LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

APPENDICES AU TOME QUATRIÈME.

 

 

APPENDICE A. — DE L'ÉTENDUE ET DE LA POPULATION DE ROME.

J'indique dans le texte, autant qu'il se peut, les faits qui nous dénotent l'agrandissement successif de la ville de Rome et l'accroissement de sa population ; mais il est fort difficile en pareille matière d'arriver, sur un point quelconque, à une certitude mathématique. Les auteurs modernes, qui se sont occupés de cette question, ne diffèrent pas entre eux moins que de 5 ou 6 millions à 5 ou 600.000. L'esprit d'exagération de quelques-uns et leur enthousiasme très-dépourvu de critique ; chez presque tous, ce que j'appellerai le défaut originel des érudits, c'est-à-dire la confusion des époques et l'oubli des changements que la succession des temps a dd produire, peuvent expliquer ces énormes différences.

Rome sous Auguste n'avait, à vrai dire, plus d'enceinte ; le Pomérium, comme je l'ai dit, cette enceinte qui datait de près de 500 ans, avait été dépassé de tous côtés, et avait même, comme l'affirme Denys d'Halicarnasse, cessé d'être reconnaissable entre les édifices où il se perdait.

Selon Denys d'Halicarnasse, il y avait autour de la ville (du Pomérium) un grand nombre de lieux habités, nus et sans enceinte, exposés à toutes les incursions de l'ennemi. Si, d'après leur aspect, ajoute cet écrivain, on veut mesurer l'étendue de Rome, on tombera nécessairement dans l'erreur, car on n'aura nul signe certain pour reconnaître jusqu'où la ville s'étend et où elle s'arrête ; tant le pays se lie et se confond avec la ville, et présente l'aspect d'une cité dont l'étendue est infinie.

Maintenant, quelle population était contenue, non dans cette enceinte, mais dans ce pays, comme Denys l'appelle ? Il est longtemps demeuré convenu, d'après Juste-Lipse et d'autres, que Rome avait au moins 4 ou 5.000.000 d'habitants ; et cela, non pas seulement à l'époque de sa grandeur, mais aux IIIe et IVe siècles, à l'époque où elle est décrite par les topographes anciens, époque où elle était en pleine décadence.

M. de la Malle établit facilement l'impossibilité qu'une population si nombreuse ait jamais été contenue dans les murs de Rome ; mesurant le périmètre de cette ville sur l'enceinte d'Aurélien, et appliquant à la population des proportions tirées de la population actuelle de Paris, il conclut que Rome ne peut avoir jamais eu plus de 560.000 habitants.

Mais d'abord, une chose ici est contestable, c'est que l'enceinte d'Aurélien puisse nous représenter la plus grande étendue de Rome et de ses faubourgs[1]. Cette enceinte fut construite dans un but de défense, lorsque déjà les Barbares commençaient à menacer l'Italie. L'empire était en décadence ; c'est au déclin des peuples qu'on fortifie les capitales[2]. Par suite de cette décadence de Rome et de l'empire, par suite aussi de cet intérêt de défense qui devait porter à rétrécir l'enceinte et à négliger les faubourgs trop difficiles à garder, Aurélien a dû restreindre plutôt qu'accroître la Rome d'Auguste, bien déchue, depuis le temps de cet empereur, de sa richesse et de sa puissance. Il me parait difficile que Rome, sous Auguste et Néron, ne se soit pas étendue beaucoup plus loin, surtout dans sa longueur et sur la rive gauche du Tibre, au nord vers le pont Milvius que César voulait comprendre dans le Pomérium, au midi sur la route si fréquentée d'Ostie, vers les eaux Salviennes, où saint Paul fut mis à mort (les supplices s'exécutaient en dehors de la ville, mais pas sans doute à une grande distance)[3].

De plus, il n'y a aucune corrélation à établir, eu égard à la densité de la population, entre Paris et l'ancienne Rome. L'esclavage permettait d'entasser les hommes bien plus qu'ils ne peuvent être entassés dans les sociétés modernes. Les palais des riches, les établissements publics, les temples mémo contenaient de véritables casernes où les esclaves couchaient par centaines. Le préfet de Rome, Pedanius Secundus, en avait quatre cents dans sa maison. Le nombre des étages était parfois si multiplié qu'Auguste fut obligé de le limiter à sept pour prévenir les écroulements (Strabon, VII, 3). Les pauvres et les prolétaires abondaient à Rome : l'espérance des frumentations les y attirait (Appien, II, 120. Sallust., in Catil., 38 ; Lettres polit., II, 11, 43. Dion, XLIX, 211. Denys d'Hal., VI, 21), tandis que l'octroi fait renchérir le séjour de Paris.

