LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE QUATRIÈME. — DU NÉO-STOÏCISME ET DU CHRISTIANISME

CHAPITRE PREMIER. — DU NÉO-STOÏCISME.

 

 

§ II. — CARACTÈRES DU NÉO-STOÏCISME.

Un des premiers caractères et de Sénèque et de ses contemporains, c'est l'éloignement pour la science et la philosophie spéculative, que les Grecs, il faut en convenir, avaient faite à la fin bien puérile.

Le genre humain était malade. Était-ce aux atomes crochus de Démocrite que le philosophe demanderait le remède ? les nombres de Pythagore lui viendraient-ils au secours ? s'occuperait-il, avec les stoïciens, à prouver à son siècle que la vertu est un animal, ou bien que, lorsqu'un homme est écrasé sous une pierre, son âme est si gênée qu'elle ne peut sortir ? La métaphysique des Grecs, et en général toute la partie dogmatique de leur philosophie, était ou trop incertaine ou trop spéculative : jeu d'école, vaine escrime de la pensée, d'où le monde malade n'avait à espérer aucun remède.

Aussi, à la vue de tant de puérilités, Fabianus, savant lui-même, doutait s'il ne valait pas mieux ne rien savoir[1]. Démétrius réduisait toute étude à quelques préceptes moraux, simples, faciles, pratiques[2]. Sénèque lui-même, Sénèque curieux et savant, jette souvent sur la science le coup d'œil dédaigneux du moraliste. Il juge frivole l'érudition dont lui-même fait étalage[3] ; il condamne les sciences physiques sur lesquelles il a passé bien des heures[4] ; la dialectique ne lui parait qu'un exercice puéril[5] ; les spéculations philosophiques, celles même des stoïciens, lui semblent ridicules[6], : tout cela n'est qu'un jeu d'échecs[7], une intempérance d'érudition, une cavillation misérable[8]. Et même les plus grandes questions de la philosophie ne lui apparaissent que comme une noble récréation de l'âme qui s'élève par là au-dessus des misères de sa condition mortelle, de même que l'artisan, après avoir fatigué ses yeux et son corps au travail minutieux et au jour pâle de l'atelier, vient sur la place respirer l'air et savourer la clarté du jour[9].

Quelle sera donc la grande étude de l'homme, si ce n'est l'homme lui-même ? Qu'il se connaisse avant de connaître le monde[10]. La philosophie de la vie, non celle de l'école ; le développement de cette connaissance du bien et du mal, dont la nature a mis le germe dans nos âmes : voilà le seul labeur digne d'occuper l'intelligence humaine[11]. La possession de la vertu, la vraie et incommutable notion des biens et des maux, voilà la parfaite richesse de l'aine, voilà la consommation de toute science[12].

Un second caractère et une autre tendance de cette philosophie, c'est le besoin d'arriver à une notion plus pure de la Divinité et des rapports de l'homme avec elle.

Bien avant ce temps, il est vrai, la philosophie avait balayé cet amas de fables qui, par une intolérable perturbation de toutes les idées, se forgeait des dieux sur l'image des vices humains[13]. Bien avant Sénèque, on savait que Jupiter n'est pas ce colosse doré qui tient au Capitole une foudre de métal[14]. On avait ri, sans en faire disparaître une seule, des mille pratiques superstitieuses dont les temples offraient le ridicule spectacle ; on avait dit avant lui, moins hardiment peut-être que lui, parce qu'on vivait sous une loi plus sévère, que le sage accepte le culte public comme une coutume, ne l'embrasse point comme une foi[15].

Mais chasser les dieux des poètes était peu de chose ; soupçonner, reconnaître le Dieu suprême, était un pas de plus. Se railler des fables était facile ; les expliquer et les ramener à une foi plus pure, était au moins un effort de l'intelligence. On l'avait fait sans doute, mais l'avait-on fait d'une façon aussi claire que celle-ci ? Les doctrines secrètes du Portique[16] s'étaient-elles montrées aussi nettement ? — Ces divinités que vous invoquez ne sont que des noms divers donnés à un même Dieu. Vous l'appelez Stator, parce que sa bonté maintient et fait subsister toute chose... ; Liber Pater, parce que, père de toutes choses, il donne à tous les germes la puissance qui les développe[17]... ; Hercule, parce que sa force est invincible... ; Mercure, parce qu'en lui est la raison, le nombre, l'ordre, la science... Autant il nous envoie de bienfaits, autant il a de noms divers[18]. Que nous le nommions Jupiter, conservateur et souverain de ce monde ; que nous le nommions Destin, parce que le Destin n'est autre chose que la série et la dépendance des causes, et que lui-même est la cause suprême, la cause des causes, de laquelle toutes les autres dépendent ; que nous l'appelions Nature, lui dont toutes choses sont nées et de l'esprit duquel toute chose vit ; que nous l'appelions Providence, lui dont la sagesse pourvoit au mouvement et à la conservation de ce monde : nature, fortune, providence, tous ces noms lui conviennent : c'est toujours le même Dieu usant diversement de sa puissance[19].

Ce Dieu, quel est-il donc ? Nul ne le connaît[20]. Bien des hommes le peignent sous de fausses couleurs, sans qu'il prenne souci de les punir. Tout ce qui environne cette suprême puissance est plein de doutes et de ténèbres ; et comment pourrons-nous jamais bien connaître ce qu'est Celui sans lequel il n'est rien ? Cependant, s'il échappe à nos yeux, il se rend visible à notre pensée, et, retiré dans le sanctuaire de sa majesté suprême, il en ferme l'accès à tout, sauf à notre âme[21]. Dieu est compris par notre âme et par notre raison, parce qu'il est tout entier âme et tout entier raison[22]. Rien ne lui est caché[23] ; rien n'est grand auprès de lui[24] ; rien ne lui commande. Sa joie est éternelle[25], sa puissance souveraine, sa présence infinie. Tout lui-appartient[26] ; il est partout. Nul espace n'est vide de lui, et de quelque côté que nous nous tournions, nous le rencontrons[27].

