LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — COMMODE ET LA GUERRE CIVILE APRÈS SA MORT - 180-197

CHAPITRE IV. — JULIANUS (MARS À JUIN 193).

 

 

La mort de Pertinax jeta Rome dans la consternation. Rome était déshabituée des crises révolutionnaires. Quatre-vingt-quatre années de paix intérieure (période bien longue dans quelque histoire que ce soit) lui avaient donné la douce accoutumance de la sécurité et du repos. Et, maintenant, en moins de trois mois, deux révolutions venaient de s'accomplir, l'une, il est vrai, qui avait été une délivrance, mais l'autre qui était une catastrophe et une menace. Que faisait le Sénat ? le peuple ? les soldats ?

Le Sénat avait peur. Ce qu'il éprouvait n'était point une crainte énergique telle que la ressent l'honnête homme qui s'arme contre le danger public parce qu'il le connaît : c'était la peur égoïste de l'homme qui s'accommode du péril public, pourvu qu'à force de bassesses, il échappe au péril personnel. Le Sénat se cachait, restait enfermé dans ses demeures, partait pour la campagne, allait chercher un refuge dans le camp même des prétoriens. Le peuple, au contraire, moins timide, était indigné plus qu'effrayé, il courait dans les rues, cherchant et menaçant les auteurs du meurtre, pleurant tout haut ce bon prince que le Sénat pleurait tout bas. Et enfin les soldats eux-mêmes commençaient à s'effrayer de l'indignation populaire. Les meurtriers de Pertinax lui avaient tranché la tête et l'avaient mise au bout d'une pique, mais ils jugèrent bientôt que le plus pressé était de s'en aller avec leur sanglant trophée, et de se renfermer derrière les murailles du camp prétorien. C'est là que dix mille soldats (et dix mille mauvais soldats), barricadés par crainte du peuple, disposèrent néanmoins de l'empire du monde.

En effet, dans ce camp, se trouvait pour l'heure Flavius Sulpitianus, préfet de Rome, beau-père de Pertinax. A. l'instant des premières alarmes, Pertinax l'y avait envoyé, pour s'assurer des prétoriens restés au camp, leur demander secours, ou au moins les contenir. La nouvelle de l'assassinat accompli avait donc trouvé Sulpitianus au milieu des prétoriens, et, ne pouvant plus sauver son gendre, l'idée lui vint de lui succéder. Il commença à intriguer, à cajoler les soldats, à leur promettre de l'argent.

Ainsi les soldats qui d'abord avaient eu peur du peuple, voyant que le peuple ne les attaquait pas, reprenaient leur assurance, et, voyant que Sulpitianus les sollicitait, recommençaient à jouer cette fois encore leur rôle d'arbitres de l'empire ; cette fois encore, cet arbitrage n'était pour eux qu'une occasion de s'enrichir. Quoique Sulpitianus fit de belles offres, ils voulurent essayer de trouver mieux, et sans plus de façon, selon le récit d'Hérodien, ils crièrent du haut de leurs murailles, que les enchérisseurs n'avaient qu'à se présenter à leur porte[1].

Or, il y avait dans Rome un certain Didius Julianus[2], sénateur et consulaire. Sa famille était de Milan, il avait eu pour arrière-grand-père maternel Salvius Julianus, illustre jurisconsulte sous Hadrien ; un autre Salvius Julianus, son oncle, avait péri sous Commode. Il avait été élevé et protégé par la mère de Marc-Aurèle, avait occupé des charges importantes, et sa vie n'était pas sans quelques souvenirs militaires. Aussi sa carrière sous Commode n'avait-elle pas été non plus sans périls. Impliqué dans la même accusation que son oncle, il avait couru de grands dangers ; mais Commode, à cette époque, était encore timide, il venait de faire périr tant de hauts personnages qu'il eut peur d'aller plus loin ; Didius Julianus fut absous.

Qu'un homme placé dans cette situation et ayant traversé de telles épreuves, sexagénaire, opulent, doué de passions peu violentes, qu'un tel homme ait eu peur, comme les autres sénateurs, en un jour de révolution ; cela se conçoit. Mais qu'un tel homme, sans doute éclairé sur ce que valait l'empire, se soit soucié de la pourpre offerte dans de telles conditions et évidemment pour bien peu de temps ; c'est ce qui semble incroyable. C'est cependant ce qui arriva. Les influences féminines y furent peut-être pour quelque chose : Julianus avait une femme et une fille nouvellement mariée, qui ne purent qu'envier le rare bonheur d'être appelées Augustes, et décidèrent, dit-on, leur mari et leur père à tout risquer pour leur assurer un si beau titre. La superstition aussi put y avoir part : Didius Julianus, comme la plupart des Romains lettrés de son temps, était superstitieux, mais non à la manière romaine ni pour les dieux romains ; il pratiquait la magie, les cultes orientaux, les dévotions mystérieuses. Enfin un présage bien insignifiant, ce semble, lui annonçait la pourpre : il avait été consul avec Pertinax ; il lui avait succédé ensuite dans le proconsulat d'Afrique ; ce qui faisait que Pertinax l'appelait souvent et, peu de jours auparavant l'avait appelé : mon collègue et mon successeur.

Quoi qu'il en soit, allant au Sénat qu'il croyait convoqué, Didius Julianus trouva les portes closes. Comme il s'en revenait, il rencontra deux tribuns du peuple : La place est vacante, lui dirent ceux-ci, pourquoi ne la prendrais-tu pas ?[3]Mais il y a déjà un Empereur proclamé. — Non, viens voir au camp. Et ils l'emmenèrent au camp.

