LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — UN EMPEREUR HOMME DE BIEN. - ALEXANDRE SÉVÈRE - 222-235

CHAPITRE V. — LA GUERRE.

 

 

Il y a un coin de cette histoire que nous avons jusqu'ici laissé dans l'ombre ; un des obstacles et un des périls que nous avons signalés au début du règne d'Alexandre et dont nous n'avons rien dit encore. Et cet obstacle était de tous le plus grave, ce péril le plus difficile à conjurer. Nous pouvons croire que grâce à cette sagesse, à ces bienfaits, à cette tolérance dont nous avons parlé, Alexandre était aimé de son peuple, aimé du Sénat, aimé des Juifs, aimé des chrétiens ; mais était-il aimé des soldats ?

Là était la grande question pour Alexandre comme pour tout empereur. Cette toute-puissance de l'épée qui l'avait fait César et qui pouvait le défaire, était-il possible de se la concilier, ou, si elle était ennemie, de la vaincre ?

Il est assez clair que, de ce côté-là, Alexandre eut à craindre, à souffrir et à lutter. Malheureusement ces péripéties de son pouvoir nous sont à peu près inconnues. Il semble que Rome sous son règne ait été inconnue des historiens. Lampride semble n'avoir trouvé dans Dexippus, dans Acholius, dans Marius Maximus, trois annalistes contemporains, autre chose que des faits anecdotiques, jusqu'à la minutie parfois, sur la vie et le gouvernement d'Alexandre ; il ne nous dit rien des commotions de Rome sous son règne. Hérodien saute immédiatement de l'avènement du fils île Mammée à ses guerres en Asie ; c'est une lacune de plus de huit ans qu'il laisse à nos imaginations le soin de remplir. Enfin, Dion Cassius, sénateur, consul, annaliste de Rome depuis Romulus, devrait au moins nous donner la chronique de son propre temps. Mais non ; arrivé à l'avènement d'Alexandre, il déclare qu'il a raconté les règnes précédents avec tout le soin et toute l'exactitude qui étaient en lui ; mais que, pour ces dernières années, il n'a plus suivi les événements avec la même attention : absent de Rome, malade en Bithynie, préfet d'Égypte, puis de Dalmatie, puis de Pannonie, puis enfin revenu dans son pays natal, la Bithynie, pour y achever sa vie, il ne peut dire que sommairement ce qui s'est passé avant son second consulat[1] (229) et rien du tout de ce qui s'est passé depuis.

Nous voyons cependant, parle peu que nous rapportent ces écrivains, que l'arrogante indiscipline des soldats a troublé à plusieurs reprises le règne d'Alexandre. Peu d'années, peu de mois peut-être après l'avènement de ce prince, Ulpien nous apparaît tout-puissant au camp, à Rome, dans l'Empire. Flavianus et Chrestus avaient d'abord été nommés préfets du prétoire ; puis Alexandre leur a donné Ulpien comme troisième collègue. Le choix de ce jurisconsulte dans lequel on veut voir un persécuteur des chrétiens aurait-il alarmé la chrétienne Mammée ? Elle s'est plainte auprès de son fils ; mais, mieux instruite, elle est revenue sur sa plainte, elle s'est réconciliée avec Ulpien, et elle a remercié son fils d'un choix qu'elle avait blâmé d'abord. Flavianus et Chrestus n'ont pas tardé à disparaître devant leur prépondérant collègue, assassinés, s'il faut en croire Dion abrégé par Xiphilin[2] ; conspirateurs et convaincus d'avoir conspiré, pourrait-on croire d'après Dion abrégé par Zosime. Toujours est-il qu'Ulpien, d'abord repoussé par Mammée, puis accepté, loué, remercié par elle, a été au début comme le tuteur du prince, puis son premier et presque unique confident, l'instrument et le promoteur de toutes les réformes, l'ennemi juré des abus qui demeuraient du règne d'Élagabale[3]. Mais le grand abus, la toute-puissance de l'armée et son arrogante indiscipline, subsistait toujours. Le peuple, qui sous Alexandre s'accoutumait peu à peu à des allures plus libres, ose se révolter contre l'orgueil militaire, se bat pendant trois jours contre les prétoriens, tue et perd de nombreux combattants, et l'armée est presque vaincue. Mais elle a recours à l'incendie, et le peuple, pour ne pas voir brûler Rome, se réconcilie, non sans murmurer, avec ses oppresseurs. Quel rôle jouèrent au milieu de cette lutte Ulpien, Mammée, Alexandre ? Nous n'en savons pas un mot. Mais il semble bien probable que le malheureux Ulpien en fut la dernière victime. Ou furieux d'avoir été vaincus, ou plus insolents que jamais après cette réconciliation, les soldats s'attaquèrent à leur chef. Déjà plusieurs fois leur colère l'avait menacé et Alexandre ne l'avait sauvé qu'en le couvrant de la pourpre impériale. Les prétoriens prirent donc les armes, non plus contre le peuple, mais contre Ulpien. Il put s'enfuir et gagner le palais, chercher une protection auprès de Mammée, auprès d'Alexandre ; mais ni le palais, ni Alexandre, ni Mammée ne furent respectés. Le second personnage de l'Empire, le plus illustre des jurisconsultes romains, fut tué dans la maison impériale et par des soldats habitués depuis longtemps à l'impunité du meurtre[4] Voilà à quoi avaient servi cette prépondérance militaire et cette orgueilleuse prééminence de l'armée dont Septime Sévère croyait jadis avoir fait la base de son empire et une tutelle pour sa dynastie !

Quelle répression suivit ce crime ? Nous ne le savons pas. Il semble qu'Alexandre ait momentanément faibli devant cette épée des prétoriens, à laquelle il n'avait nulle autre épée à op poser. Car Epagathus, qui avait été en grande partie la cause du meurtre d'Ulpien, ne quitta Rome que pour devenir préfet d'Égypte, et ce n'est qu'un peu plus tard qu'il fut ramené d'Égypte en Crète, jugé et condamné[5].

Ce n'est pas tout encore. Dion Cassius, revenant de gouverner la Pannonie, choisi pour un second consulat et pour être consul avec l'Empereur, fut exclu de Rome par le despotisme des prétoriens. Il suffisait, si nous devons en croire son récit, qu'en Pannonie, il eût gouverné sagement, qu'il se fût montré magistrat intègre et juge sévère, pour que les soldats de Rome redoutassent en lui un second Ulpien, et Alexandre lui-même, par prudence, lui demanda de passer en Campanie les deux ou trois mois de son consulat[6].