Dieu est la cause première, la cause unique. Il est à lui-même sa propre nécessité[28]. Platon et Aristote se trompent grossièrement quand ils appellent du nom de cause la forme, le modèle. La cause véritable, c'est la volonté de l'ouvrier, c'est la raison agissante, c'est Dieu[29].

Ce Dieu, qui n'a besoin de personne, a voulu pourtant se manifester par ses œuvres. Il est l'artisan de ce monde, comme il en est le souverain[30]. Il nous a faits, et avant de nous faire, il nous a pensés[31]. Il nous a faits, il est notre père[32] ; il nous aime[33]. Toute chose nous vient de lui. Il gouverne ce monde, il le conduit par sa puissance ; il a le genre humain sous sa tutelle, parfois même il s'occupe de chacun de nous[34].  Il nous aime ; il y a plus, il nous sert, et, sans cesse présent à nos côtés, il est prêt à aider chacun de nous dans ses besoins[35]. Il ne craint pas d'obliger même les ingrats ; son soleil se lève même pour les impies[36]. Et d'où viennent tant de dons, si ce n'est de sa pure et gratuite bonté ? Quelle cause les dieux peuvent-ils avoir de nous faire du bien, si ce n'est leur nature bienfaisante et libérale ? Le mal ne saurait venir d'eux ; ils ne peuvent pas plus le causer que le recevoir. S'ils punissent et s'ils réprouvent, c'est pour le bien de l'homme : ils ne veulent jamais notre malheur[37].

A cette volonté suprême et bienfaisante qui refusera son obéissance ? Ce qui plan à Dieu ne plaira-t-il pas à l'homme[38] ? Suivre Dieu est une règle de la sagesse antique[39], et d'autres allant plus loin disent : Obéir à Dieu, c'est la liberté[40].

L'obéissance suffit-elle ? Non. Il faut non-seulement l'obéissance, mais le consentement[41]. Quand Dieu m'envoie quelque souffrance, je me soumets à sa volonté, non-seulement parce qu'il le faut, mais parce que j'aime à m'y soumettre... Je veux payer mon tribut de bon cœur[42]. — Ô dieux, disait Démétrius, je ne me plains que d'une chose : que ne m'avez-vous d'avance fait savoir votre volonté ? Je serais venu de moi-même au-devant de vos ordres. Vous voulez mes enfants ? je les ai mis au monde pour vous. Une portion de mon corps ? prenez-la... Ma vie enfin ? reprenez ce que vous m'avez donné ![43]

D'où vient cette obéissance volontaire, ce consentement plein d'amour ? Aristote trouvait absurde de dire qu'on aime Jupiter[44], et Platon lui-même avait tout au plus soupçonné que l'homme doit aimer Dieu[45] ; mais Cicéron ne parle pas ainsi[46], et surtout Sénèque plus hardi : Aimez Dieu, dit-il, Dieu veut être aimé[47].

Quel culte maintenant ce Dieu réclame-t-il de l'homme ? Lui faut-il des taureaux, de l'or, une superstition inquiète, minutieuse, effarée[48] ? Non, croyez aux dieux, proclamez leur existence[49], reconnaissez leur majesté sainte, reconnaissez en eux la bonté sans laquelle la majesté n'est pas, reconnaissez leur providence[50]. Laissez là les grasses victimes et les immolations de troupeaux entiers ; adorez par une volonté droite et bonne[51] ; n'ayez, si vous voulez, que des vases de terre pour votre offrande, mais, si vous prétendez avoir les dieux propices, soyez homme de bien[52]. Donnez aux dieux ce qu'avec toute son opulence le fils de Messala ne peut leur donner, une pensée respectueuse pour la justice et pour le ciel[53]... Laissez là ces prières honteuses d'elles-mêmes qui se retournent pour voir si on les écoute. Ne chuchotez pas à l'oreille des dieux, vivez à vœu découvert[54].

Quand donc vous prierez, que demanderez-vous dans la prière ? Ici Sénèque s'élève bien au-dessus de l'antiquité : Demande, dit-il, un bon esprit, la santé de l'âme avant celle du corps. Les anciens jusque-là n'attendaient de leurs dieux aucun bien moral[55] ; mais c'est un bien moral que Sénèque attend de la Divinité. Si nul n'est homme de bien sans Dieu, c'est donc Dieu qui nous inspire les grands desseins de notre vie. Les rayons du soleil touchent la terre sans abandonner cet astre ; de même l'esprit de Dieu, envoyé pour nous faire voir de près les choses divines, demeure avec nous, mais sans se séparer de son origine[56].

Sénèque dit encore : Voulez-vous honorer les dieux, imitez-les[57]. — Mais comment l'homme, cet être mortel et fragile, imitera-t-il l'Être immortel et puissant ? — Dieu lui prêtera son aide. Les dieux ne sont ni dédaigneux, ni jaloux ; ils appellent à eux[58], ils tendent la main à celui qui veut monter vers eux. Nul sans Dieu n'est homme de bien[59] ; nulle âme n'est droite sans lui[60] ; de lui viennent les fortes et courageuses résolutions. Quand une âme est élevée, modérée, constante, sereine, c'est qu'une puissance céleste la conduit : tant de vertu ne peut être sans l'aide d'un Dieu[61].

Par la vertu, en effet, les hommes, qui sont les associés et les membres de Dieu[62], ne font que remonter à leur origine et développer, comme un cultivateur intelligent, les semences divines qui sont en eux[63]. Par la vertu, l'homme se rend digne d'entrer en société avec son auteur... Entre Dieu et les hommes de bien, il y a amitié, parenté, ressemblance ; leurs âmes sont des rayons de sa lumière ; l'homme de bien est le disciple, l'imitateur, le véritable enfant de Dieu[64]. Vous étonnez-vous que l'homme arrive jusqu'aux dieux ?  Il y a quelque chose de plus merveilleux : Dieu vient à l'homme ; il y a plus, Dieu vient dans l'homme[65]. Et ailleurs encore : Dieu est près de nous, avec nous, il est en nous. Un esprit divin réside en nous-mêmes, à la fois notre surveillant et notre guide. Dans le cœur de tout homme vertueux demeure je ne sais quel dieu, un dieu y demeure[66].