Au camp où Julianus apporte ainsi son enchère, la criée s'accomplit de la façon la plus méthodique. On ne laisse pas entrer le candidat (tant on tenait à se barricader contre le peuple !) mais, du pied des murailles, il peut se faire entendre. Sulpitianus au dedans offre une largesse déjà énorme : 5.000 deniers par tête de prétorien. Du haut des murs on communique ce chiffre à Julianus. Julianus répond, en levant les cinq doigts de la main, qu'il surenchérit de 5.000 sesterces. Il est riche à millions, il a la somme chez lui ; on sera payé comptant. Il rappelle aussi que Sulpitianus est beau-père de Pertinax et pourrait avoir la fantaisie de venger son gendre. Lui, an contraire, indifférent à la mémoire de Pertinax, admirateur de Commode, il vient venger Commode et honorer cette sainte mémoire, si chère aux prétoriens. Il écrit quelque chose de cela sur des tablettes (car la porte restait toujours close), et ces tablettes circulent dans le camp. Enfin, les prétoriens lui adjugent l'Empire, faisant seulement à son concurrent la galanterie de mettre sur le cahier des charges qu'il aura la vie sauve.

L'Empire adjugé, la porte du camp ne s'ouvre pas encore. On se procure une échelle et le nouvel Empereur hissé sur le rempart est enfin dans les bras de sa fidèle armée. On lui donne et il accepte le surnom de Commode. Il décrète le rétablissement des statues de Commode, il abolit les règles de discipline que Pertinax avait prétendu imposer aux prétoriens ; il donne aux soldats les deux préfets du prétoire qu'il leur convient de choisir ; et enfin il ordonnance, comme nous dirions, le paiement immédiat, sur sa propre caisse, des sommes promises aux prétoriens. Cela fait, comme la nuit approche, après un sacrifice offert aux dieux, on arbore sur les drapeaux l'image de Julianus, et on se prépare à montrer à Rome son nouveau maître.

Rome savait la décision des grands électeurs de l'Empire et ne l'acceptait pas sans murmure. Entre la politique de Commode et celle de Pertinax, en d'autres termes entre la politique de Néron et celle d'Auguste, Rome n'hésitait pas, et elle ne craignait pas de témoigner ce qu'elle pensait. Aussi Julianus ne se hasarda-t-il dans les rues qu'avec un cortège de soldats plus nombreux que ne l'avait jamais eu aucun empereur à son avènement. On marchait les piques hautes ; les boucliers élevés au-dessus des têtes formaient ce qu'on appelait la tortue, afin de garantir l'Empereur et son cortège contre les attaques qui pourraient venir des fenêtres et des toits. Au milieu de cette escorte menaçante, le prince, souriant, saluait le peuple et cherchait à le gagner. Mais sur son passage, pas une acclamation, pas un chant de joie ; une imprécation au moins murmurée courait dans les rangs de la foule : au Sénat seul était réservé de faire entendre des acclamations en l'honneur d'un prince qu'il détestait.

Ce fut en effet au Sénat qu'il se rendit. Ce corps était appelé en pareil cas à ratifier le choix des soldats ; mais cette fois, appuyé par le mécontentement populaire, n'eût-il pas pu se refuser, au moins par son absence, à cette ratification ? Dion, dont la narration a ici le caractère de véritables mémoires, nous peint très-naïvement ce qu'étaient en cette occurrence les impressions d'un sénateur. A mesure que ces nouvelles (de la mort de Pertinax et de l'élection de Julianus) arrivaient à chacun de nous, dit-il, la peur nous prenait et de Julianus et des soldats. Ceux d'entre nous, surtout, qui avaient été les amis de Pertinax étaient effrayés, moi plus qu'un autre ; car Pertinax, entre autres honneurs qu'il m'avait faits, venait de m'appeler à la préture, et de plus, dans des causes que j'avais plaidées, j'avais révélé des actes iniques de Julianus. Il nous sembla cependant peu sûr de rester à la maison et d'attirer ainsi les soupçons sur nos têtes. Nous vînmes au Sénat, non avec l'empressement de gens effrayés, mais tranquillement, et après avoir soupé. Nous traversâmes les rangs des soldats. Ayant pénétré dans l'enceinte de la Curie, nous entendîmes Julianus. Entre autres choses dignes de lui, Je vous vois, dit-il, sans empereur, et je suis, autant que qui que ce soit, digne de vous commander ; je parlerais de tous les avantages que je possède, si vous ne les connaissiez pas, et si vous ne les aviez depuis longtemps mis à l'épreuve. Aussi n'ai-je pas eu besoin de beaucoup de soldats, et je suis venu seul au milieu de vous, afin que vous confirmiez le don qui m'a été fait par l'armée. Il prétendait être venu seul, tandis qu'au dehors il avait laissé une escorte de gens armés, et que, dans le Sénat même, beaucoup de soldats étaient entrés avec lui. Il parla, du reste, ouvertement de la haine et de la crainte qu'il savait bien qu'il nous inspirait. Ayant ainsi reçu l'empire et se l'étant vu confirmer par le Sénat, il partit pour le palais.

Que fit-il au palais ? Selon Dion qui n'y était pas et que sa peur rend suspect, Julianus en arrivant aurait trouvé un souper préparé pour Pertinax et se serait raillé de la maigre chère que faisait cet empereur. Pour se montrer plus digne de l'Empire, il aurait à la hâte fait demander de tous côtés ce qu'il y avait de plus recherché, en fait d'oiseaux, d'huîtres, de poissons, etc. ; il aurait soupé avec une joie bruyante, il aurait appelé le danseur Pylade et se serait amusé de ses tours : tout cela pendant que le corps mutilé de Pertinax était encore gisant. Sa vie toute entière, selon le même témoignage, aurait été marquée par une débauche et une prodigalité grossières.

Selon d'autres, Julianus n'était pas le débauché qu'on prétend ; il était même d'une telle sobriété et d'une telle épargne, qu'il se réduisait souvent, sans que cette abstinence lui fût de devoir religieux[4], à ne souper qu'avec des légumes. D'après ceux-là, il ne voulut pas se mettre à table, que les restes de Pertinax n'eussent été ensevelis. Le souper impérial fut plein de tristesse, et la veillée qui se prolongea longtemps après, pleine de soucis et d'inquiétudes. Sa femme et sa fille qui avaient, disait-on, stimulé son ambition, n'étaient elles-mêmes entrées au palais que les yeux baignés de larmes, avec une répugnance et une terreur bien concevables. J'admets sans peine cette dernière version ; à l'âge et avec l'expérience de Julianus, ce n'était pas chose gaie que d'être empereur romain, et de l'être de cette façon.

