LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE QUATRIÈME. — DU NÉO-STOÏCISME ET DU CHRISTIANISME

CHAPITRE II. — DU CHRISTIANISME.

 

 

Et cependant si un seul homme eût réfléchi ; s'il se fût trouvé une âme assez élevée au-dessus des préoccupations de son siècle pour vivre un instant de la vie commune du genre humain ; si en ce temps où, comme disent les livres saints, les vérités s'étaient retirées du milieu des fils des hommes, parce que nul ne réfléchissait en son cœur[1], un seul être eût pu porter sur la société un coup d'œil sérieux et désintéressé : je n'en doute pas, un spectacle inaperçu jusque-là se serait révélé à ses regards.  Il aurait compris qu'un esprit nouveau travaillait au milieu de ces ruines ; il aurait senti le monde à la veille de quelque grande chose ; il se serait rendu compte de ces instincts prophétiques que l'humanité possédait sans en avoir la conscience.

Et d'abord — non-seulement l'inanité du paganisme travaillé par huit siècles de philosophie, défiguré par le mélange des traditions diverses, lui serait facilement apparue. Non-seulement il eût compris Dieu par la créature, et les choses invisibles de Dieu par le monde visible qu'il a créé ; mais encore il eût trouvé, dans la tradition même des hommes, quelques restes de vérité, par lesquels il fût remonté à cette manifestation de Dieu qui rendait le paganisme inexcusable[2]. Il aurait vu Athènes adorant le Dieu inconnu[3] ; Rome, éclairée par la terreur, le jour où la terre avait tremblé, adresser ses prières, non plus à tel ou tel Dieu, mais à Dieu[4]. Il aurait vu le peuple quelquefois plus sage que les sages, parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il le faut[5], trahir par ces exclamations familières : Bon Dieu ! au nom de Dieu ! que Dieu me soit en aide ![6] une foi involontaire à l'unité de l'Être divin. Au milieu de l'orage et du danger, dit un Père de l'Église, c'est Dieu qu'on invoque ; quand la tempête est apaisée, c'est aux dieux qu'on va rendre grâces et immoler des victimes[7].

Par une autre- voie encore, s'il l'eût voulu, Socrate, Platon, Cicéron, Sénèque l'eussent conduit à la connaissance plus ou moins complète de l'unité divine dont il pouvait démêler ainsi la trace dans les habitudes populaires ; et il serait sorti, en partie du moins, de cet évanouissement de la pensée et de cet obscurcissement du cœur[8], cause suprême des erreurs et des vices du paganisme.

Mais ce Dieu unique, ce Dieu créateur manifesté à l'homme par ses œuvres, quel culte et quels hommages exige-t-il de l'homme ? quelle règle lui impose-t-il ? Dans quel but a-t-il créé ce monde, et par quelle providence le gouverne-t-il ? Voilà ce que ni Platon, ni Socrate, ni la tradition des peuples, ni la contemplation du monde, ne pouvait apprendre au philosophe. Lorsque ces illustres sages en venaient là, ils avaient la bonne foi de l'avouer, leurs lumières se trouvaient impuissantes ; ils déclaraient que nulle clarté ne pouvait venir, si ce n'est de la parole d'un Dieu[9]. La piété, la plus précieuse de toutes les sciences, qui nous l'apprendra, disaient-ils, si un Dieu ne vient nous en instruire ?[10] — Que fallait-il donc faire ? — Attendre ; différer les sacrifices[11]... dormir et attendre jusqu'à ce que Dieu vint lui-même dans sa pitié, ou du moins un envoyé du ciel[12] ;... attendre, disaient-ils encore, que quelqu'un vienne nous instruire de nos devoirs envers les hommes et envers Dieu. Mais, ajoutaient-ils, soit appuyés sur les traditions antiques, soit éclairés par leur propre divination, cet envoyé du ciel, ce précepteur da monde n'était pas loin. D'avance il veillait sur les hommes ; il était déjà plein pour eux d'un merveilleux amour Le jour où les ténèbres enfin disparaîtraient, ce jour-là devait bientôt venir[13].

Après quatre siècles écoulés depuis la mort de ces grands hommes, après l'immense révolution opérée par les armes romaines, ce jour n'était-il pas venu ? L'Hermès égyptien n'annonçait-t-il pas le temps où la dévotion égyptienne recevrait un démenti et se trouverait avoir été inutile[14] ? L'heure n'était-elle pas arrivée où allait s'accomplir la grande œuvre pour laquelle le monde était en travail depuis des siècles ? Le monde était inondé de prophéties ; et cette effusion inspirée ou menteuse de l'esprit fatidique avait éveillé les craintes du pouvoir. Auguste, faisant la police parmi les prophètes, avait brûlé jusqu'à deux mille de leurs livres ; il avait caché dans des boites d'or, sous le piédestal de l'Apollon Palatin, les oracles de la Sibylle, revus par lui, copiés par les pontifes et connus d'eux seuls[15].

L'Orient surtout, et dans l'Orient la Judée, gardait la trace de cette persuasion fatidique à laquelle nulle contrée du monde ne semblait étrangère. Tantôt c'étaient des devins qui promettaient à Néron près de périr la royauté de Jérusalem et l'empire de l'Orient[16] ; tantôt l'oracle du Carmel, en annonçant que des conquérants hébreux allaient fonder une monarchie universelle, provoquait le peuple juif à cette révolte dernière où il se jeta quand il n'eut plus espérance dans le Messie[17] ; tantôt le flatteur Josèphe, appliquant à Vespasien, simple général romain, les oracles relatifs au libérateur du genre humain, l'encourageait à la conquête du monde[18]. C'était la foi de tous les Juifs, c'était la croyance antique et constante de toute l'Asie[19] ; le jour marqué était venu où l'Orient se relèverait, et où de la Judée allaient sortir les maîtres du monde[20].

Il y a plus : quelque grand lait ne s'était-il pas accompli dans le silence ? Bien des années auparavant, on avait annoncé à Rome que la nature était en travail pour lui enfanter un roi[21]. Virgile avait entrevu un rejeton nouveau prêt à descendre du ciel[22], un fils des dieux, sorti du sein même de Jupiter[23], faible mortel du reste, et revêtu de toutes les misères de l'humanité ; petit enfant nouveau-né, à qui ses parents n'avaient pas souri et qui avait coûté à sa mère dix mois d'ennuis et de souffrance[24].

Et ne semblait-il pas qu'à cette époque, quelque changement profond, mais caché, se fût opéré dans la marche des choses humaines ? Le monde n'avait-il pas dévié, comme un navire qui pendant la nuit change sa route sans que les matelots endormis s'en aperçoivent ? Le polythéisme, maître du monde, et plus triomphant que jamais, n'était-il pas averti des approches de sa ruine par des signes qu'il ne comprenait pas ? Les mystères étaient divulgués[25] ; les oracles se taisaient. Ce n'était pas seulement oubli chez les peuples, crainte et hostilité chez les rois[26] : l'inspiration s'était éteinte. La Pythie de Delphes, depuis des années, ne rendait plus que de rares et craintives réponses[27]. Dès le temps d'Auguste, Jupiter Ammon, qu'avait jadis consulté Alexandre, était abandonné au milieu des sables[28]. Peu à peu les oracles de la Grèce étaient désertés ou silencieux[29]. Le paganisme inquiet se demandait pourquoi cette retraite de l'esprit des dieux. — La faute, disait-on, en est aux rois, ils ont bâillonné la Pythie, ils ont imposé silence aux dieux[30] ! D'autres disaient : Tout se détruit par le temps ; la vapeur inspiratrice perd sa force. Le gouffre de Delphes n'a plus au même degré ses exhalaisons prophétiques[31]. Cette excuse, donnée pour les dieux, fait sourire Cicéron : Ne dirait-on pas qu'il s'agit d'un vin dont le bouquet s'évapore, d'une salaison qui s'est éventée ?[32] A son tour viendra Plutarque : Les démons qui inspirent les oracles sont des démons voyageurs : au bout de quelques siècles, ils quittent un pays pour aller en chercher un autre. Ainsi le démon de Trophonius, celui de Tégyre, sont partis pour un autre rivage[33]. Mais pour quel rivage ?

Enfin, donnerons-nous un nom à ce que raconté Plutarque ? Est-ce un pur rêve ? est-ce une fable sans nul débris de vérité ? Je ne décide pas. Vers le temps de Tibère, un navire passait dans le voisinage des îles de Paxos dans l'Adriatique ; la plupart de ceux qui le montaient étaient encore éveillés, assis à table, et buvaient, lorsque de l'une de ces fies on entendit une voix qui appela Thamus, le pilote, si fortement que chacun en demeura ébahi. Au premier et au second appel, Thamus garda le silence, au troisième seulement il osa répondre ; et alors la voix ajouta avec plus de force encore : Quand tu arriveras à la hauteur de Palôdès (sur la terre ferme, en Épire), annonce que le grand Pan est mort. Lorsqu'on fut arrivé à cette hauteur, Thamus s'acquitta de sa commission, et de la poupe du navire cria à terre : Le grand Pan est mort ! Et alors il entendit comme des lamentations bruyantes et des exclamations de surprise proférées par plusieurs personnes. Les témoins oculaires de ce fait le racontèrent à Rome. Tibère s'en informa, et le tint pour certain[34].

En effet, le grand Pan était mort : le panthéisme idolâtrique avait reçu le coup mortel. L'adoration du tout, le culte des choses créées allait faire place à la religion de l'Unité créatrice. Devant le polythéisme de la Grèce, devant le naturalisme abrutissant de l'Orient, se réveillaient avec une énergie toute nouvelle et la connaissance véritable de Dieu et le sentiment de la personnalité humaine. Le christianisme était né ; déjà il avait été prêché dans bien des villes ; il avait pénétré dans toutes les provinces. Il comptait par milliers ses disciples et par centaines ses martyrs.