Ainsi l'âme céleste de l'homme de bien, vivant avec les hommes, reste attachée à son origine, comme le rayon qui nous éclaire n'est pourtant pas séparé de son soleil. Elle tient à Dieu[67], le regarde, reçoit de lui sa force ; son Dieu est son père[68] ; comme lui, elle vit dans une joie que rien ne peut interrompre[69] ; comme lui, elle est heureuse sans les biens de la terre. La richesse, le plaisir, ne sont pas des biens, puisque Dieu n'en jouit pas[70].

Que l'homme accomplisse donc sa noble destinée. Qu'il crée en lui l'image de Dieu. L'image de Dieu n'est pas d'argent ou d'or ; de ces métaux grossiers on ne fera jamais rien qui ressemble à Dieu[71]. Le bien suprême n'est autre chose que la possession d'une âme droite et d'une claire intelligence. Que l'homme souffre avec patience ; car Dieu n'est pas pour lui une mère tendre et aveugle, Dieu l'aime fortement, Dieu l'aime en père. Nous regardons avec un certain plaisir d'admiration un brave jeune homme qui lutte avec courage contre une bête féroce. Spectacle d'enfants ! voici un spectacle digne de Dieu, un duel dont la contemplation mérite de le distraire de son œuvre : l'homme de cœur aux prises avec l'adversité[72].

Au moins cette. philosophie ne rabaisse-t-elle pas l'homme ; au moins a-t-elle le mérite que tant de philosophies n'ont pas eu, de se placer dans le côté de la balance vers lequel notre nature ne penche pas, et de faire contrepoids à nos faiblesses, auxquelles d'autres ont trouvé plus commode d'ajouter le poids de leurs doctrines : Non, Épicure, ne confonds pas la vertu et la volupté : la vertu est quelque chose d'élevé, de supérieur, de royal, d'infatigable, d'invaincu ; la volupté est basse, servile, fragile, misérable ; elle a pris domicile dans les tavernes et les lieux de débauche. La vertu est au temple, au forum, à la curie, devant les remparts ; couverte de poussière, le visage enflammé, les mains calleuses : la volupté se cache, elle recherche les ténèbres ; elle habite les bains, les étuves, les lieux qui redoutent la surveillance de l'édile ; elle est efféminée, sans nerf, toute détrempée de parfum et de vin, pâle de ses excès, couverte de fard, plâtrée de couleurs étrangères[73].

Mais pour atteindre cette vertu, une condition est nécessaire : Soyons bien persuadés que personne de nous n'est sans une faute. Ne disons pas : Je n'ai point péché[74]. Au contraire, connaître son péché, dit Épicure, est le commencement du salut. Celui qui ne se croit point pécheur refuse de se corriger. Chaque soir, dans le repos et les ténèbres, examinons notre conduite, rendons-nous compte de nos actions. Ne redoutons le souvenir d'aucune de nos fautes. Soyons nous-mêmes notre accusateur ; soyons notre juge. Sachons nous irriter contre nous-mêmes, et ne nous accordons, qu'après de justes reproches, le pardon de notre conscience. Notre sommeil sera plus paisible quand notre âme aura pu, ou se féliciter de son innocence, ou s'avertir elle-même de ses chutes[75]. Soumettons notre conscience aux dieux ; sachons la leur ouvrir tout entière. Les dieux connaissent nos fautes les plus secrètes. Vivons avec les hommes comme si Dieu nous voyait, et parlons à Dieu comme si les hommes pouvaient nous entendre[76].

Mais de plus, comme nul ne peut s'absoudre lui-même, cherchons aide et conseil chez autrui. Choisissons un homme qui soit toujours devant nos yeux comme un modèle et sous les yeux duquel il nous semble toujours vivre... Donnons à notre âme un témoin qu'elle vénère et dont la gravité sanctifie même notre vie la plus secrète... Quel bonheur que de trouver un cœur tout prêt pour y déposer nos secrets en sûreté ! un confident plus rassurant envers nous que nous ne le sommes nous-mêmes Pourquoi userai-je de réticence avec un ami ?[77]

Enfin un dernier caractère, qui appartient à la morale du stoïcisme réformé, est une notion plus élevée des rapports de l'homme avec ses semblables.

La morale philosophique de l'antiquité est presque toujours égoïste. Elle rapporte à nous-mêmes tous nos devoirs. C'est pour lui-même, c'est pour sa propre dignité, c'est pour son orgueilleuse satisfaction qu'elle forme et qu'elle conseille le sage. Tous les devoirs, ou à peu près, sont des devoirs de respect envers soi-même. Le sage sans doute doit être juste envers autrui, parce que l'injustice troublerait l'équilibre de son âme et l'enlaidirait à ses propres yeux. Le sage doit être juste, mais il n'a pas besoin d'aller au delà. L'amour de son semblable, la bienfaisance, ou, pour mieux dire, la libéralité, sont des vertus surérogatoires, des vertus de luxe, de généreux penchants que la sagesse ne commande pas, qu'elle cherche plutôt à restreindre, et auxquels il ne faut se livrer, dit-elle, qu'avec beaucoup de précaution[78]. Ces vertus peuvent manquer sans qu'aucune loi essentielle en soit atteinte, sans que l'équilibre de l'âme en soit blessé,

Aussi dans l'antiquité le devoir envers autrui ressortait-il de la politique plus que de la morale. Ce n'est pas envers l'homme, envers ses semblables, envers son prochain, que l'homme avait d'autres devoirs que celui de la stricte justice. Les grands devoirs de l'homme, aux yeux de l'antiquité, étaient envers l'association dont il fait partie, envers la famille comme portion de la cité, envers la cité qui comprend et domine toutes les associations humaines. L'homme n'était rien comme homme ; comme parent, comme citoyen, il devenait quelque chose : mais surtout la famille et la cité étaient beaucoup. On ne devait à son semblable que la justice on devait à la famille l'obéissance et le respect ; à la patrie, non-seulement le respect et l'obéissance, mais l'amour et le dévouement.