Ni le prince ni les sénateurs n'étaient au bout de leurs épreuves. Le lendemain, sénateurs et chevaliers viennent rendre leur hommage au nouveau César. Nous feignions la joie et nous cachions notre tristesse, dit le pauvre Dion Cassius. Julianus pourtant, à qui la nuit avait porté conseil, Julianus, au rebours de la veille, se montre affable et doux, appelle les plus âgés du nom de père, les autres du nom de frère ou de fils.

Mais, ce jour-là, il faut encore qu'il retourne au Sénat et affronte sur son passage ce redoutable peuple romain qui ne se laisse, lui, ni gagner ni effrayer. Ces obstinés de la foule ne cachent nullement leur tristesse ; ils disent tout haut ce qu'ils pensent, et ils préparent ouvertement ce qu'ils prétendent faire, dit notre auteur sympathique à leurs sentiments, mais épouvanté de leur audace. Ce peuple, qui a vécu sous Marc-Aurèle et Pertinax, ne se fait pas à cet empire acheté, mis à prix, enchéri, surenchéri. Il ne se fait pas à cette résurrection de l'indigne Commode sous la forme d'un sénateur et d'un consulaire quelconque, par la toute-puissante volonté des prétoriens. Aussi ce n'est pas seulement le silence et les sourdes imprécations de la veille, quelques pierres commencent à voler sur le malheureux Empereur qui s'épuise cependant à faire des signes affectueux au peuple. Lorsque, arrivé aux portes de la Curie, il fait comme d'usage un sacrifice sur l'autel de Janus, les cris redoublent : Assassin, parricide, voleur de l'empire, quitte la pourpre : puissent les dieux te donner de mauvais présages !

Il entre pourtant dans le sénat ; mais là, effrayé de son impopularité, il n'a plus rien de son arrogance de la veille, il est pacifique et prudent, il rend grâces pour lui, pour sa femme, pour sa fille qu'on a déclarées Augustes ; il refuse le vote d'une statue d'argent qu'on a la bassesse de lui offrir : Faites-en une de bronze, dit-il, elle durera[5]. C'était encore trop présomptueux.

Sorti du sénat et revenu en face du peuple qui n'avait que faire de cette mutuelle hypocrisie, l'orage éclate de nouveau. Julianus veut monter au Capitole, le peuple lui barre le passage. Julianus a beau gesticuler, promettre des largesses, montrer avec ses doigts le nombre de pièces d'or qu'il donnera par tête de citoyen ; nous n'en voulons pas, nous les refusons, est le cri de cette multitude. Il faut enfin que les prétoriens dégainent, et, frappant ceux qui se trouvaient les plus proches de l'Empereur, se fassent jour pour le conduire au temple de Jupiter.

A ce moment, l'alarme est dans toute la ville. Ce ne sont que combats dans chaque carrefour, que citoyens courant s'armer, fugitifs, blessés, poursuivis. On croit être aux jours de cette émeute qui a renversé Cléandre ; mais les adversaires de Cléandre avaient trouvé aide dans une partie de l'armée, et cette fois la garnison tout entière combat pour Julianus. Les prétoriens, mieux commandés et mieux armés que l'émeute, la refoulent. Un groupe d'hommes plus désespérés que les autres se laisse investir dans l'immense enceinte du cirque ; ils sont si ardents qu'on n'ose les y attaquer, on compte que la faim les forcera à se rendre. Ils demeurent là toute la nuit, toute la journée du lendemain, n'ayant pas même d'eau à boire ; et lorsqu'enfin la soif, la fatigue, la veille les forcent à tenter la fuite ou à se livrer à la merci des prétoriens, ils poussent un dernier cri, un cri prophétique et qui va cruellement troubler la sécurité du palais, si toutefois il y avait au palais quelque sécurité. Comme si les nuages se chargeaient de transmettre leurs vœux, ils invoquent le secours des légions éloignées et ils demandent à Niger, proconsul de Syrie, d'être leur vengeur et leur prince.

Ils avaient raison. C'était bien la milice des légions qui devait avant peu châtier et détrôner l'orgueilleuse milice du prétoire. C'étaient les soldats et les généraux des provinces qui devaient délivrer l'Empire des arrogants soldats de la ville de Rome et de leur misérable Empereur. On l'avait déjà vu : lorsqu'après la chute de Galba, les prétoriens achetés eurent donné la pourpre à Othon, les légions, indignées ou peut-être jalouses, s'étaient soulevées toutes à la fois ; l'Afrique, la Syrie, la Germanie, l'Illyrie s'étaient disputées à qui enverrait ses aigles envahir l'Italie, ce jour-là déjà livrée aux barbares. Les révoltes des légionnaires étaient le seul remède possible aux émeutes payées des prétoriens, le seul salut possible pour l'empire, la seule chance possible de restaurer une politique honnête. L'indiscipline provinciale pouvait seule punir l'indiscipline romaine ; les aigles du Rhin ou de l'Euphrate pouvaient seules tenir en échec les aigles insolentes du Mont Palatin. Ne médisons pas trop de ces insurrections des armées les unes contre les autres. Si Rome n'avait eu qu'une seule armée, une d'esprit, de discipline, d'obéissance, Rome eût été pour jamais rivée à la tyrannie. La prépondérance militaire partagée entre plusieurs armées rivales ouvrait au moins quelque chance à un gouvernement plus digne, plus humain, plus sensé. Il pouvait arriver aux légions de mettre sous la pourpre un général ; les prétoriens ne devaient y mettre qu'un mannequin.