Au reste, le chiffre de la population a dû beaucoup varier. Elle avait diminué pendant les guerres civiles, elle augmenta rapidement sous Auguste. L'ouverture de deux nouveaux forum, l'établissement de bains, d'aqueducs, de fontaines, par Agrippa et par Auguste, en sont la preuve[4]. Nous voyons dans Josèphe (De Bello, II, 16) que l'Afrique et l'Égypte nourrissaient pendant toute l'année la population de Rome. L'Afrique suffisait pendant huit mois à cette consommation, l'Égypte pendant les quatre autres. Le langage des autres écrivains nous confirme dans cette pensée, et nous montre que les importations d'Afrique et d'Égypte étaient réservées à la population de Rome, tandis que le reste de l'Italie consommait son propre blé (Tacite, Ann., XI, 43 ; XV, 18. Suet., in Claud., 18). Or, le chiffre de ces importations nous est connu ; il était sous Auguste de 60.000.000 de modii, ce qui représente la consommation de 1.000.000 d'hommes environ. Je suis donc porté à admettre ce chiffre comme celui de la population de Rome sous Auguste.

Il ne serait pas impossible de décomposer les éléments de cette population et d'arriver par une autre voie à l'approximation de son chiffre. Ainsi on trouve : 1° les décuries de juges, c'est-à-dire l'aristocratie financière et judiciaire de la ville. Elles étaient au nombre de quatre, chacune composée de 1.000 citoyens. La première comprenait les-sénateurs ou fils de sénateurs, la seconde, les chevaliers ; la troisième, les tribuns du trésor, fonctionnaires nommés par le peuple (Varron, de Lingua lat., IV. Gellius, VII, 10) ; la quatrième, les citoyens dont le cens était au moins de 200.000 sesterces (Sur ces décuries et la cinquième momentanément ajoutée par Caligula, V. Pline, XXXIII, I ; Ascon., in Pison, 38 ; Suet., in Cæs., 41, in Calig., 16 ; Dion, XLIII, 25 ; Cicéron, Philipp., I, 9.) Hœck et Bunsen comptent cette partie de la population de Rome (femmes et enfants y compris) pour 10.000 individus. Cela me parait trop peu.

2° Ce qu'on pourrait appeler le tiers état de Rome : une foule de fonctionnaires inférieurs, la plupart affranchis ou fils d'affranchis, aides des sacrifices, scribes ou greffiers : cette bureaucratie était nombreuse et importante ; Cicéron l'appelle un ordre de la république (Plut., in Catone ; Cicéron, in Verr., III, 8, 78 ; Beaufort, Rép. Romaine, IV, 14). Ensuite les marchands, banquiers, négociants, fournisseurs (redemptores) (Tite-Live, XL, 51 ; Cicéron, Off., I, 42, Caton, de Re rust. ; Beaufort, V, 2). Chaque métier formait une corporation (collegia, sodalitates). Sur l'importance et le nombre de ces collèges, qui furent souvent un objet d'embarras et une occasion d'émeute, V. Cicéron, in Pison, 4 ; Fragm. pro Cornel. actio 1 ; ad Quint., II, 3 ; post Reditum, 13 ; pro Sextio, 25 ; Q. Cicero, de Petit. consul, 4 ; Asconius, in Pisone et pro Cornel. Tite-Live, II, 27 ; V, 50 ; Plutarque, in Numa, 17 ; Dion, XXXVIII ; Pline, I, 34, 35, 46. ; Suet., in Aug.,32, in Calig., 42, 43 et les jurisconsultes.

3° Enfin les prolétaires, ou capite censi, ceux qui ne payaient pas de cens et recevaient le blé public ; Auguste en nourrissait habituellement 200.000 au moins ; dans une occasion particulière (an de Rome 749), il étendit ses distributions à320.000, tous habitants de Rome (plebis urbanæ. Lapis Ancyr.) ; parfois il y comprit, contre l'usage, les enfants au-dessous de onze ans (Suet., in Aug., 41).