Cette morale philosophique, qui rapporte tous les devoirs au culte de soi-même, cette morale politique qui les ramène tous au culte de la patrie, forment encore la morale de Cicéron, quoique Cicéron vienne tard, qu'il ait recueilli tous les travaux de l'esprit grec, que Posidonius lui ait transmis les notions morales du stoïcisme. Les devoirs sont tous renfermés, pour Cicéron, dans la justice et dans l'honnêteté. L'honnêteté est justement ce culte de soi-même, ce maintien de sa dignité propre, auquel l'antiquité attachait une importance si singulière quelquefois. La justice comprend deux choses : ne nuire à personne, devoir purement négatif, devoir de stricte équité ; servir à l'utilité commune[79], c'est-à-dire aux intérêts communs de ceux que des liens plus étroits rapprochent de nous, de veux qui nous appartiennent ou par le sang, ou par le mariage, ou enfin par l'unité de langue, de cité, de nation[80], aux intérêts surtout de la patrie, cette société la plus chère de toutes, et qui embrasse toutes les autres[81]. Jusque-là, en effet, et jusque-là seulement pouvaient aller le dévouement et le désintéressement du païen[82].

Sénèque parle autrement que Cicéron. Je ne prétends pas qu'il comprenne, dans son entière et véritable étendue, le devoir envers les semblables ; mais au moins reconnaît-il de l'homme à l'homme plus que des obligations purement négatives. On s'aperçoit, en le lisant, que l'esprit de l'antiquité touche à sa fin ; que ses idées semblent étroites et pauvres, parce qu'une idée plus grande commence à se lever sur le monde ; qu'en un mot, le genre humain, comme un aveugle, se sent échauffé par un soleil qu'il ne voit pas encore. Sous le règne immiséricordieux de Néron, Sénèque, non pas le premier sans doute, mais plus nettement peut-être que nul autre, arrive à la notion de l'unité et de la consanguinité entre les hommes : Tous les devoirs humains, dit-il, sont renfermés dans cette pensée[83] : Nous sommes les membres d'un grand corps ; non-seulement parce que la société humaine se forme par notre union, comme une voûte par l'union de ses pierres, dont chacune tomberait si elle n'était soutenue par les autres[84], mais aussi parce que la nature, c'est-à-dire Dieu, nous a fait naître du même sang, nous a fait sortir du même principe, nous a destinés à la même fin[85], nous a inspiré un mutuel amour. Ainsi, il comprend et la notion de la solidarité des hommes dans l'ordre social, et surtout la notion supérieure de la fraternité humaine, qui, obscurcie dans le paganisme, restait pourtant au- fond des âmes, et faisait explosion dans les théâtres, lorsqu'on entendait ce vers du poète :

Je suis homme : rien de ce qui est homme ne me semble étranger.

Mais une fois cette notion prise au sérieux, comme nous allons voir tomber la morale traditionnelle du monde romain ! Comme elles pâliront, ces idées étroites et jalouses de l'esprit de nation et de l'esprit de famille ! Comme ils vont descendre au second rang ces devoirs de la famille, de la tribu, de la cité, que l'antiquité faisait passer avant tout ! La patrie elle-même ne sera pas le souverain bien du sage : Une grande âme ne veut pas d'une étroite patrie ; ma patrie, c'est le monde[86]. Ou, comme disait Musonius : L'exil n'est pas un grand mal ; on peut vivre partout, puisque partout on peut être homme de bien[87]. Que dirons-nous du despotisme de la famille ? Pour que la famille soit paisible et heureuse, il faut que la clémence y pénètre[88]. Que dirons-nous de l'orgueil des castes, de la haine pour l'étranger, du mépris pour l'esclave ? A ces sentiments, fondés sur le principe de l'inégalité native des races humaines, Sénèque oppose l'égalité native de tous les hommes : L'esprit divin peut appartenir à l'esclave comme au chevalier romain. Qu'est-ce que ces mots : esclave, affranchi, chevalier ? Des noms créés par la vanité et par le mépris. Du fond d'une cabane, l'âme peut s'élever jusqu'au ciel[89]. La vertu n'exclut personne : ni esclave, ni affranchi, ni roi. Tout homme est noble, parce qu'il descend de Dieu : s'il y a dans ta généalogie quelque échelon obscur, passe-le, monte plus haut ; tu trouveras au sommet la plus illustre noblesse. Remonte à notre origine première ; nous sommes tous fils de Dieu[90].

Il faut être juste, disait sèchement Cicéron, même envers les gens de la condition la plus vile. La plus vile condition est celle des esclaves ; il faut les traiter en salariés, exiger leurs services, leur donner le nécessaire[91]. Et Cicéron rougit ailleurs du regret qu'il éprouve de la mort d'un de ses esclaves[92]. Sénèque parle bien autrement : Ce sont des esclaves ? Dites des hommes, dites des commensaux, dites de moins nobles amis ; dites plus, des compagnons d'esclavage ; car la fortune a sur nous les mêmes droits que sur eux. Celui que tu appelles ton esclave est né de la même souche que toi ; il respire le même air, il mourra de la même mort. Consulte-le, admets-le à tes entretiens, admets-le à tes repas. Vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécût avec toi. Ne cherche pas à te faire craindre ; qu'il te suffise ce qui suffit à Dieu, le respect et l'amour[93].