Et le monde le savait à peine ! Le monde, lui, ne voulait pas s'imposer la fatigue de recueillir ces quelques lueurs de vérité éparses dans la tradition populaire ou dans l'enseignement des philosophes. Le monde ne voulait pas écouter cette voix prophétique des siècles qui d'un commun accord lui annonçait pour l'ère présente un grand renouvellement des choses. Le monde ne voulait pas entendre un Platon, disant qu'il faut laisser dormir la science dans l'espoir de la prochaine arrivée de celui de qui toute science doit venir ; ni un Virgile, écho des anciens oracles, et qui, prophète involontaire, présentait, selon l'expression de Dante, à ses neveux le flambeau par lequel lui-même n'était pas éclairé. Le monde ne voulait pas s'apercevoir de ces symptômes qui annonçaient à l'idolâtrie toute-puissante un danger prochain et imminent : il ne voulait pas chercher si cette révolution tant prédite ne s'accomplissait pas dans l'ombre, au moment même, à côté de lui. Le monde romain veillait pour la volupté ou s'assoupissait dans l'épuisement ; riches et savants, princes et philosophes, après des heures de magnificence et de plaisir, s'endormaient sur leurs lits de pourpre, pendant cette nuit de décembre, où auprès d'une petite bourgade juive, quelques bergers gardant leurs troupeaux recevaient la bonne nouvelle, et entendaient le cantique des anges : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ![35]

Le christianisme était donc né. D'où venait-il ? Qui lui avait préparé la route ? Quel aide, quelles espérances, quelles chances d'avenir trouvait-il au monde ?

Si le christianisme fût né, par exemple, quatre cents ans plus tôt, il eût trouvé, ce semble, le monde bien mieux préparé pour sa venue. Rome alors était encore pure, austère, pauvre, religieuse. Rome, fidèle à la religion paternelle de Numa, commençait à peine à connaître les idoles ; elle abhorrait l'épicuréisme ; elle méprisait les vices de la Grèce ; elle chassait de son sein les rhéteurs et les philosophes. La morale de la famille y avait tout son sérieux et toute sa force ; l'homme savait s'y dévouer sinon pour son Dieu, du moins pour la patrie qu'il estimait un Dieu. Les vertus romaines, quelque imparfaites qu'elles fussent, eussent été une préparation morale au christianisme et eussent ouvert la route aux vertus chrétiennes.

Et en même temps, dans la Grèce, ce que la philosophie connut de plus élevé et de plus pur, avait alors toute sa force. La protestation contre le panthéisme de l'Orient était énergique et vivante, non pas affaiblie comme elle le fut plus tard par des siècles de servitude. Saint Paul venant à Athènes sur cette Agora si tumultueuse et si active parmi cette foule d'Athéniens et d'étrangers qui n'avaient autre chose à faire qu'entendre et dire des choses nouvelles[36] ; saint Paul, au lieu des secs et froids disciples de Zénon, des intelligents sectaires d'Épicure[37], eût trouvé les traditions pythagoriques encore debout, la mémoire de Socrate toute vivante, et Platon déjà tout près de deviner qui était le Dieu inconnu. En un mot, les idées par lesquelles la philosophie avait tâché d'épurer les croyances publiques étaient alors actives, vivantes, prêchées, transmises, répandues.

Mais, au temps où le christianisme est venu, dans la décrépitude du monde grec et romain, dans ce demi-siècle que gouverna la postérité adoptive d'Auguste, tout cela était passé. Tout avait vieilli, si ce n'est l'idolâtrie et le despotisme. — Dans l'ordre intellectuel : la confusion des croyances religieuses, la frivolité des opinions philosophiques ; l'homme, à l'esprit duquel ne se présentait rien de défini, se dispensant de chercher et de croire ; les traditions plus pures dans le culte, les grandes écoles dans la philosophie, effacées les unes comme les autres ; le panthéisme oriental dominant dans la religion, l'épicuréisme dans la science, c'est-à-dire la négation de la pensée et la négation du devoir ; et par-dessus tout, ce fatalisme désespéré, qui conciliait l'athéisme le plus désolant avec la superstition la plus effrénée. —Dans l'ordre moral : toutes les vertus antiques détruites par la rupture du lien patriotique qui les contenait toutes ; le dévouement au salut commun, le sacrifice de soi-même, l'esprit de famille et la vertu domestique, tout cela effacé par l'égoïsme ou étouffé par la terreur ; — voilà ce que nous avons vu, dit, répété vingt fois. Et ce qui était plus désespérant encore, :c'est que cette société, livrée à son sens réprouvé[38], n'était pas seulement sans affection, sans union, sans miséricorde[39] ; elle était de plus sans jeunesse, sans fécondité, sans énergie. Ce n'était pas l'ardeur de la passion ni la férocité du jeune âge qui l'avaient menée là ; c'était le long abus de toute chose, c'était un épuisement séculaire ; ses plus hideux excès n'étaient que le radotage d'une vieillesse impure.

Qu'attendre donc et qu'espérer ? Le genre humain pouvait-il croire que sa jeunesse se renouvellerait comme celle de l'aigle[40] ? La jeunesse, l'honneur, la virginité, l'innocence, ne sont pas choses qui reviennent quand une fois elles sont flétries. La force et le courage, aussi bien que l'intelligence et la foi, manquaient pour comprendre, pour accepter une doctrine nouvelle et plus pure.

Or, au milieu de ce monde si mal disposé, qui, depuis quatre siècles, loin d'avancer vers la certitude et la pureté des doctrines, reculait chaque jour vers le doute, la superstition, l'erreur, voici ce qui arrivait.

Sur les confins du désert d'Arabie, non loin de l'Euphrate et des frontières de l'empire, dans une subdivision de la province de Syrie, dans un pays sans navigation et sans commerce, sans cesse ouvert aux désastreuses incursions des Arabes ; loin des grandes cités intelligentes, Rome, Alexandrie, Athènes, loin du passage de la puissance romaine et des idées qu'elle menait après elle, — quelques Juifs parurent. Ce n'étaient pas des Juifs d'Alexandrie, de ces Juifs qui lisaient le grec, savaient les philosophes, vivaient en communication avec le monde ; ce n'étaient pas même des docteurs de la loi, de ces Juifs pharisiens qui tenaient le haut bout de la science hébraïque. C'étaient des Galiléens, paysans d'une province décriée à Jérusalem[41], parlant une langue mêlée, gens dont les rares écrits sont pleins de barbarisme[42], gens de cette plèbe sans la philosophie (όχλος άφιλόσοφος) que la sagesse hellénique dédaignait si fort[43]. Certes, ils n'avaient jamais lu Platon ; et pour eux, tout ce qui s'était pensé en Grèce, à Rome, dans l'Asie depuis trois siècles, tout le passé de l'esprit humain était à peu près perdu ;ils n'avaient que leur Bible, déjà commentée par le rabbinisme, tiraillée par les sectes dissidentes, sophistiquée par l'interprétation. étroite et vétilleuse des pharisiens. Et ce furent de telles gens, le pêcheur Simon, le publicain Matthieu, les pauvres petits mariniers du lac de Génésareth qui les premiers inventèrent (si toutefois, quand il s'agit de doctrine, l'esprit humain invente jamais), retrouvèrent, découvrirent, en un mot mirent en avant une doctrine nouvelle.

Et cette doctrine, qu'était-elle ? D'abord, au lieu de ce commode effacement de tous les dogmes qu'embrassait si volontiers la paresse de l'esprit humain, qui permettait toutes les contradictions à l'intelligence, à l'âme tous les rêves, au cœur toutes les superstitions, aux passions tous les excès ; c'était un dogme précis, absolu, universel, qui exigeait l'application de l'intelligence, la soumission de la raison, l'obéissance du cœur. C'était, à l'encontre de toute idolâtrie, le principe de l'unité divine ; en face du panthéisme philosophique ou populaire, l'idée de la spiritualité de Dieu et de l'individualité humaine ; contre les épicuriens, la foi à la Providence et au jugement à venir ; contre les athées, les incrédules, les indifférents, la nécessité du culte ; contre le monde entier et ses mille superstitions, la pureté du culte ; tous ces dogmes posés avec une netteté inexorable et jusque-là sans exemple. — Ce qu'il s'agissait encore de faire embrasser au monde, c'était, dans l'ordre moral, au lieu du luxe, de la volupté, de la débauche, présents partout, adorés partout, poussés partout au dernier excès ; c'était, je ne dirai pas la tempérance, la sobriété, la chasteté, ce serait peu de chose ; mais la pauvreté, mais la souffrance, mais l'amour des travaux et des douleurs, mais l'abnégation, l'oubli et l'immolation sanglante de soi-même. — Et enfin, dans l'ordre social, ce qu'il fallait substituer au règne de l'égoïsme et de l'inhumanité qui faisait de l'homme comme esclave, comme pauvre, comme sujet, un patrimoine que l'homme exploitait ; c'était le règne de la charité, qui devait faire du maure l'ami de son esclave, du riche le dispensateur des biens du pauvre, du souverain le serviteur de son peuple. il s'agissait, pour tout dire en un mot, de la doctrine la plus contraire, en fait de théologie, à l'incroyance et à l'idolâtrie du siècle ; en fait de culte, à ses superstitions ; en fait de devoir, à ses mœurs ; en fait de philosophie, au néant et à l'incertitude de ses idées, — d'une doctrine qui prescrivait tous les devoirs à une époque qui les méconnaissait tous, exaltait toutes les vertus dans le cœur de ces générations qui avaient exalté tous les vices, et prétendait tenir prêts pour le martyre ceux dont le suicide était la suprême ressource.

Ce n'est pas assez, ces hommes, après avoir inventé un si révoltant paradoxe, ne l'insinuent pas en secret, ne le glissent pas à l'oreille, ne cherchent pas, pour le faire fructifier, de vieilles femmes ou de faibles esprits qui ont toujours besoin de quelques choses nouvelles à croire, mais ils montent sur les toits pour le crier à tous ceux qui passent. Non-seulement du haut des degrés du temple ; aux Juifs de toute la terre venus à Jérusalem pour la pâque ; non-seulement dans les synagogues de l'Asie, de la Grèce et de l'Égypte, aux Juifs de ces contrées : mais dans les villes et du haut des tribunes faites pour un autre usage, ils le proclament de toute leur voix à la Grèce païenne, à la Grèce mère de la philosophie et du polythéisme. Ils étonnent de leur paradoxe les forum, les basiliques, les assemblées populaires, les tribunaux des préteurs, toutes choses, disait-on, saintes et sacrées. Ils manifestent témérairement leur Dieu à la face de l'aréopage à Athènes, de la grande Diane à Éphèse, de Néron à Rome ; libres, hardis, usant hautement, jusqu'à ce que la persécution la leur vienne interdire, de cette publicité de l'Agora, la liberté de la presse du monde antique. Ils font ce que Socrate, Platon ni Pythagore n'avaient osé faire, ils disent la vérité qu'ils savent, non à des initiés, mais à tous ; ils font ce que ces philosophes n'avaient pu faire, ils disent aux Athéniens : Le Dieu que vous adorez sans le connaître, moi je vous l'annonce[44].