Cet esprit séditieux des camps avait trouvé un écho même dans le palais. Alexandre fut marié au moins deux fois. Selon Hérodien, toujours défavorable à Alexandre et à Mammée, la première de ses femmes, née d'une grande famille, lui avait été unie dès sa première jeunesse ; mais, jalouse de l'influence qu'elle exerçait sur lui, Mammée aurait traité sévèrement sa belle-fille, lui aurait interdit de porter le titre d'Augusta ; le père de l'Impératrice en aurait témoigné sa colère ; Mammée l'aurait accusée de conspiration, l'aurait fait périr, aurait exilé sa fille. Selon Dexippus, le père de l'impératrice, qu'il appelle Martianus, aurait été réellement coupable ; placé au premier rang de l'Empire, honoré du titre de César, il aurait dressé des embûches à Alexandre ; le complot découvert aurait amené pour lui la mort, pour sa fille le divorce[7].

Si des pensées d'ambition et de révolte germaient dans la tête du beau-père de l'Empereur, à plus forte raison pouvaient-elles germer ailleurs. S'il y avait des soldats indisciplinés et factieux à Rome, il y en avait ailleurs encore. Aussi nous parle-t-ou d'armées en révolte, de Césars proclamés, probablement malgré eux. On nomme un Sulpitius Antoninus que les soldats forcèrent de prendre la pourpre et qui s'enfuit pour échapper à ce dangereux honneur[8] ; un Uranius, né dans l'esclavage, que les soldats prirent à la place d'Antoninus et qui fut proclamé successeur d'Alexandre ; un Taurinus proclamé à son tour (peut-être le même qu'Uranius) et qui, par peur, se jeta dans l'Euphrate[9]. Enfin, ne faut-il pas voir un conte puéril dans ce que rapporte Lampride ? Un sénateur, Ovinius (ou Vinius ?) Cornélius, né d'une grande famille, homme d'une élégance efféminée, s'avise de conspirer pour devenir Empereur. Alexandre le sait et mande ce personnage au palais, le remercie de la sollicitude avec laquelle il désire se charger des affaires de la République dont les gens de bien ne se chargent qu'à leur corps défendant, le mène au Sénat et le fait proclamer associé à l'Empire. Peu après, il y a une guerre à soutenir. Tu vas venir avec moi, dit Alexandre, et il le fait marcher à pied comme lui à la tête de ses troupes. Au bout de cinq milles, Ovinius n'en peut plus, et Alexandre le fait monter à cheval. Au bout de deux relais, fatigué du cheval, Alexandre le fait mettre en voiture. Bientôt, Ovinius épuisé, déclare qu'il renonce à la pourpre, qu'on peut même le tuer si l'on veut, mais qu'on ne le fera pas marcher plus loin. Alexandre a pitié de lui, le décharge de sa moitié d'empire, et l'envoie achever sa vie dans ses belles villas, en recommandant aux soldats de le protéger sur la route. Il y vécut de longues années, en paix tant que régna Alexandre. Mais un de ses successeurs (lequel ?) trouva qu'un homme qui a porté la pourpre est toujours un homme dangereux et fit mourir le pauvre Ovinius[10] ! L'histoire est fort douteuse et d'autres l'attribuaient à Trajan. Mais elle méritait, ce nous semble, d'être contée, ne serait-ce que pour grossir les bien courtes annales de la clémence impériale ?

Ainsi menacé par l'esprit factieux des soldats, Alexandre réagit avec cette fermeté tranquille qui se retrouvait chez lui en toutes choses. Grand, actif, vigoureux, accoutumé à tous les exercices du camp, soldat par nature[11], il aimait le soldat ; mais il ne le voulait ni indiscipliné, ni dominant. Il pourvoyait avec sollicitude aux besoins de son armée, inspectait les approvisionnements, organisait même un service de mulets et de chameaux pour dispenser le soldat romain (qui n'était plus le soldat de la République), de porter sur son dos ses dix-sept jours de vivres. Les soldats malades en campagne recevaient sous leurs tentes la visite de l'Empereur, étaient secourus, soulagés, placés sur des voitures ; si leur maladie était grave, ils étaient confiés à des familles bourgeoises dignes de confiance et que le trésor indemnisait de toutes leurs dépenses[12]. Ces privilèges de droit civil, inconnus à l'Europe moderne, que la jurisprudence romaine, formée en partie dans les camps, accordait si libéralement aux soldats, sont traités dans les rescrits d'Alexandre avec une faveur marquée[13]. J'aime mieux mes soldats que moi-même, disait ce prince[14].

Mais le bien-être du soldat était aussi pour lui un moyen de discipline. Le soldat ne craint ses chefs, disait-il, que lorsqu'il est vêtu, armé, chaussé, rassasié, et qu'il a un peu d'argent dans la ceinture : le soldat qui se révolte, c'est le soldat maltraité et mendiant. Le soldat savait donc qu'il n'était si bien traité qu'à la condition d'obéir. Alexandre n'était pas un de ces souverains que la grandeur attache au rivage et pour lesquels le détail de la vie militaire est quelque chose de trop trivial. Les états de service (breves) étaient sans cesse entre ses mains comme dans celles de Napoléon ; il les avait dans sa chambre, et, quand il était seul, les relisait, sachant le nom, le grade, le temps de service de chacun, notant ceux qui devaient être avancés, marquant la date de chaque promotion, les mérites du titulaire, les recommandations qui l'avaient appuyé[15] Il portait l'ordre et l'exactitude en cela comme en toute chose.

Les chefs eux-mêmes étaient soumis à une discipline sévère, protectrice et effrayante à la fois. Les abus (stellaturœ), si fréquents dans les armées romaines et dans bien d'autres armées, qui enrichissaient le chef aux dépens du soldat, n'étaient punis de rien moins que de la peine capitale. Il écoutait les plaintes des soldats, punissait au besoin leurs chefs, retranchait à ceux-ci les serviteurs non militaires par lesquels ils se faisaient accompagner. On ne me reprochera pas, disait-il, d'avoir jamais laissé tribun ou général retenir un sou de la solde de l'armée. A plus forte raison, le légionnaire lui-même devait-il plier la tête sous le joug de la discipline[16].