Sur un autre point encore, comparons à Sénèque Cicéron, cet esprit incontestablement plus élevé, cette âme plus désintéressée et plus pure : Quelques-uns pensent, dit-il, que les combats de gladiateurs ne laissent pas que d'être inhumains ; et je ne sais s'ils n'ont pas raison, en parlant de ces jeux tels qu'ils sont aujourd'hui. Mais quand on n'y voyait combattre que des coupables..., nul spectacle ne pouvait être plus propre à nous fortifier contre la douleur et contre la mort[94]. Et ailleurs : Tu n'as pas à regretter, écrit-il à son ami ; les chasses dont Pompée nous a donné le spectacle. Il y en a eu, pendant cinq jours, deux dans chaque journée, et magnifiques ; personne ne le nie. Mais quel plaisir peut éprouver un homme bien élevé, à voir un malheureux faible et tremblant, déchiré par quelque bête vigoureuse, ou, au contraire, quelque bel animal percé d'un coup d'épieu ? Si cela est à voir, tu l'as déjà vu ; et pour moi, qui viens d'en être spectateur, ce n'est rien de nouveau[95].

Sénèque ne parle pas avec cette indifférence. Ces mêmes jeux, qui n'inspirent à Cicéron que l'ennui et la satiété, Sénèque les reproche à Pompée comme un crime[96]. Par hasard, dit-il encore, je suis tombé au milieu d'un spectacle de midi ; j'y cherchais des jeux et quelques joyeux délassements : j'ai trouvé des combats auprès desquels ceux du matin sont quelque chose d'humain et de miséricordieux... L'homme, cette chose sacrée, l'homme est livré à la mort par forme de récréation et de jeu, et celui auquel on ne devrait pas même apprendre à recevoir et à donner des blessures est jeté sur l'arène nu et désarmé. Sans colère, sans crainte, à titre de passe-temps, l'homme donne la mort à l'homme, et l'agonie d'un. mourant fait la joie du spectacle[97]. Et Sénèque n'est pas touché de cette excuse que Cicéron admet volontiers : ce sont des coupables : Ils ont mérité la mort, je le veux bien ; mais vous, quel crime avez-vous commis pour mériter d'être spectateur de leur supplice ?[98]

Mais, dirons-nous seulement qu'il faut épargner le sang humain ? Rare vertu, quand on est homme, de vivre en paix avec les hommes ! Belle gloire d'épargner ceux qu'on doit servir ! Allons plus loin ; disons qu'il faut tendre la main au naufragé, montrer la route au voyageur qui s'égare, partager son pain avec celui qui a faim... La nature a fait nos mains pour que nous nous aidions les uns les autres  Et, selon sa loi, il est plus malheureux de donner la mort que de la souffrir[99]. Allons plus loin encore : il ne suffit pas de secourir ; il faut secourir de bonne grâce : L'aumône n'est un bienfait que par la bonne volonté qui l'inspire. Il faut secourir sans bruit, en silence, sans humilier celui qui reçoit. Il faut secourir non-seulement l'ami, mais l'inconnu ; non-seulement l'homme libre, mais l'esclave, non-seulement l'homme reconnaissant, mais l'ingrat ; non-seulement l'homme inoffensif, mais celui qui est notre ennemi[100]. Partout où il y a un homme, il y a place au bienfait[101].

Il faut donc secourir même ses ennemis[102]. La vengeance, si admise et si admirée qu'elle soit du vulgaire, est un vice et une faiblesse ; s'il faut punir, punissons pour corriger l'homme pervers, non pour rendre à notre ennemi le mal qu'il nous a fait[103].

Voilà comme parlait Sénèque en ce siècle infâme et cruel qui avait accumulé toutes les corruptions. Ce n'était, certes, pas autour de lui, à la cour de Messaline ou de Néron, qu'il avait puisé des pensées aussi hautes. Ce n'était même pas dans l'antiquité : chez les plus grands philosophes de la Grèce, ces mêmes pensées sur l'essence divine, sur les rapports de l'homme avec Dieu, sur les rapports de l'homme avec l'homme, ne se retrouvent qu'éparses, incomplètes, indistinctes ; pour qu'elles se dessinassent avec une netteté et avec un ensemble jusque-là inconnus, il fallait le rhéteur Sénèque, cet homme élevé parmi les arguties de l'école, ce courtisan parfois si infâme de Néron. A partir de Sénèque, ou, si l'on veut, de son époque, à partir de ce règne odieux de Néron, ces nobles idées se popularisent, entrent dans le domaine commun de la philosophie, sont confirmées et développées après Sénèque par Épictète, après Épictète par Marc-Aurèle.

Comment de si nobles pensées ont-elles une date si étrange ? Comment ces hommes, la plupart inférieurs, pour le génie, aux grands maîtres de la Grèce, ont-ils entrevu plus nettement la vérité ? Comment Sénèque, ce déclamateur, qui paraît souvent ne penser qu'à arrondir sa phrase, rencontre-t-il, pour remplir sa période, tel ou tel rayon de vérité qui a échappé à la haute vue d'un Platon, à la sagacité d'un Aristote, à la sagesse d'un Socrate ? Il ne pense, me direz-vous, il ne croit, il ne pratique rien de ce qu'il dit, je le suppose ; il est rhéteur et non philosophe. Mais comment le rhéteur a-t-il eu des éclairs de vérité que n'avait eus nul philosophe ?

Voilà le problème qui ne sera résolu qu'après le complet examen du néo-stoïcisme. Aussi bien, est-il temps, après ses mérites, de montrer ses faiblesses et de faire voir par quel côté il tenait aux misères de l'humanité, aux misères des siècles païens, aux misères de son propre temps.

 

 

 



[1] Senec., de Brevitate vitæ, 14.

[2] Senec., de Benef., VII, 1.

[3] De Brevitate vitæ, 13, 14.

[4] De Benef., VII, 1.

[5] Ép. 16.

[6] Ép. 113 et autres.

[7] Ép. 106.

[8] Ép. 88. V. encore Ép. 20, 25, 45, 48 ; III, 113.

[9] De Benef., VII, 1.

[10] Ép. 65.

[11] Ép. 120.

[12] Ép. 16.

[13] Senec., de Benef., VII, 2.

