LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — COMMODE ET LA GUERRE CIVILE APRÈS SA MORT - 180-197

CHAPITRE PREMIER. — LES FAVORIS DE COMMODE. - 180-189.

 

 

Je commence ce récit après le temps de Marc-Aurèle dont j'ai dit ailleurs la mort, les funérailles, l'apothéose[1]. Pendant que Rome le déifiait, Commode, son fils et son successeur[2], était probablement encore sur les bords du Danube, au milieu de cette armée qui avait recueilli le dernier soupir du mourant. Marc-Aurèle était mort au lendemain d'une victoire qui lui eût permis, s'il eût été là pour en recueillir les fruits, d'ajouter à l'Empire romain la Bohème et la Moravie actuelles, non comme une vaine satisfaction de conquérant (Marc-Aurèle n'eut point cette orgueilleuse et homicide faiblesse), mais comme un gage de sécurité et de paix. Les ennemis qu'il avait vaincus, Quades et Marcomans, sans vivres et sans soldats, à cause des ravages de la guerre et des pertes éprouvées dans les derniers combats, envoyaient au camp romain une ambassade suppliante pour avoir la paix.

Commode cependant déclara qu'il voulait partir au plus tôt. Déjà, pendant les jours de l'agonie de son père, peu s'en était fallu qu'il n'abandonnât le lit du mourant et ne prît le chemin de Rome. L'épidémie au camp, les plaisirs à Rome, c'était plus qu'il n'en fallait pour décider au départ cet écolier craintif et voluptueux. Il ajoutait une raison de prudence politique ; il craignait que, s'il tardait à rentrer dans Rome, Rome ne lui donnât un compétiteur. Commode, jeune, robuste, livré à tous les exercices du corps, avait toujours eu horreur de la vie militaire ; tandis que Marc-Aurèle, âgé, faible de corps, homme de philosophie et d'étude, avait su accepter la vie militaire et la continuer pendant tout son règne. L'un sut être guerrier, rien que par devoir ; l'autre aurait dû l'être, ne fût-ce que par tempérament, et ne le fut pas.

Néanmoins Commode avait encore des mesures à garder. Âgé de dix-neuf ans seulement, entouré de conseillers que son père lui avait donnés presque comme des tuteurs, il fallait au début les écouter. Il lui fallait écouter surtout son beau-frère, Claudius Pompéianus, homme d'État et homme de guerre, grave, mûr, dévoué au bien public et à la mémoire de Marc-Aurèle. Pompéianus le rassura sur la crainte d'un compétiteur, et en même temps lui parla de ses devoirs envers l'Empire et envers l'armée. Commode fléchit ou parut fléchir, et prit au moins le temps de conclure la paix. Mais cette paix, faite à la hâte, ne pouvait donner à l'Empire tout ce qu'il était en droit d'attendre. Les Marcomans et les Quades (Moravie et Bohême) acceptèrent une sorte de vassalité vis-à-vis de Rome ; leurs assemblées nationales ne purent se tenir qu'une fois par mois, en des lieux déterminés et en présence d'un centurion romain ; ils rendirent les prisonniers et les déserteurs ; les Quades fournirent treize mille hommes de milice, les Marcomans un moindre nombre — dangereux tribut ! Il y avait déjà bien assez de barbares dans les armées romaines. Un autre peuple que Rome avait combattu, les Burii (Gallicie ?), furent reçus à des conditions pareilles, quoique jusqu'alors la paix leur eût été obstinément refusée. Tous s'engagèrent à ne pas attaquer les alliés de Rome, à n'avoir ni établissement ni pâturage dans un rayon de quarante stades (deux lieues) de la Dacie romaine. Engagements qui pouvaient suffire sans doute, s'ils étaient tenus ! Marc-Aurèle n'avait pas eu autant de confiance, et lui, si modéré, ne croyait pouvoir assurer la sécurité de l'Empire, qu'en faisant une Sarmatie et une Marcomannie romaines.

Quoi qu'il en soit, six mois après la mort de son vieux prince, Rome était avertie que son nouvel Empereur lui arrivait. Sans ombre de compétition ni de répugnance, Commode avait été salué par le Sénat, reconnu par le peuple. Sénat et peuple, tous accouraient, des lauriers sur la tête et des fleurs dans les mains, sur la voie triomphale, à la rencontre du jeune Auguste et de l'armée victorieuse qui le ramenait.

Qui était ce prince ? On le savait fils de Marc-Aurèle ; et, bien qu'on le sût également fils de Faustine, on oubliait sa mère, et on l'aimait pour son père. On le savait jeune, et les nations croient rajeunir quand elles ont un jeune maître. On le savait beau, et les nations sont femmes. Quand on vit sur le char de triomphe cette tête qui rappelait les plus beaux traits de celle de Marc-Aurèle ; cette taille heureusement proportionnée, ce duvet sur ses joues qui semblait comme les revêtir de fleurs ; cette physionomie gracieuse et virile ; ce regard calme et brillant ; cette chevelure blonde et bouclée qui reluisait au soleil et que, selon quelques-uns, il parsemait de poudre d'or : on crut voir dans l'éclat qui environnait sa tête les rayons d'une auréole divine. Les acclamations de joie retentirent, et les couronnes de fleurs volèrent autour de lui[3]. Du lieu de la première rencontre aux portes de Rome, des portes au temple de Jupiter, du Capitole au Sénat, du Sénat au palais, ce ne fut qu'un cri de joie.

On avait pu remarquer cependant que Commode n'était pas seul sur le char de triomphe. Un favori était là derrière lui, traité avec une indécente amitié ; le comédien Antéros allait gouverner Rome. On put aussi entendre les paroles de Commode au Sénat et ses remerciements aux prétoriens qui, maîtres qu'ils étaient de l'Empire, avaient bien voulu le lui laisser ; sa parole était vulgaire ; il ne trouva d'autre souvenir à rappeler de sou père, ni d'autre éloge à faire de lui-même, si ce n'est qu'un jour étant à cheval avec Marc-Aurèle, il l'avait aidé à se tirer d'un bourbier. Et enfin on put voir la cérémonie du triomphe se terminer par une orgie où, après s'être enivré en plein jour aux dépens de son empire, le nouveau prince avait passé la nuit à courir les tavernes et les lieux de débauche. Sénat et peuple ne durent donc pas garder longtemps leur illusion ; ou, pour mieux dire, tout ce qui était sénat, gens mûrs, gens de bon sens, n'avait jamais dû se faire illusion. Je l'ai dit, mais il faut que je le répète ; l'hérédité du pouvoir n'était pas la loi de l'Empire romain, et n'en pouvait être le salut. L'hérédité n'est salutaire que parce qu'elle est loi ; disons mieux, l'hérédité n'a été salutaire aux nations chrétiennes, que parce qu'elle a été accompagnée chez elles d'une consécration sérieusement religieuse du souverain, qui le rendait respectable, non-seulement aux peuples, mais à lui-même. A Rome et dans le paganisme, la consécration religieuse du souverain allait jusqu'à l'apothéose ; elle était excessive, mais par suite elle n'était pas sincère. Elle motivait la crainte, mais non le respect ou l'amour ; elle impliquait une force, non un devoir ; elle constituait un pouvoir, non une mission ; elle donnait au prince peu de sécurité, beaucoup de licence. Louis XIV et Louis XV sous la loi chrétienne ont pu être des rois plus ou moins attaquables ; mais, empereurs romains et empereurs romains héréditaires, ils eussent été des monstres.