Quand Alexandre est au camp, il y vit simplement, familièrement, en père de famille et en ami ; sa tente est ouverte matin et soir ; à l'heure du dîner ou du souper, les soldats peuvent le voir, mangeant devant eux, en plein air, le pain et les vivres de l'armée. Ils sont ravis de cette simplicité et de cette bonhomie. Mais Alexandre visite le camp, inspecte les tentes presque une à une, sait tout ce qui se passe. Il ne souffre pas qu'un homme soit loin du drapeau. Il ne souffre pas qu'un bourgeois soit outragé, maltraité ; si un homme s'écarte de la route, s'établit sur le bien d'autrui et y vit à son gré, Alexandre le fait saisir, battre de verges, parfois condamner à mort. Si un officier en fait autant, Alexandre s'emporte contre lui et répète cette maxime chrétienne qu'il aime tant : Veux-tu qu'on fasse de ton champ ce que tu fais du champ d'autrui ? Un soldat, logé chez une pauvre vieille, l'insulte et la maltraite ; Alexandre le dégrade, le donne comme esclave à la vieille, et lui ordonne de la nourrir par son travail comme charpentier ; l'orgueil militaire en est blessé, les soldats se fâchent[17] ; mais Alexandre tient bon et les force à subir patiemment cette rigueur. Les rôles sont donc changés maintenant : sous Élagabale, sous Caracalla même, c'était le prince qui avait peur du soldat ; aujourd'hui le soldat a peur du prince ; le prince, dit l'historien, ne craignit jamais ses soldats[18].

Aussi ai-je peine à comprendre le reproche de faiblesse que certains historiens adressent à Alexandre. Une sévérité honnête poussée parfois jusqu'à l'emportement me semble bien plutôt avoir été un trait de son caractère et une nécessité de sa politique. Son règne fut une lutte de treize ans, qu'il soutint jusqu'à y périr. Selon Lampride, le nom de Sévère ne lui vient pas de la famille qui l'avait précédé sous la pourpre, mais de sa rigueur envers les soldats indisciplinés. Nous venons de le voir en effet sévère dans le camp comme il l'a été dans la vie civile, armé de rigueur contre ses soldats comme il l'a été contre ses serviteurs.

Quoi qu'il en soit, cette armée ainsi remise dans la voie de la discipline allait éprouver ses forces. Elle allait avoir, non plus à donner l'Empire, nuis à le défendre. Pendant que Rome souffrait sous Caracalla, était souillée sous Élagabale, se relevait sous Alexandre, de grandes révolutions s'étaient accomplies en Asie. Cet Empire parthique qui, cinq siècles auparavant, avait hérité du fragment le plus important de la monarchie d'Alexandre le Grand, venait de s'écrouler. Les détails et le caractère de cette révolution nous sont inconnus. Les documents romains sont très-laconiques, les documents orientaux sont de date bien postérieure et sentent toujours le conte arabe.

L'Empire parthique était une monarchie féodale où la race conquérante tenait sous le joug une foule d'autres races qui gardaient, quoique abaissées, leurs mœurs, leur langue, leurs lois, leur gouvernement local. Une de ces races, la plus célébré, sinon la plus puissante, se révolta : la nation persique, qui nous apparaît si abaissée et si annihilée au temps des guerres d'Alexandre le Grand, se releva cependant après cinq siècles de servitude et redevint, non plus seulement indépendante, mais souveraine. L'instrument et le chef de cette révolte fut un prince et un satrape, disent les uns, un artisan, disent les autres ; descendant des Achéménides et de Cyrus, selon ceux-ci, bâtard d'un soldat et de la femme d'un cordonnier, selon ceux-là ; Ardshir fils de Babek, dont la prononciation grecque a fait Artaxerxès. Il paraît avoir été en lutte avec l'avant-dernier roi parthe Vologèse, lui avoir enlevé d'abord la Perse et la Caramanie ; puis il combattit en Médie le fils et successeur de Vologèse, Artaban (Ardavan), le vainquit dans trois batailles successives (223-226), refoula en Arménie la race des Arsacides[19], et fit entrer dans son harem une princesse du sang d'Arsace[20].

La race persique redevint ainsi, comme au temps de Cyrus, maîtresse de tout le pays de l'Indus au Tigre et de la mer Caspienne à la mer des Indes. Elle prétendit aussi relever avec sa souveraineté la gloire de ses autels depuis longtemps restés dans l'ombre ; une grande assemblée de Mages se réunit, rétablit la religion de Zoroastre, régla non-seulement les affaires du culte, mais celles de la justice, confiées, désormais au corps des Mages. Artaxerxès, Mage lui-même, régna avec la double autorité du sacerdoce et de l'épée ; il se fit appeler le grand Roi comme avaient été surnommés les descendants de Cyrus, porta la tiare comme eux ; et Persépolis, incendiée jadis de la main même d'Alexandre le Grand, Persépolis redevint la capitale de l'Empire des Achéménides enfin rétabli.

Ces événements ne pouvaient qu'inquiéter la puissance romaine. L'orgueil de la nation persique relevée d'un long abaissement, l'orgueil surtout d'Artaxerxès après cette fortune inattendue, faisait du nouvel empire un voisin plus dangereux encore pour elle que n'aurait été l'aristocratie parthique, dominatrice inquiète de peuples étrangers à sa race. La nation indigène, le vieux peuple de Cyrus redevenait dominant dans ces contrées où avaient régné ses ancêtres ; les royaumes à demi indépendants qui florissaient sous la suzeraineté parthique étaient anéantis ou asservis ; ceux surtout qui occupaient les rives de l'Euphrate et du Tigre depuis la Babylonie jusqu'à la mer (Mésène et Characène) étaient détruits ; les rois perses avaient maintenant sur le golfe Persique et sur la mer des Indes une flotte que n'avaient jamais eue les Arsacides ; les relations de l'Égypte romaine avec l'Inde étaient menacées, allaient se ralentir et devaient un jour disparaître[21]. Des motifs religieux pouvaient encore accroître les inquiétudes des Romains. La religion de Zoroastre était une des plus pures de l'antiquité, mais elle était aussi une des plus jalouses. Il y avait eu jadis parmi ses sectateurs un esprit de prosélytisme armé que les religions idolâtres ne connaissaient pas. Ennemie des idoles, c'était pour les renverser que la monarchie persique avait jadis envahi la Grèce ; et aujourd'hui, ennemie des idoles, ennemie en même temps de la foi chrétienne, elle en voulait doublement à l'Empire romain, et pour les temples des faux dieux qu'il conservait dans son sein, et pour les missionnaires du vrai Dieu qu'il lui envoyait. Artaxerxès était le premier d'une série de rois, ennemis à la fois de Rome et du christianisme, conquérants et persécuteurs, et qui comptèrent parmi leurs trophées, à côté des dépouilles des martyrs, la peau sanglante d'un empereur romain.