Or, qu'ils aient ainsi procédé, ne ménageant pas la contradiction au monde en la lui jetant au visage, si crue et si choquante qu'elle pût être : — s'ils étaient les seuls auteurs de leur doctrine et de leur force ; — si eux seuls avaient inventé cette foi nouvelle, et si eux-mêmes s'en étaient constitués les propagateurs ; — s'ils n'avaient eu nulle inspiration et nul enseignement pour composer leur dogme ; — s'ils ne comptaient pour le répandre sur nul secours du dehors ni d'en haut : — c'est en vérité ce que je ne, comprendrai jamais, et la hardiesse intellectuelle de leur conception, comme la hardiesse morale de leur entreprise, me parait constituer un problème insoluble.

Dira-t-on que la philosophie préparait les voies au dogme chrétien, et que les apôtres puisaient leur doctrine dans les écrits des sages de l'époque ? Nous avons remarqué, sans doute, les rapprochements qui existent entre l'École et l'Église. Mais de l'une ou de l'autre, laquelle est le point de départ ? Le philosophe a-t-il parlé d'après l'apôtre, ou l'apôtre est-il le plagiaire du philosophe ?  Il est facile d'en juger : est-ce dans l'école ou dans l'Église que ces idées communes se coordonnent, s'unissent, se rattachent à un principe qui leur donne force et les justifie, qu'elles forment en un mot une complète et logique unité ? Est-ce dans l'Église ou dans l'école que ces idées se présentent isolées, incohérentes, désunies, mêlées de notions impures et de contradictions manifestes, sans un principe qui les justifie, sans une logique qui les rassemble, sans un système qui les rende acceptables par son unité ?

Nous avons dit toutes les contradictions, tous les embarras, toutes les misères de la philosophie. Nous avons fait voir combien elle est incomplète, comment elle vit d'emprunts, et subit tour à tour des influences contradictoires que ne gouvernent aucun principe supérieur. Le christianisme, au contraire, se présente à nous, dès son premier jour, un, entier, plein de consistance.  Il est né complet, et, — nous réduirions-nous aux seuls monuments que l'Écriture sainte nous a conservés, nous trouverions encore dans les livres des apôtres, écrits cependant accidentels et en un certain sens fortuits, les traces d'une doctrine tout autrement d'accord avec elle-même que ne l'est, dans ses vagues et inconsistantes déclamations, la doctrine, si je puis l'appeler une doctrine, de Sénèque. La vérité chrétienne s'est produite au monde comme cette déesse du paganisme, oserai-je dire, tout adulte et tout armée.

Or, celui qui marche derrière, disait naïvement Michel-Ange, ne saurait passer devant. L'imitateur reste toujours au-dessous du modèle, surtout s'il imite sans bien comprendre, s'il saisit au hasard quelques conséquences dont il ne sait pas atteindre le principe. Cette philosophie si défaillante et si vague aurait-elle produit le christianisme si positif et si certain ? lui aurait-elle donné, elle dont la morale est à la fois si exagérée et si vicieuse, le solide fondement et l'admirable droiture de sa morale ? Elle qui hésite sans cesse entre la foi à l'unité de l'Être divin et les hallucinations du panthéisme, entre les croyances qui rapprochent l'homme de Dieu et les opinions qui le ramènent vers la terre et vers le néant, entre la notion de la Providence et l'horrible entraînement vers le suicide, aurait-elle donné au christianisme la profondeur de sa piété, sa foi énergique dans les récompenses futures, sa haine du suicide ? Lui aurait-elle appris à concilier le libre arbitre de l'homme avec la providence de Dieu ; le plus ardent désir et le plus haut degré de la vertu avec le sentiment le plus profond de la faiblesse humaine ; le besoin des sociétés dont les liens se brisent quand les esprits s'accoutument à la mort volontaire, et le besoin de l'homme qui, captif en ce monde, aspire à sa délivrance ? La philosophie enfin, si exclusive et si dédaigneuse du vulgaire, aurait-elle inspiré au christianisme cet esprit par lequel les pauvres sont évangélisés, cet esprit accueillant, humain, populaire, qui appelle, reçoit, embrasse tous les hommes, et qui, dès le temps de Sénèque, donnait à cette foi, née de la veille, plus de disciples qu'on n'en eût compté au pied de toutes les chaires de tous les philosophes ?

Non, ce qu'il y a de commun entre le néo-stoïcisme et la foi chrétienne a son origine dans le christianisme. La philosophie n'a jamais eu de chaire à Génésareth pour y instruire les bateliers galiléens ; mais le christianisme a prêché dans Rome avant même que la philosophie néo-stoïcienne osât y lever la tête. Les apôtres ne sont pas allés chercher les leçons des philosophes ; mais les philosophes ont pu, ils ont dû entendre les apôtres.

Voyez, en effet. Sous Tibère et sous Caligula, la philosophie est morte, silencieuse du moins ; le néo-stoïcisme, nous l'avons vu, retrouve avec peine, sous des noms obscurs, sa douteuse origine ; Sénèque alors ne fait guère que de la rhétorique. — Mais, sous Claude (an 43), saint Pierre vient à Rome : le christianisme commence à être connu par les discussions qu'il excite entre les Juifs, et par les premières rigueurs du pouvoir impérial[45]. — Et bientôt après, dès le commencement de Néron, la philosophie se développe, comme par contrecoup ; elle parle haut, elle a ses représentants à la cour ; elle enfante Thraséa, Musonius, Sénèque.

Suivons toujours l'ordre des dates. — En 52, saint Paul comparaît, en Achaïe, devant le proconsul Gallion, le frère même de Sénèque. — En 61, amené prisonnier à Rome, il est remis au préfet du prétoire Burrhus, le collègue et l'ami de Sénèque[46]. — Bientôt libre dans Rome, avec un soldat qui le garde, il reçoit, pendant deux années entières, tous ceux qui viennent à lui, annonçant le royaume de Dieu et prêchant Notre-Seigneur Jésus-Christ en toute confiance et sans empêchement[47]. — En 65, il comparaît deux fois devant Néron, à l'époque où Sénèque était en faveur à la cour.  Il gagne des prosélytes dans le palais même de Néron[48] et, comme lui-même le dit, il rend ses chaînes glorieuses en Jésus-Christ dans tout le prétoire[49].

Sénèque curieux et à même de bien connaître, Sénèque qui était allé frapper à la porte de tous les maîtres, qui, à la fin de sa vie, fréquentait comme un simple disciple l'école du stoïcien Métronacte, Sénèque aurait-il dédaigné la parole de ce docteur juif ? ou saint Paul aurait-il repoussé Sénèque, lui qui se croyait débiteur envers les Grecs et envers les barbares, envers les ignorants et envers les sages ?[50]

Cela ne se peut : les traces des notions chrétiennes sont trop évidentes chez le philosophe. Sans doute, il n'a ni tout compris, ni tout accepté ; et c'est une pieuse erreur, mais une erreur qui a voulu faire de lui un vrai chrétien. Sans doute, le christianisme se distingue toujours de cette philosophie plagiaire, comme le soleil du miroir qui lui a dérobé quelques-uns de ses rayons, comme le fleuve du canal qui a été détourné de son sein, comme l'arbre riche et fécond de l'arbre stérile et pauvre sur lequel une de ses branches a été greffée. Mais les traces de l'emprunt n'en sont pas moins évidentes. Non-seulement Sénèque tonnait les saintes Écritures et semble plus d'une fois traduire la Bible, que l'interprétation des Septante avait mise aux mains de tous les hommes instruits ; non-seulement il nomme les Juifs, il connaît leurs doctrines, il rend même hommage à la foi sérieuse de ce peuple qui, lui, du moins, possède la raison de ses pratiques mystérieuses[51]. Mais encore, nous pouvons le dire avec Tertullien, Sénèque est souvent chrétien, Seneca sæpe noster[52]. Les traces de la prédication chrétienne sont demeurées dans sa pensée, on vient de le voir plus d'une fois ; elles sont parfois dans son expression, je dirai même jusque dans sa langue[53]. Sénèque a vu l'éclatant supplice des premiers martyrs ; c'est même après ces horreurs qu'il a taché de s'éloigner de Néron et de la cour[54] : il a vu, comme l'a vu tout le peuple de Rome, le christianisme vivre, prêcher et souffrir ; et lui, qui loue et admire tant de fois la fermeté de l'homme de cœur au milieu des tortures, n'a pu effacer ce souvenir de son esprit. S'il ne mentionne pas les chrétiens[55], ne faut-il pas dire, avec saint Augustin, qu'il a craint de les louer contre l'opinion de son temps ou de les blâmer contre sa propre conscience[56] ?

Ce ne fut donc pas la philosophie qui put inspirer le christianisme ; mais la société, telle qu'elle était alors, put-elle l'aider et favoriser sa propagation ? Si le mouvement général des idées, si les lumières répandues dans le monde n'ont été pour rien dans ce qu'on voudrait appeler l'invention du christianisme, le mouvement des faits, l'état des mœurs, la condition des hommes, telle qu'elle était dans le monde romain, a-t-elle pu servir à la diffusion de la foi nouvelle ? Si le christianisme n'a pas cherché ses modèles parmi les penseurs du siècle, a-t-il du moins cherché dans la masse agissante, souffrante, passionnée, ses disciples et ses auxiliaires ?