A ces trois éléments de la population romaine proprement dite, il faut ajouter : 1° les étrangers, parmi lesquels beaucoup d'affranchis pour qui l'émancipation n'avait pas entraîné le droit de cité : la plupart des médecins, grammairiens, astrologues, devins, etc., étaient étrangers ; 2° les esclaves dont il est impossible d'apprécier le nombre, mais qui, à Rome, devaient être dans une forte proportion. J'ai parlé des 400 esclaves de Pédanius, des 6.000 urnes trouvées dans le columbarium de la maison d'Auguste ; les aqueducs employaient 600 esclaves ; les temples, les thermes, les théâtres, un très-grand nombre ; les esclaves de César, les esclaves de l'État (servi publici) étaient aussi très-nombreux. L'armée avait les siens (lixæ, calones) ; les simples légionnaires, à plus forte raison les prétoriens, pouvaient avoir des esclaves. Il me parait très-probable qu'au moins à Rome le nombre des esclaves ne devait guère être inférieur à celui des hommes libres. Car beaucoup d'hommes qui passaient pour pauvres avalent un esclave (Dion Chrysost., Orat. XL, p. 486 ; id., Orat. X. Juvénal, III, 150, 152). Avec une fortune très-médiocre, on possédait dix esclaves (Valère Max.) La multiplicité des affranchis et leur présence dans tous les rangs de la société suffisent pour prouver le grand nombre des esclaves. La plupart des ouvriers étaient esclaves ; le plus grand nombre des boutiques étaient tenues par des esclaves ou des affranchis (Cicéron, in Catil., IV, 8 ; Paul, Sent., II, 26, § Il).

Il me semble difficile, d'après ces éléments, d'évaluer la population romaine proprement dite au-dessous de 500.000, et de ne pas compter un nombre égal pour les étrangers et les esclaves, auxquels il faudrait encore ajouter la garnison que nous avons comptée au temps de Néron à 17.000 hommes.

On cite, pour prouver la faiblesse de la population de Rome deux passages de Spartien (Septime-Sévère, 8, 23) qui mettent à 75.000 modii de blé la consommation journalière de la ville de Rome, par conséquent la consommation annuelle à 27.275.000, ce qui suppose une population de 500.000 hommes seulement. Mais il ne faut pas s'étonner d'une diminution de population du temps d'Auguste à celui de Sévère. Les désastres de la guerre civile qui suivit la mort de Néron, la tyrannie de Domitien et de Commode, l'esprit anti-romain d'un grand nombre d'empereurs, et enfin la diminution progressive des ressources et de la population de l'empire peuvent expliquer cet abaissement du chiffre de la population de Rome dans un espace de cent ou cent vingt ans.

 

APPENDICE B. — SUR LA CONDITION DES FEMMES.

Le joli récit de Tite-Live dont nous donnons ici la traduction indique bien, ce me semble, quels étaient le rang et l'influence des femmes dans la république romaine :

Une petite cause (comme il arrive souvent) amena un grave résultat. M. Fabius Ambustus, homme considéré et parmi ceux de son ordre et parmi les plébéiens qu'il n'affectait pas de mépriser, avait marié ses deux filles, l'aînée à Servius Sulpitius, l'autre à C. Licinius Stolo, homme bien né, mais plébéien (illustri quidem viro, tamen plebeio) ; et la plebs avait su gré à Fabius de n'avoir pas dédaigné cette alliance. Les deux sœurs étaient un jour chez Sulpitius, alors tribun des soldats, et, comme il est ordinaire, passaient leur temps à causer : un licteur qui précédait Sulpitius, rentrant chez lui, frappa, selon la coutume, la porte avec son faisceau. Ce bruit inaccoutumé effraya la cadette, et sa sœur étonnée ne put s'empêcher de rire de son ignorance et de son effroi. Mais ce sourire ne laissa pas que d'aiguillonner l'âme d'une femme facilement émue par des impulsions frivoles : voyant sa sœur entourée de gens qui la saluaient et prévenaient ses désirs, elle la trouva bien heureusement mariée, et, comme notre esprit jaloux souffre davantage d'être dépassé par ceux qui nous tiennent de plus près, elle eut regret de l'alliance qu'elle-même avait formée. Peu après vint son père ; il leur demanda de leurs nouvelles ; mais il vit la cadette se détourner, confuse de cette blessure toute vive de son amour-propre et voulant cacher un chagrin qui n'était ni amical envers sa sœur, ni honorable pour son mari. Son père s'en aperçut, la fit sortir, l'interrogea avec douceur, lui fit avouer son chagrin d'être entrée dans une famille à jamais exclue des honneurs et du crédit. Puis il la consola, et lui promit que bientôt elle verrait dans sa maison les mêmes honneurs qu'elle avait vus chez sa sœur. Il commença dès lors à s'entendre avec son gendre Licinius et avec le jeune Sextius, homme à qui rien ne manquait pour parvenir, si ce n'est le patriciat. L'occasion était favorable pour une telle entreprise : la plebs, accablée de dettes, n'espérait en être déchargée que par l'arrivée de quelques-uns des siens aux honneurs suprêmes... Licinius et Sextius, devenus tribuns..., proposèrent la loi qui ordonnait que l'un des deux consuls serait choisi dans la plebs... (Tite-Live, VI, 34, 35...) Sextius fut le premier consul plébéien (Ibid., 42).