Déjà, quoique repoussé de l'Arménie où la dynastie des Arsacides avait trouvé un appui fidèle, Artaxerxès avait une première fois dirigé ses forces contre la Mésopotamie romaine. Cette attaque avait causé une grande terreur. Les armées romaines de l'Orient, éloignées de Rome et de l'Empereur, avaient conservé les traditions de mollesse et d'indiscipline du temps de Caracalla et d'Élagabale. Peu auparavant, elles avaient massacré un de leurs généraux, Flavius Héracléon. De plus, recrutés dans la province et dans une province qui n'était romaine que depuis Septime Sévère, le penchant des soldats était pour l'Orient bien plus que pour Rome. Ils combattirent mollement et bon nombre même passèrent à l'ennemi. Mais, ce jour-là, Rome eut à bénir un obstacle qu'elle avait maudit plus d'une fois. La cité d'Hatra, contre laquelle Trajan et Septime Sévère étaient venus se briser, fut aussi l'écueil auquel se heurta la marche triomphante d'Artaxerxès. Hatra, qui n'était point sujette de Rome, résista avec sa vieille énergie de cité indépendante et sauva Rome. Artaxerxès, comme Trajan et Septime Sévère, put faire une brèche à ces invincibles murailles ; mais il y perdit tant de soldats, qu'il fut réduit à se retirer, et Rome qui n'avait pas su se défendre, fut défendue par son antique ennemie.

Mais on comprenait que ce n'était là qu'un répit. Artaxerxès, comme les rois parthes ses prédécesseurs, n'avait pas d'armée permanente. Une foule d'hommes et même de femmes rassemblés à la hâte et rassemblés de toutes parts, arrachés à leurs familles et à leurs demeures ; n'ayant de vivres que ce qu'ils portaient avec eux, pressés de retourner à leurs champs et à leurs moissons, telles étaient les armées du grand Roi comme avaient été jadis celles de Darius et de Xerxès. Une telle milice, comme les milices féodales, ne pouvait tenir longtemps la campagne, mais pouvait souvent renouveler la guerre. A la fin d'une saison, elle pouvait reculer devant la fière Hatra ; mais à la saison suivante, elle pouvait venir attaquer l'Empire des Césars.

Bientôt, en effet, on apprit à Rome que l'armée d'Artaxerxès avait de nouveau passé le Tigre, qu'elle ravageait la Mésopotamie romaine, qu'elle menaçait la Syrie, que Nisibe était assiégée. Artaxerxès disait tout haut qu'héritier de Cyrus, il devait posséder tout ce que Cyrus avait possédé, la Mésopotamie, la Syrie, l'Asie Mineure ; les aigles devaient repasser le Bosphore et lui céder la moitié orientale de l'Empire. Une ambassade romaine, envoyée par Alexandre pour lui conseiller la modération et la paix, ne reçut pas d'autre réponse que celle-là[22].

Il y avait donc une grande guerre à soutenir. Des levées se firent ; Alexandre harangua les soldats, reçut les adieux du Sénat, fit les sacrifices accoutumés et partit pour l'Illyrie. Alexandre était soldat par goût, il aimait son armée, il avait su la rendre forte et disciplinée ; mais enfin il faisait la guerre pour la première fois. Il avait donné à Rome la paix, la sécurité, la prospérité, la liberté ; Rome pleura son départ, et tous les yeux se mouillèrent en pensant au péril du prince et au péril de l'Empire[23] (232).

Alexandre amenait avec lui les soldats de l'Italie, il trouva encore dans l'Illyrie d'autres légions qui l'attendaient. Ces troupes étaient admirables ; les armes, les vêtements, l'équipement des chevaux étaient resplendissants. Alexandre avait même, pour satisfaire les-soldats, donné quelque chose au luxe ; certains corps avaient des lances dorées et argentées[24]. Il avait, par émulation pour son illustre homonyme, formé avec six légions une phalange pareille à celle du conquérant de l'Asie. Il voulait, disait-il, être digne du nom qu'il portait et que l'Alexandre romain fût supérieur encore à l'Alexandre macédonien.

Mais ce qui valait mieux que ces réminiscences qu'on pourrait juger un peu puériles, c'était le bon ordre, l'obéissance, l'esprit militaire de cette armée, son amour pour le chef qui l'avait soumise au joug sévère, mais ennoblissant, de la discipline : partout où ils passaient, dit Lampride, on eût dit non des soldats, mais des sénateurs. Le peuple des provinces, accoutumé sous Caracalla, à des légions qui le pillaient beaucoup et le défendaient mal, était ravi de la dignité du chef, de la modération des officiers, de l'amicale gaieté des soldats. A la tête de cette armée, Alexandre, aimé de tous, était appelé par les vétérans du nom de fils, par les autres du nom de frère ou de père, par quelques-uns du nom de dieu[25].

D'autres légions enfin l'attendaient en Orient. Mais celles-là, je l'ai déjà dit, pouvaient ne pas être pour lui un bien sûr appui. Le système romain, par suite duquel chaque légion demeurait et se recrutait dans sa province sans en sortir si ce n'est pour les nécessités d'une grande guerre, avait cet inconvénient que chaque armée faisait corps à part, et que la réforme de l'une ne s'étendait pas à l'autre. Alexandre avait pu rétablir la discipline parmi les soldats de Rome, meurtriers d'Ulpien ; il avait pu la maintenir dans les légions du Danube, placées non loin du prince et les plus vigoureuses de tout l'Empire. Mais en Syrie, il trouvait des hommes demeurés trop loin de lui pour avoir senti son influence. Il trouvait à Antioche les soldats qui avaient fait la royauté d'Élagabale ; il les trouvait corrompus par le repos, amollis par le climat, fréquentant ces boudoirs de Daphné si souvent funestes au soldat romain, passant là leur journée aux bains et dans les bains des femmes.