Nous en convenons : le christianisme pouvait le faire, et un tel point d'appui n'était pas moins aisé à conquérir qu'utile à employer. Nous savons assez combien est facile le succès des doctrines qui s'appuient sur l'intérêt du grand nombre et lâchent la bride à son ressentiment ou à ses appétits. Si le christianisme eût paru au monde, proclamant l'égalité absolue dans la vie civile, la liberté de l'homme, l'indépendance des nations, les droits du sujet contre le prince ; s'il eût promis richesse au prolétaire, affranchissement à l'esclave, émancipation au citoyen ; s'il eût mis la révolte en tête du code de ses devoirs, quelle admirable matière le monde ne présentait-il pas à ses triomphes !  Il y avait sujet d'insurrection, et sous le toit domestique contre le maitre, et dans la cellule du pauvre contre le palais du riche, et dans le monde entier contre Rome, et dans Rome contre César ! Et, si l'on doute de la puissance de ces éléments de révolution, que l'on pense quels périls et quels troubles avaient suscités dans l'empire un Spartacus armant les esclaves, un Catilina appelant à lui les prolétaires, un Mithridate soulevant les provinces conquises, un Brutus frappant César ! Si le christianisme, au lieu de se contenter d'introduire dans les choses de ce monde le gouvernement de la conscience, eût prétendu les gouverner par les principes universels, les volontés menaçantes, les théories actives, les procédés violents des révolutionnaires modernes ; si la Bonne nouvelle eût été celle de l'émancipation actuelle et universelle : assez de millions d'hommes, dans cette société dont l'oppression était la loi fondamentale, eussent adhéré à cette charte du peuple, et combattu pour cet évangile révolutionnaire qui eût fait de Pierre, tout à la fois un Spartacus, un Catilina, un Mithridate, un Brutus.

Mais rien de tout cela. Pierre ne veut être que le serviteur des serviteurs de Dieu. Ce que Dieu permet, il le subit, il l'accepte, il le révère. Quand des institutions, iniques dans leur principe, sont devenues la loi du monde, il ne les attaque pas. L'esclavage, l'infériorité du pauvre, la domination de Rome sur le monde, la puissance des Césars sur l'univers et sur Rome, lui apparaissent, sinon comme justes à leur origine, du moins comme nécessaires dans leurs conséquences et légitimées par la possession. Nulle part il ne les décrie, nulle part il ne pose en principe leur iniquité ; les déclarations de droits, les proclamations de principes sociaux ne sont pas à son usage. Que l'esclave ne vienne pas ici, ardent pour la liberté et impatient de s'affranchir : Pierre et Paul lui disent qu'il doit rester dans l'esclavage et demeurer soumis à son maitre tant qu'il ne pourra, par les voies légales, parvenir à la liberté[57]. Que le pauvre ne vienne pas, dévoré d'envie à la vue de la fortune du riche son voisin et plein du désir de s'en emparer : on lui dira qu'il faut souffrir, qu'il faut respecter le bien d'autrui, qu'il faut attendre ce que lui donnera le riche. Que le sujet irrité contre César, le patricien dénoncé par les délateurs, le provincial opprimé par les proconsuls, ne vienne pas proférer des plaintes, soulever des révoltes : Paul lui dira qu'il doit se soumettre, qu'il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu[58] ; qu'un roi, Néron lui-même, doit être obéi, non-seulement par crainte de la colère, mais par conscience[59]. Ainsi point de remède à attendre, point d'ambition à nourrir, point de liberté, de fortune, de volupté à espérer en ce monde. Et la ressource dernière du désespoir, le pouvoir, incontesté par les philosophes, de chercher, quand l'âme s'est épuisée à souffrir, le repos dans la mort, cette ressource-là même, cette épée libératrice, le christianisme la retire des mains de l'esclave. Pour toute consolation et pour toute joie, le christianisme lui impose sa dure et triste vertu, la résignation ; il lui offre d'imiter un Maître qui a porté la couronne d'épines et qui a marché sur les roches du calvaire, les épaules chargées d'une croix. Voilà comment il fait illusion à l'homme ; comment il encourage ses espérances, comment il le séduit, comment il enrôle sous son drapeau révolutionnaire ceux qui souffrent, ceux qui gémissent, ceux qui sont irrités.

Et d'un autre côté, s'il ne flatte pas les pauvres, flattera-t-il davantage les riches dans leurs plaisirs, les puissants, dans leur oppression journalière, César dans sa tyrannie ? Si les lois générales de la société lui paraissent dignes de respect, par cela seul qu'elles sont générales, l'usage que l'homme peut faire de ces lois est un fait individuel sur lequel le christianisme a le droit d'interroger chaque conscience. Il ne discute pas les institutions, mais il juge les hommes. Il n'est pas venu redresser les torts de la société, mais il est venu reprendre les péchés de chacun de ceux qui la composent. Il dit sans crainte au maitre de ne pas mépriser son esclave, parce que Dieu est le maître de l'un et de l'autre[60]. Il dit au riche de ne pas s'enorgueillir de son anneau d'or et de ne pas traiter le pauvre avec dédain[61]. Quand il prie pour les princes, il ne demande point pour eux, comme ils sont accoutumés de le faire, les richesses et les plaisirs ; il demande plutôt ce dont ils ont besoin, la justice et la chasteté[62]. A tous il impose rudement et sans détours le devoir, s'ils sont avares, de faire l'aumône ; superbes et durs, d'être humbles et doux ; sensuels, de pratiquer le jeûne ; égoïstes, de courir aux échafauds.

Il entreprend donc la tâche difficile et singulière de prêcher chacun contre son intérêt et ses passions ; l'esclave en faveur de l'esclavage, le maître en faveur de la liberté. Ce qu'il interdit au pauvre d'exiger ou de prétendre, il veut que le riche le donne volontairement. Et son triomphe, s'il triomphe, aura cela de merveilleux, que les institutions du paganisme, inattaquées par ceux qu'elles oppriment, seront abolies par ceux qui en profitent ; que l'esclave résigné à la servitude sera émancipé par les scrupules du maitre ; que le prolétaire humble et patient sera enrichi par la conversion du riche ; que César enfin, à la voix de ces apôtres qui plient la tête sous la tyrannie, se démettra de sa tyrannie ! Voilà quelles sont ses armes révolutionnaires, et comme il prétend changer la face du monde, enseignant la patience illimitée à ceux qui souffrent, le sacrifice volontaire à ceux qui jouissent.

Mais alors qui sera donc pour lui ? Sans complaisance pour les puissants, sans espérance pour séduire les faibles, sur qui compte-t-il ? L'esclave versera-t-il son sang pour la servitude, le maître pour l'émancipation ? Les grands et les riches ne viennent point à lui, rebutés par la dureté de ses maximes, par son amour de l'humilité et de la souffrance : parmi les chrétiens, en effet, il n'y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles[63] ; le philosophe grec, le docteur juif, n'entrent guère dans l'assemblée chrétienne[64]. Et, d'un autre côté, les faibles et les petits auxquels le christianisme ne sait prêcher que la soumission et l'amour de leur misère, lui viendront-ils ? Factieux aux yeux des grands par cela seul qu'il ne concède rien à leurs vices, impopulaire auprès des petits en maintenant les institutions qui les oppriment, pour qui est-il donc ? Qui sera pour lui ? L'esclave auquel il interdit la fraude, la rébellion et la fuite, ou bien le maitre dont il reprend la débauche et l'arrogance ? Le pauvre auquel il ordonne de respecter le bien du riche, ou le riche auquel il ordonne de se dépouiller pour vêtir le pauvre ? Israël dont il s'éloigne en l'appelant impie et déicide, et dont il flétrit la révolte contre Rome comme une révolte contre Dieu, source d'épouvantables malheurs ; ou bien, Rome dont il se sépare également en séparant son culte du sien, en méconnaissant ses dieux, en criant tout haut que son Jupiter n'est que pierre, bois ou métal ? Tous les mécontents et les factieux auxquels il prescrit de respecter César, ou bien César qu'il refuse d'adorer ? Le malheureux auquel il interdit le suicide, ou l'heureux du siècle auquel il impose le martyre ?

Personne, en effet, ne sera pour lui. Nul bras de chair ne s'élèvera pour sa défense. Les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas, dit saint Paul, les armes de la chair[65]. Nul secours matériel ne peut entrer dans ses calculs. Ni cette ambition guerrière et nationale que Mahomet a soulevée, ni ces mille passions, ces mille préventions, ces mille instincts que le protestantisme a su mettre en œuvre, ni ce facile ébranlement donné aux peuples par l'esprit révolutionnaire, les prêchant selon leurs désirs et transformant leurs appétits en maximes ; le christianisme n'a rien de tout cela pour lui.

Et pourtant cette doctrine, prêchée depuis quarante ans à peine, était sous Néron partout manifeste. J'ai déjà dit un mot' de cette publicité du christianisme à sa naissance. C'est une grande erreur de croire qu'il fut dans ces premières années obscur et ignoré. La persécution seule et la persécution sanglante le força de descendre dans les catacombes. Jusque-là il ne cherchait point l'éclat ; mais encore moins se cachait-il sous le voile du secret. Ces prédications de saint Paul sur toutes les places et dans toutes les assemblées de la Grèce ; ces contradictions publiques et violentes que la foi éprouvait — nous savons de cette secte que de tout côté on la contredit[66] — ; ces calomnies et ces haines populaires, dont Tacite et Suétone se font les échos ; enfin cette solennelle immolation des premiers martyrs au milieu d'une fête, dans les jardins de Néron, en face de Rome tout entière, presque émue de pitié ; ce supplice d'une grande multitude d'hommes[67] que Néron tenait à rendre public, d'autant plus qu'il voulait se laver par là du crime de l'incendie : tout cela prouve que le christianisme, dès les premiers jours de son existence, n'était pas si petit, si secret, si ignoré. Ce n'était pas une occulte franc-maçonnerie que l'association des chrétiens. Ede vivait en plein jour, parlait et prêchait en face de tous. Et, quand aujourd'hui elle rappelle ses origines, elle peut dire au monde ce que saint Paul disait devant le roi juif Agrippa : Je parle sans crainte devant le roi. Rien de tout ce que je rappelle ne peut lui être inconnu : CAR RIEN DE TOUT CELA NE S'EST PASSÉ DANS L'OMBRE[68].

Dès les premiers jours aussi, non-seulement l'existence de l'Église, mais son action fut visible. Je ne jette point les yeux sur les siècles postérieurs ; je m'en tiens à ces quelques années de la prédication apostolique, à cette première génération de chrétiens qui avait vécu en même temps que le Fils de Dieu. Et je dis que, dès cette époque, la foi chrétienne avait plus d'églises et plus d'évêques que la philosophie peut-être n'avait jamais compté de maîtres ou d'écoles ; dès cette époque, l'Orient, la Grèce, l'Italie, pour ne pas parler du reste de l'empire, étaient semés de communautés chrétiennes.