Je traduis ci-dessus illustris par homme bien né. Ce mot, qui ne peut avoir ici, appliqué à un jeune homme obscur jusque-là, le sens de notre mot français illustre, est pris sans cesse dans le sens que j'adopte ici. Ainsi : illustris eques, en parlant d'hommes qui n'avaient aucune célébrité, fœminæ illustres... Il était interdit, dit Tacite, aux sénateurs et aux chevaliers romains illustres, de visiter l'Égypte sans une permission de César, etc.  Il y avait donc dès le temps dont parle Tite-Live (an de Rome 371) une noblesse parmi les plébéiens[5] : et comment n'y en aurait-il pas eu, puisque dans la plebs comptaient toutes les familles, même les plus considérables, qui faisaient partie des peuples admis au droit de cité ? Depuis Brutus, il n'y eut sous la république aucune création de patriciens. Ces familles d'origine étrangère, et par conséquent plébéiennes, étaient néanmoins anciennes, fières de leurs noms, entourées de nombreux clients, riches, puissantes. Elles supportaient avec peine l'exclusion des honneurs qui leur était imposée par le patricial. Ce fut par elles et pour elles qu'eurent lieu en grande partie tous les soulèvements plébéiens, et cette longue lutte du patriciat et de la plebs, dont s'est emparé avec tant de sympathie l'esprit démocratique des modernes, ne fut au fond que la lutte de deux aristocraties.

Ce furent aussi ces familles, telles que les Cæcilii (Metelli), Domitii, Licinii (Crassi), qui, sous le nom de nobilitas, détrônèrent et absorbèrent le patriciat, et constituèrent, dès la fin du VIe siècle, comme un patriciat nouveau. Qu'on ne s'étonne donc pas que ces familles nobles, mais plébéiennes, eussent des généalogies, des traditions antiques, des souvenirs qui les faisaient remonter jusqu'aux dieux. Cela s'explique par l'origine étrangère de la plupart d'entre elles. C'était l'aristocratie des cités étrangères implantée dans Rome, et qui, peu à peu et à force de luttes, avait repris sa position d'aristocratie.

 

APPENDICE C. — SUR LE POLLION DE VIRGILE.

Je ne veux pas m'étendre longuement sur cette quatrième églogue de Virgile sur laquelle on a écrit tant de commentaires, qu'il est facile de réduire à une conclusion assez évidente. Non, sans doute, Virgile n'a pas été prophète : il n'a eu aucune inspiration du ciel ; il n'a pas entrevu, quarante ans à l'avance, le berceau de Bethléem ; il ne songe qu'à célébrer la naissance de quelque rejeton d'une famille contemporaine. Mais Virgile est l'écho d'une tradition, il répond au sentiment d'un siècle qui s'attend à de grandes choses, parce que de grandes choses lui ont été annoncées, ou par les Sibylles, ou par d'autres. Autrement, comment s'expliquer son langage ? On a beaucoup discuté pour savoir quel est l'enfant dont il célèbre la naissance[6]. Serait-ce Asinius Gallus, fils de Pollion, qui, plus tard en effet, se vantait de cette auréole prophétique, laquelle avait, disait-il, environné son berceau ? Cela est inadmissible. Quelque important personnage que fut sous le gouvernement d'Octave le consul Asinius Pollion, prédire à son fils la conquête du monde et une ère de bonheur inouï pour le genre humain, c'était pousser la flatterie par trop loin. Et Octave, qui allait être Auguste, se fût offensé d'un pareil détrônement de sa propre famille.

Bien certainement, il faut chercher plus haut l'objet de cette adulation ; or M. Boissier le désigne avec probabilité, dit-il ; j'ose dire avec certitude. — Le consulat de Pollion tombe en l'an de Rome 712 (avant l'ère vulgaire 42) ; cette année fut celle des couches de Scribonia femme d'Octave. Et Virgile, écrivant pendant qu'elle était. enceinte, prévoyait un fils, et c'est ce fils d'Octave qui devait être un héros, quelque chose de plus grand que tous les héros des siècles passés. Il y a eu un malheur, c'est que cet enfant s'est trouvé être une fille, et une fille née le jour même où Octave répudiait sa mère. Autre malheur ! cette fille s'est trouvée être la trop célèbre Julie, mère de la seconde et non moins célèbre Julie. Le pauvre Virgile a dû être bien attrapé !

