LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE V. — LE RÈGNE DE L'ARMÉE - 235-249

CHAPITRE PREMIER. — IDÉE GÉNÉRALE DES TEMPS QUI VONT SUIVRE.

 

 

Nous nous sommes arrêtés sur la vie et le règne d'Alexandre Sévère. C'est le dernier beau règne de l'Empire romain ; c'est le dernier jour où il put croire à un avenir ; c'est le dernier temps d'arrêt de sa décadence.

Maintenant faut-il s'étonner si la décadence va reprendre et se poursuivre plus activement que jamais ?La décadence n'était-elle pas la loi du monde païen ? ou plutôt n'est-elle pas la loi de l'humanité ?

Celui des poètes de l'antiquité, qui, plus qu'aucun autre peut-être, est entré dans le sentiment vrai de la nature humaine, ne comprenait-il pas admirablement ce qu'est cette loi de déclin pour l'homme et pour toutes les œuvres de l'homme quand aucune force surhumaine ne vient à leur aide ?

. . . . . . . . . Sic omnia fatis

In pejus ruere et retro sublapsa referri :

Haud aliter quam qui adverso via flumine lembum

Remigiis subigit, si brachia forte remisit,

Atque ilium in præceps prono rapit alveus amni.

Ainsi le veut le sort tout tombe, tout se dégrade, tout recule. Comme un rameur qui, à grand'peine, luttant contre le courant du fleuve, a vaincu les eaux et fait remonter sa barque ; si un instant ses bras fléchissent, le fleuve le ressaisit et d'un seul coup le rejette bien loin en arrière[1].

A vrai dire, toute vie, dans un certain sens, est une vie divine. L'homme vit, l'animal vit, la plante elle-même vit, grâce à cette Force créatrice qui l'a mise au monde, à laquelle son être se rattache, comme le ruisseau à la source, comme l'arbre à sa racine. Quand, avec le temps, il s'en éloigne, quand un âge tant soit peu avancé le sépare de son origine, sa puissance cesse de s'accroître ; il ne vit plus que de son passé ; le trésor de forces physiques, morales, intellectuelles qu'il a reçu en naissant ne s'augmente plus.

Les sociétés humaines à leur tour ne vivent que de leur passé, c'est-à-dire de la force divine qu'elles ont reçue à leur principe. L'histoire, en général, n'est pas à même de nous les faire voir à leur naissance ; elle commence à nous les montrer adultes et plus qu'adultes. A cet âge, si elles veulent être riches, il faut qu'elles ménagent ; si elles veulent vivre, il faut qu'elles se rattachent à leur point de départ qu'elles savent ou qu'elles peuvent croire divins. La nouveauté ne leur donne point une force parce qu'elle est trop visiblement humaine.

Cela est vrai des sociétés païennes surtout. A leur origine, telle qu'elles la voient à travers les traditions nationales et les splendeurs mythologiques, tout a été divinité, sainteté, force, grandeur. La ville elle-même a été l'œuvre d'un dieu ou d'un demi-dieu ; ses murailles sont saintes, ses portes sont sacrées (sanctæ, sancitæ) ; ses institutions sont filles du ciel ; ses lois ont été dictées par des nymphes à des législateurs déifiés.

Mais, arrivés à l'époque que l'histoire peut connaître, cette ère divine est passée, le règne de Saturne est fini, il n'y a plus de demi-dieux, la grotte d'Égérie est désormais inhabitée ; nulle inspiration nouvelle ne viendra rafraîchir et renouveler les inspirations des temps antiques. Qu'y a-t-il donc de mieux à faire que de les garder précieusement et de soustraire à la rapacité des siècles tout ce qu'il est possible de leur soustraire ?

A plus forte raison, quand viennent les siècles de pleine civilisation, les hommes d'État ont-ils le sentiment de cet appauvrissement trop certain et de cette économie trop nécessaire. Auguste, quand il constituait l'Empire romain, savait très-bien que Rome, la grandeur romaine, la vertu romaine, les institutions romaines étaient en décadence. Le principat césarien établi par lui ne fut quo la constatation de cette décadence. Mais, ce trésor amoindri des institutions et des traditions nationales, il se garda de le dissiper follement, comme eût peut-être fait un moderne ; il en conserva tout ce qu'il put ; seulement à côté de ce qu'il eu garda, il lui fallait bien ajouter quelque chose.

Vous avez vu parfois un vieux débris de la merveilleuse architecture de nos pères. C'est le reste d'une voûte, c'est un arceau qui s'élance vers le ciel, mais qui repose sur une base fragile ; c'est un pignon qui tremble sur des appuis à demi ruinés, dessiné avec un art admirable, construit même avec une admirable solidité. si la main de l'homme n'en eût sapé les fondements. Mais ce débris de l'art de nos pères va s'écrouler, il faut le sauver ; il appartient à un édifice dont le peuple a toujours besoin, il faut le consolider : et, auprès de lui, autour de lui, notre art déchu avec son ciseau moins délicat, ses moellons moins résistants, son ciment moins parfait, construit un pan de mur qui n'est ni beau, ni même bien durable, mais nécessaire.