Ce n'est pas assez : le christianisme agit dès ce temps, même sur le monde qui est resté païen. Il semble que le jour où la croix a touché Rome, Rome s'est sentie émue comme par une étincelle secrète dont elle méconnaissait l'origine. C'est depuis ce jour que les affranchissements se sont multipliés, que la condition d'esclave a commencé à s'adoucir, les rangs de la société à se niveler[69]. Depuis ce jour, des lois plus favorables à la femme ont brisé l'immiséricordieuse constitution de la famille romaine[70]. Depuis ce jour aussi, la philosophie est devenue ce que nous l'avons montrée, mêlée de vives lumières au milieu d'épaisses ténèbres, portant sur un tronc vieilli des fruits de vérité qui ne sont pas les siens. N'est-il pas maintenant assez clair que de la seule prédication chrétienne ont pu jaillir ces quelques vérités qui se mêlent aux erreurs du stoïcisme ? N'est-il pas assez clair que le christianisme embrasse et pénètre le monde même qui le persécute ? L'Église chrétienne vivifiait ainsi une société qui ne voulait pas d'elle.  Il n'était pas nécessaire de s'être approché d'elle et d'avoir touché la frange de sa robe[71] pour sentir la vertu qui en sortait : elle faisait ce qu'avait fait son Maître ; elle faisait même plus encore[72] : et comme l'apôtre dont l'ombre seule. guérissait les malades qu'on avait placés sur son passage[73], il suffisait qu'elle eût jeté sur vous quelque ombre de sa vérité et de sa Vertu.

Un fait demeure donc, un fait incontestable : c'est qu'une doctrine à laquelle personne ne songeait au temps d'Auguste, quarante ans plus tard, au temps de Néron, avait des disciples par milliers, — quatre cents ans plus tard était maîtresse du monde. —.J'oserais demander humblement qu'on m'expliquât ce qui a donc eu lieu dans ce court espace de quarante ans ? — quand cette doctrine est née ? en quel lieu ? dans quelle tête ? — avec quels éléments recueillis par la tradition ou par la science ? Ou, si elle est née sans éléments étrangers, par la puissance de quel génie ? —Comment cette doctrine, née, je ne dirai pas seulement dans les conditions ordinaires de la pensée humaine, mais dans un pays obscur, chez des hommes ignorants, sans voyage et sans lettres, a eu dès l'abord un caractère positif, défini, universel, complet, plus philosophique, en un mot, qu'aucune philosophie ? — Comment celte doctrine, si peu préparée par toutes les tendances des époques précédentes, a trouvé néanmoins accès dans toutes les cités ? — Comment cette doctrine, si contraire à toutes les idées, à tous les intérêts, à toutes les passions du siècle, a trouvé en si peu de jours autant de disciples ? — Et ces hommes, assez singuliers pour la croire, assez hardis pour se charger de la répandre, assez insensés pour le faire sans hésitation, sans réserve et sans crainte, assez étrangement heureux pour y réussir, quelle a donc été leur force, leur espérance, leur but, dans cette folie de la prédication, scandale pour les Juifs, démence pour les païens[74], dans l'enseignement de cette sagesse cachée que n'a connue aucun des princes de ce monde ?[75]

L'explication humaine de ce fait est encore, pour me servir d'une expression qu'a adoptée l'esprit hésitant de notre siècle, un travail qui reste à faire. Il est vrai : on a discuté de près, et avec la plus minutieuse critique, les origines du christianisme, telles que les racontent les chrétiens. Mais ceux qui ont pris la peine de relever avec tant de soin les prétendues difficultés de cette histoire devraient bien à leur tour nous la donner telle qu'eux-mêmes la comprennent. Ils devraient nous dire une fois le mystère de la naissance et de la propagation du christianisme, ces deux faits si peu expliqués ; après avoir détruit notre erreur, il serait temps qu'ils nous donnassent le secret de leur vérité. Il serait temps que le récit succédât à la polémique, et que la sagesse de notre siècle abordât la question toute positive qu'à notre tour nous nous permettons de lui soumettre. Il serait temps que notre époque, dans sa philosophie et ses lumières, se tirât d'affaire mieux que Gibbon et tant d'autres, qui prennent le christianisme déjà adulte, tout viril et tout grandi, sans dire mot de sa naissance ; ils supposent qu'il est né sans dire comment. Cette grande phase humanitaire qu'on nomme le christianisme vaut la peine, ce me semble, qu'on en sache et qu'on en dise l'origine.

Il serait même à propos de ne plus se servir de la ressource usée du mythe et du symbole, vague histoire par laquelle on prétend échapper à l'histoire positive, comme avec la phrase on croit pouvoir se dispenser du fait. Quarante années suffisent-elles donc pour transformer l'histoire en un conte populaire, le conte populaire en poésie, la poésie en une doctrine positive et sérieuse ? Et si une transformation aussi prompte fut jamais impossible, n'est-ce pas à l'époque de Claude et de Néron, la moins fraîche, la moins primitive, la moins populairement poétique de toutes les époques ? si bien que les hommes de ce siècle se vantent eux-mêmes de ce que la pensée, devenue toute positive, a cessé d'être poétique, de ce que la poésie ne va plus aux intelligences nouvelles comme elle allait à celles des anciens jours[76]. Une allégorie serait devenue un dogme, une fable vulgaire serait devenue la croyance des hommes sérieux, en un pareil siècle et en quarante ans.

Quant à nous, — en attendant que les princes de ce monde et les sages du siècle nous communiquent à ce sujet leurs lumières, — ne craignons pas de le dire avec l'Apôtre : Le succès du christianisme était impossible, l'entreprise absurde, la prédication insensée. Et cependant, — si ce succès impossible a eu lieu, si cette espérance absurde a été accomplie, si cette prédication insensée a renversé la sagesse des sages et condamné la science des savants[77] ; la seule explication n'est-elle pas celle de l'Apôtre : que Dieu a voulu rendre folle la sagesse de ce monde[78] ; qu'il a choisi pour confondre les sages ce qui est insensé selon le monde, pour confondre les forts ce qui est infirme selon le monde ; qu'il a choisi ce qui est obscur et méprisable selon le monde, ce qui n'est pas pour détruire ce qui est, afin que nulle chair ne se glorifie en sa présence ?[79]

Mais ceci est un sujet sur lequel un jour, si Dieu le permet, nous pourrons revenir. Il nous suffit d'avoir montré comment s'engageait la lutte : lutte de quatre siècles, ou plutôt lutte de tous les siècles ; lut te implacable et qui chaque jour devait apparaître plus évidente. Chaque jour le polythéisme, l'idolâtrie, et, avec elles, ces deux grandes plaies nées de l'idolâtrie, l'impureté qui flétrit les races humaines, la haine qui les divise, les opprime et les tue, se montreront avec une constante évidence. Chaque jour aussi, les trois caractères opposés de la loi nouvelle, la foi pure qui en est la base, la chasteté et la charité qui naissent de la foi, ces trois caractères apparaîtront dans la vie chrétienne, non-plus parfaits ni plus purs, mais grâce à l'accroissement du nombre des fidèles, plus éclatants et plus visibles. Ce seront d'un côté toutes les œuvres de la chair : fornication, impureté, impudicité, luxure, servitude des idoles, empoisonnements, inimitiés, disputes, jalousies, colères, querelles, dissensions, partis, envies, homicides, enivrements, débauches et autres choses semblables[80] ; de l'autre côté, ce seront tous les fruits de l'esprit : la charité, la joie, la paix, la patience, la douceur, la bonté, la longanimité, la mansuétude, la foi, la modestie, la continence, la chasteté[81]. Car dans la société comme dans l'homme, la chair lutte toujours contre l'esprit, l'esprit contre la chair[82], et le monde ne pardonne pas à ceux qui ont crucifié leur chair avec ses vices et ses convoitises[83].

Entre ces deux ennemis se plaçait la philosophie, rattachée au paganisme par son origine et par ses vices, au christianisme par certaines lainières qu'elle lui empruntait. Le christianisme et la philosophie grandissaient en même temps : l'un déjà plus populaire, l'autre plus éclatante ; l'un poursuivi sans rémission par un monde égoïste et sensuel, l'autre persécutée aussi, mais non sans exception et sans relâche ; différents surtout en ceci, que le christianisme tenait tout de lui-même ou plutôt de Dieu, et que la philosophie tenait du christianisme le peu de vérité qu'elle avait.

Tous deux s'étaient trouvés en face des rigueurs impériales. Rome était déjà tout empreinte du sang des martyrs ; Néron déjà avait soutenu contre les philosophes une lutte ensanglantée. Paul, Pierre, Barnabé avaient scellé leur foi par leur témoignage suprême, en même temps que les Plautus, les Silanus, les Thraséa avaient payé par une mort inutile la courte gloire de leur orgueilleuse vertu. Quand Néron fut tombé, la philosophie revint d'exil, leva la tête, se mêla aux querelles des partis, prétendit au pouvoir et finit par arriver. Le christianisme au contraire, qui n'avait rien à faire au milieu des querelles de la Rome impériale, le christianisme, auquel on ne pardonna pas, continua de cacher dans les catacombes son humble et rapide progrès.

Les docteurs dans l'école succédèrent aux docteurs, comme dans l'Église les apôtres aux apôtres. En même temps que l'Église suivait son admirable carrière, dans laquelle les saints engendraient les saints et les martyrs naissaient des martyrs ; en même temps que les Ignace et les Clément sortaient des Paul et des Timothée, la philosophie morale du Portique, qui avait enfanté Sénèque, enfantait Épictète et Marc-Aurèle, qui tous deux gardent des traces évidentes de l'influence chrétienne et du voisinage de la foi. La philosophie théurgique ou pythagorique de Sotion ou de Sextius produisait Apollonius, son héros et son dieu : et plus tard devait sortir d'elle ce néo-platonisme alexandrin, suprême héritier de toutes les écoles antiques, dernier adversaire du christianisme, en même temps qu'il en fut l'imitateur.

Comment cette lutte a-t-elle fini ? Chacun le sait. Mais il appartient, ce me semble, à notre sujet, de dire en terminant de quelle manière cette puissance romaine, dont nous avons admiré la grandeur et montré le déclin, entrait dans les desseins de Dieu pour la constitution de son Église ; et comment ce grand fait de la conquête, par un seul peuple, de tout l'univers civilisé se lie par mille rapports au fait unique -de la prédication de l'Évangile à tout, l'univers.

