LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE DEUXIÈME. — DES DOCTRINES

CHAPITRE III. — ACTION MORALE DU POLYTHÉISME.

 

 

De tant de notions diverses, de tant de formes différentes données au polythéisme, quel résultat pouvait naître dans la vie des hommes ?

Les religions politiques de l'antiquité avaient eu pour but moral de vouer l'homme au service de la patrie, d'enseigner les vertus civiques à titre de vertus religieuses, de transformer la piété pour les dieux en dévouement pour la nation. Mais, sous l'empire universel de Rome, qu'était-ce que la nation et la cité ? Quel sens pouvaient avoir une religion et une morale patriotiques ? le monde, écarté de ses voies primitives, laissait s'affaiblir en lui le sentiment de l'hérédité, et Rome elle-même se faisait cosmopolite bien plus qu'elle ne faisait le monde romain.

Les cultes publics, ainsi vides de leur influence et de leur destination patriotique, gardaient-ils une puissance philosophique, une force de vérité abstraite, une autorité en fait de morale qui pût satisfaire l'intelligence, guider le cœur, et, en purifiant l'homme, maintenir la société ?

Ici, il faut comprendre comment Rome, et la Grèce surtout qui avait donné ses leçons à Rome, entendaient ce qu'est une religion. Car les cultes de l'Orient eux-mêmes, quand ils passèrent en Italie, n'y passèrent pas avec le caractère qui leur était propre, avec ce qu'ils pouvaient avoir d'absolu, d'entier, d'exclusif ; ils y furent entendus à la grecque.

Or, pour la Grèce, ce que nous appelons une religion, c'est-à-dire un corps de doctrines et de traditions, réalisées par des cérémonies régulières, des devoirs stricts et un enseignement moral, cela n'existait pas. Il y avait des traditions plus ou moins respectées, plus ou moins admises, plus ou moins cohérentes, mais qui ne s'enseignaient pas avec autorité, qu'en une certaine mesure chacun prenait à son gré ou pour de la théologie, ou pour de la fiction poétique, ou pour de la physique voilée sous l'allégorie. La bible de cette religion, ce fut Homère, ce fut Hésiode, ce furent tous les poètes, venant les uns après les autres, avec moins d'autorité chaque fois, ajouter leur fable à ce grenier de fables, et réinventer les dieux chacun à sa guise. Il y avait encore quelques belles notions morales, conservées par les poètes, surtout par les tragiques, inspirations personnelles, écho des mystères, débris de quelque révélation primitive, je ne sais ; mais qui, étant peu cohérentes, passaient par le vulgaire sans être entendues et n'étaient souvent prises que pour de la poésie. Les fêtes étaient choses d'art, de luxe et de plaisir ; le culte public, chose de politique ; le culte privé avec ses mille et une superstitions, affaire de satisfaction et de goût personnel.

L'homme ainsi vivait à son aise avec la divinité. La Grèce l'avait faite accessible, familière ; elle l'avait placée au niveau des hommes, sinon au-dessous d'eux. On avait son dieu de prédilection, on lui faisait la grâce d'une adoration toute particulière, on lui gardait les belles hécatombes ; les brebis maigres étaient pour d'autres. On le mettait dans la confidence de ses affaires ; on lui recommandait ses amours ; on lui demandait protection pour son ménage ; on le remerciait, on l'aimait ; mais parfois on le punissait, on le grondait, on lui tournait le dos, on laissait désormais vivre ses belles génisses ; on brisait sa statue, brûlait sa chapelle. Les imprécations contre les dieux étaient dans toutes les bouches. Après la mort de Germanicus, le peuple romain furieux jetait dans la rue les lares domestiques. Alexandre, dans sa douleur de la mort d'un de ses amis, fit brûler les temples d'Esculape, qui n'avait pas su le guérir[1].

En effet, — eût-on respecté par hasard Jupiter chasse-mouche[2] ? c'est sous ce nom qu'Élis adorait le père des dieux. Cloacina, la déesse des égouts, vénérée dans Rome, valait-elle mieux que les dieux crocodile, ibis, fève et oignon de l'Égypte ? Flora et Laurentia avaient été des courtisanes ; ce n'est pas un Évhémère, un philosophe incrédule qui le raconte, c'est la foi publique, c'est le catéchisme des pontifes. Dieux bêtes, dieux poissons, dieux enfants, dieux âgés et qui sont nés sans doute avec des cheveux blancs : dieux mariés et mariés entre frère et sœur ; dieux célibataires, qui sans doute n'ont pas trouvé de parti à leur convenance ; déesses veuves, comme Foudre et Ravage, auxquelles il ne faut pas s'étonner si les prétendants ont manqué : voilà comme les philosophes établissent la statistique de l'Olympe. Mais pourquoi donc, ajoutent-ils, ne naît-il plus de dieux, et quel funeste sort a rendu inféconds lei hymens célestes ?[3]

La Grèce avait voilé par la poésie la frivolité de ses fables ; Rome avait relevé la puérilité des siennes par le sérieux de la politique ; mais, l'intérêt politique de la religion étant tombé ou réduit au seul culte des Césars, la niaiserie restait à nu. Cette religion domestique de Rome avait attaché des milliers de dieux au service de l'homme et de la maison. Varron énumère longuement les dieux qui président aux destinées humaines, depuis Janus, qui nous ouvre les portes de la vie, jusqu'à Nénie, qui chante à nos funérailles. Certains dieux président au vêtement, à la table, à la maison. On en a trois à sa porte : un pour les battants, un autre pour le seuil, le troisième pour les gonds[4]. Trois dieux gardent les femmes en couche ; trois déesses nourrissent, font boire et manger l'enfant. Neuf dieux veillent au mariage ; Jugatinus allie les époux, Domiducus conduit l'épouse à la maison, Manturna l'y fait rester ; je n'en dis pas plus, je fais assez comprendre à quel point était prostitué le nom incommunicable[5] de Dieu. Enfin, chaque œuvre domestique avait un dieu valet pour l'accomplir, et saint Augustin, qui n'avait pourtant pas lu Adam Smith, remarque que c'est le principe de la division du travail transporté de l'atelier dans l'Olympe[6].