Voilà l'œuvre d'Auguste. Les institutions de l'Empire furent pour lui l'étai nécessaire qu'il donna à l'édifice ébranlé des institutions romaines. Il garda les colonnades du temple dont le style merveilleux parlait à la religion des peuples. Il y ajouta de lourds et prosaïques contreforts destinés à maintenir le temple pendant quelques siècles. Ancienne et nouvelle construction se protégèrent mutuellement : l'une imposant le respect et empêchant une main profane de démolir l'édifice, l'autre le soutenant et l'empêchant de tomber par son propre poids.

Par malheur, l'œuvre d'Auguste était une œuvre humaine, par conséquent ce n'était pas une œuvre vivante. L'homme peut tout faire, excepté la vie. L'art, l'industrie, la science, quelque soit jamais leur progrès, ne mettront au monde, ni un être animé, ni même une plante. Ils ne créent pas, ils fabriquent, et la vie ne se fabrique pas.

L'Empire romain d'Auguste n'était donc qu'une décadence, une ruine aussi habilement réparée qu'il était possible, mais une ruine. Ni dans cette antiquité défaillante, ni dans cette nouveauté trop évidemment humaine, rien n'avait la vie ; rien n'était saint, rien ne s'imposait soit à l'admiration, soit à l'amour, soit au respect. Ce fut le trait distinctif de l'Empire romain que le respect en fut toujours absent. Il n'y eut jamais ni aux yeux du prince rien à respecter dans le peuple, ni aux yeux du peuple rien à respecter dans le prince.

Pour remplacer le respect absent, Tibère mit la peur ; et la peur fut réciproque comme le respect aurait dû l'être. Les sujets craignaient le prince, et le prince craignit au moins autant ses sujets. La peur enfanta l'obéissance, la peur simula l'adulation, et joua la comédie de l'apothéose. Mais la peur n'était pas faite pour relever l'Empire romain et donner la vie à cette ruine.

Seule, l'époque antonine, je veux dire l'époque de Nerva à Marc-Aurèle, forma un temps d'arrêt un peu long dans la décadence. Le mérite personnel de ces cinq empereurs et le hasard heureux qui les fit se succéder sans loi de transmission et néanmoins sans secousse, fut certes une grande faveur accordée du Ciel au monde romain. Mais ce bien était tout personnel. La force, la vie, la dignité, le respect inspiré par eux, passa avec eux, et la décadence interrompue reprit son cours.

Le temps d'Alexandre Sévère fut encore une grâce du ciel et même une plus grande grâce, parce que, plus voisin du christianisme, Alexandre tenait par quelque affinité au principe qui pouvait faire vivre la société humaine, et même la renouveler. Mais, ou le temps d'Alexandre fut trop court ou le christianisme fut encore trop loin de lui ; et, Alexandre une fois mis à mort, la décadence reprit sou cours pour ne plus s'arrêter. Or, à l'époque où Alexandre et sa politique d'homme de bien furent vaincus par la meurtrière prééminence de l'épée, en fait d'institutions, de vie publique, de liberté, que restait-il ?

Nous l'avons dit, les deux siècles et demi d'omnipotence impériale ; le gouvernement effréné d'un Caligula, d'un Néron, d'un Domitien, d'un Commode, d'un Caracalla ; la politique anti-romaine d'un Tibère au premier siècle, d'un Septime Sévère au second, avaient fait descendre bien bas ce qui demeurait encore des institutions de l'ancienne Rome. Ainsi (pour en énumérer le détail) le Sénat s'était toujours amoindri. Le consulat, multiplié à l'excès, n'était depuis longtemps qu'une charge onéreuse sans dignité et sans pouvoir. Les préteurs, depuis Auguste, étrangers au commandement des armées et au gouvernement des provinces, renfermés dans l'enceinte de Rome, n'avaient plus que des fonctions purement judiciaires et l'importance de ces fonctions diminuait de jour en jour au profit des magistrats impériaux.

Voilà pour Rome. L'Italie, les cités italiennes étaient-elles plus honorées et plus libres ? Elles avaient perdu ce droit de juridiction sur elles-mêmes que les premiers Empereurs avaient respecté. Quatre consulaires sous Hadrien, cinq magistrats d'un rang moins élevé sous Marc-Aurèle, des correcteurs un peu plus tard, s'étaient partagé les provinces italiennes et avaient réduit à une mesure bien étroite l'autonomie des cités. Et cette autonomie si réduite, un curateur nommé par le prince venait parfois la réduire et la modérer encore. Et parfois aussi le prince, se faisant nommer magistrat suprême de la cité, ne dédaignait pas d'exercer par un délégué cette humble royauté municipale. Les pauvres villes italiques qui jadis avaient été des nations libres et guerrières, à grand'peine vaincues par Rome, n'avaient plus d'autre ressource que de chercher un protecteur au pied de la chaise curule impériale et de supplier quelque sénateur en crédit, quelque préfet émérite, quelque riche ami de César de daigner plaider leur cause auprès du prince et d'accepter le titre de leur patron.