Les gens de bon sens le savaient donc ; il était impossible que cet écolier qui, dès l'âge de quinze ans, avait été nominalement associé à l'Empire, ne fût pas un enfant dépravé ; il était impossible que cette éducation faite en vue de la pourpre, et cependant avec une certaine crainte de ne pas atteindre la pourpre, ne fût pas détestable. Cette éducation d'ailleurs s'était faite sans mère. Faustine n'eût-elle pas été la prostituée que nous peignent les historiens, eût-elle été la tendre mère que Galien semble nous montrer ; Faustine n'eût pu suffire à la tâche d'élever son fils, au sein de Rome et du palais, malgré Rome et malgré le palais. Et d'ailleurs, Commode n'avait que quatorze ans quand elle mourut. Or, dans les éducations antiques la mère était tout ; ou plutôt, pourquoi ne pas dire : en toute éducation, la mère est tout ? Marc-Aurèle lui-même était l'œuvre de sa mère ; César, Auguste, les Scipions, les Gracques avaient été l'œuvre de leurs mères. Marc-Aurèle avait eu beau mettre auprès de son fils tous les sages et tous les grands esprits de son empire ; l'éducation de son fils s'était faite par des courtisans. Quel est donc ce Prince, parfaitement élevé, dont on disait : Il n'a jamais pu apprendre qu'une chose, c'est de monter à cheval, parce que son cheval ne l'a point flatté ?

Aussi Commode dont la nature n'était pas primitivement mauvaise ; que Dion, contemporain, nous représente un peu timide, mais doux, simple et, plus que nul autre, exempt de malice[4] ; Commode élevé au palais, sous les yeux d'un Marc-Aurèle, mais toujours avec cette terrible perspective de l'empire apparaissant, non comme une mission et un devoir, mais comme un billet gagnant à la loterie ; Commode était depuis longtemps devenu abominable. Depuis longtemps le fils de Marc-Aurèle et l'élève de tous les philosophes avait renvoyé ses maîtres et bafoué la faiblesse paternelle. Le fils de Marc-Aurèle se montrait bien plutôt le fils du gladiateur prétendu amant de Faustine ; il chantait, il sifflait, il dansait, il ciselait, il était bouffon parfait, et parfait gladiateur (sans péril comme de raison pour sa vie). Il installait dans l'enceinte du palais impérial cabarets, maisons de jeux et lieux de débauche ; à douze ans il avait voulu faire briller et croyait même avoir fait brûler un esclave — n'osant lui désobéir, on l'avait trompé en faisant brûler à la place de l'esclave une peau de mouton[5]. A cet âge-là ou peu après, il se jetait dans des excès de libertinage que l'innocence des siècles modernes ne saurait comprendre. Les yeux si ouverts de Marc-Aurèle étaient fermés sur la vie de son fils, comme ils l'avaient été sur la conduite de sa femme. C'est là une incontestable faiblesse de cette grande âme, que je ne veux ni abaisser ni avilir, mais qu'il m'a bien fallu montrer toute entière.

Et, pour que la faiblesse fût complète ; cet adolescent dépravé, qu'il eût fallu, dans l'intérêt de son honneur et même de sa vie, envoyer en exil, au camp, je ne sais où, avait été accablé d'honneurs prématurés, comme si on eût voulu lui rendre plus présente cette perspective de la pourpre qui avait suffi pour le corrompre. On lui avait donné à quatorze ans la toge virile qui ne se donnait guère qu'à dix-sept ; enfant, on le faisait Prince de la jeunesse ; on le revêtait des titres de Germanique, de Sarmatique, d'Imperator, sans qu'il eût combattu Sarmates ni Germains ; on demandait au Sénat une dispense pour le faire consul à seize ans ; dès avant ce consulat, on le nommait Auguste, et on le revêtait de la puissance tribunitienne, c'est-à-dire qu'on le faisait, de pair avec Marc-Aurèle, souverain du monde romain. Marc-Aurèle qui aimait ses peuples, sa famille, ses amis, son fils, ne voyait-il donc pas qu'il vouait ses peuples à une tyrannie effroyable, ses amis et sa famille à la proscription, son fils au déshonneur et à une prompte mort ?

Les gens de bon sens savaient tout cela, et il n'en était probablement pas un dans Rome pour qui les fêtes de ce retour ne fussent le début d'une nouvelle ère néronienne. Depuis quatre-vingt-quatre ans on n'avait pas vu de tyran proprement dit, le peuple ne savait plus ce que c'était ; mais les gens qui avaient lu auraient pu dire à Commode : Je te reconnais pour t'avoir rencontré dans Tacite, tu t'appelais Néron. Cet enfant, né le 31 août comme était né Caligula ; élevé pour la pourpre comme Néron ; étranger comme Néron, au camp et à la milice ; débauché dès l'enfance et de cette débauche à la fois monstrueuse et triviale qui avait caractérisé Néron ; comme lui, gladiateur, cocher, histrion ; comme lui, impur et superstitieux à la fois, méprisant les dieux et les mœurs de Rome, adorateur des dieux et sectateur des mœurs de l'Orient ; paresseux, d'esprit médiocre : le fils de Faustine était le fils d'Agrippine revenu au monde. Le type était toujours le même. Commode n'était qu'un Néron un peu moins lettré ; ni Antéros sur son char de triomphe, ni la platitude de ses harangues au Sénat n'avait dû étonner personne.

Cependant ses débuts furent, à ce qu'il paraît, assez doux. C'était l'usage qu'un César naissant fit patte de velours, et il fallait aux griffes du tigre le temps de pousser. Néron avait eu cinq années admirables ; Commode paraît avoir eu quelques mois. Néron avait obéi assez fidèlement à la direction de Sénèque et de Burrhus Commode fut pendant quelque temps assez docile aux anciens amis de son père. Néron avait eu ce beau mot que Racine a rendu célèbre ; Commode eut aussi sa belle action : on avait retrouvé et mis en prison un complice de la conspiration depuis longtemps avortée et amnistiée de Cassius contre Marc-Aurèle. Ce complice avait gardé des papiers et promettait de faire des dénonciations ; Commode brûla les papiers et refusa d'entendre le dénonciateur. Rome dans son mariage avec. Commode eut sa lune de miel, comme elle l'avait eue dans tous ses mariages.