Quand le Dieu des chrétiens vient, comme disent nos Écritures, retourner le lit du pauvre dans sa maladie[7], il y a dans cet abaissement une grandeur de plus, parce que ce Dieu, serviteur de l'infirme, est en même temps le Dieu qui a créé et qui gouverne le monde. Mais quand il y a un dieu exprès pour chaque fonction servile, même pour chaque chose que l'homme fuit et déteste ; il n'y a plus ni grandeur, ni divinité, ni amour. L'homme ne saurait être respectueux, ni même respectueux envers ces dieux nés pour le servir.

Ainsi, le culte public, dépouillé de son but patriotique et de son énergie nationale, inutile et vide de sens, laissait voir à nu sa faiblesse morale et sa nullité philosophique. Le laisser-aller poétique de la Grèce et sa familiarité d'artiste, la grossièreté populaire et la simplicité puérile des fables romaines, tout cela déshabillait plus complètement la religion, et la rendait plus vide pour l'intelligence, plus insuffisante pour diriger la conduite de l'homme.

Passons maintenant à la dévotion privée. Sous ce nom je comprends, non-seulement les mystères, mais toutes les adorations et tous les rites, publics ou secrets, nationaux ou étrangers, que l'homme observait, non comme citoyen, mais comme homme, pour satisfaire son âme, non pour obéir à la loi. Nous venons de dire ce qu'était la religion païenne et quelle satisfaction elle donnait à l'intelligence ; disons maintenant ce qu'était la dévotion païenne, et quelle satisfaction elle donnait au cœur.

Il ne faut pas chercher dans l'antiquité cette puissance du sentiment religieux, qui est née du christianisme, et que le christianisme a rendue saisissable, même à ses ennemis. Au sentiment religieux du paganisme manquait une des grandes bases du sentiment chrétien, la foi certaine en une vie à venir. Toutes les traditions sans doute témoignaient, quoique imparfaitement, de cette vérité ; les mystères surtout en gardaient la trace[8] ; mais aux temps dont nous parlons, toutes les traditions et même les mystères s'étaient corrompus. Les mythologues parlaient bien du Tartare, châtiment de quelques crimes énormes, et de cet Élysée admiré des Grecs[9], mais fort peu envié de qui que ce fût. Rester des siècles entiers couché sur l'herbe ou occupé à fourbir des armes et à panser des chevaux, a paru si ennuyeux à Platon et à Virgile, qu'ils n'ont trouvé, pour sortir d'embarras, d'autre ressource que de mettre une fin à ce bonheur et de ramener, par la filière des transmigrations pythagoriques, l'âme affranchie de sa félicité à toutes les misères de la condition terrestre. Quand, plus tard, les platoniciens du ive siècle, ces derniers défenseurs du paganisme, voulurent faire entrer dans la dévotion hellénique la pensée chrétienne de l'autre vie, et prescrivirent des prières pour ce monde et pour l'autre : Vous demanderez donc, leur dit saint Augustin, la vie éternelle aux nymphes auxquelles vous ne demandez pas un verre de vin ? Bacchus, qui n'a pas un morceau de pain à donner à votre estomac, donnera la félicité du ciel à votre cœur ? Et ces dieux dont Varron fait le catalogue, tous confinés dans quelque département de la vie matérielle dont parfois ils s'acquittent fort mal, vous procureront la vie éternelle, dont Varron n'a donné la charge à aucun Dieu ?[10]

Maintenant, ce que ne faisaient ni les religions, ni les mystères, la philosophie le faisait-elle ? donnait-elle un sens plus précis aux vagues notions des mythologues sur la vie à venir ? Il ne semble même pas que l'idée complète de l'immatérialité des âmes ait été conçue bien nettement, soit par les mythologues, soit par les philosophes. Pour ceux-là, l'âme est une ombre, ou des mânes fugitifs ; pour ceux-ci, c'est quelque chose de plus léger que l'air, de plus subtil que la flamme, mais toujours ou presque toujours quelque chose qui tombe sous les sens[11]. Du reste, l'âme, quelle que soit sa nature, a-t-elle une vie au delà de cette vie ? Cette question était un abîme plein de ténèbres. L'immortalité de l'âme était une thèse pour l'orateur plus qu'un dogme pour le philosophe ; on l'acceptait ou on la rejetait, selon les besoins de la cause. Caton et Thraséa[12], prêts à mourir, tâchaient de se la persuader ; Cicéron, pleurant sa fille, s'efforçait de la croire immortelle. Mais nulle certitude n'était acquise d'avance, nulle conviction n'était née chez ces hommes riches de tant de réflexions et de tant d'études[13].