Le citoyen romain enfin était-il plus libre ? Le lecteur le sait, depuis l'édit de Caracalla, la dignité de citoyen romain appartenait à tous, c'est-à-dire que ce n'était plus une dignité. Les privilèges qui s'y rattachaient autrefois étaient-ils devenus pour cela le droit de tous ? Nous avons fait voir[2] qu'il n'en était pas ainsi. Nous avons montré la liberté personnelle du citoyen romain depuis longtemps réduite à un droit d'appel à César, et ce droit devenu illusoire et impraticable, maintenant que les citoyens romains, c'étaient tous les sujets de l'Empire. Nous avons montré, dès le temps de Septime Sévère, les citoyens sujets à la torture qui jadis était réservée aux seuls esclaves. Voilà pour la liberté des personnes. — Quant aux biens, ne se rappelle-t-on pas que le premier et le plus réel effet de l'édit soi-disant libéral de Caracalla avait été de faire payer à tous les sujets de l'Empire l'impôt des successions que payaient jusque-là les seuls citoyens romains, et la capitation que jusque-là les citoyens romains étaient dans l'Empire les seuls à ne pas payer ? De sorte qu'après l'édit égalitaire et philanthropique de Caracalla, on eût pu dire, parodiant par avance un mot célèbre : Rien n'est changé, il n'y a qu'un impôt de plus.

A plus forte raison, le nom romain, la grandeur romaine perdait-elle de son prestige, la race romaine de sa prééminence, la langue romaine de sa pureté. N'avait-on pas eu pour empereur un africain, Septime Sévère, plus disert en langue punique qu'en latin ? un maure, Macrin, que l'on reconnaissait à son oreille percée ? un syrien, Élagabale, qui était arrivé avec son dieu, son costume, ses rites, ses débauches de l'Orient ? un autre syrien, Alexandre, celui-là sans doute Romain par les sentiments et par le cœur, mai s dont l'éducation latine avait été incomplète ? Et enfin, on venait, après le meurtre d'Alexandre, de donner la pourpre à un pâtre Goth transplanté en Thrace, barbare de mœurs et d'éducation comme il l'était d'origine.

Mais cet abaissement de Rome, du nom romain, de la race romaine, profitait-il du moins aux provinces et aux races sujettes ? Si la tradition romaine perdait de sa' supériorité et de son prestige, la tradition nationale des peuples soumis ne revivait-elle pas ? Leur vie ne devenait-elle pas plus indépendante et plus digne, et n'y avait-il pas là pour l'Empire un autre élément de force et de durée ?

Tout au contraire. J'ai montré ailleurs, dès le temps de Marc-Aurèle, le premier déclin des institutions municipales dans l'Empire romain[3]. Le règne de Septime Sévère, en faisant prédominer partout l'influence militaire, avait avancé ce déclin. L'édit de Caracalla le précipitait encore. Cette assimilation universelle de la race romaine avec les races vaincues se faisait, non dans la liberté, mais dans la servitude. A aucune liberté ni personnelle, ni municipale, ni corporelle, ni financière, elle ne devait être favorable. Par le seul fait de son élévation au titre de citoyen romain, le sujet de l'Empire subissait la loi civile de Rome, c'est-à-dire que son mariage, sa famille, sa propriété, son héritage, réglés jusque-là par une loi nationale encore vivante, étaient gouvernés maintenant par l'édit sept fois séculaire des décemvirs suivi de ses innombrables commentaires. La loi civile devenant une pour tout l'Empire, la loi municipale tendait aussi à le devenir. Les cités diversement privilégiées du monde romain : la cité tributaire qui elle-même, sous l'autorité du proconsul, gardait encore les formes de son gouvernement populaire ; la cité libre qui, ayant traité et n'ayant pas été conquise, voyait ses droits vis-à-vis de Rome, comme sa dépendance envers Rome, déterminés par les termes de son alliance ; la cité latine admise à quelques-uns des droits des citoyens romains ; enfin la cité romaine, municipe ou colonie, qui jouissait de la plénitude des droits : toutes également tendirent à s'assimiler à la cité municipale italienne, à peu près la moins libre de toutes les cités de l'empire. Leur juridiction restreinte, leur Sénat abaissé, leurs assemblées populaires tombées en oubli, leurs magistratures amoindries au point de n'être plus recherchées, mais imposées, leurs honneurs municipaux discrédités, leur patriotisme local éteint sans que le patriotisme romain vînt le remplacer ; tous ces symptômes avaient commencé à se produire et se produisaient bien plus encore à mesure que le curateur envoyé par César apparaissait plus fréquemment, qu'un patron auprès de César était plus nécessaire, que le proconsul ou le délégué de César se mêlait davantage des affaires de ces étrangers devenus citoyens romains. Ce droit de cité romaine qui n'était plus qu'un vain titre, les provinces déjà le payaient en argent, elles le payèrent bientôt en liberté. Les villes devinrent égales devant l'oppression comme les hommes devenaient égaux devant l'impôt. Et, soyez-en sûr, les sujets de Rome se laissèrent faire Romains d'aussi bonne grâce que nous avons vu les Hanovriens en 1868 (ou les Alsaciens en 1871) en mettre à devenir Prussiens.

