuvres pussent être reconnues et glorifiées par le Christ. Lettre à Fabien d'Antioche, apud Eusèbe, VI, 44.

[19] De lapsis.

[20] Cyprien, Ad presbyteros 34 (38).

[21] Apud sacerdotes Dei exomologesin conscientiæ facerent, animi sui pondus exprimerent, nulle sacricii aut libelli facinore constricti, quoniam tamen vel de hoc cogitaverant. De lapsis.

[22] S. Cyprien, Ép. 18 (7).

[23] S. Cyprien, De lapsis.

[24] On voit que trois chrétiens qui n'avaient succombé qu'après de longues tortures en étaient encore après trois ans de pénitence à solliciter leur admission. Cyprien, Ad Fortunat. et alios, 5 Ép. 56 (63).

[25] Ce concile est mentionné avec plusieurs autres dans les inscriptions (postérieures au sixième siècle) trouvées à Bethléem. Le saint synode de Carthage en Afrique, au temps de saint Cyprien, composé de cinquante évêques, a excommunié comme hérétique Novatus obstiné dans son erreur. Bœckh, Corpus inscriptionum græcarum, 8954.

[26] Sur Novatien, voyez surtout la lettre du pape saint Corneille à Fabius, évêque d'Antioche, dans Eusèbe, VI, 45. Eusèbe écrit Novatus au lieu de Novatien ; mais les lettres de saint Cyprien rectifient cette erreur. Voyez Ép. ad Cornelium Papam, 44 (41), 47 (43). — Ad Maximum et Nicostratum (46 44). — Cornelius ad Cyprianum 49 (46) et les suivantes 50-54 (53-57). — Ad Antonianum 55 (52). — Ad Cornelium 80 (57). — Ad Stephanum 88 (67). — Ad Magnum 89 (76).

[27] Eusèbe, VI, 45.

[28] Denys Alex. apud Eusèbe, VI, 46.

[29] Cyprien, Ép. 52 (49). Érasme a publié le premier en 1520, un Traité anonyme contre Novatien (écrit en 255 par un évêque africain). — Voir la Patrologie de Migne, t. III, p. 1203.

[30] Saint Jérôme, Vie de saint Paul, ermite.

[31] V. Les Antonins, t. I, Liv. II, 5.

[32] Origène, In Matth. Comment. Tractactus, 28, n° 37.

[33] Sous le nom de Gottones ou Gothini ? (Germania, 43). Il parle aussi de Gotones au temps de Tibère (Annal., II, 68). Pline place les Guttones sur le bord de l'Océan (IV, 14 ; XXXVII, 2). Strabon (l. VII), nomme aussi des Γουτονες.

[34] Est-ce par erreur que les anciens identifient souvent les Goths avec les Gètes ? Ainsi Spartien, In Caracalla, 10. Claudien, De bello getico. Orose, I, 16. Procope, De bello gothico, I, 25. Ce qu'on dit de l'origine thracique des Gètes et l'antiquité de ce nom dans les auteurs classiques me ferait croire qu'il y a une pure confusion de noms. Le nom des Goths tel que nous l'écrivons aujourd'hui nous apparait pour la première fois dans Spartien qui mentionne des guerres de Caracalla contre ces peuples.

[35] Alemanni, Alamanni ; dans Dion Cassius, Αλαμβανοι.

[36] L'étymologie donnée par Agathias (de Imperio et rebus Justiniani imp.) d'après le Romain Asinius Quadratus qui, dit-il, connaissait à fond les peuples germains, est la racine all man (alle mœnner) gens de toute espèce, de toute race, et ces mots appartiennent encore aux langues germaniques actuelles. Des savants modernes préfèrent la racine almende, terre commune, parce qu'après avoir dépouillé les colons gaulois de la rive droite du Rhin, ils auraient possédé en commun les terres de ceux-ci. Mais il faut remarquer que le nom d' Alemans leur est donné dès le temps de Caracalla, et qu'en  256, sous Gallien, les terres de Souabe appartenaient encore aux Gallo-romaine. Témoin une inscription trouvée dans le Wurtemberg : IMP. CAESAR. GALLIENVS INVICTVS. AVG.