Comment finit cette lune de miel et quand finit-elle ? Nous ne le savons pas exactement. Dès la troisième année de Commode, nous voyons un attentat contre sa vie provoqué par ses cruautés ou qui motive bien des cruautés. Ce palais et cette famille de Marc-Aurèle étaient hantés par d'étranges passions. Lucille, sœur aînée de Commode ; femme autrefois de Verus, le frère adoptif de Marc-Aurèle ; mariée ensuite à ce Pompeïanus dont nous parlions tout à l'heure ; Lucille depuis la mort de sa mère prétendait être la première femme de l'Empire romain. Elle avait le titre d'Augusta, un siège impérial au théâtre, le droit de faire porter des flambeaux devant elle ; mais le mariage de son frère lui avait donné une rivale en fait d'étiquette et l'avènement de son frère au pouvoir grandissait encore cette rivale. Ce dépit féminin enfanta une conspiration. Dans ce complot dont le récit est un peu confus, entrèrent un Claudius Pompeïanus, parent du mari de Lucille, ami intime de Commode et compagnon de ses orgies. On parle aussi d'un Ummidius Quadratus, parent de la famille impériale. L'un des deux était à la fois le gendre et l'amant de Lucille. Quoi qu'il en soit, un des conjurés attendit Commode dans un couloir obscur de l'amphithéâtre, et, quand il le vit paraître, tira son poignard en disant : Voilà ce que le Sénat t'envoie. Le mot et le geste avertirent Commode, il esquiva le coup. Le coupable fut arrêté, lui et ses complices mis à mort, bien d'autres condamnés justement ou injustement. Le Sénat, complice présumé de toutes les conspirations, resta voué pour jamais à la défiance et à la haine du Prince ; Lucille fut envoyée en exil. Elle eut, il est vrai, au bout de bien peu de temps, la consolation de voir sa rivale Crispina, la femme de Commode, accusée d'adultère, venir la rejoindre dans l'île de Caprée. Du reste, ni l'une ni l'autre n'y resta longtemps et, de la part de leur frère et de leur mari, la mort vint bientôt les y chercher.

Dès sa quatrième année donc, et même plus tôt, l'ère de proscriptions était commencée pour Commode. Dès sa quatrième année, comme Néron à sa cinquième, il s'était débarrassé de sa famille, par l'exil d'abord, par la mort ensuite. Délivré des conseillers gênants que son père lui avait légués, délivré des rivalités qu'il pouvait trouver dans sa famille, il était libre de s'occuper exclusivement de ses chasses, de ses chevaux, de ses chars, de ses courtisanes, de ses gladiateurs, de ses orgies. Il était sûr de trouver toujours des favoris qui le déchargeraient des soins de son peuple. Plus inintelligent, plus paresseux, plus brutal que Néron ; Commode usa, plus largement encore que lui, du droit qu'avait un César de ne pas gouverner : l'histoire de son règne n'est au début que l'histoire de ses premiers ministres.

Celui qui règne le premier est cet Antéros dont nous parlions tout à l'heure, ami de Commode, mais au degré le plus vil de l'amitié antique. Rome pourtant, gram à ces quatre-vingt-quatre ans écoulés sous une domination plus honnête, avait une certaine énergie ; elle pouvait toujours produire des Néron et des Tigellin, mais elle avait plus de peine à les souffrir. Quelques magistrats et quelques soldats eurent honte d'être proscrits pour le compte d'un pareil homme. Il se forma contre Antéros une conspiration pour ainsi dire officielle ; les deux préfets du prétoire, Taruntius Paternus et Pérennis, inventèrent un prétexte pour le faire sortir du palais, et des agents de police (frumentarii) qui l'attendaient l'assassinèrent.

Mais Rome ne gagna rien à cet assassinat ; Antéros mort eut tout de suite un successeur, et ce successeur qui avait contribué à sa mort se chargea de le venger. Commode se débarrassa d'abord de Tarruntius Paternus ; c'était un ancien ami de Marc-Aurèle, on le traita avec un ménagement prudent, on le fit sénateur. Par là on l'obligea de quitter le commandement de la milice prétorienne, et l'épée demeura exclusivement entre les mains, que l'on jugeait plus sûres, de Pérennis. Cela fait, Commode recommence à se reposer. Adieu les affaires ! Commode vivra au palais, les rues ne sont pas sûres. Commode ne lira plus un placet, ne donnera plus une audience, les affaires sont si ennuyeuses I Tout passera par Pérennis : le fils de Marc-Aurèle devient un empereur de la Chine.

A Pérennis donc et à Pérennis seul, le soin de veiller à la sûreté du Prince. — Paternus, n'ayant plus les prétoriens autour de lui, est traité comme un simple sénateur et, après avoir joui quelques jours du laticlave qui lui a été conféré, il est bientôt enveloppé dans un prétendu complot. Sans l'accuser ouvertement du meurtre d'Antéros, on l'accuse d'avoir voulu faire empereur Salvius Julianus. Il est mis à mort (on ne dit pas jugé) avec ce Julianus contre lequel Commode avait une de ces causes de haine que les langues modernes ne savent pas nommer, avec une parente de l'Empereur[6], avec deux consulaires, avec bien d'autres. Les deux consuls alors en exercice sont exilés.

A Pérennis également le soin de veiller à la fortune de l'Empereur, comme à sa sûreté, et de confisquer les biens des riches comme les têtes des conspirateurs. — A ce double titre, les Quintilii lui étaient doublement recommandés. C'étaient deux frères, illustres, dès le temps d'Antonin, par leurs talents militaires, par leurs richesses, par leur savoir et encore plus par leur union. La fortune et même le pouvoir, alors que le pouvoir aimait les honnêtes gens, s'étaient plus à ne pas les séparer. Ils avaient été consuls ensemble sous Antonin (151) ; ils avaient gouverné ensemble l'Achaïe d'abord (173), la Pannonie ensuite (178), l'un comme gouverneur, l'autre comme lieutenant de son frère :ils écrivaient ensemble aux Empereurs et en recevaient des lettres communes ; ils écrivirent et publièrent des livres sous leur nom commun, et aujourd'hui encore, non loin de Rome, sur la voie Appia, on voit de loin les grandes ruines de leur villa[7].