Chacun, du reste, s'y attendait. Le soulèvement provincial appelé par le dernier cri des vaincus et des mourants du cirque, ce soulèvement allait infailliblement avoir lieu ; à l'exception tout au plus de quelques soldats du prétoire, ivres de vin et d'arrogance, il était prévu par tous, amis et ennemis. Pourquoi donc les légions du Rhin, celles du Danube et ces fières légions de Bretagne, qui avaient lancé à travers le monde leur députation de 1.500 hommes à Commode, eussent-elles subi le sceptre qu'il avait plu aux assassins de Pertinax de mettre aux mains du plus offrant et dernier enchérisseur ? On sentait, et Didius Julianus avait senti le premier, que rien ne se faisait à Rome que de provisoire et de précaire.

Déjà, pendant que cet Empereur faisait un sacrifice d'inauguration aux portes du Sénat, un signe prophétique avait, disait-on, frappé tous les yeux. Trois étoiles étaient apparues en plein jour, à côté d'un soleil éclatant ; les soldats se les étaient montrées et avaient dit assez haut que Julianus était menacé de quelque désastre. Les sénateurs les avaient vues et s'étaient réjouis intérieurement ; mais ils n'avaient osé fixer leurs regards sur ce signe d'espoir que leur donnait le ciel. Ces trois étoiles, c'étaient les trois armées de Syrie, de Bretagne, d'Illyrie ; c'étaient les trois généraux qui les commandaient, Niger dont j'ai déjà parlé, Albinus, Septime Sévère.

Tous trois étaient de vieux soldats. Pescennius Niger[6], bien qu'il eût été auprès de Commode le protégé de cet athlète Narcisse qui finit par étrangler Commode, bien qu'il eût pris part aux cérémonies que ce prince célébrait en l'honneur d'Isis ; Niger semble avoir été des trois le plus distingué et le pins digne. Il avait une noble stature, un beau visage, des cheveux élégamment ramenés, comme c'était l'usage, sur le derrière de la tête, une voix harmonieuse et sonore qui, lorsque le vent portait, se faisait entendre à un mille. Il était, comme tous les grands généraux de ce temps où les armées étaient si portées à l'indiscipline, d'une extrême sévérité envers les soldats, plus aimé des peuples qu'il protégeait que des armées dont il réprimait la licence. Sous lui, jamais soldat n'extorqua à un provincial son bois, son huile, son travail ; il fit un jour lapider deux tribuns qui avaient stipulé dans des marchés des gains illicites (stellaturas). Il ne souffrait pas de vin dans ses armées ; ses légions buvaient de l'eau et du vinaigre, et, comme en Égypte on lui demandait du vin, il répondait : Vous avez le Nil. Pas de boulangers à la suite de son camp ; ses soldats mangeaient du biscuit. Pas d'or ni d'argent dans le havresac des légionnaires : il ne voulait pas, en cas de revers, enrichir l'ennemi. Cette sévérité envers autrui, il l'exerçait envers lui-même : en marche, il prenait ses repas devant sa tente, et ses soldats pouvaient juger que sa nourriture n'était pas meilleure que la leur. Jamais il ne chercha un abri contre le vent ni contre le soleil ; les esclaves qui le suivaient, au lieu de porter des meubles de luxe pour leur général, portaient des rations comme les soldats. De plus, par une bien rare exception aux mœurs païennes, il avait la chasteté d'un chrétien. Dans la Gaule, une sorte de sacerdoce druidique qui supposait une pureté parfaite, lui fut décerné comme au plus chaste[7]. Enfin, des trois généraux que j'ai nommés, il était le seul Romain d'origine ; aussi était-ce lui que, dans son indignation et son désespoir, le peuple de Rome avait appelé comme son libérateur et son prince.

Les deux autres étaient des Africains. Clodius Albinus était d'Adrumète et Sévère de Leptis. Le premier avait depuis longtemps une grande importance[8] ; chef de ces légions de Bretagne, qui, par leur éloignement, échappaient à la puissance romaine et l'effrayaient par leur indépendance, il avait inquiété Commode. S'il faut en croire des documents dont l'authenticité parait, il est vrai, douteuse, Commode lui avait offert le manteau de pourpre et le titre de César, et il les avait refusés, ne voulant recevoir de tels titres que du Sénat. Il était né pauvre, quoique, disait-on, d'une famille ancienne. Son caractère était dur, ses passions violentes, ses mœurs moins entachées pourtant que celles de la plupart des païens, sa voracité effrayante[9]. II avait, cependant, d'assez nombreux amis dans le Sénat, et une grande popularité dans ces provinces de la Bretagne et de la Gaule d'où sortit plus d'un empereur.

Reste maintenant Sévère. Lucius Septimius Severus, qui, seul de ces généraux, devait régner, semblait de tous le moins digne de régner. C'était un Africain ; il avait toujours gardé l'accent de son pays, et, quoiqu'il eût été rhéteur de son métier, il était plus éloquent dans la langue punique que dans la langue romaine[10]. Il avait du reste été sénateur ; il avait été aussi jurisconsulte, philosophe, et de plus astrologue ; et comme cela arrivait souvent à Rome, la science et la plaidoirie l'avaient mené au gouvernement des provinces et le gouvernement des provinces au commandement des armées. La division du travail n'était pas aussi exacte, ni la démarcation entre la milice et la vie civile aussi absolue qu'elle l'est chez nous. Sa jeunesse avait été pleine de passions violentes et furieuses : il avait comparu devant Julianus lui-même, alors proconsul, pour une accusation d'adultère qui était presque en ce temps une accusation capitale ; Julianus l'avait absous. Il avait comparu, sous Commode, devant les préfets du prétoire pour avoir consulté des devins, au sujet de l'empire, disait-on ; cette fois encore il avait été absous ; mais il est certain que, superstitieux comme tous les Africains, ou plutôt comme tout le monde, il passait sa vie à faire des horoscopes, à lire dans les astres, à consulter des devins. Du reste, horoscopes, prédictions, pronostics, étaient une denrée si abondante, qu'il n'est pas un des quatre personnages, alors compétiteurs pour l'empire, dont la fortune n'eût été prédite au moins de cinq ou six façons ; et l'oracle de Delphes lui-même, sortant de sa léthargie, faisait entendre au sujet des trois généraux de Syrie, de Bretagne et d'Illyrie, ce vers soi-disant prophétique :

Optimus est Fuscus, bonus Afer, pessimus Albus.

le noir (Niger) est le meilleur, l'Africain est bon, le blanc (Albinos) est le pire. Mais la victoire ne devait pas être pour le meilleur ; elle devait être pour le plus actif, le plus habile, nous devons ajouter le plus perfide.