Alexandre, arrivé à Antioche (233), comprit la nécessité d'un exemple ; quelques hommes sont arrêtés, la légion entière se révolte. Il monte sur son tribunal, devant les prisonniers garrottés ; autour de lui, le reste de la légion debout, en armes. Camarades, dit-il, si vous blâmez ce qu'ont fait quelques-uns des vôtres, la discipline est sauve, et avec elle le nom de Rome et son Empire. Car il ne s'agit plus de faire aujourd'hui ce qu'on faisait sous le règne de ce monstre impur (Élagabale). Des soldats romains, vos compagnons, mes commensaux et mes camarades, se livrent aux femmes, à l'ivrognerie, aux bains ! Il y en a parmi eux qui vivent à la mode des Grecs, et je le souffrirais ; et je ne les punirais pas du dernier supplice ! Un grand bruit l'interrompit : Cessez ces cris ; ils sont bons contre l'ennemi ; ils sont inutiles contre votre empereur. Vos chefs vous ont enseigné à pousser de pareils cris contre les Germains ou les Sarmates, non contre celui qui vous donne la solde, le vêtement, le blé. Cessez ces cris, ou d'un seul mot, tous à la fois, je vous renvoie et vous déclare Quirites (on se rappelle ici le mot de César). Puis se reprenant : Quirites ! Non ! car vous n'êtes pas dignes de compter parmi le peuple romain ! Des murmures plus violents s'élèvent ; des épées s'agitent : Point d'épées, dit-il tranquillement. Elles doivent sortir du fourreau contre l'ennemi, si vous êtes des gens de cœur. Je ne les crains pas ; vous aurez tué un homme ; la république romaine n'en vivra pas moins ; le Sénat et le peuple vivront pour me venger. Et sur de nouvelles clameurs : Allez, Quirites, mettez bas les armes et retirez-vous. Cette fermeté, cette audace, ce mot de Quirites que César avait appris aux soldats romains à redouter comme la plus amère de toutes les déchéances fit sur les révoltés un effet soudain. Ils quittèrent leurs armes, l'habit militaire lui-même, et se retirèrent non dans leurs tentes, mais dans les auberges. L'Empereur n'avait autour de lui que quelques-uns de ses gardes qui recueillirent les drapeaux ; des gens du peuple ramassèrent les armes abandonnées et les portèrent au palais impérial à Antioche. Trente jours après cependant, au moment où Alexandre allait se mettre en marche contre les Perses, on obtint de lui la grâce de la légion licenciée. Alexandre lui rendit ses drapeaux et elle les porta glorieusement devant l'ennemi. Il ne voulut pas cependant que le crime restât impuni ; les tribuns de la légion, complices par leur mollesse ou des désordres de Daphné ou de la sédition au camp, furent livrés au supplice[26].

La guerre cependant devenait plus imminente (232 ?), une nouvelle ambassade envoyée d'Antiche à Artaxerxès n'avait servi qu'à provoquer une députation étrange du roi des Perses au César romain. Quatre cents cavaliers, tous de haute taille, montant des chevaux magnifiques, couverts d'or et de broderies, avec des armures somptueuses, étaient venus au camp d'Alexandre, non pour traiter au nom d'Artaxerxès, mais pour signifier ses volontés, Ces volontés n'étaient autres que l'évacuation par les Romains de tout le continent asiatique. L'empire nouvellement fondé d'Artaxerxès réclamait cette annexion en vertu d'un besoin et d'un droit absolu, supérieur comme de juste au droit des traités. Cette sommation insolente provoqua-t-elle chez Alexandre un emportement de colère ? Jugea-t-il que le droit des gens ne devait pas protéger un tel escadron d'ambassadeurs, et une pareille ambassade ? Toujours est-il que, selon Hérodien, il fit saisir les quatre cents envoyés, les dépouilla de leurs armes et de leurs chevaux, les envoya cultiver en Phrygie des terres qu'on leur donna, et prétendit qu'en ne les faisant pas mourir il témoignait un grand respect pour la personne des ambassadeurs.

La guerre commença alors[27]. Cette guerre nous est racontée avec de telles divergences qu'il est impossible de ne pas offrir aux lecteurs les deux versions.

Nous avons d'abord la version d'Hérodien. Hérodien est contemporain. Il a passé à Rome au moins quelques années de sa vie. Mais Hérodien, nous ne savons pourquoi, est ennemi d'Alexandre, plus ennemi encore de Mammée. Il n'est cependant pas trop hostile dans ses appréciations générales de l'homme et de son caractère. Il convient qu'Alexandre a été élevé avec sagesse et modération, que son âme était douce et bienveillante, que son gouvernement de quatorze ans a été sans un reproche et sans une tache de sang... Il n'a fait périr personne, pas même les plus grands coupables... Rome a pleuré son départ pour l'armée ; élevé dans Rome, il l'avait gouvernée avec la plus grande modération. Tout son penchant était pour la bienveillance et la miséricorde ; il avait horreur du meurtre ; il ne fit périr personne sans jugement. Mammée elle-même, pour Hérodien comme pour tous les autres, est une sainte femme qui a admirablement élevé son fils, l'a préservé des périls et de la corruption de la cour d'Élagabale, a gouverné pendant les premières années du règne avec une sagesse parfaite, a mis autour du jeune empereur les meilleurs conseillers ; elle a veillé sur lui Empereur comme elle avait veillé sur lui enfant menacé ; elle lui a donné le goût et l'habitude du travail, etc. Oui, sans doute, mais, dans le détail des faits, Hérodien n'a guère rien que de fâcheux à raconter sur Alexandre, et encore plus sur Mammée. Mammée aimait trop l'argent ; elle accumulait pour son fils, disait-elle, eu réalité pour elle-même ; elle ne se faisait pas faute de manœuvres frauduleuses pour attirer à elle des héritages qui ne lui revenaient pas légitimement ; après avoir marié Alexandre, elle l'avait, par jalousie maternelle, brouillé (comme nous l'avons dit), avec sa femme et avec son beau-père. Le pauvre Alexandre avait tout subi, à contrecœur, mais n'osant pas résister et ne sachant se montrer, en face de sa mère, ni maître, ni Empereur, ni mari. S'il n'avait pas eu une mère aussi avare, son règne n'aurait pas eu une seule tache.

Arrivé à l'époque de la guerre, Hérodien ne la raconte pas d'une manière plus favorable pour Alexandre ni surtout pour Mammée, toujours cachée derrière Alexandre et plus coupable que lui de toutes ses fautes. Dès l'abord, la pensée de cette guerre a beaucoup effrayé Alexandre. Élevé dans la paix, il ne connaissait que Rome et les délices de Rome. Il a multiplié les lettres et les ambassades pour modérer l'ambition d'Artaxerxès. N'ayant que des réponses insolentes, il s'est décidé à grand'peine à combattre. Puis, le moment venu d'entrer en campagne, il a formé trois armées. L'une devait passer par l'Arménie, province amie des Romains, retraite des Arsacides vaincus, et qui les avait avec succès défendus contre Artaxerxès ; de là pénétrer dans la Médie nouvellement soumise à Artaxerxès. Une autre se dirigeant vers le sud[28], devait attaquer le royaume persique vers le point de rapprochement de l'Euphrate et du Tigre. Alexandre, à la tête de la troisième armée, devait rester entre deux et attaquer l'empire d'Artaxerxès par un point intermédiaire.