Peu importe du reste. Virgile était bien maitre d'annoncer un fils à Octave. Mais ce qui est remarquable, c'est le degré d'enthousiasme et de foi en un miraculeux avenir dont il entoure ce berceau encore vide, ce rejeton à naître du triumvir Octave, lequel n'a pas encore gagné la bataille d'Actium et ne gouverne l'empire que de compte à demi avec Antoine. A ce fils (qui ne sera pas un fils) Virgile ne présage pas seulement un long règne, de grandes victoires, l'Empire romain porté jusqu'aux limites du monde. Non, il annonce quelque chose de bien plus grand et de plus surhumain, il annonce une rénovation du monde, une régénération de la race humaine ; c'est un rejeton nouveau qui descend du ciel ; c'est une nouvelle série de siècles qui va commencer ; c'est une tache séculaire qui va enfin être effacée, un crime qui pesait sur la race humaine et dont le souvenir la tenait dans une perpétuelle terreur, mais dont, cette fois, les derniers vestiges disparaîtront. La terre sera régénérée, il n'y aura plus ni bêtes féroces, ni serpents, ni plantes vénéneuses. Le raisin naîtra au milieu des ronces, le miel coulera de l'écorce des chênes ; la serpe et le râteau deviendront inutiles ; toute terre portera tous les fruits, et, en paissant. dans les prés, l'agneau et le bélier se revêtiront des couleurs de la pourpre. Aussi voit-on le monde, dans sa religieuse attente, chanceler sur son axe ébranlé. Regardez : et la terre, et l'océan, et le ciel se réjouissent en pensant au siècle qui va naître. A quel prince, à quel conquérant, à quel monarque, fut-il Cyrus, Alexandre, César, Charlemagne ou Gengis-Khan, le ponte le plus enthousiaste ou le courtisan le plus dévoué a-t-il jamais prophétisé des destinées aussi surhumaines que celles que Virgile annonce au fils qu'Auguste n'aura pas ? N'est-il pas clair que Virgile ne peut être ici que l'écho d'un sentiment universel qu'il rattache par amitié ou par flatterie à un berceau placé -près de lui ? Était-ce révélation ? Était-ce tradition ? Était-ce, comme Virgile semble le dire, un oracle de la Sibylle ? Était-ce instinct ? Était-ce pressentiment ? Le t'ait est que le plus fanatique adulateur des rois n'a jamais enguirlandé un berceau royal de fleurs comme celles que Virgile tresse pour le berceau de cet enfant anonyme, né ou à naître ! Il fallait que le monde attendit quelque chose de bien extraordinaire et de bien grand pour qu'on osât traduite ainsi cette attente.

Entendu en ce sens, le caractère prophétique de l'églogue virgilienne ne saurait être contesté par personne, et l'on comprend bien que les auteurs chrétiens et les Pères de l'Église, trouvant dans Virgile de si magnifiques prédictions au sujet d'une naissance appartenant au même siècle que celle du Christ, aient voulu voir dans Virgile un prophète presque au même degré qu'Isaïe. On comprend que Constantin parlant aux Pères de Nicée ait vu la naissance immaculée et la divinité du Christ dans les vers de Virgile[7]. On comprend que saint Augustin[8], n'ait pas cru pouvoir entendre d'un autre que de Jésus-Christ ces paroles : Sous ta conduite, s'il demeure encore quelques traces de notre crime, elles disparaîtront et le monde sera délivré de ses perpétuelles alarmes. On comprend que Dante, après avoir eu Virgile pour guide dans les profondeurs de l'Enfer, rencontrant Stace sur la limite du Purgatoire, fasse dire par Stace (chrétien selon Dante) à Virgile : Par toi j'ai été poète, par toi j'ai été chrétien[9]. Stace a lu la quatrième églogue et la quatrième églogue l'a converti. On comprend même cette tradition du moyen âge d'après laquelle saint Paul verse des larmes sur le tombeau de Virgile et lui dit : Ô le plus grand des poètes, quel homme j'eusse t'ait de toi, si je t'eusse trouvé vivant ! On comprend à plus forte raison la popularité de Virgile pendant tout le moyen âge, et plus encore peut-être cette légende de deux disciples d'un rhéteur auquel leur maitre explique le Pollion, et qui, voyant comment s'est accomplie la prophétie de Virgile, deviennent chrétiens comme leur maître et martyrs avec lui[10].

La conclusion me semble évidente : non, Virgile n'a pas été inspiré, mais le genre humain était inspiré et Virgile a été l'écho du genre humain.

 

APPENDICE D. — PASSAGES SEMBLABLES DE SÉNÈQUE ET DE L'ÉCRITURE SAINTE.