Niger paraît s'être jeté le premier dans le combat. Il était à Antioche, brillant, magnifique, aimé. Il frappait par des jeux et des spectacles l'imagination de ces peuples d'Orient, curieux et passionnés. A la nouvelle des tristes événements de Rome, on le pressa de venir au secours de l'Empire. Réunissant donc les soldats et le peuple d'Antioche, il en appela au patriotisme de son armée, et son armée le proclama César ; on le conduisit au temple, portant le feu devant lui, comme on le faisait pour les empereurs. Les adhésions lui arrivèrent de tout l'Orient, les rois et les satrapes de l'autre côté de l'Euphrate lui promirent leur aide ; il reçut et fit de magnifiques présents. Toute l'Asie romaine, et, au delà du Bosphore, la ville de Byzance furent à lui. On rêvait peut-être pour lui cet empire d'Orient qu'on avait déjà rêvé Our Titus contre Vespasien, pour Verus contre Marc- Aurèle.

Niger put accepter cette pensée, et, en tout cas, il ne tourna pas assez promptement ses yeux et ses pas vers l'Occident. Il ne songea pas que, sur le Danube, aux portes de l'Italie, étaient les armées les plus puissantes et les plus aguerries de l'Empire ; que jadis, grâce à ces armées-là, Vespasien, proclamé comme lui en Syrie, avait été vainqueur à Rome avant même d'y arriver. Là, en effet, à Carnuntum en Pannonie, dans le camp de Sévère, se passait la même chose qui venait de se passer à Antioche dans le camp de Niger. Là aussi, on pressait le général d'accepter, avec la pourpre, le nom même de Pertinax et le devoir de venger Pertinax . Là, on triomphait d'une résistance sincère peut-être, et la pourpre était mise sur les épaules du rhéteur africain devenu un des plus rudes soldats de l'armée romaine (13 août 193, selon Capitolin, mais plus probablement en avril ou mai). A la différence de Niger, Sévère sut ne pas perdre de temps, Didius Julianus proclamé dans Rome l'inquiétait peu ; Niger, proclamé à Antioche, Albinus tout-puissant dans les Gaules, le préoccupaient bien davantage. Il comprit qu'entre lui et Niger qui avait déjà respiré les fumées de la souveraineté, l'orgueil rendait une alliance impossible ; d'ailleurs, pourquoi Sévère , placé aux portes de l'Italie et maître de Rome quand il voudrait, aurait-il compté avec Niger que six ou sept cents lieues séparaient du centre de l'Empire ? Il n'hésita pas à rompre avec Niger. Albinus, au contraire, était plus voisin et ne s'était pas prononcé ; il était possible de s'entendre avec lui. Sévère lui envoya des messages pleins de ces magnifiques promesses, toujours faciles aux consciences qui ne les tiennent pas, Albinus fut gagné ; Sévère put compter sur tout l'Occident depuis les monts Cheviots jusqu'aux portes de Byzance ; et lorsque, avec la promptitude d'un vieux soldat, il se mit en marche pour l'Italie, le monde romain se trouva partagé en deux moitiés, chacune ayant fait son Empereur.

Entre deux, Julianus ne comptait déjà plus. Son gouvernement fut si insignifiant et si court, que l'on ne mentionne aucun de ses actes. Dion nous le dépeint tremblant et flatteur, même envers ce Sénat qui était et si flatteur et si tremblant ; caressant les grands personnages, saluant les petits, souriant à tous, donnant des festins, passant sa vie au théâtre pour se rendre populaire. Nous n'y avions pas confiance ; dit-il (les sénateurs ne se fiaient à personne), cette excessive affabilité était suspecte à tous. Tout ce qui est extraordinaire, bien que quelques-uns y prennent plaisir, inspire de la défiance aux sages.

Ce fut un coup de foudre pour Julianus quand il apprit la révolte de Sévère. Il semble que celle de Niger lui fût déjà connue, mais Niger était plus éloigné et savourait paresseusement le faste de la royauté orientale. Sévère, au contraire, plus proche et plus actif ; Sévère déjà en marche, par la même route que, cent vingt ans auparavant, Antonins Primus avait suivie à la tète des mêmes légions pour aller détrôner Vitellius et faire régner Vespasien ; Sévère s'était entouré d'une garde de six cents hommes choisis dans tous les corps de son armée et qui tous avaient juré de ne déboucler qu'à Rome la cuirasse qu'ils avaient endossée en Pannonie ! Pour le coup, le pauvre Julianus ne sut plus que devenir. Tout ce qu'il sut faire fut de commander à son Sénat un nouvel acte de bassesse en lui faisant déclarer ennemi de la patrie le prétendant en qui le Sénat mettait secrètement ses espérances. Un jour fut fixé par le sénatus-consulte, passé lequel les soldats, s'ils n'abandonnaient Sévère, seraient inexorablement traités comme rebelles ; et une députation fut envoyée à ce général, pour lui signifier ce décret auquel le Sénat eût été bien fâché que Sévère et les soldats obéissent. Le Sénat était donc la seule et bien trompeuse ressource de ce pouvoir aux abois.