L'armée du Nord, mise en mouvement la première, a beaucoup de peine, quoique ce soit en été, à traverser les rudes montagnes qui la séparent de la Médie. Arrivée sur le sol ennemi, les conditions semblent lui être favorables. Le pays est montagneux ; l'armée persique, forte surtout par la cavalerie, combat avec désavantage. De plus, après la première rencontre, Artaxerxès venu de sa personne dans la Médie apprend que le centre de son empire est menacé par le corps d'armée d'Alexandre, et il se dirige de ce côté avec la plus grande partie de ses troupes. L'armée romaine du Nord n'ayant plus devant elle qu'un ennemi peu nombreux et comptant sur la diversion que va faire Alexandre, s'avance lentement, mollement, se garde mal, persuadée que le coup décisif sera porté ailleurs.

Mais pendant ce temps que fait Alexandre ? Il tarde, il ne se met point en route, il attend, il est malade, par suite du climat ou de ses propres soucis. Il a peur du péril ? Non, mais il écoute Mammée qui craint le péril pour lui. Bientôt cependant, lorsqu'il est à peine entré sur le territoire ennemi, Artaxerxès qu'il croyait éloigné est devant lui, le surprend, l'entoure, perce les Romains de ses flèches sans que ceux-ci sachent rendre à l'ennemi ses coups. Tout ce qu'ils peuvent faire est de se tenir serrés, leurs boucliers formant la tortue au-dessus de leurs têtes, jusqu'à ce qu'enfin ils succombent sous le nombre ; les drapeaux sont perdus, et l'on accuse Alexandre d'avoir trahi l'armée. De plus, les soldats d'Illyrie, c'est-à-dire ses meilleurs soldats, inaccoutumés au soleil d'Asie, et, comme tous les gens du Nord cherchant dans un excès de nourriture la force que le climat leur ravit, souffrent, tombent malades, meurent en grand nombre. Alexandre, abattu et désespéré, ordonne la retraite et fixe Antioche comme le rendez-vous de tout ce qui reste de ses trois armées (on ne nous dit pas ce qu'avait fait celle du midi) ; elles y arrivent décimées par le fer, par la faim, par le froid, par toute espèce de souffrances, maudissant le prince et le tenant pour déshonoré.

A Antioche cependant, sous un climat plus favorable et loin des fatigues de la guerre, la santé d'Alexandre se rétablit ; ses soldats aussi se relèvent de leurs souffrances et de leur abattement, reprennent courage, se réconcilient avec leur Empereur, d'autant que leur Empereur use de largesse envers eux. L'armée commence à se reformer, elle comble ses vides, retrouve ses forces et l'on se prépare à une nouvelle campagne, si Artaxerxès continue à se montrer hostile et arrogant.

Mais, chose inattendue ! Artaxerxès vainqueur devient tout à fait modéré. Son armée, à la manière des, armées féodales, est rentrée dans ses foyers ; elle y est rentrée décimée, elle aussi, par des pertes non moins considérables que celles de l'armée romaine. Son programme (pour me servir de l'expression moderne) si insolemment signifié, sa prétention d'héritier de Cyrus et de restaurateur de l'unité persique ; tout cela est mis de côté, et, pendant trois ou quatre ans, il n'osera plus rien tenter contre l'Empire romain. Alexandre, calmé par cette nouvelle péripétie de la lutte, n'a plus maintenant qu'à se reposer, à jouir des délices d'Antioche ou même de Daphné, et il ne se fait pas faute d'en jouir.

Telle est la version d'Hérodien, la seule un peu détaillée qui nous soit demeurée. Mais le récit de Lampride ou pour mieux dire le jugement de Lampride, car il raconte ici fort peu, n'est pas d'accord avec. Hérodien. Lampride n'est pas contemporain ; mais il a lu des historiens contemporains, Marius Maximus qui fut consul sous Alexandre, Acholius qui raconte les voyages d'Alexandre, Eucolpius qui fut un de ses affidés, Septimius qui a écrit sa vie non sans talent. Il a lu les actes officiels (témoins suspects, je le sais, en ce temps-là comme en tout autre), il a lu aussi Hérodien, il a lu d'autres écrivains, qui parlent comme Hérodien d'une défaite d'Alexandre et l'attribuent à la trahison d'un de ses esclaves. Or, ces derniers récits, il ne les croit pas ; il n'a pas foi en Hérodien, et déclare que les témoignages en sens contraire sont de beaucoup les plus nombreux.

Selon Lampride donc, mais malheureusement sans qu'il indique aucun des détails de la guerre, Alexandre a été vainqueur. Il s'est rencontré avec Artaxerxès que suivaient 120.000 cavaliers, des milliers de soldats vêtus de fer[29], 1.800 chars armés de faulx, 700 éléphants. Présent partout où l'on combattait, s'exposant au péril, animant ses soldats par sa parole et par son exemple, les interpellant l'un ou l'autre pour les exhorter à bien faire, il a mis en déroute l'armée d'Artaxerxès[30] ; il est rentré à Antioche chargé de butin, enrichissant toute son armée, vendant comme esclaves des milliers de captifs perses, tandis que jusque-là jamais homme de race persique n'avait été esclave chez les Romains. Artaxerxès fugitif a été rejeté sur le territoire de la Perse ; la Mésopotamie que, dès le temps de cette bête impure (terme consacré pour désigner Élagabale), on avait laissé envahir, la Mésopotamie a été rendue à la puissance romaine ; et le seul acte de fierté qu'a pu faire le grand Roi, ça été de racheter les prisonniers afin qu'il ne fut pas dit qu'un Perse eût vécu esclave d'un étranger[31].

Lampride a lu et il transcrit à l'appui de son récit le discours prononcé par Alexandre au Sénat après son retour et conservé dans les archives du Sénat sous la date du 7 des kalendes d'octobre (25 septembre 234) : Pères conscrits, nous avons vaincu les Perses ; il n'est pas besoin de beaucoup de paroles... Suit l'énumération des trophées qu'il a recueillis : 300 éléphants avec leurs tours, leurs archers et les flèches (200 éléphants ont été tués, il en ramène 18 à Rome) ; mille chars attelés armés de faulx, sans compter 200 autres dont les chevaux ont été tués ; les armures de 19.000 cataphractarii qui couvrent maintenant dix mille soldats romains ; des drapeaux romains repris ; des drapeaux perses enlevés.... Pères conscrits, il n'est pas besoin d'éloquence. Les soldats reviennent enrichis ; après la victoire, personne ne ressent plus la fatigue : à nous maintenant de voter des actions de grâces pour que les dieux ne nous trouvent pas ingrats.

Et le Sénat de s'écrier : Alexandre Auguste, que les dieux te gardent.... Persique, Parthique, très-grand Persique (Persice maxime), que les dieux te gardent.... Par toi, nous espérons la victoire sur les Germains, par toi, la victoire en tous lieux. Celui-là est vainqueur qui sait être maître des soldats[32].....