Sur la question du christianisme de Sénèque, il faut se tenir en garde contre un double excès. Nous ne soutenons nullement, et nul je crois ne soutient aujourd'hui l'authenticité de la prétendue correspondance entre saint Paul et Sénèque[11]. Nous ne prétendons même pas, comme M. Fleury dans son curieux écrit (Saint Paul et Sénèque), que Sénèque ait été chrétien, et l'ingénieuse application qu'il veut lui faire du récit d'Apollonius nous parait une curieuse, mais purement hypothétique, conjecture. Les rapports personnels de saint Paul avec Sénèque, quoique très-probables, ne peuvent cependant être considérés comme entièrement démontrés[12]. Mais ce qui me parait incontestable, c'est que Sénèque a connu le christianisme. Que l'homme qui fut longtemps le premier personnage de l'empire, après Néron et presque à côté de Néron, n'ait rien su de cette secte connue même du petit peuple et détestée de tout le genre humain (vulgus Christianos vocat... odium generis humani, Tacite) ; que Sénèque n'en ait rien su, bien que Paul, l'apôtre de cette secte, eût comparu successivement et à Corinthe devant Gallion frère de Sénèque[13], et à Rome devant Burrhus ami de Sénèque et enfin devant Néron leur empereur[14] ; qu'après avoir vu brûler au Vatican, par ordre de son maitre, quelques centaines de ces gens-là, il n'ait pas su encore quels hommes c'étaient[15] ; que, philosophe, curieux, investigateur, éclectique, disciple volontaire de tous les maîtres, il ne se soit pas, pendant plus de vingt ans qu'il les a vus dans Rome, enquis de ce qu'était leur enseignement ; et que cependant leur enseignement ait pénétré dans ses écrits, de manière à y laisser des traces des vérités et des sentiments chrétiens, bien autres que ce que nous pouvons lire dans les philosophes ses devanciers (on va le voir tout à l'heure), c'est ce qu'en vérité on ne peut admettre sans une dose singulière de parti pris. Mais depuis que les chrétiens s'appellent les cléricaux, il est reçu que tout est licite à l'encontre des chrétiens.

On remarque dans le langage de Sénèque des expressions qui semblent appartenir à la langue chrétienne. Ainsi le mot transfigurari (Ép. 6, 94). — Le mot caro employé à la façon des chrétiens : Non est summa felicitatis nostræ in carne ponenda (Ép. 74). Animo cum carne grave certamen (Consol, ad Marciam, 24. Comparer avec Matthieu, XXVI, 41. Luc, XXIV, 39. Jean, III, 6 ; IV, 61. Rom., VII, 18. Gal., V, 17). Ailleurs Sacer spiritus (Ép. 41). Angelus (Ép. 20). Felicitas æterna (De vita beata, 2).

Lisez enfin ce que Sénèque dit de sa conversion, où l'on trouve oléine une trace de l'humilité chrétienne. Je m'aperçois, Lucilius, non-seulement que je me corrige, mais que je me transfigure. Je ne promets pourtant pas, je n'espère point qu'il n'y ait plus rien à changer en moi. Oh non, il y a beaucoup à corriger, à diminuer, à agrandir. Et pour moi, c'est la meilleure preuve d'une âme changée en mieux, qu'elle voie en elle des défauts qu'elle n'apercevait pas.  Il y a des malades qu'il faut féliciter lorsqu'ils se reconnaissent malades. Je voudrais donc te faire participer à cette subite métamorphose qui s'est opérée en moi. J'aurais par là une certitude plus grande de notre amitié, de cette amitié véritable, à laquelle ni l'espérance, ni la crainte, ni l'intérêt personnel n'ôtera jamais rien ; avec laquelle les hommes meurent et pour laquelle ils meurent... Tu ne saurais comprendre quel bénéfice chaque jour m'apporte. Envoie-moi, diras-tu, ce qui t'a fait tant de bien. Oui, je voudrais tout verser en toi ; et toute ma joie lorsque j'apprends, c'est de penser que j'enseignerai à d'autres ; et si précieuse et si salutaire que soit en elle- même une doctrine, elle ne me plaira pas si je suis seul à la posséder. Si la sagesse m'est donnée à cette condition que je la garde sous clef, je n'en veux pas.... Je t'enverrai donc les livres mêmes, et pour épargner ton temps, je ferai des notes qui te permettront d'arriver immédiatement à ce que j'approuve et j'admire.... (Ép. VI)

De quels livres s'agit-il ? Nous ne le savons. Je ne prétends pas que ce fussent des livres chrétiens. Sénèque finit en citant un mot d'Hécaton.

Voyez en tout, sur le christianisme de Sénèque, Fabricius, Biblioth. lat., t. II, p. 102, 120, etc. ; Juste-Lipse cité par lui ; l'ouvrage intitulé Seneca christianus, où les pensées chrétiennes de Sénèque sont rangées sous divers titres qui, pour la plupart, sont des titres de chapitres de l'Imitation ; M. Schmidt, Essai sur la société civile dans le monde romain, L. III, ch. III, § t. (Strasbourg et Paris, Hachette, 1853) et le livre très-complet de M. Fleury (Saint Paul et Sénèque, Paris, 1853), bien que, sans doute, sa conclusion en soit poussée trop loin.