Certes pour qui veut lire, l'anathème contre Rome païenne est éclatant dans les saintes lettres. Cette prostituée, qui a fait boire tous les rois et tous les peuples de la terre dans la coupe de son abomination, cette cité ivre du sang des martyrs de Jésus[84], cette Babylone au-dessus de laquelle l'ange tient suspendue la meule de pierre qu'il laissera tomber pour l'écraser[85], ne saurait échapper aux véritables et justes jugements de Dieu[86]. Dieu se souviendra d'elle pour lui donner le calice de sa colère[87]. Ces rois viendront, que l'apôtre avait vus dans son exil de Patmos ; ils se réuniront de tous les bouts de la terre au grand jour du Dieu tout-puissant[88]. En un même jour viendront sur elle toutes les plaies : la mort, le deuil, la faim et le feu, parce qu'il est puissant le Dieu qui la jugera[89].

Et cependant, quels ne sont pas sur cette cité mystérieuse les ineffables desseins du Seigneur ? Rome sort de ses ruines et de la main des Vandales, pour régner une seconde fois sur le monde. Rome purifiée par le feu et le sang, Rome sanctifiée par un pouvoir tout divin, verra s'accomplir dans un sens plus élevé les téméraires oracles de ses prophètes. Ses empereurs l'ont quittée ; les Césars n'ont pas compris qu'il fallait rester là où, sur des siècles de gloire païenne, s'élevait une puissance nouvelle, éternelle comme la foi. En se jetant vers l'Orient, ils ont brisé l'unité de l'empire, ils ont rompu cette soudure que la puissance romaine avait formée entre l'Orient et l'Occident ; ils ont présenté aux incursions des barbares une monarchie à deux têtes, affaiblie et désarmée.

Mais, si Rome n'a pas gardé le successeur d'Auguste, Rome a gardé le successeur de Pierre. Constantin et Dioclétien avant lut, ont pu porter ailleurs une souveraineté prête à faillir ; mais les chefs de l'Église ont compris, par un instinct de leur génie, que cette ville flétrie par tant de crimes, si païenne encore et si pleine de regrets pour ses idoles, était cependant la ville où il fallait rester. Ils ont compris que là était leur place, au pied de ces Alpes qu'allaient bientôt traverser les barbares, les premiers sur le chemin de ce torrent qui débordait sur le monde, à la tôle de cet Occident qui seul devait conserver le dépôt de la civilisation et de la foi. Une pensée antichrétienne a trop souvent présidé à la politique des Césars de Constantinople, animés contre les pontifes d'un esprit de folle révolte et de jalouse indépendance, théologiens captieux et persécuteurs, et à la fin précipités dans le schisme qui brisa la force de leur empire en le séparant de la civilisation et de l'unité catholique. Une pensée toute chrétienne, au contraire, inspira la papauté ; elle sentit que dans Rome résidait l'unité du monde, que Rome était le centre marqué par le doigt de Dieu, auquel les peuples devaient se rattacher ; la papauté est restée dans Rome pour sauver l'Occident et le monde.

Ainsi, encore une fois, les oracles païens n'avaient pas été menteurs : Virgile en promettant à la cité reine un empire sans fin, avait été bien autrement prophète qu'il ne pouvait le croire. Rome représentait toujours la force, la sublimité, la grandeur (ρώμη) ; Rome était toujours la puissante mère dont l'abondante mamelle (ruma) devait donner aux peuples la lait de la civilisation et de la foi. A un degré bien plus haut, et dans un ordre d'idées bien supérieur, Rome chrétienne nous apparaît avec les mêmes vertus et le même génie que, selon saint Augustin[90], Dieu récompensa dans la Rome païenne, en lui donnant l'empire du monde. Il peut paraître étrange de rapprocher ainsi ce qu'un immense intervalle sépare, de chercher un rapport entre une puissance toute terrestre et tout humaine et une puissance toute divine et toute bénie, de mettre en regard les infamies de l'antique Rome et la sainteté de la Rome nouvelle, la perfide cruauté de la louve avec la douceur de l'agneau et la simplicité de la colombe. N'est-il pas utile, cependant, de remarquer combien, dans cette cité deux fois souveraine à deux titres si différents, le droit et le génie de la puissance se sont révélés par les mêmes caractères ? Quand la Providence, dans la profondeur de ses desseins, préparait le peuple de Romulus pour être le centre de l'unité païenne, ou quand le Fils de Dieu, présent au milieu des siens, jusqu'à la consommation des siècles, posait à Rome la pierre angulaire sur laquelle devait s'élever son Église, Rome était investie, je ne dirai pas des mêmes titres, mais du même caractère de domination. Comme l'antique Rome, la nouvelle fut intelligente et politique, elle aussi fut patiente et habile, plutôt que violente et impétueuse ; elle aima recourir à l'autorité plus qu'au commandement, à la persuasion plus qu'au pouvoir. Elle aussi, et avec une bien autre certitude, posséda cet instinct de souveraineté que l'orgueil national donnait aux fils de l'antique Rome, et que la divine parole du Rédempteur donne aux humbles missionnaires de la Rome nouvelle. Elle aussi se souvint que sa tâche était de gouverner les peuples (Tu regere imperio populos, Romane, memento) ; elle sut leur imposer son pacifique empire, et les réunir sous la paix de Dieu (pacisque imponere morem) ; elle sut au besoin briser les orgueilleux (debellare superbos) ; mais elle aima mieux épargner les humbles, et accorder, à qui se soumettait, un facile pardon (parcere subjectis), plus miséricordieuse par cela même qu'elle était plus puissante.

Et, par cette sagesse de son gouvernement, elle devint, à son tour, comme la Rome païenne l'avait été, mais à des titres bien autrement légitimes et paternels, l'arbitre suprême, le juge universel, la suzeraine du monde civilisé. Jamais peut-être, à une telle distance, deux pouvoirs ne se sont plus ressemblés, par leur situation extérieure, que le pouvoir de Rome au siècle de son ère, siégeant comme le seigneur féodal de ces cités et de ces rois qui, déposant leurs armes à ses pieds, venaient rendre hommage à la majesté du peuple romain ; et le pouvoir de Rome au XIIe siècle de l'ère chrétienne, recevant à son tour l'hommage des rois, des peuples et des cités, reconnue par les uns comme suzeraine, par d'autres comme arbitre, par tous comme mère, et les menant tous ensemble à la guerre sainte sous l'étendard de la croix.

Par cette sagesse de son gouvernement, ou, pour mieux dire, par la toute-puissante parole du Christ, Rome est devenue une seconde fois la patrie commune, la métropole et le centre du monde ; la cité libérale ouverte à tous, et qui donne à tous les peuples le droit de monter à ses dignités ; la cité hiérarchique dans laquelle tous les rangs sont réglés par une loi sainte, tous les ordres s'échelonnent et se répondent ; la cité universelle, hors de laquelle personne ne demeure, si ce n'est par sa faute ; qui admet, non-seulement l'étranger, comme l'admettait l'ancienne Rome, mais le barbare, non-seulement l'homme libre, mais l'esclave. C'est bien elle qui, non comme une maîtresse, mais comme une mère, a réchauffé le genre humain dans son sein[91] ; c'est elle qui à nommé citoyens ceux qu'elle avait vaincus ; c'est bien elle dont on peut dire : Heureux les pécheurs de devenir ses sujets et ses captifs ![92]

Et c'est ainsi que, depuis vingt siècles, la royauté du monde se continue sur les bords du Tibre. Cette royauté permanente de la cité de Romulus est écrite même dans sa physionomie extérieure. Quand on se promène au milieu des débris de sa grandeur passée et des monuments de sa grandeur présente, on est frappé du caractère solennel et royal qui appartient aux uns comme aux autres. Tout n'y est pas également beau et pur ; presque rien n'y est élégant ; rien n'y est léger : mais tout, jusqu'aux moindres choses, y est digne, durable, imposant. L'architecture gothique, avec ses frêles arceaux et ses découpures à jour, n'avait que faire sous le ciel et sur le sol de Rome. L'architecture ici est bien plus volontiers lourde qu'elle n'est frêle et déliée ; il lui faut un ciment indestructible ; il lui faut une base carrée et massive, mais qui tienne bon pendant des siècles ; il lui faut des voûtes inébranlables, qui montent au ciel, mais que les oscillations de la terre ne renverseront pas. Il lui faut le dôme colossal de Saint-Pierre ou les ruines colossales de l'amphithéâtre. Toute chose, même dans sa pesanteur et dans sa masse, y porte te sceau de la royauté. Et, lorsque des esprits chagrins, dans l'Église ou hors de l'Église, reprochent aux papes le soin qu'ils ont eu et qu'ils ont encore des débris de la Rome païenne, ils ne comprennent pas que Rome multiplie ainsi les titres de sa propre grandeur, et fait sortir des entrailles de la terre des témoignages nouveaux de son immortelle royauté.

Et ce qui est vrai des pierres est vrai des hommes. Certes, quand Duclos appelait les habitants de la Rome actuelle les Italiens de Rome, afin de ne pas dire les Romains, il n'avait pas tout à fait tort. Ce n'est plus le même peuple, ce ne sont plus les mêmes mœurs ni le même sang. Le peuple de la Rome actuelle, oisif, spirituel, peu guerrier, nullement politique, mais éloquent, artiste, poète, ne ressemble en rien à cette nation active, disciplinée, militaire, politique, toute prosaïque et toute pratique, qui avait conquis le monde avant d'avoir composé une seule ode ou peint un seul tableau. Le peuple actuel de Rome est grec d'origine bien plus qu'il n'est romain : c'est l'étranger, entré d'abord dans la maison comme un humble serviteur, et qui, lorsque la race des maîtres a défailli, y est demeuré à titre de maître. C'est un successeur, non un descendant ; il a hérité, comme nous le disions, par suite de ce droit qui, à défaut de famille, faisait hériter l'affranchi de son patron. Mais, en prenant ainsi possession de la cité reine, dont il a consolé le veuvage, il a acquis, dans cette noble alliance, les allures et les. sentiments d'un roi. il a, du peuple romain son prédécesseur, la gravité de poses, la dignité des attitudes, la noblesse du visage. Il ne se trouble ni ne s'empresse comme les peuples serviteurs ; quand il mendie, il mendie avec orgueil.

Ainsi Rome a été faite pour être toujours, d'une façon ou d'autre, capitale du monde ; elle n'existe qu'à cette condition. Rome, dont le voisinage immédiat est depuis deux mille ans infertile, Rome, qui n'a jamais connu ni l'industrie ni le commerce, Rome ne peut vivre matériellement que par une force politique ou morale qui lui attire les hommages, non pas seulement d'un pays, mais de l'univers. Le jour où cette souveraineté lui a été momentanément retirée par la translation du Saint-Siège à Avignon, Rome s'est mise à dépérir ; le jour où cette souveraineté lui serait encore retirée, Rome marcherait vers une ruine prompte et inévitable ; elle finirait par être effacée du monde comme inutile[93].