Quant au vulgaire, ce qu'était chez lui le degré de foi à l'autre vie, les monuments funéraires que l'antiquité nous a laissés en si grand nombre le font bien connaître[14]. L'antiquité, certes, n'est point matérialiste ; la négation positive, dogmatique, nette, d'une vie après la mort, est rare sur les tombes païennes. Même dans le scepticisme épicurien qui, ne sachant trop que penser de l'autre vie, trouve plus sire la possession de la vie présente et conseille d'en jouir à tout prix, cette idée n'est pas celle qui domine. Au contraire, l'invocation des dieux mânes, les sacrifices et les libations prescrits, demandés, imposés en souvenir du mort, indiquent bien une foi implicite en la perpétuité de l'être humain. En outre, l'ornementation même de la tombe, par les allégories qu'elle renferme, rappelle souvent que la mort n'est pas sans espérance[15]. La barque qui vogue vers le port ; le phare qui lui montre sa route ; l'enfant qu'un dauphin conduit au rivage ; l'animal qui sommeille pendant l'hiver, pour se réveiller au printemps ; le papillon surtout qui naît à la vie après avoir passé par la mort ; les arbres à verdure éternelle, qui marquent l'éternité de l'existence humaine ; l'image, tracée sur les tombeaux, des dieux même qui président à la vie ; Bacchus, emblème de l'ivresse éternelle et extatique, qui est, dit-on, le partage des âmes sorties de leur corps : tous ces symboles témoignent d'une croyance à une vie hors de ce monde, telle probablement qu'elle s'enseignait dans les mystères.

Mais, par cela même que tout ceci se rattache aux mystères, il ne faut pas nous étonner si la parole est plus discrète que le ciseau ; si l'on n'écrit pas ce que l'on dessine ; si les regrets qui s'épanchent dans les épitaphes antiques avec une abondance touchante et naïve, se mêlent rarement d'une parole d'espérance. Il y a des exceptions qui appartiennent, ce me semble, à une époque un peu postérieure et déjà à demi éclairée de la lumière chrétienne. Ainsi on écrit sur la tombe d'un enfant : Ma consolation est de te revoir quelque jour, et, ma vie achevée, de réunir mon ombre à ton ombre. Ailleurs on prie les dieux qu'il soit permis de retrouver avant peu ce bien-aimé !J'attends mon époux, dit une femme partie la première. Et une veuve s'écrie : Ô mânes, soyez indulgents pour mon époux et faites qu'aux heures de la nuit, il me soit permis de le revoir[16]. La pensée va parfois jusque-là ; mais, par cela même que la parole écrite est de sa nature plus affirmative, elle est ici moins hardie que le ciseau. D'ordinaire elle se contente de ces expressions vagues qui s'adressent à la cendre du défunt plutôt qu'à son âme, qui demandent l'inviolabilité de la tombe plus peut-être que la félicité du mort : Au sommeil. — Demeure éternelle. — Que la terre te soit légère !Adieu ! Porte-toi bien ! (ave, vale.) Elle n'en dit pas plus, non parce qu'elle nie, mais parce qu'elle ne sait pas ou n'ose pas dire. Ces mânes qu'elle invoque sont-ils le mort qu'elle pleure ou le dieu gardien des morts ? Cette vie à laquelle elle aime à croire, est-elle une vie heureuse ou malheureuse, sensible ou insensible ? Ces libations sur le tombeau sont-elles un bienfait pour l'âme du mort, ou un simple rafraîchissement pour le souvenir des vivants ? Rien n'est certain ; tout est vague de l'autre côté du Styx ; c'est la terre des ténèbres ; les dieux mânes sont des dieux incertains et fabuleux[17]. La religion dit peu de chose, la philosophie, pas beaucoup plus. L'âme humaine demeure donc avec ses instincts nobles et célestes, mais émoussés ; avec son besoin d'espérance et la conscience de son immortalité, mais sans un appui solide pour son espérance, sans une notion claire de son immortalité.

Or, c'est la foi certaine en l'autre vie qui nourrit la piété du chrétien ; elle lui apprend à vivre en lui-même et à converser avec Dieu : Nostra conversatio in cœlis, dit saint Paul[18]. Ôtez-la, et il ne demeure plus aucune élévation de l'esprit au-dessus des choses de ce monde, aucun désintéressement de la pensée, aucune trace de ce que nous appelons la vie intérieure, cette noble familiarité de l'homme avec Dieu. Aussi la conversation des âmes païennes était-elle toute sur la terre. L'âme, dégoûtée d'elle-même, éprise des objets visibles, au lieu de se recueillir, s'efforçait de sortir d'elle-même. Que chercher en elle, où ne pouvait se rencontrer ni une légitime espérance, ni un amour pieux, ni rien qui la consolât des choses du dehors ? Ainsi les encouragements (sinon les craintes) de la vie future ; ainsi le recueillement, la méditation, la paix intérieure, l'interrogation d'une bonne conscience[19], comme dit l'apôtre, manquaient également et à la vertu et à la piété du païen.

Voulez-vous juger combien la foi à l'autre vie était absente de la dévotion antique ? Juvénal nous peint un malhonnête homme superstitieux, tâchant d'arranger sa religion avec son intérêt. De quoi se préoccupera-t-il ? Isis, s'écrie-t-il — car cette déesse égyptienne était la grande déesse de la Rome d'alors —, Isis fera de moi ce qu'elle voudra ; d'un coup de son sistre elle me rendra aveugle si elle veut : aveugle, je pourrai encore tâter mes écus. Ce que je gagne vaut bien une phtisie, un abcès ou la perte de la moitié d'une jambe. Puis, la colère des dieux fût-elle bien redoutable, du moins elle est tardive. S'ils doivent punir tous les criminels, mon tour ne viendra peut-être pas de sitôt ? Peut-être même trouverai-je la divinité exorable. Car bien des gens commettent le même crime et ont des destinées toutes différentes : celui-ci est récompensé par la croix, celui-là par le diadème[20]. Mais se demande-t-il si les dieux, en tout cas, ne le châtieront point dans un autre monde ? Non, et, comme dit madame de Sévigné, de Caron, pas un mot.