C'est ici enfin le lieu de citer les passages que j'ai indiqués plus haut sur l'immortalité de l'âme. Voici d'abord l'épître 102 qui a été citée tant de fois :

Ta lettre a été pour moi comme un homme qui nous réveille au milieu d'un songe agréable ; il nous ôte un plaisir mensonger, mais qui valait pour nous un véritable plaisir. Elle est venue me distraire, lorsque je me livrais à une douce pensée et que j'étais sur le point de la pousser plus avant. Je songeais à l'immortalité des âmes. J'y croyais facilement sur la parole de tant de grands hommes qui nous garantissent un tel bonheur. Je me livrais à cette espérance ; la vie m'était à charge, je méprisais ce qui me reste à vivre dans une débile vieillesse. Je m'élançais dans ces années infinies, dans cette jouissance de toute une éternité, quand tout à coup ta lettre m'a réveillé, et j'ai perdu ce beau rêve. Je le reprendrai après en avoir fini avec toi.

Sénèque, en effet, après avoir discuté la question que lui posait Lucilius, revient à son rêve ; et le fait en termes qui me semblent pleins de l'inspiration chrétienne :

Quand viendra ce jour..., je laisserai mon corps où je l'ai trouvé ; je me rendrai aux Dieux... Cette vie mortelle que nous sommes obligés de subir n'est que le prélude d'une vie meilleure. De même que le sein maternel nous garde pendant neuf mois et nous prépare pour ce monde dans lequel nous entrons, lorsque nous sommes en état d'y respirer et d'y vivre ; de même aussi, tout le temps qui s'écoule depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse ne fait que nous préparer, pour ainsi dire, à une naissance nouvelle... Aujourd'hui nous ne pouvons encore vivre dans le ciel, nous ne pouvons que le voir de loin... Tout ce qui est autour de toi, considère-le comme le mobilier d'une hôtellerie. Tu n'as autre chose à faire que passer... Dépose ton fardeau ; pourquoi hésites-tu ? N'as-tu pas déjà, pour venir en ce monde, quitté le corps dans lequel tu étais enfermé ? Tu luttes et tu te rattaches à la vie ; de même aussi, lorsque tu es né, ta mère ne t'a mis au monde que par un grand effort. Tu gémis et tu pleures ; de même aussi, nous ne naissons qu'avec des larmes... Un jour viendra qui lèvera le voile..., les secrets de la nature te seront découverts ; les nuages qui l'entourent se dissiperont, un jour brillant te frappera de toutes parts. Alors, en te voyant tout entier au sein de la toute lumière (cum totem lucem totus aspexeris), que tu n'aperçois aujourd'hui que par l'étroite ouverture de tes yeux, tu comprendras que tu n'avais vécu que dans les ténèbres....

Dans la Consolation à Marcie, les contradictions de Sénèque sont plus frappantes que partout ailleurs. Après avoir dit (ch. 19) que la mort n'est ni un bien ni un mal, qu'elle n'est rien et réduit tout à rien, qu'elle nous replace où nous étions avant de naître, Sénèque arrive à la fin à donner à Marcie des consolations toutes contraires :

Ce qui a péri est seulement l'image de ton fils, et une image qui était loin de lui ressembler parfaitement, Lui-même est immortel et plus heureux aujourd'hui qu'il est dépouillé de tout fardeau étranger. Ces os que les nerfs environnent, cette peau qui nous couvre, ce visage, ces mains et tout ce qui nous entoure, ne sont que les chaines et la ténébreuse prison de notre âme. L'âme en est accablée, gâtée, obscurcie, jetée dans le mensonge, éloignée de la vérité qui lui appartient : l'âme a toujours à lutter contre le corps, si elle ne veut être asservie et s'affaisser tout à fait. L'âme s'efforce pour remonter d'où elle est partie, là où l'attend un repos éternel, et, au lieu de la grossière confusion de ce monde, la pure et lumineuse vision de la vérité.

Ne cours pas au tombeau de ton fils : il n'y a là que des os et de la cendre, la moindre partie de lui-même, ce qui fut le voile et le vêtement, plutôt qu'une portion de son être. Il a fui tout entier... Pendant quelques jours, il s'est arrêté au-dessus de nous, afin d'être purifié et de secouer... la poussière de cette vie terrestre. Aujourd'hui, monté plus haut, il vit au milieu des âmes heureuses... Il aime à abaisser ses regards sur la terre, car il y a une certaine joie à voir d'en haut ce qu'on a quitté. Tâche donc de vivre, Marcie, comme si tu vivais sous les yeux de ton fils et de ton père, non pas tels que tu les as connus, mais plus grands, meilleurs, plus élevés..., libres au milieu d'un monde éternel...