[14] Natur. quæst., III. — Contre les fables des poètes, V. Ép. 24, 83 ; de Ira, II, 35 ; ad Marciam, 19 ; de Vita beata, 26, 27 ; de Brevitate vitæ, 15.

[15] V. Senec., apud Augustin, de Civit. Dei, VI, 10 ; apud Lactance, Divin. Instit., II, 16.

[16] Diogène Laërce, in Zenone. Cette identité de différents dieux est indiquée dans ce vers attribué à Orphée : Jupiter, Pluton, le Soleil, Bacchus, ne sont qu'un.

[17] Liber Pater ou Bacchus présidait aux semences. (Saint Augustin, De Civit. Dei, VI.)

[18] De Benef., IV, 7, 8.

[19] De Benef., IV. 7 ; Nat. quæst., II, 45.

[20] Ép. 31.

[21] Nat. quæst., VII, 30, 32.

[22] Nat. quæst., in proœm. Sénèque, il est vrai, par une de ces contradictions qui lui sont habituelles, blâme ailleurs Platon d'avoir fait Dieu sans corps. V. ce que nous avons dit plus haut, tome III, sur la difficulté qu'éprouvaient les philosophes anciens à comprendre l'être purement spirituel. L'épicurien Velleius (dans Cicéron, de Nat. Deor., I) se moque de Platon et soutient que le dieu incorporel serait nécessairement privé de sens, de raison, de bonheur ; que les dieux, au contraire, par cela seul que leur nature est plus heureuse, doivent être revêtus de la forme la plus parfaite qui est la forme humaine ; que Dieu, étant un être animé, doit ressembler à celui des êtres animés dont la figure est la plus belle ; qu'il ne peut y avoir de bonheur, de vertu, de raison, autrement que sous la figure humaine ; que les dieux ont donc les apparences de l'homme ; qu'ils ont un quasi-corps et un quasi-sang, etc. Cicéron plus sage (Tuscul., I) revient à l'opinion de Platon et définit Dieu : un esprit libre et dégagé, séparé de toute agrégation mortelle. Mais il est douteux encore que Cicéron et Platon aient compris, comme nous la comprenons, la spiritualité divine. Le mot incorporel (άσώματος) donne plutôt, dans le langage des anciens, l'idée d'une matière très-légère et très-subtile. Porphyre dit (Sent. 21) que la matière première est άσώματος ; Jamblique (de Myst., I, 17) que les corps célestes sont d'une nature très-analogue à l'être incorporel des dieux.

[23] Ép. 86.

[24] Natur. quæst., proœm.

[25] Ép. 60. Gaudium quod deos deorumque æmulos semper sequitur nunquam interrumpitur. — Semper gaudete, dit saint Paul. — V. du reste, sur ces rapprochements entre les passages de Sénèque et ceux de l'Écriture sainte, l'appendice C à la fin du volume.

[26] Hanc Dei vocem : Hæc omnia mea sunt. (Benef., VII, 3), et ailleurs : omnia habentem. Ép. 95.

[27] Ubique Deus. (Ép. 41.) Nihil ab illo vacat. (De Benef., IV, 8.) Et Lucain :

Estne Dei sedes nisi terra et pontus et aer,

Et cœlum et virtus ?

[28] Quæst. nat., 1.

[29] Ép. 65.

[30] Mundani hujus operis dominum et artificem. (Nat. quæst., II, 45.) — Ajoutez ce beau passage que Lactance nous a conservé : Ne comprends-tu point quelle est l'autorité et la majesté de ton juge ? C'est lui qui gouverne ce monde ; c'est lui qui est le Dieu du ciel et le Dieu de tous les dieux ; c'est lui qui a suspendu dans les cieux chacune de ces divinités auxquelles nous vouons un culte séparé ; c'est lui qui, au moment où il jetait les premiers fondements de son magnifique ouvrage, où il ordonnait ce monde, la plus grande et la meilleure de toutes les œuvres, a voulu que toute chose marcha sous la direction d'un chef ; et, en même temps que son esprit remplissait le monde, il enfantait, pour le gouverner sous lui, des dieux ministres de sa royauté. Et combien de fois, ajoute Lactance, Sénèque n'a-t-il pas parlé de Dieu dans un langage semblable au nôtre ! (Lactance, Div. instit., I, 4.)

[31] Benef., VI, 33.

[32] Ép. 110.

[33] Benef., II, 29.

[34] Ép. 95.

[35] Ép. 95. Nous ne dépendons point de nous-mêmes ; nos regards sont tournés vers un autre de qui seul nous pouvons tenir en nous ce qu'il y a de meilleur. Un autre nous a formés ; Dieu seul s'est fait lui-même. Apud Lactance, Div. inst., I, 7. — Dii sine intermissione munera diebus ac noctibus fundunt. (Benef., IV, 3.)

[36] IV, Benef., 25.

[37] Ép. 95.

[38] Ép. 75.

[39] Vetus præceptum : Deum sequere. (De Vita beata, 15.) — Cette maxime, attribuée à Pythagore par Boèce et Stobée (Pythagoricum illud, έπου Θεώ), est citée également par Plutarque (de Auditu) et Dion Chrysost., II. Cicéron (de Finib., III, 22) la rapporte en la plaçant sur la même ligne que le Nosce teipsum et Ne quid nimis. Profecto antiqua et a capite sapientiæ, idest a Deo insita, dit Juste-Lipse sur Sénèque. — Est-il long de dire que la fin de toutes choses est de suivre les dieux ? Épictète, apud Arrien, I, 20. — Et Philon : La fin de toutes choses est, suivant le très-saint Moise, de suivre Dieu, έπεσθαι Θεώ (De Migratione Abraham.)

[40] Deo parere libertas est. (De Vita beata, 15.) — Obéir à Dieu, dit le juif Philon, n'est pas seulement préférable à la liberté, mais à la royauté même. De Regno.