Du Sénat, Alexandre monte au Capitole, il y sacrifie ; il dépose dans le temple des tuniques persiques en guise de trophées. Il harangue le peuple, lui promet une distribution d'argent, lui annonce pour le lendemain des jeux persiques. Et ensuite, entouré du Sénat, des chevaliers, de tout le peuple, hommes, femmes et enfants, il regagne à pied sa demeure du mont Palatin. Derrière lui vient le char triomphal traîné par quatre éléphants, sur lequel sa modestie ne lui a pas permis de monter ou qu'il a abandonné en arrivant aux portes du Sénat. Le peuple ne l'accompagne pas, mais le porte, et pendant quatre heures il peut à peine avancer. Le cri universel est : Rome est sauvée, puisqu'Alexandre est sain et sauf[33].

Le lendemain il y eut jeux au cirque, jeux au théâtre, largesses distribuées au peuple ; et, ce qui valait mieux, cette fondation dont j'ai déjà parlé en faveur d'enfants infortunés, fut datée du jour du triomphe et resta sous la protection du nom bien-aimé de Mammée. Tout ce qui précède, Lampride l'avait lu dans l'Officiel d'alors ; l'Officiel sans doute n'est pas toujours véridique, mais peut-on le croire aussi mensonger que le ferait supposer le récit d'Hérodien ?

Du reste à ce moment, tout n'était que triomphe. Des lettres officielles, entourées de lauriers en signe de victoire, arrivaient de partout. Par suite de guerres dont nous ne connaissons ni les causes ni les événements, Furius Celsus s'était illustré dans la Mauritanie Tingitane, Varius Macrinus, parent ou allié de l'Empereur[34], en Illyrie, Junius Palmatus en Arménie. Du centre de l'Empire et de ses deux extrémités vers l'occident et vers le couchant, les surnoms géographiques de Persique, de Parthique, d'Arméniaque, etc. pleuvaient sur la tête d'Alexandre[35].

Ce fut l'heure des récompenses. Les ornements consulaires (c'est-à-dire les honneurs attribués à ceux qui avaient exercé le consulat) furent conférés aux plus méritants d'entre les serviteurs de l'Empire ; des sacerdoces, des dotations en terres à ceux qui étaient pauvres et que l'âge forçait à se retirer. Des lots d'esclaves pris à la guerre furent distribués aux amis du prince ; mais les captifs qui avaient du sang royal ou du sang noble dans les veines purent entrer dans les rangs inférieurs de l'armée[36].

Enfin le territoire enlevé à l'ennemi devint la récompense de soldats vétérans. On n'y établit pas des colonies militaires comme Rome l'avait longtemps pratiqué. On y établit des fiefs (le mot peut être employé ici, quoique bien étranger à la vie romaine) ; des officiers et des soldats y furent installés, pourvus d'esclaves et de bestiaux pour cultiver, et la propriété fut déclarée héréditaire, mais à la condition que l'héritier fût soldat.

C'était là certes un des beaux moments de l'Empire romain. Quoi qu'on puisse penser de la divergence qui existe entre les historiens[37] : soit qu'on suppose Rome, après des revers qui du moins n'auraient pas atteint l'intégrité de l'Empire, voyant avec consolation rentrer dans ses murs son Empereur sain et sauf, son armée debout, ses drapeaux toujours honorés ; soit qu'au contraire on veuille voir Rome, après une victoire qui assure la sécurité et rehausse l'honneur de ses armes, saluant son prince triomphant, son armée victorieuse et les trophées remportés dès la première lutte avec une puissance dont l'avènement avait semblé une menace ; quelque hypothèse que l'on adopte, le moment était beau. On ne tétait pas les menteuses victoires d'un Domitien ou d'un Commode. On ne fêtait même pas les triomphes d'un Septime Sévère, satisfaisants sans doute pour l'amour-propre du peuple romain, mais redoutables pour sa liberté. On saluait, honoré et grandi par la vie des camps, le prince qu'on avait appris à aimer dans la paix ; le prince qui, de tous, avait donné à l'Empire, par son économie le plus de richesses, par sa clémence le plus de sécurité, par sa modération le plus de liberté ; le prince ami des lois, équitable, libéral, chaste, tolérant, qu'aimaient à la fois et le sénateur et le jurisconsulte et le soldat et l'esclave et la mère de famille et le chrétien. Pour remonter dans l'histoire à une époque digne d'être comparée à celle-là, il fallait traverser par la pensée les règnes honteux d'Élagabale, de Caracalla, de Commode, le règne despotique de Septime Sévère ; il fallait remonter jusqu'à Marc-Aurèle : mais le prince d'aujourd'hui c'était un Marc-Aurèle de vingt-cinq ans, plein d'élan et de jeunesse ; un Marc-Aurèle, soldat non-seulement par devoir, mais par goût ; un Marc-Aurèle plus brillant, plus gai, plus heureux, et en même temps sujet à moins de reproches ; un Marc-Aurèle plus intelligent de l'avenir, moins entêté de paganisme, moins dupé par les intrigants, plus sympathique aux chrétiens, ayant auprès de lui, au lieu d'une Faustine pour épouse, une Mammée pour mère.

Et de ce règne si heureusement béni par la Providence on comptait déjà la douzième année, ce qui était pour un Empereur romain une durée remarquable. Et le prince était jeune, et les complots des ambitieux avaient été déjoués, et l'armée était aimante et fidèle. Rome avait devant elle de longues espérances. Les vieillards demandaient au Ciel quelques jours de plus afin que leur vieillesse passée sous Alexandre les dédommageât de leur jeunesse passée sous Commode :

Oh ! mihi tam longe maneat pars ultima vitæ....

Aspice venturo lætentur ut omnia seclo !

 

 

 



[1] Dion, LXXX, 1.

[2] Dion apud Xiphilin, LXXX, 2.

[3] Ulpianum pro tutore habuit, primum repugnante matre, deinde gratias agente, quem sæpe a militum ira objectu purpuræ summæ defendit ; atque ideo summus imperator fuit, quod ejus consiliis præcipue rempublicam rexit. (Lampride, 51.)

[4] Ce fait doit être de l'année 229 au plus tôt, puisque Ulpien dans son livre sur l'Édit citait un rescrit de cette année. Digeste anti-Justinianeum à Maio editum 256.

[5] Xiphilin, LXXX, 2.

[6] Dion, LXXX, 3.