Arrêtons-nous un peu sur cette question des libertés municipales. Quand jadis la cité avait sa liberté, par suite son importance, par suite sa richesse, elle conférait des honneurs ; elle donnait des couronnes, elle flattait l'orgueil, elle stimulait l'ambition des citoyens. Être archonte à Athènes, suffète à Carthage, n'enrichissait pas un homme, non sans doute, mais donnait un certain éclat à son nom, une certaine gloire à sa famille ; les charges, étant gratuites, avaient du moins l'avantage de ne nécessiter aucune exaction ; on ne recevait pas de traitement, mais on n'avait guère d'impôts à lever ; on n'était pas payé, mais on n'était pas non plus chargé de faire payer personne. Quant vint au contraire la prépondérance du pouvoir militaire, l'État qui à Rome fut toujours besogneux, ne trouva rien de mieux à faire que de faire nourrir, approvisionner, héberger et camper aux frais de la ville cette armée souveraine. De là aggravation d'impôts ; et, comme ces impôts inaccoutumés ne se payaient qu'avec peine, les Empereurs imaginèrent de charger les magistrats de la ville de la perception en les rendant personnellement responsables. Ceux-ci devinrent donc et les souffre-douleur du pouvoir et les épouvantails du peuple ; persécutés par l'un, persécutant l'autre ; méprisés de l'un, odieux à l'autre. Dès lors les rôles furent renversés, ce qui était honneur devint corvée, l'ambitieux d'autrefois fut le récalcitrant d'aujourd'hui. On évita les honneurs avec autant de soin qu'on en mettait jadis à les rechercher. Il fallut édicter des peines contre le décurion réfractaire, contre le dignitaire qui ne voulait pas de sa dignité ; désigner ceux à qui incombait telle ou telle charge ; rendre celle-ci héréditaire pour que le fils suppléât le père, celle-là patrimoniale pour que le vendeur fût remplacé par l'acheteur ; interdire à ces corvéables la fuite, la désertion, le changement de situation qui eût pu les décharger ; régler les exemptions et en réduire le nombre autant que possible : toute cette comédie de la vie municipale romaine aurait pu s'appeler : Le sénateur malgré lui.

Les Empereurs eussent bien voulu, à côté de ces peines, mettre quelques récompenses et parler à l'ambition en même temps qu'à la peur. Mais quelles récompenses ? De l'argent ? On n'en avait pas, pas assez surtout pour payer les cent mille décurions (sénateurs), les deux mille duumvirs (consuls) des mille cités de l'Empire romain. Des honneurs ? Dans Rome en décadence et dans ces villes si complètement asservies, les honneurs étaient bien discrédités. De l'honneur ? Les Empereurs romains n'en avaient guère, même pour leur propre compte. On imagina pour les dignitaires des municipes un privilège étrange qui témoigne peu en faveur de leur fierté et de leur vertu. On leur accorda, en cas de crime, l'exemption de la peine de mort, et le jugement définitif par l'Empereur ; trois immunités dont la première[4] était jadis le droit de tout homme libre, et dont les autres appartenaient jadis à tout citoyen romain. On leur accordait ainsi un privilège, parfaitement inutile s'ils étaient honnêtes gens, profitable seulement s'ils devenaient des scélérats ; on leur permettait d'être voleurs ou assassins à meilleur marché que d'autres. C'est pour cela que, chez les jurisconsultes qui traitent du droit pénal à cette époque, nous voyons toujours indiqué un double châtiment pour chaque genre de délit, un plus doux pour les privilégiés, les gens honorables (honesti, honestiores), un autre plus rigoureux pour la plèbe (humiliores, plebeii). Voilà donc où aboutissait ce grand acte égalitaire et philanthropique, disent les modernes, par lequel Caracalla avait nivelé les conditions de son empire : à susciter une aristocratie nouvelle, mais une aristocratie purement pénale, la plus ignoble de toutes, puisqu'elle ne privilégiait que des malfaiteurs. Le décurion remplaçait le citoyen romain, non pas, il est vrai, dans ses droits politiques, ni dans sa gloire héréditaire, ni dans ses libertés vis-à-vis de l'impôt, mais seulement dans ses franchises en matière pénale. C'était encore une aristocratie, mais l'aristocratie d'une société bien dégradée.

On jugera sans peine qu'il ne devait pas rester grand' chose, en fait de liberté personnelle ou politique, pour les citoyens des cités provinciales devenues grâce à Caracalla des municipes romains. A ces sénateurs ou décurions, devenus les collecteurs obligés et responsables de l'impôt, ne fallait-il pas au moins laisser un pouvoir discrétionnaire sur leurs contribuables ? Et se figure-t-on, à côté de ce Sénat percepteur, un peuple législateur et pouvant voter l'abolition de la taxe ? Se figure-t-on davantage un peuple électeur alors que personne ne se souciait d'être élu ?

Rien ne restait donc dans l'Empire de ce qui avait eu vie autrefois ; rien de la vie romaine dans la nation maîtresse, rien de la vie nationale chez les nations conquises. Or, on peut le dire avec une vérité à peu près entière, dans l'ordre politique, là où il n'y a rien d'ancien, il n'y a rien de légitime. C'est le temps qui fait toutes les légitimités. La prescription, cette patronne du genre humain est la base du droit politique de tous les peuples. Faute de cette consécration par le temps, l'ordre politique romain se caractérisa essentiellement par l'absence du droit comme par l'absence de respect. Nulle part chez un peuple civilisé, la force ne régna plus ouvertement, plus effrontément, plus complètement.