[41] Non servio Deo, sed assentior. (De Vita beata, 15.) Non pareo Deo, sed assentior ; ex animo ilium, non quia necesse est, sequor. (Ép. 106.)

[42] Ép. 106.

[43] De Providentia, 5.

[44] Éthique à Nicomède, VIII, 7.

[45] Saint Augustin, de Civ. Dei, VIII, 9.

[46] De partit. Orat., 16.

[47] Deo satis est coli et amati. (Ép. 47.) Deus amatur. (Ép. 42.) Superstitio amandos timet. (Ép. 133.)

[48] Ép. 116, I ; de Benef., 6 ; Ép. 95. V. aussi, contre la superstition, les passages cités par Lactance (Div. instit., II, 2) et par saint Augustin, de Civ. Dei, VI, 10.

[49] Primus deorum cultus deos credere. (Ép. 95.)

[50] Ép. 95.

[51] In victimis... non est duorum honos, sed pia et recta voluntate venerantium... Boni enim farre et fictilibus religiosi sunt. (Benef., I, 6.) Colitur Deus, non tauris, non auro, non in thesauros stipe infusa, sed pia et recta voluntate... (Ép. 95.)

[52] Ép. 95. V. aussi le passage cité par Lactance (De Vero cultu, VI, 25.) : Deum... non sanguine multo colendum... sed mente pura, bono honestoque proposito.

[53] Perse, II, in fine.

[54] Haud cuivis promptum est murmurque humilesque susurros

Tollere de templis et aperto vivere voto.

(Perse, II, 6.),

Et Sénèque : Deum rogare quod palam rogare audeamus... Sic loquere cum Deo, tanquam homines audiant. (Ép. 10, in fine.)

[55] V. Cicéron, de Div., I, 41, 55. Simonide et même Homère, selon Athénagore, de Legat., 8, disent bien que les dieux donnent la vertu. Mais peut-on la leur demander ? Et qu'entendent-ils au juste par le mot vertu, άρετη ?

[56] Ép. 10, 41. Ailleurs, il est vrai (Ép. 31, 90), Sénèque attribue les vertus de l'homme à lui-même. Mais, encore une fois, il ne faut jamais s'étonner d'une contradiction dans Sénèque.

[57] Satis deos coluit quisquis imitatus est. (Ép. 95.)

[58] Ép. 74.

[59] Ép. 41.

[60] Ép. 73.

[61] Ép. 41.

[62] Ép. 93.

[63] Ép. 73.

[64] De Providentia, I. Discipulus ejus æmulatorque et vers progenies.

[65] Ép. 73.

[66] Senec., Ép. 11, 73. In unoquoque nostrum : Quis Deus incertum est, habitat Deus. Tout cela peut se rapporter sans doute à l'origine divine des âmes, telle que l'admettaient les stoïciens, qui supposaient que l'âme est une partie de la divinité. Cependant on peut aussi entendre ces paroles dans le sens de l'Évangile de saint Jean : Lux... quæ illuminat omnem hominem venientein in hunc mundum. (Ch. 1.) — Si vous entrez, dit encore Sénèque, dans une forêt consacrée, dont les arbres antiques s'élèvent au-dessus de la hauteur commune, et dont les rameaux, s'étendant les uns au-dessus des autres, vous dérobent la vue du ciel, ces troncs immenses, ce silence et ce mystère, ces ombres si épaisses et qui épouvantent notre âme, vous avertissent de la présence d'un Dieu. Si une caverne prolonge ses voûtes souterraines au-dessous des flancs d'une montagne qui semble comme suspendue au-dessus d'elle, votre âme tressaille à cette vue comme si elle sentait que ce lieu est consacré... De même, si vous voyez un homme que les périls n'ébranlent pas, que les passions ne peuvent émouvoir, heureux au milieu des adversités, paisible au milieu des orages, une vénération religieuse n'entrera-t-elle pas dans votre âme ? ne direz-vous pas : Cette vertu est trop grande et trop haute pour pouvoir ressembler en quelque chose au corps dans lequel elle habite ; une puissance divine y est descendue ? (Ép. 41.)

Voyez d'autres passages dans le même sens et bien étrangers aux philosophes des temps antérieurs.

La mission de la philosophie : Arracher l'homme à la terre pour le diriger vers le ciel. Ép. 65.

C'est une grande âme que celle qui s'est livrée à Dieu. Ép. 107.

Tout ce qui plaît à Dieu doit plaire aux hommes. Ép. 74. — Ne disons pas avec Virgile : Dis aliter virum, mais Di melius. Ép. 98.

C'est de Dieu que viennent les résolutions grandes et fortes. Ép. 41. Sénèque, dit M. Boissier à qui j'emprunte ces citations, semble avoir entrevu par moments la doctrine de la grâce, si étrangère aux anciens.

Quelque chose de grand, de plus grand que nous ne pouvons le penser, c'est la Divinité. Vivre, c'est la servir. Sachons mériter son approbation. Peu importe que notre conscience soit close. A Dieu, tout est ouvert (patemus Deo). C'était la conclusion des Exhortations de Sénèque. Lactance, Div. instit., VI, 24.

[67] Animus... hæret origini suæ... — Hæremus cunctis superis, dit Lucain, Pharsale, XVIII.

[68] Deus est parens noster. (Ép. 110.)

[69] Ép. 60.

[70] Ép. 31.

[71] Te quoque dignum finge Deo. Finges autem non auro nec argento. Non potest ex hac materia exprimi imago Dei similis. (Ép. 12.) — Nous ne devons pas estimer, dit pareillement l'Apôtre, la chose divine semblable à l'or, à l'argent, à la pierre, à la matière façonnée par l'art. Actes, XVII, 29.

[72] De Providentia, 2. Un auteur chrétien copie ici Sénèque : Quel noble spectacle pour Dieu, lorsqu'il voit un chrétien combattre contre la douleur, mépriser les menaces et les supplices, et assurer sa liberté contre les princes et les rois ! Minucius Félix, in Octavio. — Et Épictète : Quand le péril te menace, songe que Dieu, comme un intendant de l'arène ou des jeux, vient de t'appareiller avec un redoutable adversaire. Épictète, apud Arrien, I, 24.