L'opulence, l'illustration à la guerre, l'amitié de Marc-Aurèle, l'union fraternelle, c'était un quadruple chef d'accusation, sous le prodigue, peu guerrier, peu filial et peu fraternel Empereur qui régnait. Toute la famille des Quintilii fut condamnée, c'est-à-dire suppliciée. Le bruit se répandit pourtant que le jeune Condianus, fils de l'un des deux frères, avait échappé ; qu'avant d'être arrêté, il avait simulé une chute de cheval, s'était fait rapporter chez lui tout sanglant, s'était fait passer pour mort, avait fait brûler à sa place un bélier, et qu'il était dans quelque lointaine province, errant ou caché. Ce bruit fut peut-être une ruse pour multiplier les proscriptions. Dans toutes les provinces, on arrêtait et on tuait des faux Condianus, on arrêtait et on tuait de prétendus recéleurs ou protecteurs de Condianus ; on envoya cinq ou six fois à Rome la tête de Condianus. Il ne s'en produisit pas moins, après la mort de Commode et sous le règne de Pertinax, un Condianus ou soi-disant tel parfaitement vivant. On le mit à l'épreuve et il répondit fort pertinemment aux questions qui lui furent adressées ; mais Pertinax, qui avait été professeur de grammaire, s'avisa de lui parler grec et le prétendu Condianus en lui répondant estropia la langue d'Homère. Or le fils et le neveu des savants Quintilii pouvait-il ne pas savoir le grec ? Dion assista à cette enquête où le faux Condianus fut démasqué sans que le vrai ait jamais été retrouvé.

Pendant que Pérennis veillait ainsi et à la sûreté du Prince et à l'accroissement de son trésor, le Prince jouissait doucement du repos que lui avait rendu Pérennis. Il avait quitté la maison du Mont-Palatin, cette maison d'Auguste, de Tibère, de Néron, de Domitien, de Trajan, de Marc-Aurèle ; il ne pouvait, disait-il, y dormir, peut-être à cause des souvenirs qui hantaient cette maison. Il était allé sur le Mont Célius, dans la maison des Vectilii, chercher un air moins infecté des traditions paternelles et des avertissements de l'histoire. Dans l'intérieur ou dans les dépendances de ce palais, il trouvait tout ce qui était nécessaire à son bonheur et à sa gloire : une arène où il pouvait faire assaut d'armes avec ses gladiateurs domestiques ; des temples pour ses dieux orientaux ; des thermes où il se baignait jusqu'à sept et huit fois par jour ; un double harem, chacun de trois cents victimes, triées une à une pour leur beauté parmi tout ce qu'il y avait dans l'empire de libres ou d'esclaves, de plébéiens ou de patriciens, de matrones ou de prostituées. Toutes les corruptions étaient réunies là, la polygamie de l'Orient et l'infamie de la Grèce. Je ne dis pas ici la moitié de ce que les historiens racontent, les mots me manqueraient pour les traduire. On peut cependant nommer l'inceste : Lucille, s'il faut en croire Lampride, avait été violée par son frère avant d'être mise à mort. Les autres filles de Marc-Aurèle avaient subi ou accepté le même outrage, et comme pour se faire l'illusion des crimes qu'il ne pouvait commettre, ou pour renouveler le souvenir de ceux qu'il avait commis, Commode donnait à une de ses concubines le nom de sa mère, à une autre le nom de sa femme qu'il avait mise à mort. Du reste, en dehors de la morale chrétienne et sous la morale indépendante du paganisme ou de l'athéisme, y a-t-il là rien d'étonnant ? Qu'est-ce que l'homme ? un être terriblement dépravé. Qu'est-ce que le païen ? un homme doublement dépravé. Qu'est-ce que le despote païen ? un païen pire que les autres, parce qu'il a tout pouvoir pour se livrer au mal. Soyez sûr qu'à l'heure qu'il est, il y a, en fait de Sultans, d'Émirs, de Rajahs, de Fils du Ciel, de Mikado ou de Taïcoun, vingt personnages qui ne valent pas mieux que le fils de Marc-Aurèle.

Une exception cependant, une exception étrange se faisait remarquer à travers cet ensemble de dépravations à l'usage de l'Empereur et de cruautés pratiquées par son ministre. Les chrétiens n'étaient pas persécutés, l'Église avait une paix qu'elle n'avait pas eue sous Marc-Aurèle, sous Trajan, peut-être pas même sous Antonin.

Il est vrai de dire que les chrétiens en général n'étaient ni consulaires, ni sénateurs, ni anciens amis de Marc-Aurèle, ni personnages politiques, ni millionnaires ; ils ne pouvaient ni inquiéter la défiance de Pérennis, ni tenter sa cupidité ; mais persécuter les chrétiens était chose si habituelle, si admise, si populaire ! D'où venait sous un prince tel que Commode, ce singulier accès d'humanité ?

Le païen Dion et l'auteur chrétien des Philosophoumènes voient là une influence féminine. Dans la maison, et on pourrait dire dans le mobilier du patricien Quadratus, mis à mort pour conspiration, Commode avait trouvé une femme, non pas une esclave, mais peut-être une affranchie, Marcia. Cette femme était belle, et elle n'était pas, autant que nous pouvons le savoir, sans quelque hardiesse dans l'esprit et dans le cœur. Elle pouvait avoir sur Commode, comme Poppée l'avait eu sur Néron, l'ascendant qu'une femme de passions supérieures exerce sur l'âme hébétée et amollie d'un libertin vulgaire qu'elle séduit, qu'elle amuse, qu'elle étonne, qu'elle effraie, qu'elle domine. Quoi qu'il en soit, Marcia fut la reine du palais, elle eut le rang d'une épouse et presque d'une impératrice. Il ne lui manqua que le titre d'Augusta et le droit de faire porter devant elle des flambeaux, pour qu'elle fût aussi légitimement et aussi solennellement que Livie, Agrippine, Faustine ou toute autre, la tête féminine du monde romain[8].

Or, Marcia était non pas chrétienne, sans doute, mais peut-être amie des chrétiens, et il n'est pas douteux que l'influence de cette femme n'ait été une protection pour l'Église. Dieu sait faire sortir du mal le bien, et à plus forte raison rendre utiles à sa cause les quelques bons mouvements des âmes coupables. L'Église fut libre de fait, quoique non pas de droit. On revint même sur les sentences de Marc-Aurèle ; de nombreux chrétiens étant exilés en Sardaigne, Marcia s'en fit donner la liste par l'évêque de Rome, Victor, et saisissant un moment favorable, obtint de Commode leur rappel[9]. L'Église, plus libre, put gagner au Ciel des âmes que les calamités d'un tel règne détachaient, malgré elles, des espérances de la terre ; on put venir au Dieu des chrétiens, d'autant qu'on désespérait davantage des dieux de Rome. Les conquêtes de la foi s'étendirent même aux plus lointains rivages ; s'il faut en croire le Vénérable Bède, un des rois de la Grande-Bretagne, vassal de Rome, Lucius, écrivit au pontife romain, Éleuthère, pour lui demander des instructions et des apôtres[10].