C'est ce règne de la force et de la force seule que nous montrera, plus que nulle autre époque, le demi-siècle qui suit la mort d'Alexandre Sévère. Septime Sévère a établi la prépondérance de l'épée et a cru que cette épée resterait dans sa main et dans celle de ses fils. Cette épée au contraire a percé la main qui s'appuyait sur elle, et la dynastie sévérienne a été sa première victime. L'épée reste maintenant, aux yeux de tous, l'unique souveraine du monde civilisé. Les 15 ou 16 mille prétoriens, tout au plus les 60 ou 70.000 Pannoniens ou Dalmates qui tiennent garnison en Italie, voilà désormais le vrai César. Aujourd'hui ils vont faire un empereur ; si demain cet Empereur semble prendre au sérieux le serment d'obéissance qu'ils lui ont prêté, il sera égorgé et un autre sera mis en sa place. Et, comme ces révolutions leur sont payées à tant de deniers par tête de soldat, le seul désir de multiplier ces dons de joyeux avènement suffira pour leur faire multiplier les assassinats, les révolutions et les avènements. Pendant un demi-siècle passeront dix-neuf de ces pauvres empereurs[5], destinés à voir jeter un lambeau de pourpre sur leurs épaules et sur celles de leurs fils, à payer un donativum aux soldats, puis au bout de quelques jours, à se laisser tuer eux et leurs fils, par ces mêmes soldats qui les avaient élus : de plus en plus absolus, mais aussi de plus en plus précaires ; n'ayant guère de respect pour le droit de leurs sujets qu'il faut bien jeter aux appétits de la milice, mais par contre ne trouvant aucun respect chez leurs soldats qui voient toujours plus de profit à les renverser qu'à les maintenir. C'était de plus en plus le principe de la peur substitué à celui du respect.

Il faut convenir cependant que ce mal ne laissera pas que de produire un certain bien. L'instabilité du pouvoir le rendra par moments moins oppressif ; ces princes, se sentant si mal affermis, seront parfois plus modérés. Quelque impuissants que soient le Sénat et le peuple, à quoi bon s'en faire des ennemis, quand déjà on est d'ailleurs si menacé ? Ces Césars dont le règne se compte par mois vaudront mieux en général que les Césars qui ont pu se figurer qu'ils avaient des années devant eux. Tous ne seront pas des hommes sans cœur, ni sans quelque génie, ni sans quelque amour du bien. Il en est tel parmi eux qui vaudra bien Trajan. Mais à quoi peut servir et le plus grand génie et l'âme la plus généreuse, vis-à-vis de cette brutale autocratie de l'épée ; disons mieux, du poignard ? Ce que l'Empire du premier siècle a souffert de ses premiers empereurs, l'Empire du troisième siècle le souffrira de ses légions. A vrai dire, il n'y aura dans Rome pendant cette période d'autre souveraineté que la souveraineté du meurtre. Voilà le merveilleux état de choses auquel une société se voit mener par le culte de la force, tant de fois adorée en notre siècle sous le nom euphémique de fait accompli !

Que la décadence de l'État romain soit dès lors plus rapide que jamais, chacun le comprend sans peine. Au dehors, l'Empire est de plus en plus mal défendu par ces soldats trop occupés à faire et à défaire les empereurs ; les armées qui veillent aux frontières sont le plus souvent sacrifiées à l'armée prétorienne qui entoure l'Empereur ou occupe paresseusement l'Italie ; la discipline est affaiblie au profit de ces soldats, maîtres de leur maître. Au dehors donc le péril, l'invasion toujours menaçante, cela va sans dire ; et de plus la langueur toujours croissante au dedans.

La langueur au dedans ! Oui certainement, je l'ai dit vingt fois : il n'y a pas de vie là où il n'y a pas au moins un peu de liberté. Et c'est la liberté des cités, conservée par Auguste, respectée par Trajan et les Antonins, qui avait maintenu, deux siècles durant, une certaine vie dans l'Empire.

Mais dans ces cités découragées, on verra tout languir, s'appauvrir, s'éteindre ! Liberté pour le peuple, dignité pour le magistrat, sûreté pour les deniers du père de famille, sécurité pour les loisirs du riche, honneur pour le dévouement, récompense pour les services rendus, culte du passé, ambition de l'avenir, tout cela s'effacera peu à peu devant la permanence de la corvée, de la réquisition et de l'impôt. On vivra sans doute, mais on vivra taxé, tourmenté, menacé, abaissé. Les cités de l'Empire qui ont été encore si vivantes sous les Antonins, au troisième siècle, moralement et matériellement appauvries, ne feront plus que végéter ; et comme en définitive les cités de l'Empire composent l'Empire, l'Empire ne fera que végéter. On tendra de plus en plus à cette suppression de toute liberté qui est pour les sociétés ce qu'est la machine pneumatique pour les êtres vivants. Ce beau idéal de Mécène parlant à Auguste ou plutôt de Dion Cassius faisant parler Mécène[6], ce beau idéal d'une monarchie purement automatique arrivera à une réalisation presque complète : un empereur tout-puissant tant que les soldats ses patrons le laisseront vivre ; à Rome, un Sénat abaissé et un peuple muet ; dans les provinces, nulle assemblée populaire ; et ces esclaves de la force prétorienne portant tous au même droit le titre fort peu honoré de citoyen romain. La police de l'Empire se fera par ces frumentaires qui jadis avaient été chargés de veiller aux approvisionnements ; la police des cultes se fera, au moins contre les chrétiens ; la police (ou plutôt le monopole) de l'enseignement seule manquera à ce bel ensemble, le génie de l'antiquité n'était pas capable de s'élever à la hauteur de cette conception de notre siècle.