Mais il faudrait dire maintenant comment les vertus et les gloires de l'ancienne Rome se sont trouvées doublées, agrandies, disons mieux, sanctifiées dans la Rome nouvelle ; comment l'œuvre que l'une essayait en s'aidant de la force Matérielle et dévastatrice, a été achevée par l'autre avec le seul secours de la puissance spirituelle, vivifiante et salutaire. Rome chrétienne n'a d'autres armes que les armes spirituelles de la vérité et de la charité. Comme tout à l'heure nous le lisions dans saint Paul, elle ne marche pas et ne combat pas selon la chair ; mais ses armes spirituelles sont puissantes en Dieu pour la destruction des remparts ennemis, pour renverser toute hauteur qui prétend s'élever contre la science de Dieu, pour réduire en servitude toute intelligence sous l'obéissance du Christ[94]. Par cette puissance, le successeur désarmé de Pierre accomplit l'œuvre que le grand César avait manquée. Par cette puissance, il purifie les vertus de l'antique Rome, il efface ses souillures ; au lieu de l'erreur et de la confusion païenne, au lieu de cette lutte entre la tradition et la philosophie, dans laquelle l'une et l'autre avaient fini par se perdre, il donne au monde une foi pure, certaine, précise, invariable, plus vivace que toute tradition, plus sublime que toute philosophie, parce qu'elle est appuyée sur la plus immuable de toutes les traditions, parce qu'elle est éclairée par le plus divin de tous les enseignements.

Aussi, cette loi de progrès, d'égalité, de civilisation, que les peuples avaient espérée de Rome païenne, c'est de Rome chrétienne qu'ils l'ont obtenue. C'est, elle qu'il appartenait de porter, sur les plaies de l'antagonisme païen, le baume que l'ancienne Rome s'était si follement vantée de posséder ; de relever le sentiment humain, sans anéantir la force du lien politique ; de rétablir la justice dans les lois et l'humanité dans les mœurs, sans ébranler la vertu des peuples et leur morale ; d'émanciper l'esclave, sans mettre l'homme libre en danger ; d'affranchir la femme, sans lui enseigner le mépris du mariage. Car elle seule connaissait, et pour la vertu des hommes une base nouvelle, et pour la société humaine un tout autre fondement, et pour l'homme une tout autre sûreté, et pour le mariage une dignité tout autre et un tout autre respect.

De cette ville qui avait enseigné au monde l'inhumanité et la corruption, partirent donc toutes les notions et tous les préceptes qui adoucirent et qui réformèrent les mœurs, qui firent disparaître la cruauté des supplices, qui supprimèrent les combats de gladiateurs, qui ennoblirent la femme, qui donnèrent au mariage sa sainteté et sa perpétuité. Dans ces amphithéâtres, souillés de sang, dans ces temples témoins d'impurs mystères, elle planta l'image du Dieu de charité et le culte de la Vierge des vierges. Grâce à la ville des Césars, la modération et la justice furent enseignées au prince, en même temps que l'obéissance au sujet. Par elle furent abolis (jusqu'au jour où l'athéisme moderne commencera à les relever), — le nationalisme antique, c'est-à-dire l'hostilité absolue, radicale, nécessaire, de nation à nation ; — l'aristocratie antique, c'est-à-dire la supériorité absolue, radicale, oppressive, d'une classe et d'une race d'hommes sur une autre ; — le despotisme antique, c'est-à-dire le droit illimité d'un pouvoir qui ne reconnaît pas de loi sur la terre, parce qu'il ne reconnaît pas de justice dans le ciel.

Sous le sceptre de l'antique Rome, l'art, la poésie, l'éloquence, loin de se développer par l'union de tant de peuples, avaient plutôt tendu à se dégrader. Sous le règne de la Rome nouvelle, un idéal nouveau et bien supérieur s'est offert à la poésie et aux arts. La pensée humaine, plus libre, par cela même qu'elle reconnaissait ses véritables limites et ses véritables lois, a enfanté de nouveaux chefs-d'œuvre. Dans l'ordre matériel, le travail a été émancipé, l'industrie est sortie d'esclavage : le monde est devenu plus riche, non de cette fausse richesse qui se révèle par la multiplication des joies sensuelles et par un luxe meurtrier pour le pauvre, mais riche de la richesse véritable, de celle qui est la récompense du travail, de celle qui donne le pain au pauvre, le secours au malade, à la société humaine une race d'hommes puissante et vigoureuse, de celle dont il est dit : Parce que tu vivras du travail de tes mains, tu es heureux, et le bien te sera donné[95].

En un mot, l'antique Rome gouvernait par une loi égoïste un monde essentiellement ennemi de lui-même ; la Rome nouvelle a gouverné, par une loi de charité, un monde qu'unissait le précepte d'un fraternel accord. L'une a régné par la haine et la terreur, l'autre par l'espérance et l'amour ; l'une, tremblant en même temps qu'elle voulait se rendre terrible, redoutait à la fois et méprisait le pauvre et le prolétaire, lui jetait du pain quand elle craignait sa révolte, le laissait mourir de misère et de faim lorsqu'elle n'avait pas à le craindre, Rome chrétienne n'a pas eu à redouter le pauvre et le prolétaire ; mais par cela même que nul intérêt temporel ne commandait sa charité, elle s'est crue débitrice envers lui d'une charité plus grande ; elle n'a pas pensé qu'elle pût jamais avoir pour lui trop de secours, trop de consolation, je ne dis pas assez, trop d'amour et trop de respect ; elle l'a secouru, non par la frumentation ou la taxe des pauvres, déplorables remèdes commandés par la peur aux peuples qui n'ont pas connu le christianisme ou qui l'ont laissé s'altérer chez eux, mais par les inépuisables sacrifices d'un immense amour et d'un dévouement désintéressé. L'antique Rome avait établi son règne sur l'esclavage ; et comme toute société païenne, elle n'existait qu'à la condition de faire descendre, au-dessous de la dignité et des droits de l'homme, une grande partie des êtres humains. La Rome nouvelle, après avoir, pendant des siècles, porté une main prudente sur cette horrible plaie de l'esclavage, a fini par en triompher ; et ce sont ses docteurs et ses pontifes, depuis saint Jean Chrysostome jusqu'à Grégoire XVI, qui ont condamné l'antique loi de la servitude.

Ainsi, Rome pauvre, faible, désarmée, a fait ce que Rome puissante, riche, belliqueuse, n'avait ni su, ni pu, ni osé faire. Ainsi s'est transformé et sanctifié ce pouvoir, auquel, depuis plus de deux mille ans, appartient la suprématie matérielle ou spirituelle sur le monde civilisé. Ainsi, la parole dominatrice n'a pas cessé de descendre des sept collines, glorieuses du noble sang de ces apôtres qui ont été, comme le chante l'Église universelle, les princes d'une royauté plus grande et plus vraie, et les fondateurs de Rome régénérée[96]. Il y a plus : l'ordre qui venait du Capitole ne passait pas l'Euphrate ni le Danube ; la voix qui descend du Vatican se fait entendre aujourd'hui par delà des mers dont les Césars ne soupçonnaient pas l'existence, et l'empire romain nous parait bien petit, quand nous dessinons son circuit sur la carte du monde chrétien.

 

 

 



[1] Psalm., XI, 1. Jérémie, XII, 11.

[2] Romains, I, 18, 20.

[3] Actes apost., XXVII, 23. Pausanias, I, 6.

[4] Aulu-Gelle, I, 28.

[5] Lactance, Inst., III, 5.

[6] Tertullien, de Testimonio animæ, 2. Voyez encore sur cet usage vulgaire du nom de Dieu chez les païens, saint Cyprien, de Vanitate idolorum, p. 10 et 11 (Éd. Oxoniana).

[7] Lactance, II, 1.

[8] Romains, I, 21.

[9] Platon, in Phædone. — Nul ne peut nous instruire si Dieu ne le dirige. Id., Lettre.

[10] Platon, in Epimenide.

[11] Platon, Alcibiade, II.

[12] Platon, in Apolog. Socratis.

[13] Platon, Alcibiade, II.

[14] Apud Augustin, Civ. Dei, VIII, 23.

[15] Suet., in Aug., 31. Dion, LIV, p. 531. V. aussi ce que fit Tibère, cachant ce livre avec soin et.se tenant en garde contre les oracles sibyllins vrais ou faux qui couraient le monde. Tacite, Annal., I, 76 ; VI, 12. Dion, LVII, p. 615. B.

[16] Suet., in Ner., 40.

[17] Orose.

[18] Josèphe, de Bello, III, 14, 27 ; VI, 5, 31 ; VII, 12. Eusèbe, Hist., III, 8. — Hégésippe, de Excidio hierosoly., V, 44. Suet., in Vesp., 5.

[19] Suet., in Vesp., 4.

[20] Suet., in Vesp., 4. — Tacite, Hist., V, 13.

[21] Suet., in Aug., 91. Au temps de la naissance d'Auguste.

[22] Virgile, Bucoliques, Églogue IV, 7.

[23] Virgile, Bucoliques, Églogue IV, 49.

[24] Virgile, Bucoliques, Églogue IV, 61-63.

Matri longa decem tulerunt fastidia menses.

Incipe, parve puer : oui non risere parentes,

Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.

Sur le sens de ces deux derniers vers, V. entre autres Quintilien, IX, 3. J'en aurais trop à dire sur cette Églogue de Virgile qui certes est un des monuments les plus curieux de l'antiquité. Je renvoie à l'appendice D à la fin du volume.

[25] V. entre autres Clément d'Alex., Protrepticon, 2. Macrobe, in Somn. Scipionis, I, 2.

[26] Violation du temple de Delphes par Néron ; des oracles d'Italie, entre autres Préneste, par Tibère. Suet., in Tiber., 63.

[27] Plutarque, de Oracul. défect. Cicéron, de Divinatione, I, 19 ; II, 57. Lucain, Pharsale, V, 303 et s.

[28] Plutarque, de Oracul. defect. Strabon, XVII.