Qu'était-ce donc que la dévotion païenne ? Habituellement de la faiblesse et de la peur : parfois des espérances égoïstes et sensuelles ; rarement quelque chose qui pût aider au bien de l'âme. L'homme savait indistinctement que son berceau avait été maudit ; la voix d'un Dieu irrité résonnait encore à son oreille ; le souvenir de la colère divine le poursuivait partout ; la fatalité d'Œdipe, les Euménides d'Oreste sont, sous une autre forme, les épées flamboyantes des anges qui gardent le Paradis. L'homme savait qu'il était condamné à la mort ; et la mort, sans une notion certaine de la vie future, était un hideux fantôme qui l'obsédait. On avait une épouvantable peur de ce séjour des ombres où l'on ne jouerait plus aux dés la royauté du vin[21]. Et le vaillant Achille déclare dans Homère qu'il eût mieux aimé être le valet du plus pauvre jardinier que de régner dans l'Élysée[22]. Tout dépose de cette inconsolable peur de la mort : Je soupire profondément, dit un poète, à la pensée du Tartare ; redoutable est le voyage et le retour impossible[23].Quand on est jeune, dit un autre, on se joue de la vie ; mais quand sa dernière vague roule autour de nous, c'est un bien dont on ne peut plus se rassasier[24].

Apaiser les dieux, éloigner la mort, telle est la pensée dominante de la dévotion païenne. L'homme, condamné dans l'avenir, déjà torturé dans le présent, demande un délai à son juge, un répit à son bourreau. Puisse ne pas arriver trop vite ce terme inévitable, au delà duquel tout est sinistre ! puisse la divinité adoucie ralentir un peu sa main et laisser à l'homme le temps de goûter ce monde hors duquel il ne conçoit rien de beau ! Que sa vie dure plus que les roses de son festin ! que ses propres fautes, ajoutées à l'anathème primitif, ne hâtent pas le terme de sa course ! Voilà pourquoi il prie ; pourquoi il fait des sacrifices et des offrandes. Les dieux en qui il espère sont les dieux qui détournent les présages[25] ; c'est Jupiter exorable, Jupiter pardonnant[26]. Mais les dieux qu'il adore le plus, ce sont les dieux qu'il redoute, dieux terribles, dieux méchants, dieux de l'enfer, la Fièvre, la Vengeance, la Pâleur, les Parques, les Destins, Némésis. C'est à ceux-là qu'il offre le plus d'hécatombes, leur donnant du sang pour son sang et une vie pour sa vie. Peut-être, gorgés de la chair des victimes, enivrés par le vin des libations, engraissés par l'odeur des sacrifices, ces dieux gourmands seront-ils satisfaits et ne penseront plus à sévir. La superstition s'appelle crainte (δεισιδαιμονια, crainte des dieux) ; l'homme est pieux d'autant plus qu'il est craintif. Il n'y a plus, disait Plutarque peu après le siècle de Néron, que des superstitieux et des incrédules ; les hommes faibles sont superstitieux, les hommes nés avec quelque force d'âme sont impies[27].

Mais maintenant, si, pour un jour, la prière et le sacrifice sont parvenus à mettre de côté toutes ces terreurs ; si les augures sont favorables ; si le prêtre d'Apis assure à son disciple une longue vie et une santé robuste ; si par les expiations solennelles il s'est mis en règle avec Némésis ; si les dieux, de bonne humeur, lui permettent d'être de bonne humeur comme eux, que lui reste-t-il à faire sinon de bien vivre ? Se fatiguera-t-il à soupirer pour cet Élysée que les poètes lui chantent, en lui recommandant d'y arriver le plus tard possible ? Et pour y parvenir, demandera-t-il aux dieux la sagesse et la vertu ? Qui jamais imagina de demander la vertu aux dieux ? Non, certes : Donne-moi, ô Jupiter ! les richesses et la vie ; la sagesse, je me la donnerai à moi-même[28]. Cette religion terrestre, qui n'a pas de consolations pour le pauvre, promet au riche toutes sortes de voluptés. Ce sont les heureux, dit Aristote, qui rendent grâces au ciel et qui espèrent en lui ; les malheureux ne sont point dévots[29].

Le temple se remplira donc de ceux qui viennent demander aux dieux des satisfactions sensuelles et égoïstes, sinon criminelles. Cet homme qui consulte le devin, c'est un époux pressé d'être veuf ; celui-ci, prosterné devant le dieu, désire le succès d'un amour infâme, ou celui d'un empoisonnement. Voilà un homme qui se fait conduire par le gardien jusqu'à l'idole, il lui parle à l'oreille : vous vous approchez, il se taira ; il rougirait si un homme pouvait entendre ce qu'il ne rougit pas de dire à un dieu[30]. Glissez-vous auprès de cet autre dévot qui prend un autre dieu à part pour lui adresser sa prière : Oh ! si de belles funérailles allaient enfin emporter mon oncle, si je pouvais biffer le nom de cet enfant à défaut duquel je dois hériter ; il est infirme, bilieux, que ne meurt-il donc ! Heureux Névius, qui vient d'enterrer sa troisième femme ![31] Un marchand vient et s'agenouille devant Mercure, pour que Mercure veuille bien l'aider à tromper ses pratiques[32]. Un voleur s'arrête devant la déesse protectrice de son métier : Belle Laverne, dit-il, assouplis mes mains pour le vol[33]. Un honnête homme vient à son tour, il immole et il sacrifie devant le peuple entier ; il invoque tout haut Apollon et Janus : puis il remue seulement les lèvres et il murmure : Belle Laverne, dit-il aussi, donne-moi de tromper, donne-moi de paraître juste et saint. Jette un nuage sur mes tromperies, une épaisse nuit sur mes fraudes[34].