Il paraît cependant que, lorsque des sénateurs et de riches Romains (et vers ce temps on en remarque un plus grand nombre), furent touchés, par les ineffables consolations de la foi, Marcia elle-même ne put les dérober au supplice. Chrétiens, riches, sénateurs, c'étaient trop de titres à l'attention du bourreau. Les annales de l'Église ne citent que deux scènes de martyre à Rome, sous le règne de Commode ; dans l'une et l'autre le rôle principal est rempli par un sénateur.

Ainsi — le sénateur et philosophe Apollonius fut dénoncé comme chrétien par son propre esclave, au préfet du prétoire, Pérennis. La loi romaine était rigoureuse contre les esclaves délateurs de leurs maîtres, et cependant il y avait toujours de ces délations. Pérennis fit mourir l'esclave comme délateur, mais fit juger le maître comme chrétien. Après avoir éloquemment et courageusement confessé sa foi devant le Sénat dans un discours qui se conserva après lui, Apollonius, condamné par ses collègues, reçut la couronne du martyre[11].

Ainsi encore — vers la fin du règne de Commode, la conversion d'un sénateur attire la persécution sur quelques chrétiens ; Eusèbe, Pontianus, Vincentius, Pérégrinus sont mis en jugement avec le sénateur Julius qu'ils ont instruit ; et le bourreau chargé de les torturer, voyant un ange qui vient essuyer leurs plaies, court demander le baptême et revient pour être compagnon de leur martyre[12].

Y eut-il une lutte d'influence entre Pérennis qui persécutait les chrétiens et Marcia qui les protégeait ? Nos documents sont trop pauvres pour nous en instruire. Ce qui est certain, c'est que la fortune de Pérennis ne fut pas de longue durée, mais sa disgrâce vint d'ailleurs que de Marcia.

Les derniers empereurs avaient en le mérite de relever dans l'Empire romain l'esprit militaire. Moins défiants envers l'armée parce qu'ils étaient moins despotes ; plus préoccupés des dangers de l'Empire, parce qu'ils avaient plus de dévouement ; la Rome des camps s'était régénérée sous eux plus encore que celle des bords du Tibre. Trajan, capitaine illustre ; Hadrien, soldat intelligent ; Marc-Aurèle, guerrier par devoir sans l'être par goût, laissaient après eux une armée forte, disciplinée, énergique, romaine. Ils laissaient des généraux plus occupés de s'élever par leur courage que de se sauver par leur bassesse ; un Aufidius Victorinus, impitoyable ennemi des concussionnaires ; un Ulpius Marcellus, dur, austère, vigilant, incorruptible à l'argent, qui avait la prétention de ne jamais dormir, et qui se faisait envoyer son pain de Rome pour montrer qu'il ne tenait pas à le manger frais ; un Helvius Pertinax, futur empereur, ci-devant grammairien, fils d'un marchand de bois ligurien, devenu sénateur et consul : un Septimius Severus, comme lui grammairien ou rhéteur, comme lui empereur futur. Ces hommes, nés la plupart dans des conditions obscures, avaient grandi par leur courage et par la justice de Marc-Aurèle.

Or ces hommes ne devaient pas ignorer que l'empire avait besoin d'eux. Depuis vingt ans, la lune contre les barbares était devenue plus sérieuse. Marc-Aurèle y avait passé sa vie, mais Commode n'était pas disposé à y passer la sienne. Sur le Danube, où le traité conclu à la hâte avec les barbares n'était pour l'empire qu'une faible garantie, il avait besoin d'Albinus et de Niger pour dompter les révoltes des alliés et les incursions de l'ennemi. En Bretagne, où les Pictes avaient taillé en pièces une garnison romaine, il avait besoin d'envoyer Ulpius Marcellus qui lui gagna, à lui Commode, le surnom peu mérité de Britannique. On ne pouvait plus, comme au temps des premiers Césars, se jouer de l'armée, et, sans trop d'inconvénients, laisser les barbares faire quelques promenades militaires sur les cantons reculés du territoire romain. Les barbares étaient autrement hardis et puissants, l'armée autrement nécessaire.

Et cependant tel était l'esprit d'aveugle défiance inné au pouvoir césarien que les chefs de l'armée commençaient déjà à lui être suspects. Commode, le Germanique, le Sarmatique, le Britannique, commençait à être jaloux des généraux qui lui avaient procuré ces surnoms menteurs. Pérennis, son ministre, était jaloux de ces hommes qui se souciaient peu de s'humilier devant lui. Ulpius Marcellus eut peine à se faire pardonner une glorieuse victoire en Bretagne. Aufidius Victorinus, fatigué des soupçons qu'il voyait se répandre contre lui, alla hardiment trouver Pérennis. On veut ma mort, lui dit-il ; pourquoi attendre ? Qu'on me fasse mourir aujourd'hui. Commode recula, laissa Victorinus finir en paix sa vie, et après sa mort dressa une statue à l'homme qu'il avait voulu tuer. Pertinax venu à Rome pour prendre le consulat, y reçut l'ordre de Pérennis d'aller vivre dans ses terres et y resta. Pérennis, dans sa défiance contre les généraux et contre le Sénat, ne voulut plus qu'un sénateur pût commander les armées, excluant ainsi et le Sénat de la milice et les chefs de l'armée de la première dignité de Rome.

Mais l'armée n'était plus d'humeur à accepter de nouveau l'état de suspicion et d'abaissement que lui avaient imposé les premiers Césars. L'armée de Bretagne se déclara pour les chefs qu'on lui Ôtait et contre un fils de Pérennis qu'on voulait lui donner pour général. Elle députa vers Commode, et lui envoya à titre d'ambassade, s'il faut en croire Dion, presque une légion, 1.500 hommes. Il faut que la puissance de Commode fût bien faible hors de l'Italie, les armées et leurs chefs bien hostiles à son pouvoir, pour que cette députation si menaçante et si nombreuse traversât toute la Gaule et pût arriver aux portes de Rome.