[37] Le rhéteur du quatrième siècle, Libanius, veut faire dériver le nom de Franc du grec φρακτοί, c'est-à-dire armés pour les choses de la guerre. (Discours royal aux empereurs Constant et Constance). On sent que cette étymologie grecque est inadmissible. Le mot frank s'emploie proverbialement dans les locutions allemandes frank und frey, fraie franken, avec le sens de notre adjectif franc ; mais et ses locutions et notre mot sont plutôt dérivés du nom national. Des savants allemands font dériver le nom du peuple Frank, ou, comme l'écrivent les anciens auteurs germaniques Vrangk, du mot populaire bas saxon, Vrangen, combattre, disputer, chamailler. Le mot correspondant anglais, mais avec un sens plus nettement défavorable, est le verbe, adjectif et substantif wrong, nuire. nuisible, tort. V. Luden, Geschichte des Deutschen volks ; IV, 3, note 5°.

[38] Greg. Tur., Histor. Franc., II, 9. Les Ampsivares sont sans doute les Angrivares que Tacite nomme avec les Bructères et les Chamaves. German., 33.

[39] Au cinquième siècle, Salvien signale ces quatre groupes de peuples et caractérise ainsi leurs vertus et leurs' vices : Les Goths perfides, mais chastes ; les Alemans impudiques, mais moins perfides ; les Francs menteurs, mais hospitaliers ; les Saxons d'une cruauté atroce, mais d'une chasteté admirable. De gubernatione Dei, VII...

[40] Zosime, I, 21. — Jornandès, De rebus geticis, 16. Le texte de Jornandès est confus. Il semble qu'Ostrogotha, au moment où Dèce, après avoir pris la pourpre, partait pour l'Italie, ait fait la paix avec lui et ait repassé le Danube. Mais, pendant l'absence de Dèce, deux chefs goths, Argaït et Guntherich, d'accord ou non avec leur roi, franchissent de nouveau le fleuve et prennent Marcianopolis. Toujours est-il qu'il y eut deux invasions distinctes et un double pillage de la Mésie : secundo Mœsiam populati (Le nom d'Argaït s'identifie à celui d'Argunthis que Capitolin donne à un roi des Scythes, (in Gordiano). Le nom de Scythes est sans cesse donné aux Goths par les écrivains de ce temps).

[41] Voyez les monnaies de Dèce qui portent DACIA ; une femme tenant une tête d'âne au bout d'une pique (symbole dont l'origine semble difficile à expliquer, et qui tiendrait, dit un savant, à ce qu'on immolait des ânes à l'Apollon hyperboréen). — DACIA FELIX : une femme avec une enseigne militaire. — EXERCITVS ILLYRICVSGENIVS ILLYRICI. — PANNONIAE : deux femmes représentant les deux Pannonies. — Monnaies d'Hostilianus : MARTI PROPVGNATORIVICTORIA GERM. — Inscription : RESTITVTORI DACIARVM (Orelli, 991). — Nulle autre province que ces trois-là n'est mentionnée dans les monnaies romaines de Dèce.

[42] Zosime, I.

[43] Appelée depuis Novæ, aujourd'hui Novi Bazar ou Jeni Bazar. Jornandès, De rebus geticis, 18.

[44] Saint Cyprien fait allusion à la chuta des deux Dèces : Ut memorias taceamus antiquas.... documentum retentis rei satis est, quod sic celeriter quodque in tanta celeritate sic granditer nuper secuta defensio est, ruinis regum, jacturis opum, dispendio militum, deminutione castrorum. Cyprien, Ad Demetriamum.

[45] V. Zosime, I, 23, 24. Aurel. Victor, De Cæsaribus. — Jornandès, I, 18, Syncellus, Apud Maium, veterum scriptor. nova collectio, tome II.