Cependant, puisque le monde romain devait vivre quelques générations encore, il faut croire que la machine pneumatique n'était pas encore parfaite et que l'air respirable pénétrait un peu dans ses veines. Il y avait des pas à faire, et nous verrons au bout de ce demi-siècle Dioclétien en faire de bien marqués. La liberté humaine est vivace et se retourne plus d'une fois sur son lit de mort pour trouver un côté par où elle puisse respirer ; pendant le demi-siècle que nous allons raconter, elle était bien malade, elle n'était pas éteinte.

D'ailleurs, pendant ce demi-siècle, si la maladie et la servitude lui venaient d'un côté, de l'autre s'approchaient d'elle la guérison et la délivrance. Le christianisme vivait et grandissait au sein de cet empire en décadence. Il était arrivé à un point de notoriété et d'importance qui rendait son action sur toutes les parties de la société, non pas seulement probable, mais évidente. C'était une force latente qui eût vivifié ce grand corps vieilli s'il eût consenti à se l'approprier. C'était un élément divin et le seul véritablement divin, qui s'approchait de ce monde romain, périssant faute d'avoir en lui rien qu'il pût croire divin. C'était un principe de respect dans cette société qui ne connaissait plus le respect, et un triomphe héroïque sur la peur dans ce monde qui était gouverné par la peur. C'était une force morale, la plus puissante de toutes, grandissant de toutes parts, tandis que la force politique décroissait de toutes parts. C'était le gland semé au pied d'un chêne vieilli, qui est devenu arbre à son tour et dont les rameaux offrent déjà un abri à ceux que l'arbre décrépit ne peut plus ombrager.

Aussi ne faut-il pas s'étonner si, au milieu des agitations et des révolutions perpétuelles de cette époque de décadence, de temps à autre se révèle dans les âmes une certaine énergie que le premier siècle de l'Empire romain n'avait pas connue. Politiquement, socialement, militairement parlant, cet Empire et cette société s'écroulaient, mais la vie nouvelle qui s'infiltrait dans ses veines se trahissait parfois par des élans généreux et imprévus. Le christianisme refaisait des âmes tandis que le despotisme en défaisait. Il inspirait aux siens le plus grand et le plus divin de tous les héroïsmes, l'héroïsme du martyre ; et parfois, en dehors de lui, par une sorte d'émulation, les âmes païennes se montraient moins incapables de l'héroïsme du citoyen et du soldat. De là, après des années de torpeur, certaines résistances subites, imprévues, qui feraient croire qu'il y a un peuple là où l'on ne voyait qu'un troupeau d'administrés et de corvéables romains. Le christianisme, placé en dehors de la vie politique, ne conseillait ni ne dissuadait ces luttes ; ses enfants avaient une autre lutte à soutenir, et de plus héroïques résistances à opposer, non à tel ou tel César, mais à tout pouvoir ennemi de Dieu. Le christianisme, dont l'Empire ne voulait pas pour son citoyen, n'avait pas de conseil à donner aux citoyens de l'Empire. Mais aux idées morales qu'il répandait dans le monde, aux sentiments désintéressés qu'il suscitait même en des âmes qui ne lui appartenaient pas, à l'exemple qu'il donnait de refuser quelque chose au pouvoir, peut être due en partie cette consolation que nous offre l'histoire, de voir des tyrans moins cruels que Néron rencontrer une servilité moins universelle que Néron ne l'avait rencontrée. Le christianisme n'encouragea aucune révolte ; mais on peut lui faire honneur de ce qu'il y eut d'honorable dans quelques révoltes.

Le christianisme, si évidemment manifesté à cette époque, s'offrait donc comme un principe de vie et aux peuples et aux souverains. Il pouvait, et lui seul pouvait, donner aux peuples des princes qui respectassent leurs droits, leurs biens, leur liberté. Il pouvait, et lui seul pouvait, donner au prince des sujets et surtout des soldats qui le servissent et ne le trahissent pas. On savait déjà que les serviteurs les plus sûrs du prince, les soldats les plus braves et les plus fidèles, les amis les plus constants du bien public, les consolateurs les plus efficaces des misères humaines étaient les chrétiens. A cette époque où les attaques des barbares, les disettes, les épidémies, les souffrances de toute nature étaient si fréquentes, on savait assez que ce n'était guère dans les rangs du paganisme que l'on trouvait les défenseurs des cités envahies, les rédempteurs des citoyens emmenés en captivité, les distributeurs d'aumônes, les médecins, les infirmiers, les amis du pauvre. Aussi ne faut-il pas s'étonner de la présence de tant de chrétiens dans les armées, dans les palais des princes, dans les maisons des riches. Quand le fanatisme ne portait pas à les immoler, l'estime portait à les appeler. Les Actes des martyrs nous montreront Dioclétien, l'auteur de la dernière persécution, ayant commencé par s'entourer de chrétiens ; quand il veut persécuter, il faut qu'il remplisse de victimes son propre palais. Le christianisme, si on l'eût laissé faire, eût donc inauguré dans la vie de l'Empire le régime du respect au lieu du régime, si cruellement insuffisant, de la crainte ; il eût vivifié par un élément divin cette société qui, malgré tous ses efforts, ne pouvait que se sentir toute humaine, toute mortelle, je dirais presque, toute moribonde.