[7] Lampride 49. — On nomme deux femmes d'Alexandre : l'une Memmia, fille du consulaire Sulpitius et petite-fille d'un Catulus (ou peut-être plutôt descendante du célèbre Luctatius Catulus contemporain de Cicéron), Lampride 20. — L'autre nommée Seia Herennia Sallustia Barbia Orbiana (Inscription de Valence en Espagne, Orelli, 960.) Monnaies où elle est représentée avec Alexandre et les mots CONCORDIAE AVGVSTORUM, FECVNDITAS TEMPORVM, etc. Il y a à son effigie des monnaies d'Alexandrie de la cinquième et sixième année du règne. Comme elle y est qualifiée Augusta, ce n'est pas d'elle qu'il peut-être question dans les récits d'Hérodien et de Lampride rapporté dans le texte. Faut-il admettre qu'il s'agit de Memmia dont le père se serait appelé Sulpitius Martianus ou Marcianus ? Ou bien qu'il y a eu iule troisième femme dont le père aurait donné lieu à ce récit ?

[8] Zozime, I, 12.

[9] Aur. Victor, Épitomé. Il y a des monnaies de L. IVL. AVR (elius) SVLP (itius) VRA (nius) ANTON (inus) avec le laurier et l'habit militaire, et au revers FECVNDITAS AVG.

[10] Lampride, 47, 48.

[11] Fuit ei statura militaris, robur militis. Valetudo ejus qui vim sui corporis sciret ac semper curaret. Lampride, 4.

[12] Lampride, 15, 47.

[13] Privilèges des Testaments militaires pour les affranchissements et d'autres dispositions qui ne seraient pas valables dans un testament ordinaire. Rescrits 4-7 de testamentis militum (C. J., VI 21). — Le droit de testament militaire dure encore un an après la fin du service. — Le testament, même civil, du soldat, est à l'abri de la querelle d'inofficiosité. Ides de mai 223, C. J. 9 de inoffiv. testam. (III, 28). — Restitution in integrum pour le soldat et même pour la femme du soldat qui a suivi son mari absent pour le service public. C. J. 2 de restitut. in integr. (II, 51) 13 k. nov. 226 ; 2 et 3 de uxorib. militum (II, 52) 3 nones déc. 226 et none ; janv. 222.

[14] Lampride, 47.

[15] Lampride, 21.

[16] Lampride, 15, 23, 52.

[17] Voyez Lampride, 51, 52.

[18] Et eos terruit... severitatis tantæ ut... nec exurcitum unquam timuerit, 52.

[19] Agathias De rebus Justinian. imper., II et IV. Dion, LXXX, 3. Hérodien, VI. Lampride, 55. Mirkhoud (auteurarabe du quinzième siècle), traduit par Sacy. L'inscription grecque et pehlvi de Nakschi Roustan, appelle Ardschir fils du dieu roi Babek. Sacy, Mémoire sur diverses antiquités de la Perse, planche I. Ses monnaies gravées de lettres pehlvi, avec l'autel du feu. Il aurait composé un traité de morale et des mémoires sur sa vie.

[20] Les Orientaux l'appellent Rouschenk (Roxane). Elle était veuve d'Artaban on, selon d'autres, fille de Vologèse.

[21] Voyez entre autres M. Reinaud, Mémoire sur le Périple de la mer Érythrée, Acad. des inscr., I. XXIV, p. 22.5 et suiv.

[22] Hérodien, VI.

[23] Monnaies de la dixième année tribunitienne d'Alexandre (232) : PROFECTIO AVG. (L'empereur à cheval précédé de la victoire) ; VICTORIA. AVG. (La victoire debout, un captif.)

[24] Argyraspida et chrysaspida.

[25] Lampride, 50.

[26] Lampride, 53-54.

[27] Hérodien, VI. — Monnaies de la onzième année tribunitienne (233) : VICTORIA AVG (une victoire tenant un bouclier avec ces mots VOTA X, vœux pour la dixième année de l'Empire.) — Les deux tètes et les noms d'Alexandre et de Mammée, et au revers le dieu Soleil, la tête radiée, la main élevée, tenant un globe.

[28] Le texte d'Hérodien dit de cette seconde armée comme il a dit de l'autre, qu'elle devait se porter vers le Nord. Mais c'est évidemment une erreur.

[29] Lampride, 56. Cataphractarios quos illi clibanarios vocant : La cataphracta est une sorte de cotte de mailles qui couvrait le soldat de la tête aux pieds, et il y en avait une pareille pour le cheval. Végèce, Milit., 1, 20. Ammien Marcellin, XVI, 2, 10, 63. XXII, 15, 16.

[30] Nous ne devons rien négliger. Il y a une trace du passage d'Alexandre et des légions romaines à Palmyre dans une inscription de cette ville : A Julius Aurélies Zabda, stratège de la colonie au moment de l'arrivée du divin Alexandre César, qui a secondé Rutilius Crispinus, général en chef, au passage des légions. — Vogüé : Inscriptions Sémitiques, Palmyre, 15.

[31] Lampride 55, 56. — Monnaies du 12e Tribunat (234). — Type du Soleil comme ci-dessus. — L'Empereur couvert du paludamentum (habit de guerre), avec la haste et le parazonium (courte épée à la ceinture), debout ; deux fleuves personnifiés (l'Euphrate et le Tigre), à sa droite et à sa gauche : une victoire le couronne. — Autre : LIBERALITAS AVG. V (distribution d'argent après la victoire).

[32] Lampride, 56.

[33] Roma salva quia salvus Alexander.

[34] Varius était le nom du père d'Élagabale ; Macrinus ou Macrianus, celui d'un des beaux-pères d'Alexandre. Julius Palmatus aurait-il quelque rapport avec Palmatius le consul chrétien dont j'ai parlé plus haut ?

[35] Omnibus nominibus est adornatus.

[36] Eos militiæ, non tamen magnæ, deputavit.

[37] Je dois dire que les Livres sibyllins (VI et VII) écrits, à ce que l'on pense, sous le règne d'Alexandre, vers 234, semblent indiquer une défaite de ce prince. On sait que dans ces écrits les événements récents sont racontés au futur, parce que c'est la Sybille d'autrefois qui parle. Or, après avoir parlé de la fondation de la royauté persique, le livre ajoute que le Mars Romain marchera contre elle avec un grand nombre de lances, que le sang coulera, jusqu'à ce que le chef italien soit vaincu dans le combat, et fuie abandonnant la lance d'or qui marche d'ordinaire en avant des armées impériales. Livre VII, v. 40 et suivants, avec les explications de notre savant contemporain M. Alexandre. — Peut-être aussi, au moment où l'auteur écrivait, la guerre était-elle, non pas faite, mais à faire, et l'auteur, qui aime toujours à annoncer des malheurs, s'est plu à prophétiser une défaite.