Peut-être aussi, Commode lui-même n'était-il pas très-défavorable à ces actes d'indiscipline des soldats. Si Pérennis lui dénonçait les généraux, d'autres lui dénonçaient Pérennis. On lui disait que les deux fils de Pérennis, commandant en Illyrie, y amassaient des trésors, y levaient des soldats, allaient envahir l'Italie et seconder un complot de leur père contre la vie du prince. On lui mettait sous les yeux des monnaies fondues par avance à l'effigie de Pérennis. Enfin, aux jeux capitolins, au milieu d'un immense concours de spectateurs, en présence de Commode assis sur le siège impérial et des prêtres de Jupiter placés à ses côtés ; avant que les acteurs fussent sur la scène, un homme se présente tout à coup ; il avait le bâton, la besace, la demi nudité des cyniques. Ce n'est pas l'heure des spectacles, crie-t-il à l'Empereur, Pérennis et ses fils conspirent pour t'égorger. L'homme est saisi et Pérennis le fait brûler vif ; mais le soupçon qu'il avait semé germa dans l'âme de l'Empereur.

Ainsi la députation de l'armée révoltée de Bretagne fut-elle secondée dans l'esprit de Commode par un parti pris ou par la peur. Que voulez-vous, mes camarades ? leur dit-il, quand il vint à leur rencontre. Pourquoi êtes-vous venus ?Parce que Pérennis et ses fils en veulent à ta vie. Commode fut ou effrayé de leur nombre ou touché de leur sollicitude, il leur livra Pérennis. Ce malheureux fut saisi dans son lit et décapité ; sa femme, sa sœur, un de ses fils déchirés par les prétoriens. Un autre de ses fils, qui commandait en Illyrie, fut mandé à Rome par des messagers porteurs d'une lettre flatteuse de Commode ; à peine arrivé sur le sol d'Italie, ils l'assassinèrent. Voilà tout ce que nous savons de cette étrange et subite révolution ; mais ne s'en est-il pas passé d'aussi étranges à Constantinople ou même à Pétersbourg ?

Peu importe du reste, il fallait à Commode un premier ministre et Pérennis eut immédiatement un successeur. Celui–ci s'appelait Cléandre. Sorti de plus bas que ses prédécesseurs, il était né esclave en Phrygie, et il avait été vendu comme tel, afin d'aller à Rome faire le service de portefaix. Montant de degré en degré, il était devenu, faut-il dire chambellan ou valet de chambre de l'empereur. Il avait eu l'honneur d'épouser Damostratia, une de ses concubines ; il avait été complice du meurtre d'Antéros, il avait été instigateur de la chute de Pérennis. C'était bien son tour de gouverner le monde romain.

Commode eut cependant, à ce qu'il paraît, jusqu'à trente jours de bon sens ; la peur des soldats, le besoin de se justifier et d'attaquer la mémoire de Pérennis, lui firent désavouer quelques proscriptions, rétracter quelques actes de tyrannie. Mais la nature l'emporta bientôt. Commode revint à son sérail, Cléandre à ses sentiments de valet parvenu, Rome au régime des proscriptions. Comme au temps d'Antéros, comme au temps de Pérennis, ce fut ce césarisme extrêmement simplifié, où l'Empereur ne s'occupait même pas des têtes à faire tomber et des biens à envahir. Cléandre, comme Pérennis, veillait à ce que les têtes dangereuses fussent abattues, à ce que les confiscations alimentassent le trésor, toujours près de tarir, des voluptés impériales. Le monde gouverné, décimé, épuisé d'argent se traduisait pour Commode purement et simplement en sultanes pour ses harems, en gibier d'Afrique pour ses chasses, en gladiateurs pour égayer ses repas. Quant aux affaires de l'empire, Commode, dans son innocence, ne savait rien de ce qui se passait.

Peut-être résultait-il de ce système d'abstention de la part du prince, que la proscription était moins ardente et moins générale ; un Cléandre pouvait y mettre moins de défiance et moins de passion qu'un Commode. Quelques têtes de consulaires que leur importance rendait inquiétants, quelques têtes de millionnaires que la pénurie du trésor rendait nécessaires aux finances de l'État ; et c'était tout. J'avouerai, si l'on veut, que cette tyrannie ne faisait qu'écrémer l'empire et pouvait laisser la masse du peuple assez tranquille. Je permets de dire (si l'esprit de notre siècle y tient absolument) qu'il y avait dans l'empire une vieille, bien vieille aristocratie, dont il s'agissait encore d'extirper les restes ; que les guerres civiles, que Tibère, Néron, Domitien, quoique bien actifs moissonneurs, avaient laissé quelques épis à glaner ou plutôt quelques mauvaises herbes à arracher après eux : cela fait, pensait-on, on n'aurait plus qu'à se reposer dans la paix, l'égalité et l'innocence. Mais par malheur, ces aristocraties-là sont immortelles. Ces dernières têtes de l'hydre qu'il faut abattre laissent toujours après elles quelques têtes qu'il faut abattre encore. Elles ne survivent pas, mais elles renaissent. Les parvenus de la veille sont les aristocrates du lendemain ; ceux qui proscrivaient hier, grandis et enrichis, sont bons à proscrire aujourd'hui. Robespierre eût régné trente ans qu'au bout de trente ans il eût trouvé encore quelques têtes à abattre, lesquelles abattues, n'eût-il pas manqué de dire, tout le monde allait s'embrasser et l'échafaud allait disparaître pour jamais.

Ici ressort un autre fait des mœurs césariennes que j'ai observé sous les premiers empereurs, mais qui est plus frappant à cette époque et qui ira toujours croissant : l'aversion des mœurs romaines, des institutions romaines, du nom romain. Cette passion, très-explicable chez l'esclave phrygien Cléandre, ne se retrouve pas moins chez le fils de Marc-Aurèle.

L'orgueil des tyrans est tout personnel. Ils n'ont le culte ni de leur patrie, ni de leur famille, ils n'ont que le culte d'eux-mêmes, ils sont les ennemis nés du passé. Qu'y a-t-il de respectable et de sérieux, hors César, ses affranchis, ses concubines et ses valets ? Des consuls ? Cléandre, cet esclave phrygien, fera vingt-cinq consuls la même année. — Un sénat ? Le sénat se peuplera d'affranchis et surtout d'appauvris : c'est la retraite que donne Cléandre à ses amis banqueroutiers, quelquefois aux gens que lui-même a dépouillés ; on dit de Julius Solon qu'il a eu ses biens confisqués et qu'il a été relégué au sénat. —Un préfet du prétoire ? Cette fonction, la seconde de l'Empire, cette unique épée de Rome passera de main en main : après Pérennis, ce sera Niger pendant six heures, Martius Quartus pendant cinq jours ; ce seront ensuite trois préfets, parmi lesquels Cléandre, qui se réserve le droit de vie et de mort et s'intitule l'affranchi chargé du poignard (libertinus a pugione). — Les charges, les commandements, les provinces, les armées ? Tout cela se vend dans la boutique des affranchis, laquelle en compte ensuite avec le Prince. — Rome enfin, la grande cité, ses souvenirs, son nom ? Rome n'est quelque chose que parce qu'elle est la cité de Commode ; le peuple romain est le peuple de Commode, c'est là sa grandeur ; officiellement, par un décret du sénat, le peuple romain s'appellera peuple commodien, l'armée romaine, armée commodienne, le sénat romain, sénat commodien, et Rome s'appellera l'immortelle colonie commodienne, fortunée, maîtresse du monde[13] ; et le jour où tous ces changements auront eu lieu s'appellera, à son éternel honneur, jour commodien.