Aussi, en ce siècle plus encore que dans le précédent, la question du christianisme se posait-elle et pour les hommes et pour le pouvoir. La multitude ignorante pouvait persister sans hésitation et sans remords dans son fanatisme idolâtrique ; mais les hommes éclairés s'étonnaient, les princes hésitaient. A un grand nombre de ceux-ci, il est vrai, le temps manqua pour se décider ; en quelques mois de règne, ils n'eurent le loisir de se prononcer ni pour la persécution, ni pour la tolérance. Mais pour ceux qui arrivèrent à la limite extraordinaire de cinq ou six ans de pouvoir, pour ceux-là la question dut être au moins momentanément résolue. Les meilleurs d'entre eux et les plus sensés croyaient médiocrement aux dieux du paganisme ; et, sachant reconnaître au moins d'honnêtes gens dans ces hommes qui n'adoraient pas les dieux, leur permettaient d'être pour me servir de l'expression de Tertullien ; et alors l'Église grandissait, se développait, s'épanouissait dans la liberté. Mais bientôt, ou un successeur tout autre, ou le même prince vieilli, circonvenu, tombé, non pas dans la foi au paganisme officiel, mais dans l'infatuation des magiciens et des devins, rallumait la persécution ; et l'Église alors grandissait d'une autre façon, non plus par la libre prédication de ses docteurs, mais par la muette prédication de ses martyrs, non plus par la publicité de sa parole et de sa foi, mais par la publicité de son héroïsme. De là ces alternatives de tolérance et de proscription, d'accroissement évident par la liberté et d'accroissement caché par le martyre, que nous verrons se succéder dans la vie de l'Église jusqu'à l'heure décisive de la persécution de Dioclétien.

J'ai voulu jeter ici quelques traits qui caractérisent d'une manière générale ces cinquante années, où apparaît plus spécialement dans la vie de l'Empire la prépondérance exclusive des soldats. J'ai dit tout cela une fois afin de n'y pas revenir. Je vais maintenant, et rapidement, je l'espère, parcourir la vie de ces chefs éphémères, dignes le plus souvent de compassion, que le vrai chef, la milice prétorienne, s'est plu successivement à élever et à renverser.

Pensons seulement, en face de ces misères, à ce qu'a été, à nous peuples modernes, notre bonheur. Oui, il faut aux sociétés humaines quelque chose de divin, afin qu'elles soient gouvernées, non plus seulement par la crainte, mais aussi par le respect, ajoutons par l'amour. Ce divin dans les sociétés humaines, l'antiquité le cherchait dans les nuages de sa mythologie ; elle ne trouvait jamais qu'un mensonge qui, au bout de bien peu de siècles, était démasqué. Mais, aux peuples de la chrétienté, ce principe divin a été donné dans la foi commune, l'amour du même Dieu, la loi morale commune à tous, qui est descendue du Calvaire. Il nous a été donné, vrai de la plus complète vérité ; et, parce qu'il était vrai, il était vivant, pouvant se perpétuer sans fin, s'étendre sans limite, se développer sans aucun terme. Il ne repose ni sur une loi politique, ni sur une institution civile, ni sur un empire, une nation, une dynastie quelconque ; qui pourrait croire à la divinité de rien de tout cela, dès que l'histoire en est connue ? Mais, par cela même qu'il est d'une nature supérieure et qu'au lieu de réunir les peuples sous une même loi, il les réunit dans une même foi, il sait se prêter à toutes les vicissitudes, à toutes les phases, à tous les développements, à tous les progrès que les événements peuvent amener et que les besoins des nations peuvent appeler. De là ces longs siècles qu'ont vécu les nations chrétiennes, plus âgées aujourd'hui qu'aucune nation païenne ne le fut ; ces siècles d'une vie ascendante pour les peuples et pour l'humanité ; ces siècles qu'ont signalés tant de phases, tant de formes, tant de péripéties diverses, sans que les nations vissent se perdre, pour peu qu'elles tinssent à le garder, le principe divin qui était en elles ; parce que ce principe, infini de sa nature, était bien plus large qu'il n'était besoin pour contenir en lui toutes les phases de la politique et tous les progrès de la science humaine.

Mais malheur aux sociétés qui anéantiraient dans leur sein le principe divin et prétendraient vivre de leur propre force, aux sociétés qui se croiraient toutes humaines, toutes terrestres, faites de la main de l'homme et non créées de la main de Dieu, indépendantes, mais aussi sans appui, souveraines absolues, mais souveraines pour un jour !

Elles n'auraient même pas le faible secours que prêtaient aux sociétés antiques les mensonges de leur mythologie ; elles ressembleraient bien plutôt à l'Empire romain, dépouillé de ses traditions soi-disant divines et ne voulant pas accepter le principe véritablement divin du christianisme. Là le respect manquerait (pourquoi l'homme respecterait-il ce qui n'est qu'humain ?) ; la peur gouvernerait seule ; la force, comme au temps des Césars, serait souveraine maîtresse : là où il n'y a pas de Dieu, la force est dieu.