[73] De Vita beata, 27.

[74] De Ira, II, 27.

[75] Ép. 28 ; de Ira, III, 26.

[76] Ép. 10 ; de Benef., VII, 1, et Sénèque le père, Controv., I, 2. — Saint Pierre dit de même : In interrogatione bonæ conscientia (I Petr., III, 21.) — Ailleurs, Sénèque, cité par Lactance (Div. inst., VI, 24) : Ton surveillant te suit partout ;... à quoi bon chercher un lieu secret, éviter les témoins ? Crois-tu échapper à tous les yeux ? Insensé, que t'importe de n'avoir pas de confident, quand tu as ta conscience ?

[77] Nemo invenitur qui se possit absolvere. (De Ira, I, 14 ; Ép.  11 ; de Tranq. animi, I, Ép. 3.)

[78] Beneficentia ac liberalitas... qua quidem nihil est naturæ hominis accommodatius ; sed habet mullas cautiones. V. aussi tout le chapitre, Cicéron, de Off., I, 14.

[79] Ut ne qui noceatur... Ut communi utilitati serviatur. (De Off., I, 10.)

[80] Aretior societas propinquorum... societas in ipso conjugio... gens, natio, lingua, civitas. (V. De Off., I, 17.)

[81] Ainsi Lucilius (lib. incerto), v. 165 :

Virtus, Albine, est...

Commoda præterea patrice sibi prima putare,

Deinde parentum, tertia jam postremaque nostra.

[82] Parcourez toutes les sociétés humaines, nulle n'est plus sacrée, nulle ne saurait nous être plus chère que celle qui nous unit à la chose publique. Nous aimons sans doute nos pères et nos mères, nos enfants, nos proches, nos amis ; mais l'amour de la patrie renferme en lui seul tous ces amours. Quel homme de bien hésitera à lui donner sa vie, si sa vie peut lui être utile ? De Off., I, 17.

Ailleurs, il est vrai, Cicéron semble étendre davantage la sphère des devoirs : Ceux qui nous imposent des devoirs envers nos seuls concitoyens et non envers les étrangers, ceux-là détruisent la société humaine hors de laquelle il n'y a ni bienfaisance, ni libéralité, ni bonté, ni justice, etc. (Ibid., III, 17. V. encore I, 10, de Finibus, V 23 ; de Nat. deorum, I, 44 ; de Legibus, I, 7, 10. Fragm. apud Lactance, Divin. instit., V. 8.) Mais ici même, il parle des devoirs de stricte justice, et non des obligations de charité, ou bien encore des actes dé bienfaisance qui ne coûtent rien, tels que permettre de boire dans l'eau courante, montrer le chemin à l'homme égaré, lui laisser allumer sa lumière à votre feu, donner un bon conseil à qui vous consulte, chose utile à celui qui reçoit, sans dommage pour celui qui donne. Off., I, 16.

[83] Membra sumus corporis magni. (Ép. 95.)

[84] Societas magna lapidum fornicationi similis. (Ép. 95. V. encore de Ira, II, 31.) L'homme est sacré pour l'homme, car ils sont ensemble concitoyens de la grande cité. Et plus ouvertement encore : Il y a deux cités, l'une plus petite, l'autre plus grande. Celle-ci est la vraie chose publique. Elle embrasse les dieux et les hommes. Ses bornes sont celles que le soleil atteint dans sa marche. De Otio sapientis, 31.

[85] Natura nos cognatos edidit, cum ex iisdem et in eadem gigneret. (Ép. 95.)

[86] Ép. 28, 102.

[87] Apud Stobæum.

[88] De Clem., I, 5. V. aussi 14.

[89] Ép. 31.

[90] De Benef., III, 18, 29 ; Ép. 47. V. aussi de Ira, III, 31 ; de Vita beata, 21 ; de Benef., III, 28.

[91] De Offic., I, 13, et ailleurs : Adhibenda sævitia ut heris in famulos. (De Off., II, 7.) Ailleurs il compare l'empire de l'âme sur le corps à la domination du prince sur ses sujets ou ses alliés, et au contraire l'empire de l'âme sur les passions mauvaises (libidini) la domination du maître sur les esclaves qu'il s'étudie à fatiguer. De Republ., III, 19.

[92] Attic., I, 11.

[93] Ép. 47.

[94] Tusculanes, II, 17.

[95] Fam., VIII, 1.

[96] De Brevitate vitæ, 13, 14.

[97] Homo res sacra... Satis spectaculi in homine mors est... Homo hominem, non timens, non iratus, tanquam spectaturus, occideret. (Ép. 7, 90, 95.)

[98] Ép. 7. Pline, venant après Sénèque, exprime aussi une certaine horreur, mais bien modérée, pour l'effusion du sang dans l'arène. Hist. nat., XXVIII, 1.

[99] Ép. 95.

[100] Non est beneficium nisi quod a bona voluntate proficiscitur. (De Benef., VI, 9. Ibid., II, 9 ; VII, 31.) Etiam ignotis succurre. (De Ira, I, 5.) Secourez l'inconnu qui ne pourra vous témoigner sa reconnaissance qu'en priant les dieux pour vous. De Benef., IV, 11. — Donne comme tout homme doit donner à un homme. De Clement., II, 8.

[101] De Vita beata, 24.

[102] Non desinemus opem ferre etiam inimicis miti manu. (De Otio sap., 28.) Cicéron disait seulement : Il y a une mesure à garder dans la vengeance. (Off., I, 11.)

[103] Inhumanum verbum, ut quidem pro justo receptum ultio. (De Ira, II, 32.) Non se ulciscitur, sed illos emendat. (De Constant. sap., 12 ; de Ira, I, 5 ; II, 31 ; de Clem., I, 22 ; II, 7.) — V. cependant, de Benef., VI, 5.