Je l'ai dit pourtant, si on retrouvait dans Commode les Césars du premier siècle, dans Cléandre et ses pareils les affranchis de Néron et de Claude, on ne retrouvait au même degré, ni la Rome du premier siècle avec son inaltérable patience, ni l'armée des premiers siècles avec son insouciance des affaires publiques. L'armée avait renversé Pérennis, elle se révolta contre Cléandre. Des soldats désertèrent, formèrent une troupe de brigands, devinrent presque une armée, prirent des villes, ouvrirent les prisons, ravagèrent la Gaule et l'Espagne. Quand les chefs militaires, excités par les reproches de Commode, se préparèrent à marcher contre eux, ces bandits se dispersèrent, mais en se donnant rendez-vous en Italie (il faut se rappeler que l'Italie, sauf Rome, était sans garnison). Un grand nombre arrivèrent isolément à Rome et y retrouvèrent leur chef Maternus. C'était au printemps, on allait célébrer la fête de la Mère des dieux. La déesse à cette époque était solennellement promenée dans Rome par ses prêtres eunuques, fanatiques et mendiants, accompagnée de toutes les magnificences que les maisons riches et le palais impérial lui-même pouvaient lui prêter. Cet étalage d'un culte empreint de la dissolution asiatique était pour Rome une époque d'agitations et de folles joies. C'était sept jours de carnaval où on allait par les rues, déguisé, qui en licteur, qui en soldat, qui en sénateur, qui en consul. Au milieu de cette licence et grâce à ces costumes équivoques, s'approcher de Commode, se mêler à son cortège, lui donner la mort, faire un nouvel empereur, tel était le projet de Maternas et des siens. Mais des faux frères le trahirent, et la patrie fut sauvée encore cette fois[14].

Mais l'orage, écarté de la tête de Commode, allait se détourner sur celle de Cléandre ; et cette fois c'était le peuple et non l'armée qui allait renverser le favori de Commode. Rome se plaignait ; elle souffrait de la tyrannie, des incendies, de la disette. Le tonnerre était tombé sur le Capitole et, dit-on, des quartiers entiers avaient péri dans les flammes La famine, périodique dans l'Empire romain, si elle ne l'est partout, arrivait à son tour ; elle était combattue comme toujours par des lois de maximum, qui comme toujours aggravaient le mal ; comme toujours aussi, le peuple parlait de prétendus accaparements et de prétendus pactes de famine : Papirius Dionysius, préfet de l'Annone, empêchait le blé d'arriver à Rome ; Cléandre accumulait les blés pour s'enrichir en ne les vendant pas. Voilà ce qu'on disait, et ce qu'on dit toujours.

Ce qui est certain, c'est que la fortune de Cléandre était inouïe, et son pouvoir plus grand que jamais. Ce ci-devant esclave venait de bâtir des thermes magnifiques auxquels il avait bien voulu donner le nom de Commode. Il achevait en même temps de poursuivre les derniers restes de la famille impériale. Antistius Burrhus, beau-frère de l'Empereur, avait péri, lui et beaucoup d'autres avec lui, pour avoir essayé de dégoûter l'Empereur de son ministre. Un parent de l'Empereur, un Arrius Antoninus, proconsul d'Asie, dénoncé par un homme que lui-même avait condamné pour crime, était traité comme on traitait les prétendus aspirants à l'Empire, c'est-à-dire, mis à mort sans forme de procès. Cléandre, disait-on, aspirait lui-même à l'Empire ; et pourquoi n'y eût-il pas aspiré ? Commode le craignait peut-être ; ou peut-être aussi commençait-il à calcules, à l'exemple de Tibère, qu'il était bon d'avoir un Séjan à jeter au peuple pour lui faire prendre patience.

Quoi qu'il en soit, c'est le peuple qui prit les devants. Au milieu des jeux du cirque (on sait qu'au cirque et au théâtre, le peuple romain avait gardé un certain franc-parler), au moment où les chevaux s'apprêtaient pour la septième course, une multitude d'enfants envahit le terrain ; à leur tête marche une vierge d'une haute taille et d'un aspect redoutable (on la crut une déesse). Clameurs de la part des enfants, clameurs en réponse de la part du peuple : et toute la foule s'ébranle pour aller trouver l'Empereur. Commode était hors de Rome, dans la villa des Quintilii, ne se doutant de rien et se livrant à ses divertissements ordinaires. La manifestation pacifique s'achemine de ce côté. Cléandre qui, lui, se doutait de quelque chose, fait déboucher sa cavalerie sur le peuple. Surpris au moment où il vient de franchir les portes de Rome, en rase campagne, sans armes, écrasé par les chevaux, atteint de coups de lance et d'épée, le peuple rentre précipitamment dans la ville ; là, dans les rues étroites, monté suries toits et les terrasses, il combat avec plus d'avantage ; les tuiles et les pierres pleuvent sur les chevaux des prétoriens. Mais il y a plus ; ce 14 juillet devait avoir ses gardes françaises. L'infanterie et la cavalerie prétoriennes étaient ennemies l'une de l'autre, l'infanterie vint en aide au peuple.

Commode cependant, enfermé dans la villa confisquée, jouait, buvait ou chassait, et ne savait rien de cette lutte décisive pour son empire. Les émeutes n'avaient pas alors comme aujourd'hui la voix de la mousqueterie et du canon pour se révéler bon gré mal gré aux oreilles du souverain endormi. Autour du prince, on savait tout, et personne n'osait rien lui dire. Une femme enfin eut ce courage. Comme le peuple vainqueur approchait du palais, Marcia, selon les uns ; selon les autres, Fadilla, sœur de l'Empereur, se présenta à lui les cheveux épars, se jeta à ses pieds, osa lui parler, et dès ce moment, tout ce qui était au palais osa après elle parler à Commode.