Voilà comme cette dévotion toute sensuelle ne tarde pas à devenir coupable. Il est reçu qu'on ne peut demander aux dieux que les biens de la terre : et les biens de la terre, il est permis de les apprécier et de les comprendre comme l'ont fait des dieux. Les hommes sont-ils donc coupables, dit Euripide, quand ils croient imiter les actions des dieux ? Malheur à ceux qui les ont ainsi racontées ! La philosophie, en effet, avait rougi de la religion ; elle aurait voulu balayer toute cette théologie impure[35]. Mais les vices humains tenaient pieusement à cette foi qui fournissait à l'adultère, à l'inceste, à toutes les infamies, des justifications théologiques[36]. Ce qu'a fait le maitre des dieux, disent-ils, celui dont le tonnerre ébranle les voûtes du monde, moi, faible créature, je m'abstiendrais de le faire Je l'ai fait, certes, et avec joie[37].

La dévotion mènera donc au vice par les exemples qu'elle lui propose ; ajoutons encore par l'aide qu'elle lui donne. Si vous voulez rester pur, fuyez les temples ; si la jeune fille veut demeurer chaste — c'est la vertu d'un Ovide qui lui donne ce conseil —, qu'elle craigne le temple de Jupiter et les souvenirs de ce dieu adultère : ou pour mieux dire, qu'elle craigne tous les temples ; car Ovide les énumère tous et les trouve tous habités — y compris celui de Diane et celui de Pallas — par quelque souvenir impudique. Qu'elle craigne même les mythes nationaux ; car l'enfantement d'Énée par Vénus et de Romulus par Ilia n'a rien de bien édifiant[38]. Si l'adoration des dieux romains est impure, que sera-ce de ces cultes étrangers tout empreints de la mollesse orientale ? Une religion toute publique n'est pas sans souillure : que sera-ce des mystères ? Un culte aussi grave et aussi officiellement réglé que le culte romain laisse une large place au vice : que dire des mille aberrations d'une superstition cosmopolite ? Le temple où prie la vestale est souillé par d'indignes prières : qu'adviendra-t-il dans la boutique où le magicien, l'astrologue, le prêtre efféminé de Cybèle débite sa fantasmagorie ? Il y a toute une classe d'hommes, étrangers, mendiants, vagabonds, dont l'existence est précaire, le métier occulte, le renom mauvais, le pouvoir surnaturel redouté, et qui fournissent à toutes les débauches et même à tous les crimes des ministres, des ressources, des asiles. Ce sont ces prêtres dont la cellule est plus impure que le bouge de la courtisane[39] ; ce sont ces dieux que l'on vient consulter sur l'efficacité d'un poison. La grande Isis, la plus populaire de toutes les déesses, est surnommée la corruptrice[40] : dans ses jardins et dans son temple, elle fait trafic de l'adultère. La débauche qui lui est payée d'un côté, elle l'exige et la commande de l'autre ; et Josèphe peut vous dire par quel excès d'une crédulité inimaginable et d'une dévotion vraiment païenne, Pauline, cette matrone romaine, illustre par sa naissance et par sa vertu, tomba dans un infâme guet-apens[41].

Nous arrivons ici au dernier degré de la corruption des cultes païens, et nous devons montrer comment le vice écouté, justifié, protégé, encouragé par les dieux, était encore commandé par eux. Il faut ici remonter à l'origine. Lorsque Pâme humaine dévia pour la première fois, au milieu de ses adorations errantes qui partout cherchaient un dieu, une pensée la frappa ; elle remarqua cette double loi de la nature, loi de naissance et de mort par laquelle les créatures, sans cesse périssant, sans cesse reproduites, renouvellent la face du monde. Il sembla aux peuples que dans cette lutte de la nature contre elle-même, tous les antagonismes et toutes les contradictions se résumaient et s'expliquaient. Et comme tout ce qui était grand, universel, incompris, s'appelait dieu, les peuples divinisèrent la génération et la mort.

Disons plus — car la science serait trop candide si elle s'obstinait à ne voir là que d'abstraites et philosophiques allégories[42] — : tous les penchants de la nature corrompue, penchants impurs et cruels, avaient ici leur part. Celui par qui la mort était entrée dans le monde[43], et qui fut homicide dès le commencement[44], faisait des homicides de ses adorateurs ; celui qui savait qu'un fils de la femme devait l'écraser, voulait corrompre jusqu'au bout les générations humaines. Le culte de la génération fut impur, le culte de la mort fut sanguinaire. L'homme, pour plaire aux dieux, dut être immolé et corrompu ; on dut égorger sur l'autel des générations déjà vivantes, éteindre par la débauche les générations à naître. Partout où il y a eu des idolâtres, les sacrifices humains se sont renouvelés joints à l'adoration des dieux impurs : à vingt siècles et à cinq mille lieues de distance, dans un autre monde, à Mexico et à Tlascala[45] se sont retrouvés les infâmes objets des adorations égyptiennes, que Rome et la Grèce ont vénérés dans leurs mystères, et que l'Inde à son tour nous montre à chaque pas. Dans les mêmes lieux se sont retrouvées également les immolations humaines de Carthage et de Tyr, reproduites encore à cette heure dans les suttees de l'Inde, et qui ont été communes aux Grecs, aux Romains, aux Gaulois, aux Asiatiques, aux Germains[46], enfin à tous les peuples du monde, excepté au peuple de Dieu.