[29] Oracles de Ptoüs, d'Amphiaraüs, de Tégyre, etc., muets au temps de Plutarque. Ibid. — L'oracle de Mopsus et d'Amphilochus, à Mallus en Cilicie, le plus sûr de tous, selon Pausanias (I, 34, et Plutarque, ibid., 45) ; selon Lucien, il se vend pour deux oboles. Deorum concil., 12 ; Philopseudes. — L'oracle d'Adrasté cessa depuis la translation du temple, l'oracle de Zéléia aussi. Strabon, XIII. Décadence des oracles en général. Id., XVI, XVII. Properce, II, 6, 635 ; III, 13, 47. — Sur l'oracle de Préneste, Cicéron, Div., II, 41. Suet., in Tiber., 63. Properce, II, 23 ; V, 41.

[30] Lucain, Pharsale, V, 113-114.

.....Postquam regel timuere futura,

Et superbos vetuere loqui......

[31] Cicéron, de Div., I, 19.

[32] Cicéron, de Div., II, 57.

[33] Comme preuve de la décadence des oracles, on peut citer les réponses dérisoires que les inscriptions nous ont conservées : Cur petis post tempus consilium ?Nunc me rogitas, nunc consulis, tempus habuit (abiit). — Corrigi via tandem quod corvum (curvum) factum est crede. — Consulis stulte. (Orelli, 2485.) V. Plutarque, de Oracul. defect., 44, et Lucain :

. . . . . . . . . . Seu spiritus istas

Destituit fauces, mundique in devia versum

Duxit iter . . . . . . . . . . . .

[34] Plutarque, de Oracul. defect., 14.

[35] Luc, II, 8 et s.

[36] Actes, XVII, 21.

[37] Actes, XVII, 21.

[38] Romains, I, 24, 28.

[39] Romains, I, 31.

[40] Psaume CII.

[41] De Nazareth peut-il venir quelque chose de bon ? (Jean, I, 46.) — Le Christ vient-il donc de Galilée ?... Scrutez les Écritures, et vous verrez qu'il ne doit pas s'élever de prophète en Galilée. VII, 41, 52.

[42] Ab indoctis hominibus scriptæ sunt res vestræ... barbarismis obsitæ. (Arnobe, I, 39.)

[43] Hommes sans lettres, ignorants. Actes, IV, 13. — Le païen Celse dit la même chose. Origène, contra Celsum, I, 26, 62 ; II, 46. — Voir aussi Julien, apud Cyrill., VI.

[44] Actes apost., XVII, 23.

[45] Actes, XXVIII, 12 et s.

[46] V. le texte grec des Actes, XXVIII, 16 : Le centurion remit les prisonniers au préfet du prétoire. (Cette phrase est omise dans la Vulgate.) Le préfet du prétoire était alors Burrhus, qui ne mourut qu'en 62. V. Tacite, Annal., XIV, 51.

[47] Actes, XXVIII, 16, 30, 31.

[48] Salutant vos omnes sancti, maxime qui de domo Cæsaris sunt. (Philippiens, IV, 22.)

[49] Philippiens, I, 12, 13, 14. — Sur tout ceci, V. l'excellent Mémoire de M l'abbé Greppo, sur les Chrétiens de la maison de Néron (Paris, 1810) ; l'ouvrage de M. Fleury, saint Paul et Sénèque, et quelques indications dans l'appendice C à la fin du volume.

Ajoutez la curieuse découverte qu'a faite M. de Rossi d'inscriptions lapidaires de plusieurs personnages du nom d'Annæus (on sait que ce nom est celui de Sénèque), avec les surnoms évidemment chrétiens de Petrus et Petrus Paulus. V. Bulletin d'archéologie chrétienne. — Revue archéologique, 1867, t. I. (On a cependant voulu contester le caractère chrétien du double surnom Petrus Paulus passe pour Paulus qui est un nom romain, mais, pour Petrus, jamais certes ce nom ne fut donné à un païen, et l'union des deux surnoms est une preuve plus évidente encore du christianisme.) 1876.

[50] Romains, I, 14.

[51] Reprehendit (Seneca) sacramenta Judæorum et maxime Sabbat, inutiliter id eos facere adfirmans... (Augustin, de Civ. Dei, VI, 11.) Subjecit tamen sententiam qua significaret quod de illorum særamentorum ratione sentiret : Illi tamen causas ritus sui noverunt ; major pars populi facit quod cur facit ignorat. (Id., ibid.) — Accendere aliquem lucernam Sabbatis prohibeamus. (Senec., Ép. 95.)

[52] Tertullien, de Anima, 20. Saint Jérôme va plus loin et dit : Noster Seneca. (Adv. Jovinian., I.)

[53] Ainsi le mot de chair, pris dans le sens chrétien. Ad Marciani, 24, p. 102, 122 ; transfigurari, Ép. 6, 94.

[54] Tacite, Annal., XV, 45.

Ajoutez aux passages de Sénèque (Ép. 14, 78, 85, 102), celui-ci que nous a conservé Lactance : L'homme de bien, quand il voit la mort devant lui, ne se trouble pas comme si c'était pour lui une chose nouvelle. Qu'il faille souffrir dans tout son corps, qu'il faille sentir la flamme dans sa gorge (sive flamma ore recipienda sis, comme les martyrs de Néron), qu'il faille étendre ses bras sur un gibet, il ne se demande pas ce qu'il doit souffrir, mais avec quel courage il doit souffrir. Aussi Lactance ajoute-t-il : Celui qui adore Dieu souffre sans crainte tous ces tourments. Lactance, Div. Inst., VI, 17.

[55] A moins (ce que je ne pense pas) qu'il ne faille entendre des chrétiens et non des Juifs le passage suivant : Cum interim usque eo sceleratissimæ gentis consuetudo convaluit, ut per omnes terras jam recepta sit. Victi victoribus leges dederunt. (Apud Augustin, loc. cit.)

[56] De Civit. Dei, VI, 11. Christianos jam tum Judæis inimicissimos in neutram partem commemorare ausus est, ne vel laudaret contra patriæ consuetudinem, vel reprehenderet contra suam forsitan voluntatem.

[57] Eph., VI, 5, 8 ; Col., III, 22 ; Tit., II, 9, 10. I Petr., II, 18.

[58] Romains, XIII, 1.

[59] Non solum propter iram, sed etiam propter conscientiam. (V. Rom., XIII, 1-7 ; I Tim., II, 1, 2 ; Tit., III, 1 ; I Petr., II, 13-15, 17.)

[60] Éphésiens, VI, 9.

[61] Jacques, II, 2, 3, 4.

[62] Timothée, II, 1, 2.

[63] I Corinthiens, I, 26.

[64] I Corinthiens, 20.

[65] II Corinthiens, X, 3, 4.

[66] Actes apost., XXVIII, 22.

[67] Tacite, Annal., XV, 44.

[68] Actes apost., XXVI, 26.

[69] An de J.-C. 47.

[70] Loi qui admet la mère à la succession de ses enfants. Loi qui décharge la femme de la tutelle des agnats.

[71] Matthieu, IX, 20, 22. Marc, V, 30. — V. aussi VI, 56 ; Luc, VIII, 44-48.

[72] Jean, XII, 24.

[73] Actes apost., V, 15.

[74] I Corinthiens, 21.

[75] II Corinthiens, 6, 8.

[76] Il fut un temps, dit très-bien Plutarque, où les vers, le rythme, les chants étaient pour les hommes comme la monnaie du discours. Toute histoire, toute philosophie, tout événement, toute pensée, à laquelle peut s'appliquer l'éloquence, était consacrée par la poésie et par la musique. (C'est bien là la poésie primitive, populaire, mythique.) C'est ce que peu d'hommes comprennent aujourd'hui ; tous alors aimaient à l'entendre, bergers, laboureurs, oiseleurs, comme dit Pindare. Grâce à la disposition poétique de ces siècles, le chant et la lyre servaient à corriger les mœurs... à louer les dieux... Mais lorsque, avec les événements et les hommes, la coutume a changé, quand l'homme a rejeté d'inutiles parures, déposé sa longue robe, coupé son abondante chevelure et sorti ses pieds du cothurne, quand il a appris, non sans raison, à opposer au luxe une vie frugale, quand il s'est cru mieux paré par un vêtement simple que par une vaine et impertinente recherche : la forme de son discours a changé aussi ; l'histoire est descendue de son char poétique, et le langage de la prose a servi à distinguer la vérité des fables. La philosophie à son tour, cherchant une doctrine puissante et sage plutôt qu'un langage propre à. émouvoir les imaginations, la philosophie n'a plus soumis son langage à la cadence des vers. Plutarque, De Pythiæ oraculis, (seu Quare Pythia verso non respondeat), ch. 23, 25 (7)... Et remarquez que Plutarque considère ce changement comme un progrès de la civilisation : Un tel changement, dit-il, est un bien pour les hommes.

[77] I Corinthiens, I, 19.

[78] I Corinthiens, I, 20.

[79] Corinthiens, I, 21-29.

[80] Galates, V, 19-21. — Saint Pierre dit aussi, en parlant des païens : His qui ambulaverunt in luxuriis, desideriis, violentiis, comessationibus, potationibus, et illicitis idolorum cultibus. (I Petr., IV, 3.)

[81] Galates, V, 22, 23.

[82] Galates, V, 17.

[83] Galates, V, 24.

[84] Apocalypse, XVII, 7.

[85] Apocalypse, XVIII, 21.

[86] Apocalypse, XIX, 2.

[87] Apocalypse, XVI, 19.

[88] Apocalypse, XVI, 14.

[89] Apocalypse, XVIII, 8.

[90] V. lettre 217 et la Cité de Dieu.

[91] Qu'il me soit permis de reproduire ici les citations que je faisais plus haut et qui s'appliquent ici d'une manière remarquable :

Humanumque genus communi nomine fovit,

Matris, non dominæ, ritu ; civesque vocavit

Quos domuit...

(CLAUDIEN.)

[92] Profuit injustis te dominante tapi. (RUTILIUS.)

[93] J'écrivais ceci en 1843 et n'ai pas à le changer (octobre 1867). Encore moins aujourd'hui, (juillet 1876.)

[94] II, Cor., X, 4, 5.

[95] Psalm., CXXVII, v. 2.

[96] Hymne pour le jour de saint Pierre et de saint Paul.

O Roma felix, quæ duorum principum

Es consecrata glorioso sanguine,

Horum cruore purpurata, cæteras

Excedis orbis una pulchritudines.