En même temps, néanmoins, Julianus dépêchait à Sévère et un successeur et un meurtrier. Le meurtrier était un de ces agents presque officiels que Commode employait en pareil cas[11] ; et quand ce meurtrier aurait, ce qui n'était pas facile, exécuté l'arrêt du Sénat sur Sévère dans sa tente et au milieu de son camp, alors le successeur désigné devait prendre le commandement des soldats désormais soumis à Julianus. Pareil message avait déjà été expédié à Niger et sans succès. Spartien a raison de le dire, ce n'était pas là du crime, c'était de la démence. Et cette démence aurait été poussée plus loin encore, s'il est vrai, comme cet écrivain l'avait ouï dire, que Julianus fit assigner Sévère devant les juges, afin de se faire adjuger juridiquement l'Empire romain[12].

Mais, si insensé que fût Julianus et si confiant qu'il fût dans les moyens de résistance légale, il lui en fallait d'autres. Tout empereur surpris dans Rome par une attaque de l'autre côté des Alpes se trouvait étrangement au dépourvu. Julianus avait dans Rome ses quatorze ou quinze mille hommes de garde prétorienne ou municipale ; il avait à Misène ou à Ravenne deux flottes dont on pouvait débarquer les rameurs pour en faire de mauvais soldats, hors de là, rien. L'Italie était sans troupes, et un recrutement fait dans son sein n'eût amené que des conscrits de mauvaise humeur, sans vétérans pour leur donner l'exemple, sans officiers pour les commander. Voilà pourquoi Néron, et Othon après lui, n'ayant que les forces de l'Italie pour se défendre, avaient été si facilement vaincus.

Il fallait cependant se faire une armée. Pendant quelques jours, Rome fut un camp ; ses places publiques servirent d'écuries, de bivouac, de champs de manœuvres aux hommes, aux chevaux, aux éléphants. Les soldats, anciens ou nouveaux, menaçaient, insultaient, maltraitaient les citoyens comme dans une ville prise. Dion et le Sénat eurent encore un accès d'hilarité contenue comme ils Pavaient eu sous Commode, quand ils virent les prétoriens, soldats de cabaret ou de boudoir, cherchant tant bien que mal à s'aguerrir contre l'ennemi qui arrivait ; les matelots de Misène s'exerçant tant bien que mal à manier la lance et l'épée ; et, pour achever cet ensemble d'éducation militaire, les éléphants de l'amphithéâtre dont on voulait faire des éléphants de combat, se jetant furieux sur les chevaux et renversant brutalement leurs conducteurs. En outre, on fortifiait le palais ; Julianus était convaincu que Pertinax n'avait été tué que faute de grilles et de verrous, et il prétendait se faire de la maison impériale une citadelle invincible en cas de défaite. Il eût voulu même fortifier Rome et avait supplié les prétoriens de creuser des fossés et d'élever des remparts ; mais ces soldats opulents avaient les mains trop blanches pour une telle besogne, et ils louaient des ouvriers pour tenir la pioche à leur place.

Rome eût souri volontiers, si le délire de la peur n'eût rendu Julianus sanguinaire. La superstition était plus que jamais éveillée en lui. Il croyait se concilier la faveur des soldats, la faveur des dieux peut-être, en offrant un peu de sang aux mânes de Commode. Il fit périr le traître Létus, certes bien digne de mort ; mais Létus put lui rappeler que, sous Commode, Julianus lui avait dû la vie. Marcia périt également, comme meurtrière, hélas ! et non comme chrétienne. Entouré de magiciens et de devins, Julianus célébrait des cérémonies étranges, faisait chanter devant lui des hymnes barbares, se faisait apporter de ces miroirs magiques, dans lesquels des enfants, les yeux bandés et le dos tourné, voyaient l'avenir. Cette magie non sanglante ne lui suffisait pas encore ; et, cet avenir dont il s'épouvantait, il en cherchait souvent la connaissance dans les entrailles d'enfants immolés.

Du reste, ce délire de la peur et de la cruauté allait bientôt finir. Les nouvelles que recevait Julianus étaient de plus en plus sinistres. Il apprenait que Sévère traversait l'Italie sans résistance ; que les villes gagnées ou effrayées ,lui ouvraient leurs portes ; qu'on allait au devant de lui, avec des hymnes, de l'encens et des guirlandes de fleurs. Le préfet du prétoire de Julianus, envoyé pour prendre le commandement de la flotte de Ravenne, s'en revenait tristement, après avoir trouvé Sévère maître de la flotte. La députation du Sénat avait joué un rôle plus pitoyable encore : arrivée auprès de Sévère, elle l'avait un peu effrayé d'abord par le grand nom du Sénat ; mais bientôt elle s'était laissé elle-même effrayer ou séduire, elle avait fini par haranguer les soldats de Sévère en l'honneur de Sévère, et elle était demeurée dans le camp des rebelles. Le découragement était autour de l'Empereur ; les prétoriens eux-mêmes, pour avoir manœuvré dans Rome pendant quelques jours, se déclaraient épuisés de fatigue ; l'idée d'avoir affaire à des soldats sérieux les épouvantait.

Julianus désespéré vient de nouveau au Sénat (29 mai) : Il n'y a plus, dit-il, qu'une ressource pour sauver la patrie ; que tous, sénateurs, consuls, prêtres, vestales ; avec la robe prétexte et les bandelettes, aillent au devant de Sévère, comme jadis Véturie au devant de Coriolan. Grande ressource eussent été les consuls et les vestales du peuple romain vis-à-vis de l'Africain Sévère et de ses soldats Illyriens ou Dalmates[13] ! Le Sénat, cette fois, ose refuser. Qui ne sait pas combattre ne doit pas régner, dit-on durement à Julianus. Il fallait que la cause de ce prince fût bien évidemment perdue.

Le Sénat s'exposait pourtant ; car, s'il faut croire certains récits, Julianus songea un instant à faire massacrer les sénateurs, par ce qui restait d'épées à sa disposition. En tous cas, ce peu croyable accès de colère ne dura qu'un instant, et le sentiment de sa faiblesse lui revint bientôt. Alors, nouvelle proposition au Sénat : Sévère n'est plus ennemi public ; on consent à ne pas le faire poignarder, on consent même à le faire empereur : Écrivez à Sévère, dit Julianus au Sénat, proposez-lui de partager l'empire avec moi. Un sénatus-consulte est rédigé en ce sens, le préfet du prétoire Tullius Crispinus est chargé de le porter. Mais, comme on le pense, il arrive de ce sénatus-consulte ce que probablement le Sénat en attendait. Sévère n'en veut point ; il déclare qu'il aime mieux avoir Julianus pour ennemi que pour collègue ; il traite Crispinus d'assassin déguisé sous l'apparence d'un envoyé pacifique, il le fait tuer, et il continue à marcher sur Rome.