Dès lors la question fut résolue ; les questions sont quelquefois fort simples pour les poltrons. Si le peuple était menaçant et en voulait à Cléandre, eh bien ! au lieu d'affronter le peuple, il fallait lui livrer Cléandre. Commode sacrifia donc son Cléandre au peuple, comme il avait sacrifié son Pérennis aux soldats, sans hésitation et sans regret. Lui-même fit saisir le favori arrivant au palais, lui fit couper la tête et envoya cette tête au bout d'une pique aux révoltés, comme gage de paix et d'amitié. Ainsi que l'avait été la famille de Pérennis, celle de Cléandre fut enveloppée dans sa condamnation ; sa femme, quoiqu'elle eût été concubine du prince, d'autres concubines du prince qui avaient été séduites par Cléandre, les enfants des unes et des autres furent immolés. Un malheureux enfant, fils de Cléandre, qui était sans cesse sur les genoux de Commode, fut jeté au peuple et écrasé par lui sur le pavé. Les amis de Cléandre furent recherchés, massacrés, traînés au croc par la ville, jetés aux égouts, tout comme l'avaient été sous Tibère les amis de Séjan. Ne nous récrions pas sur ces horreurs : ce peuple-là est le peuple de tous les temps ; mais seulement ce souverain-là n'est heureusement pas un souverain des temps chrétiens.

Ainsi périrent successivement les trois favoris de Commode : Antéros par un assassinat prémédité, Pérennis par la haine des soldats, Cléandre par la révolte du peuple. Chacun d'eux avait régné environ trois ans.

 

 

 



[1] V. les Antonins, livre V, in fine.

[2] L. Aurelius Commodus, fils de Marc-Aurèle et de Faustine ; né à Lanuvium 31 août 161 ; — César 12 octobre 168 ; — surnommé Germanique 15 octobre 172 ; — agrégé à tous les collèges sacerdotaux, 20 janvier 175 ; — toge virile, 7 juillet 175 ; — prince de la jeunesse, surnommé Sarmatique, même année ; — titre d'Imperator à lui et à son père, 25 nov. 176 ; — triomphe avec son père des Germains et des Sarmates, 23 déc. 476 ; — revêtu de la puissance tribunitienne, c'est-à-dire associé à l'Empire, vers le même temps ; — épouse Bruttia Crispina, fille de Bruttius Prœsens, en 177. — Consul en 177, 179, 181, 183, 186, 190. — Ses surnoms de Britannique, Hercule Romain, Amazonien (V. Orelli 885-887). — Son prénom de Lucius, quitté au commencement de son règne pour prendre celui de son père Marcus, mais ensuite repris. (Orelli, ibid.) — Tué le 31 décembre 192.

Sa femme Crispina, répudiée, exilée, puis tuée par lui. Monnaies de 177. Inscriptions. Henzen, 5488 ; Renier (Algérie), 1496.

Voyez sur ce règne, Dion extrait par Xiphilin, LXXII ; Lampride, in Commodo ; Hérodien, I, 1 ; les deux Victors, Eutrope, etc.

[3] Hérodien, I.

[4] Dion, LXXII, 4.

[5] Quando a pædagogo cui hoc jassum fuerat, vervecina pellis in fornace consumpta est, ut fidem pœnæ de fætore nidoris impleret. Lampride.

[6] Vitrasia Faustina, probablement fille d'Annia Faustina, cousine de Marc-Aurèle.

[7] V. sur cette villa et une conduite de plomb qui y e été trouvée, portant : II Quintiliorum Condiani et Maximi, la Revue archéologique, mai 1870.

[8] Monnaie avec les deux têtes réunies de Commode et de Marcia, celle-ci coiffée d'un casque, datée de la 17e année tribunitienne de Commode (an 190 on 191). V. l'écrit de M. A. de Ceuleneer, Marcia, la favorite de Commode, Paris, 1876. L'auteur croit pouvoir attribuer les dispositions favorables de Marcia à l'eunuque Hyacinthe qui l'aurait élevée et qui aurait été chrétien. C'est lui, selon les Philosophoumènes, que Commode envoya pour mettre en liberté les chrétiens exilés en Sardaigne.

Sur les chrétiens du palais de Commode, M. de Rossi (Inscriptions chrétiennes de la ville de Rome), nous fournit un monument curieux : (année 217.)

Une inscription a été gravée sur la tombe d'un affranchi impérial, Proxenes, procurateur du trésor, du patrimoine, des vins etc., et chargé par Commode d'une fonction dans les camps (ordinato en Kastrense). Le monument est élevé par ses propres affranchis, orné d'insignes païens, etc. Mais dans un coin du marbre, en petits caractères, se lit une mention ajoutée par un autre affranchi revenu après les funérailles d'un voyage lointain, regrediens in urbem... ab expeditionibus scripsit, et cet affranchi chrétien, Ampelius, témoigne que son patron était lui-même chrétien. PROXENES RECEPTUS AD DEUM avec la date de la mort, V. NON (Aprilis ?). — (Très grand sarcophage trouvé dans la villa Borghèse).

[9] Philosophoumènes, IX, 12. Saint Victor siégea de 192 à 202.

[10] Saint Éleuthère siégea de 177 à 192. Voyez sur saint Lucius, Adon et les autres martyrologes au 3 décembre, Bède, Hist., 1, 4, ép. II, et le livre De romanis pontificibus rédigé au 6e siècle. Les Gallois l'appellent Laver-maur (grande lumière), mot qui correspond assez au prénom romain de Lucius. Des écrivains, même antérieurs à cette époque, parlent de chrétiens en Bretagne : Justin, adv. Tryphon, et à une époque un peu plus récente : Irénée 1, 2, Tertullien, contra Judæos, 7. Origène, Homélie in VI Lucam. Plus tard Théodoret, De curandis græcis affect., IX ; Jean Chrysostome, Homil. I. De laudib. Pauli ; Oratio quod Christus sit Deus.

[11] Voir surtout Eusèbe, Hist. Ecclés., V, 21. Saint Jérôme, Catalog. scriptor. Ecclés., 4. Ép. 84 ad Magnani. Quelques manuscrits de la Chronique d'Eusèbe placent ce martyre en 188, mais Pérennis mourut en 186. L'Église le célèbre le 18 avril.

[12] SS. Julius sénateur, 19 août ; Eusèbe, Pontianus. Vincent. Pérégrin 25 août. Martyrol. Roman. parvum, a Rosweydo editum. Adon, Usuard. Est-ce le Julius Proculus dont parle Lampride ?

Autres martyrs attribués à la même époque : SS. Nicander et Marcianus, martyrs à Venafrum et Alma, 17 juin. — S. Calimer, évêque de Milan, 31 juillet. — S. Fausius ou Faustinus, martyr à Milan, 7 août.

[13] Dion. Lampride.

[14] Hérodien, I.