Rome, il est vrai, après avoir versé tant de sang par la guerre, avait eu horreur du sang des sacrifices ; elle avait prétendu faire cesser dans tout l'univers les immolations humaines[47]. En effet, ces infâmes sacrifices avaient cessé d'être pratiqués publiquement ; mais il est trop certain qu'ils se continuaient encore en secret. La Gaule ne s'était pas tout à fait déshabituée des immolations druidiques[48] ; Laodicée n'avait pas tout à fait abandonné le sacrifice annuel d'une vierge qu'elle offrait à Diane[49] ; l'Afrique n'avait pas cessé d'immoler des enfants à Baal, dont elle déguisait seulement le nom sous les surnoms du Vieux ou de l'Éternel[50] ; et au milieu de cette Grèce qui élevait des autels à la Miséricorde, l'Arcadie sacrifia des hommes pendant trois siècles encore[51]. Rome, d'ailleurs, était-elle bien en droit de sévir contre ces crimes provinciaux ? Ses combats de gladiateurs étaient-ils autre chose, dans l'origine, que des expiations religieuses[52] ? et ne faisait-on pas à Jupiter Latiaris des libations de leur sang[53] ? Rome, cette miséricordieuse, Rome civilisée par la Grèce, courait aux mystères de Bacchus que souillait l'effusion du sang humain. Rome, au temps même des empereurs, n'avait pas abandonné la coutume, dans les jours de grande calamité, d'enterrer vivants, en un lieu marqué du Forum, un homme et une femme de race ennemie[54]. Sous la clémente domination de Jules César, deux hommes avaient été sacrifiés au Champ de Mars[55] ; et Octave, dans Pérouse, avait offert aux mânes non encore apaisées de son père un holocauste de trois cents sénateurs et chevaliers immolés en forme de victimes le jour même des ides de mars et devant l'autel du dieu César[56].

Voici, du reste, dans une coutume toute romaine, datant de la République, une preuve de la facilité avec laquelle l'homicide devenait chose indifférente en même temps qu'il était acte religieux. La foule se presse sur la route d'Aricie ; la poussière tourbillonne ; les élégantes matrones passent, couchées dans leurs litières ; les belles affranchies, sémillantes et parées, conduisent elles-mêmes les chevaux fringants de leurs voitures. Que va-t-on voir ? le couronnement d'un roi. En effet, le prêtre de la Diane des bois (Nemorensis) porte ce titre, et, le titulaire venant de mourir, on va installer son successeur. Mais ce successeur, c'est un assassin, et il lui succède parce qu'il l'a tué. Tel est le droit et la tradition du temple ; on attaque le roi régnant, on se bat contre lui en combat singulier, on le tue et on devient roi à sa place. Cette royauté sacerdotale passe ainsi de victime en meurtrier — ce qui ne laisse pas que de ressembler à l'histoire de l'empire romain — ; et, quand un règne dure trop, quand le titulaire se défend trop longtemps, le beau monde se plaint et attend avec impatience le jour où un coup bien dirigé lui procurera une nouvelle fête et le triomphe d'un nouvel assassin[57].

Aux sacrifices humains répondaient les prostitutions religieuses, tout à fait libres sous la domination romaine. Cette coutume, que nous trouvons jusque dans les Indes, l'Afrique, la Syrie[58], l'Égypte[59], Babylone, l'Asie Mineure, la Grèce[60], le monde païen tout entier nous en a fait voir le honteux souvenir. Ici la femme doit une fois au moins en sa vie consacrer à Milytta le prix de son infamie ; ailleurs, il y a une Vénus prostituée dont le temple est gardé par des courtisanes. On compte les lieux ainsi sanctifiés par la débauche : Ille de Chypre ; le mont Éryx en Sicile[61] ; Corinthe surtout, où plus de mille courtisanes, consacrées à Vénus par la piété de ses dévots, veillent sur le temple de la déesse[62] ; où par elle on croit obtenir la protection céleste ; où se lisent encore les vers de Simonide, dans lesquels la Grèce, sauvée des mains de Xerxès, rend grâces de son salut aux prostituées[63].

N'est-ce pas assez ? Faut-il parler des mystères, et après avoir montré ce que la religion publique mettait au jour, faire voir ce qui, en une telle corruption, avait encore besoin de voiles. La fin et le but des mystères à cette époque, leur grand arcane, leurs traditions et leurs cérémonies impures nous sont révélés par des hommes qui, eux-mêmes païens et initiés, ont fini par être éclairés de la lumière divine, et, affranchis par elle, ont dit sans crainte les infâmes secrets de leur servitude[64]. Quelques mots des païens suffiront du reste pour nous éclairer : Quel autel, dit Juvénal, n'a aujourd'hui son Clodius ?[65]Ne te fais pas initier aux Bacchanales, ta réputation, ton honneur, tes mœurs y vont périr. C'est une courtisane qui parle ainsi à son amant[66]. J'ai honte de raconter, dit Diodore de Sicile, la naissance d'Iacchus, qui est le fondement des mystères Sabaziens. Faut-il en dire plus ? dire ce qu'a encouragé Platon, ce que Théocrite a chanté ? peindre enfin cette universalité d'hommages infâmes envers tous les dieux, même envers les dieux animaux qu'adorait l'Égypte[67] ?