Arrivé au dernier degré de la terreur, Julianus vient encore au Sénat demander conseil, mais cette fois personne n'a de conseil à lui donner ; le Sénat n'en eut jamais pour les empereurs en détresse. Julianus veut chercher un autre appui ; il écrit à ce vieux et vénéré Pompéianus, gendre de Marc-Aurèle, et lui offre le partage de l'empire. Pompéianus, de sa retraite de Terracine, répond que son âge et l'affaiblissement de sa vue l'obligent à refuser. Julianus, ne dédaignant pas les plus vils auxiliaires, envoie à Capone armer les gladiateurs dont cette ville était depuis des siècles le quartier général. Mais, au même moment, ses soldats, les prétoriens l'abandonnent. Sévère leur a envoyé des messagers, Sévère a fait afficher dans Rome même ses proclamations ; il promet aux soldats la vie sauve et l'impunité, s'ils livrent les meurtriers de Pertinax ; les soldats se hâtent de saisir dans leurs rangs les meurtriers et se déclarent pour Sévère. Après avoir vendu l'empire et en avoir reçu le prix, ils n'ont pas le courage de tenir le marché.

Après cette trahison, c'est au Sénat de trahir. Julianus n'a plus de soldats, tout le monde l'a abandonné, il est seul au palais avec son gendre Repentinus et son second préfet du prétoire, Génialis. C'est alors que le Sénat se décide à lever l'étendard et à déployer toute son énergie. Il faut entendre avec quelle naïveté le sénateur Dion Cassius raconte ce haut fait de ses collègues : « Les prétoriens ayant fait part de leur défection au consul Silius Messala, celui-ci nous convoqua dans l'Athénée (ainsi appelé parce qu'il sert aux exercices de ceux qui s'instruisent dans les lettres), et il nous apprit ce qu'avaient fait les soldats. Alors, » soudainement éclairés, « nous condamnâmes Julianus à mort, nous fîmes Sévère empereur, et nous accordâmes à Pertinax les honneurs dus aux demi-dieux. » Voilà comme un sénateur raconte, tranquillement, sans ombre d'embarras ni de remords, cet acte d'infâme lâcheté du Sénat.

Le pauvre Julianus — car on arrive à le plaindre ; il est moins lâche que ses nouveaux ennemis —, le pauvre Julianus, par ordre du Sénat qui, pour la première fois depuis Auguste, osait faire à ce point acte de souveraineté, vit venir au palais un simple soldat chargé de le tuer. Il en appela en vain à la pitié de César, c'est-à-dire de Sévère ; et il reçut la mort, couché à terre, dans un coin des thermes impériales, ne disant que cette parole : Qu'ai-je donc fait ? qui ai-je donc tué ? (1er ou 2 juin 193.)

Ainsi finit ce triste drame du règne de Julianus, un des plus humiliants pour la nature humaine et dans lequel on peut dire que, depuis le commencement jusqu'à la fin, l'Empereur, ses prétoriens et son Sénat, luttèrent entre eux de lâcheté.

On se demande seulement pourquoi le Sénat était si bas à une époque où nous avons remarqué dans le peuple romain un certain retour d'énergie et de dignité. Ce Sénat, pendant plus de quatre-vingts ans, avait été traité avec un respect qui eût dû le relever à ses propres yeux. Cinq empereurs, des plus dignes que le monde romain eût connus, s'étaient succédé, l'honorant, le choyant, inclinant devant lui leur puissance, faisant entrer dans ses rangs tout ce qu'ils connaissaient de plus hommes de bien. Il y avait à peine quatorze ans que Marc-Aurèle était mort ; le Sénat devait encore être composé en grande partie des amis, des protégés, des élus de Marc-Aurèle. Et c'étaient les élus de Marc-Aurèle qui avaient été si tremblants sous Commode, si lâchement triomphants à sa mort, si impuissants après celle de Pertinax, si serviles envers Julianus empereur, si odieusement traîtres envers Julianus prêt à tomber. C'étaient eux qui avaient marqué par un acte éclatant de lâcheté chacune de ces péripéties de la fortune romaine.

Faut-il s'en prendre à la bonté crédule de Marc-Aurèle qui faisait que, tout en aimant et recherchant les plus digues, il rencontrait parfois les plus intrigants, et que ses élus à certains moments avaient été bien plutôt les élus d'Anaclytus, de Faustine, de quelque affranchi ou philosophe de cour ? J'ai peine à l'admettre ; nous voyons qu'au moins dans les choix pour l'armée, Marc-Aurèle avait su trouver des hommes de mérite et de cœur. Ne faut-il pas s'en prendre plutôt à l'éternelle débilité de toute vertu humaine ? Nos vertus, et surtout les vertus païennes, ont grandement besoin de s'appuyer sur le sentiment de la responsabilité vis-à-vis des hommes, et, dans les assemblées, cette responsabilité ou disparaît ou diminue. On serait énergique et digne si on agissait pour son propre compte et si on devait porter seul la responsabilité de ses actes ; mais quand on est quatre ou cinq cents pour faire acte de vertu ou de peur, on s'inquiète peu de son quatre-centième de responsabilité, et on ne rougit pas d'une faiblesse partagée entre tant de coupables. Quel membre du long Parlement, s'il eût été à lui seul le Parlement tout entier, se serait plié à tant de tyrannie, eût cédé à tant de peurs, eût toléré de telles insultes, eût été tour à tour si inique envers Charles Ier, et si lâche devant Cromwell ? Pas un seul peut-être. Quel membre de la Convention, s'il eût été à lui seul la Convention tout entière, eût voté tant de crimes, accepté une telle servitude, subi une terreur aussi dégradante, se fût parjuré tant de fois et eût trahi tant de fois, trahi le Roi après l'avoir servi, trahi les Girondins après les avoir encensés, trahi Danton après l'avoir béni pour le sang versé, trahi Robespierre après lui avoir voué le culte de la peur ? Lequel ? Personne peut-être. C'est une chose redoutable pour la faiblesse humaine que les mensonges et les parjures qui se votent par assis et levé et après lesquels chacun peut se dire : Je n'y suis que pour une voix ; la majorité est coupable, mais que suis-je dans la majorité ?