On verrait là, comme dans l'Empire romain, le pouvoir ne reconnaître aucune limite et ne respecter aucun droit. Qu'est-ce que le sujet sinon le faible, et qu'est-ce que le pouvoir sinon le fort ? Et quel droit a le faible contre le fort ? Mais en même temps le pouvoir ne s'appuyant que sur la force serait soumis à tous les caprices de la force. Ni l'hérédité, ni l'élection, écrites peut-être dans les lois, ne se réaliseraient dans le fait. La force ou militaire ou populaire donnerait et ravirait le pouvoir ; les gouvernements seraient comme les Césars romains et plus absolus chaque jour et chaque jour plus précaires. Ne sommes-nous pas déjà en France, depuis quatre-vingts ans, sous ce régime césarien d'une royauté élective par les révolutions ? Et parmi ces royautés, les plus révolutionnaires, c'est-à-dire celles dont l'origine a été la plus violente, n'ont-elles pas été les plus absolues, mais aussi les moins durables ?

La situation de l'Europe moderne serait même pire que celle de l'Empire romain, en ce que, n'étant pas une comme il était un, ce même droit de la force qui réglerait les rapports d'homme à homme réglerait à plus forte raison, et sans nul contrepoids, les rapports de nation à nation. A cet égard, le scrupule serait moins grand encore. Les traités, cette faible barrière du droit international, seraient plus méprisés que jamais : ne possédons-nous pas déjà dans notre langue ces synonymes introduits par la diplomatie moderne pour désigner le droit de la force, fait accompli, non-intervention, progrès, nationalité, tous ces mots d'ordre dont le fort peut toujours s'autoriser, et qu'il n'est jamais permis au faible d'invoquer ? La force et la force armée serait donc plus que jamais la raison dernière entre les Empires. Or, avec la force prédominante au dehors et le pouvoir absolu à l'intérieur, comment toutes les ressources d'une nation, ses bras, son sang, sa vie, sa richesse, son industrie, son génie, ne seraient-elles pas de plus en plus tournées vers la guerre ? Adieu alors, au bout de bien peu d'années, à tout ce qu'on appelle les arts et les embellissements de la paix ! A force de civilisation et de perfectionnements nous en viendrions à l'état des barbares de la Germanie organisés uniquement en vue de la guerre. Tout serait sacrifié à ce maître suprême, le canon, faisant les rois au dedans, et au dehors défaisant les peuples.

Mais il faudrait pour cela que le Christianisme, l'Église, la Papauté eussent émigré loin de notre Europe, et ils ne sont pas encore près d'émigrer (même aujourd'hui, 1878).

 

 

 



[1] Géorgiques, I, vers 108 et suiv.

[2] V. ci-dessus, tome I, livre III, ch. I.

[3] Voy. les Antonins, I, VI, ch. 9.

[4] Dig. 3, § 5-16 Ad Leg. Cornel. de Sicariis (XLVIII, 8) ; 27 § 1, 2 De pœnis (XLVIII, 9) ; 2 § 1 De bonis eorum (XLVIII, 21) ; 6 § 7 De injusto, rupto, etc. (XXVIII, 3).

[5] De l'avènement de Maximin (235) à l'avènement de Dioclétien (284), il y eut :

Empereurs reconnus à Rome : 19, parmi lesquels 2 seulement meurent de mort naturelle, 2 sont tués à la guerre contre l'ennemi du dehors, 15 sont assassinés ou forcés à se tuer.

Empereurs associés à ceux-ci avec le titre d'Auguste ou de César : 9, dont 1 mort naturellement, 1 tué à la guerre, 7 assassinés.

Empereurs proclamés dans les provinces : 26, parmi lesquels 3 survivent à leur chute, 23 sont tués ou forcés de se tuer.

En tout : 54 purpurati, dont 6 morts naturellement, 3 à la guerre, 45 par assassinat ou révolte.

Ces 19 règnes successifs en 49 ans, donnent une moyenne de 2 ans et 8 mois par règne.

— Si nous nous reportons à l'époque précédente à partir du règne d'Auguste (de l'an 31 avant l'ère vulgaire à l'an 235 de l'ère vulgaire), nous trouvons dans cette période, 28 personnages proclamés ou dans Rome on dans les provinces sur lesquels 9 seulement sont morts dans leur lit ; 24 règnes d'empereurs reconnus à Rome. Moyenne des règnes, 11 ans et 1 mois.

— Au contraire, dans notre histoire, depuis Hugues Capet jusqu'à Louis XV (987-1774), il y a eu 26 règnes, 2 rois assassinés, 1 (Henri II) mort par accident. Moyenne des règnes, 30 ans et 3 mois.

Mais en revanche, de 1774 à 1877, nous devons compter 19 règnes ou, si l'on veut, 19 gouvernements, 1 roi assassiné, 4 souverains exilés, 1 seul mort sur le trône (Louis XVIII) et 1 seul (Charles X) devenu roi sans révolution. Moyenne de la durée des gouvernements : 5 ans et 5 mois. Cela approche de l'époque romaine.

Nous avons déjà remarqué une coïncidence entre l'histoire de l'empire Romain et celle de l'empire Chinois (Les Césars, Tableau du monde romain, Livre I, ch. 1, § 1). Cette fois encore, l'époque d'anarchie dont nous parlons, répond à une crise pareille dans les annales chinoises, dite l'époque des trois royaumes (ans de l'ère vulgaire 250-265).

[6] Voyez Dion Cassius (LII, 14-40) et mon livre des Césars, t. I, Auguste, § 2.