A cet égard, sans aucun doute, la religion était pire que l'homme ; elle commandait le crime, et cette dette n'était pas acquittée sans répugnance. Sous le toit domestique, la jeune Athénienne était modeste et voilée ; mais au temple, il fallait qu'elle jouât son rôle dans les infâmes phallophories, qu'aux fêtes de Cérès elle chantât ces hymnes comparés par un écrivain aux chants qui peuvent s'entendre dans un lieu de débauche[68]. La matrone romaine était austère et grave ; mais aux jours des mystères de la bonne déesse ou de telle autre fête, ii fallait, dit saint Augustin, que la mère de famille fit au temple ce qu'au théâtre elle n'eût pas voulu regarder jouer par des courtisanes. L'acteur passait pour infâme, et cependant les jeux des théâtres étaient choses saintes[69]. Pauline, cette noble et vertueuse dame, venant au temple d'Anubis pour obéir aux ordres de ce dieu, croyait certainement faire acte de religion ; et l'impureté, si nous en croyons un moderne[70], présidait au culte même des chastes Vestales. Le temple était donc plus impur que la famille, que la cité, que le théâtre. Rendons grâces aux acteurs, dit le Père de l'Église que nous citons, de ne pas montrer à nos yeux ce qui est caché dans l'ombre du sanctuaire, de ne pas admettre sur la scène des ministres pareils à ceux de la religion, d'être, en un mot, plus réservés sur les tréteaux que le prêtre dans son temple[71].

Pourquoi donc le sens honnête de la famille, l'intérêt moral de la cité, la raison du philosophe, blessés par cette tyrannie du vice, n'osaient-ils pas se révolter ? Y eut-il jamais époque si infâme, où le père prit plaisir à corrompre sa fille, l'époux à prostituer son épouse ? D'où venait cette dépravation, pour ainsi dire surnaturelle, ajoutée à la dépravation naturelle du cœur humain ? Pourquoi le philosophe Aristote, dont la raison s'indigne de ces excès et qui chasse de la cité toutes les images obscènes, en excepte-t-il celles des dieux ? Pourquoi, quand il s'agit de leurs honteuses fêtes, se contente-t-il d'en exclure la jeunesse, sans oser les supprimer tout à fait ? Lui-même en donne la raison : Parce que les dieux veulent être honorés ainsi[72].

Quels étaient donc ces dieux, quelles étaient ces puissances occultes qui commandaient le sacrifice humain et la prostitution, le meurtre et le déshonneur ? L'Écriture nous répond : Omnes dii gentium dæmonia[73]. L'idolâtrie n'était donc pas seulement un caprice de l'esprit humain, une conséquence naturelle ou fortuite des égarements de l'intelligence et du cœur. Elle avait une cause extérieure, active, tyrannique, régnant dans les âmes, adorée dans les temples, mise en un mot en pleine possession du monde. Tous les royaumes de la terre me sont livrés, dit le tentateur, et je les donne à qui je veux[74].

Ainsi la dévotion et la religion païennes, non-seulement étaient sans pouvoir pour enseigner, pour encourager, pour commander la vertu ; mais encore, le plus souvent, elles excusaient, elles aidaient, elles commandaient le vice.

Et cependant tout n'était pas tellement vicié sous la loi païenne, que certains penchants honnêtes n'y rencontrassent une ombre de satisfaction ; que le polythéisme, si puissant par sa correspondance avec les mauvaises inclinations de notre nature, ne trouvât aussi une certaine force dans ses rapports avec de plus nobles instincts. Comme l'a fort bien dit M. de Maistre, dans le paganisme tout était corrompu plus encore que mauvais ; la tradition du bien ne devait jamais être complètement perdue ; l'homme fait à l'image de Dieu devait toujours garder quelque souvenir de sa divine origine.

Je l'ai dit ailleurs ; non-seulement l'homme déchu et condamné trouvait en lui-même une crainte instinctive qu'il, fallait apaiser, la peur d'un dieu ennemi dont il fallait acheter la clémence, l'effroi de la mort pour laquelle il fallait obtenir un délai, toutes les misères, en un mot, et toutes les faiblesses d'une âme craintive et flétrie ; mais encore l'homme, sorti des mains de Dieu, se sentait ramené vers son auteur par de plus nobles pensées. Quand il avait commis une faute, il lui fallait un secours pour se croire réconcilié avec le ciel et pour que ses remords ne fussent pas éternels. Quand il avait perdu son ami, il lui fallait la douce consolation de demander, et de croire qu'il pouvait obtenir, le repos pour ces mânes chéris qui venaient dans la nuit voltiger autour de sa couche. Quand sa parole était reçue avec défiance, il lui fallait une puissance suprême qu'il pût prendre à témoin de la vérité de ses discours. En de telles nécessités, est-ce la philosophie qui viendra le secourir ? La philosophie lui dira peut-être que sa vie, quoi qu'il fasse, est sans espérance ; que sa prière ne changera rien aux lois immuables du sort ; que ses morts sont morts pour toujours, que leurs mânes ne l'entendent plus et que jamais il ne les reverra. Elle peut lui dire que ses crimes ont été l'œuvre du destin, que le remords est une folie, l'expiation une chimère, la loi morale une rêverie. Elle peut lui dire encore qu'attester les dieux, c'est attester ceux qui ne nous entendent point, et que le serment de l'homme n'est pas plus croyable que sa parole. Belles, consolantes, salutaires pensées, dont l'âme humaine cependant a eu le tort de ne jamais se contenter !