Ajoutons même, pour humilier davantage l'orgueil humain, que presque toujours ces votes de servitude et de peur sont des votes unanimes. Soyez sûr que le Sénat romain dut être unanime au théâtre pour applaudir Commode, unanime dans la curie pour charger son cadavre d'imprécations, unanime pour élire Julianus qu'il détestait, unanime pour le faire décapiter. La Convention, elle aussi, fut unanime ou peu s'en faut, pour et contre les Girondins, pour et contre Robespierre. Jamais loi bienfaisante, libérale, salutaire, bénie, n'a eu en sa faveur une majorité pareille à celle qu'a eue la loi des suspects ou la loi du tribunal révolutionnaire. L'histoire des hommes n'est pas toujours belle, l'histoire des assemblées l'est moins encore[14].

 

 

 



[1] Cette proclamation et tout ce qui suit n'aurait eu lieu, selon Hérodien, que le jour qui suivit la mort de Pertinax ; mais Dion est à cet égard un témoin bien plus sûr, et il admet implicitement que tous ces faits se sont passés le même jour.

[2] M. Didius Severus Julianus, né le 29 ou 30 janvier 133 ; originaire de Milan, fils de Petronius Didius Severus, et d'Æmilia Clara, celle-ci petite fille du célèbre jurisconsulte Salvius Julianus. Élevé par Domitia Lucilla, mère de Marc-Aurèle. — Nommé parmi les Viginti viri par le crédit de celle-ci. — Questeur avant l'âge légal, puis préteur par le choix personnel de Marc-Aurèle. — Commande une légion en Germanie et y fait la guerre. — Consul — Gouverne la Dalmatie, puis la Germanie. — Chargé de l'administration alimentaire en Italie. — Accusé sous Commode et absous, gouverne la Bithynie. — Consul avec Pertinax, puis proconsul d'Afrique. — Empereur le 28 mars 193. — Tué le 29 mai.

Sa femme, Manlia Scantilla. — Sa fille, Didia Clara, mariée à Cornelius Repentinus.

V. Dion LXXIII. Hérodien II. Ælius Spartianus in Juliano.

Ses monnaies lui donnent le titre inusité jusque-là de rector orbis, bien peu applicable à lui qui ne régna guère que sur l'Italie. Celles de sa femme l'appellent IVNO REGINA : celles de sa fille portent HILARITAS TEMPORVM ; d'autres portent CONCORDIA MILITVM. Il était difficile d'accumuler plus de contre-vérités.

[3] Hortati ut locum arriperet. Capitolin.

[4] Nulla existente religione. Capitolin.

[5] Dion, apud Maium. Veteres script.

[6] C. Pescennius Niger, originaire de la ville d'Aquinum, fils d'Annius Fuscus, chevalier, et de Lampridia. — Consul en..., gouverneur de Syrie au temps de la mort de Commode. — Proclamé empereur à Antioche (193). — Vaincu et tué, 194. — Sa femme et ses deux fils tués quelque temps après lui ; ses deux filles survécurent.

Ses monnaies grecques ou latines lui donnent le surnom de Justus (δικαιος). Ses monnaies latines portent pour légendes AETERNITAS AVG. — ROMAE SPEI-IVSTITIA AVG. — ROMAE ÆTERNAESPEI FIRMÆ, etc.

Un P. Pescennius Niger mentionné comme frère Arval (Marini, tab. 32). Un P. Pescennius Eros (affranchi de cette famille), mentionné comme ouvrier ou fabricant dans l'inscription d'un conduit en plomb de le villa dite de Tibère au mont Palatin.

Voyez Dion, Hérodien et Spartien, in Negro.

[7] Æl. Spartianus in Nigro. Sévère l'accusait des vices contraires (ibid.), mais Sévère était son ennemi.

[8] D. Clodius Ceionius Albinos, d'une famille noble d'Adrumète en Afrique, fils d'un Ceionius Posthumus. Commande en Bithynie à l'époque de la révolte de Cassius (175) et maintient sa province dans le devoir. Consul après cette époque. Commande en Gaule, puis en Bretagne sous Commode. Fait César par Sévère et prend alors le nom de Septimius. Sa guerre contre Sévère, sa défaite et sa mort (196...)

Ses monnaies avec SAECVLO FRVGIFERO, MINERVA PACIFERA, etc.

Deux inscriptions où il est nommé sont douteuses (Orelli 900, 901).

[9] Selon Cordas cité par Capitolin, il mangeait des fruits au delà de ce que la nature humaine permet de croire possible, 500 figues, 100 pèches de Campanie, 10 melons d'Ostie, 20 livres de raisin de Lavicum, 100 becs figues, 400 huîtres.

[10] Sur les travaux d'aqueducs exécutés par Sévère empereur à Carthage, d'après les traces actuellement existantes et les monnaies de Sévère frappées à Carthage.

Voyez la Revue archéologique, novembre 1873.

[11] Aquilius... notus cædibus ducum. Spartien, in Severo. Notus cædibus senatoriis. Id., in Juliano.

[12] Par insania... quod cum Severo ex interdicto de imperio egisse fertur, ut jure videretur ad imperium pervenisse.

[13] Inane contra barbaros milites præsidinm parans. Spartien, in Juliano.

[14] J'écrivais cela en... 1869, que faut-il dire des temps qui ont suivi ?