 

 

 



[1] Mesure des diverses enceintes de Rome :

Pomœrium de Servius : périmètre, 11.555 m. (Nibby) ; superficie, 638 hectares 72 (de la Malle).

Pomœrium mesuré par Vespasien : (Pline, Hist. nat., III, 5). 13.200 pas ou 19.555 m. (La différence peut tenir à l'accroissement du Pomérium par Sylla, César, Claude et peut-être Vespasien )

Enceinte d'Aurélien, selon Vopiscus : (chiffre évidemment exagéré,) 50.000 pas ou 14.000 m.

La même, restaurée par Honorius et mesurée d'après les vestiges actuellement existants : 12.315 pas (selon d'Anville) ou 18.300 m. ; superficie, 1396 h. 46 (de la Malle).

Enceinte actuelle de Rome, après l'addition de la partie Transitbérine, ajoutée par les papes : 15 milles 3/4 (mesure prise sous Benoît XIV) ou 23.333 m. ; superficie...

[2] Les Romains jugeaient qu'il fallait conquérir la force et la sécurité, non par des remparts, mais par leurs armes et leur valeur. Ils croyaient que les hommes doivent défendre les murs au lieu d'être défendus par eux. Strabon.

[3] Pline (H. n., III, 5) estime à 30.765 pas (45 km. 45 m.) la longueur additionnée des voies qui conduisaient du Forum à chacune des portes, et à un peu plus de 70.000 pas (103 km. 700 m.) cette même longueur du Forum aux dernières maisons des faubourgs. Ce dernier chiffre donne, pour chacune de ces voies, une longueur moyenne de 1.892 pas (2.800 mètres), ce qui est beaucoup plus que ne comporte l'enceinte d'Aurélien.

[4] Quatre forum nouveaux furent successivement construits par César, Auguste, Domitien ou Nerva, et Trajan. Avant Auguste, Rome possédait quatre aqueducs représentant une longueur de 116 milles environ. Auguste en ajouta trois formant une longueur de 52 milles ; Claude, deux, formant une longueur de 40 milles. Avant Claude, Rome recevait 2.319.000 mètres cubes d'eau par jour. Sous lui, elle en reçut 1.401.000 de plus. De nouveaux aqueducs furent construits par Trajan, Alexandre Sévère, etc.

[5] Jam ne nobilitatis quidem suæ plebeios pœnitere, dit le consul Decius (an de Rome 452). Tite-Live, X, 7.

On finit bientôt par se plaindre de l'arrogance de cette noblesse plébéienne qui méprisait le peuple depuis qu'elle-même avait cessé d'être méprisée par les patriciens. (Nam plebeios nobiles jam eisdem initiatos esse sacris, et contemnere plebem, ex quo contemni desierint a patribus, cœpisse.) C'est ce que dit un tribun du peuple. Tite-Live, XXII, 34 (an 538).

[6] Servius, in Virgil. Bucol., IV.

[7] Contantini imp. Oratio ad sanctos Patres.

[8] Ép. 258.

[9] Per te pœta fui, per te cristiano. Purgat., XXI.

[10] Saints Marcellianus, Secundianus et Verianus sous Dèce. Act. sanct. Junii., t. I, page 37. Vincent de Beauvais, Speculum historiæ, XII, 50.

[11] Sont-ce les lettres dont parlent saint Jérôme et saint Augustin (Ép. 153) ? (De Script., eccles., 12.) Ou y en aurait-il eu d'autres ?

[12] Il y a cependant ce fait remarquable, c'est qu'à l'époque même où saint Paul comparut devant Néron... Sénèque était revêtu du consulat. Il n'était pas consul ordinaire, mais consul substitué pour le 2e semestre de l'année 57. Voyez la dissertation de M. de Rossi (Bullet. d'archeol. cristiana, juillet 1866).

[13] Actes, XVIII, 12.

[14] Actes, XXVIII, 16.

[15] Les apologistes des Césars s'entendent peu. Quelques-uns ne veulent pas admettre que même les horribles scènes du Vatican aient appelé sur les chrétiens l'attention de Sénèque ; un autre au contraire accuse (sans l'ombre d'une preuve du reste) Sénèque d'avoir été l'instigateur de ce massacre. Sénèque aurait été, dit-il, le Pilate des chrétiens, V. ci-dessus, t. I, Introduction.