Mais au contraire, tous ces grands actes de la vie humaine, la prière, le deuil, l'expiation, le serment, le vœu[75], auxquels la philosophie se reconnaissait impuissante[76], étaient d'une façon quelconque contenus dans le polythéisme. En toutes ces choses, il prêtait secours à l'homme, d'une manière faible, imparfaite, corrompue ; mais enfin, il lui prêtait ou semblait lui prêter secours. Grâce au reste de vérité conservé en lui, il pouvait mettre au moins un palliatif sur les plaies humaines. Il ne guérissait pas les souffrances, il les trompait. Il pouvait, non satisfaire le besoin, mais l'amuser.

C'était en un mot, malgré toutes ses infamies, une religion faite à la mesure de l'homme déchu, et qui n'était à son gré ni trop bonne ni trop mauvaise. Rendez-la plus pure, elle eût paru trop austère ; ôtez-en quelques illusions consolantes ou vertueuses, elle eût été rejetée comme inutile. C'était une loi commode, mais encore une loi, et l'homme a besoin de penser qu'une loi le gouverne.

L'intelligence émoussée du genre humain avait mis de côté les questions abstraites. Vénus, Bacchus, Isis, Cybèle, étaient-ils des hommes déifiés ou des éléments personnifiés par la poésie, ou les ministres d'un dieu unique, ou les esclaves d'un inflexible destin ? On ne le savait pas. Le catéchisme de cette religion ne parlait point de vérités à comprendre, ni de dogmes à croire, choses trop difficiles et trop dures, mais de pratiques à accomplir, d'hymnes à chanter, choses simples et faciles. On savait qu'à ce prix, sans grande peine, sans un effort de foi, sans un sacrifice du cœur, sans l'immolation d'un seul vice, l'homme trouvait à l'autel de Bacchus ou d'Isis un semblant quelconque de consolation et d'espérance ; qu'il pouvait au moins se faire l'illusion des fautes remises et des périls détournés : on se fiait à ces dieux familiers, indulgents amis avec qui la connaissance était prompte et l'accoutumance séculaire, que l'on avait dans sa chambre et que l'on portait à son doigt[77], qui se laissaient interroger, entretenir, consulter sur un mariage, sur une cérémonie, sur un repas, sur toute chose en un mot, sauf parfois à ne pas répondre.

Tout cela s'acceptait comme une douce et peu coûteuse habitude. On ne cherchait pas à connaître ni à raisonner le dieu ; on connaissait l'autel et le prêtre, et on avait accoutumé de venir à eux. On croyait au dieu moins qu'on ne croyait à son culte. — En un mot, la force du polythéisme était surtout une force d'habitude, mais d'habitude antique, profonde, pleine d'analogies et de correspondances avec la nature de l'homme. Mêlée à toute chose, parce qu'elle n'était gênante en rien, aux affaires, aux spectacles, aux jeux, aux plaisirs ; identifiée avec la poésie et les arts ; solennelle présidente au Forum et au sénat ; douce habitante de tous les foyers domestiques, convive indulgente de toutes les tables, vieille amie de toutes les familles : la religion entrait pour quelque chose dans toutes les affections, toutes les coutumes, toutes les convenances de la vie. On ne s'abordait pas sans que les paroles habituelles du salut la missent en tiers avec les deux amis. Pour se déshabituer d'elle, il aurait fallu se déshabituer de toute chose, secouer sa vie publique, sa vie de famille, rompre avec tout : c'est ce que les philosophes n'ont jamais fait, et ce que les chrétiens seuls ont su faire.

Telle était la puissance du polythéisme : incapable d'enseigner, de conduire, d'améliorer la race humaine, de diriger l'homme ou de servir la société ; et néanmoins profondément enraciné, par ses vices mêmes, dans l'esprit des peuples.

 

FIN DU TROISIÈME TOME

 

 

 



[1] Épictète, Enchir., 31 ; in Fragm., apud Arrian., II, 22. — Peintures railleuses des dieux : Jupiter accouchant de Bacchus, etc., par Ctésilochus, élève d'Apelles. (Pline, Hist. nat., XXXV, 11.) De pareils sujets existent encore (Winckelmann, t. I, p. 238, 341, 379.) — Germanicus (Tacite, Ann., II, 71), l'empereur Titus (Suet., in Tito, 10), et Servianus sous Hadrien, meurent en protestant contre l'iniquité des dieux.

Inscription : PROCOPE MANVS LEVO CONTRA DEUM QVI ME INNOCENTEM SVSTVLIT (Je lève la main contre le dieu qui m'a ravie innocente), sur le tombeau d'une femme de vingt ans sur lequel sont figurées des mains levées au ciel. Rome. Orelli 493. Et sur le tombeau d'un enfant de cinq ans : DIS INIQVIS QVI RAPVERVNT ANIMVLAM TVAM INNOCVAM (injustes dieux qui ont ravi ta petite âme innocente). Orelli 2579.

Ovide représente un homme du peuple qui allait invoquer le dieu en faveur de son fils. Mais, apprenant que les prières de Livie n'ont pu sauver Drusus : Je suis trop crédule, dit-il. Si Livie n'a pas été entendue, est-ce que Jupiter se souciera de nous ? — Et il laisse là les vœux commencés. Ad Liviam, 191 et s. A une autre époque, Julien l'Apostat, voulant faire un sacrifice au dieu Mars, en action de grâce d'une victoire, fait amener dix taureaux ; mais neuf meurent en chemin. Le dixième s'échappe. On le rattrape ; mais, après l'avoir immolé, ses entrailles donnent des signes menaçants. Julien alors entre en fureur contre le dieu et atteste Jupiter qu'il ne fera plus jamais aucun sacrifice à Mars. D'après le récit du païen Ammien Marcellin, XXIV, 6.

On lisait sur les murs de Pompéi les quatre mauvais vers suivants, dans lesquels un amant rebuté s'en prend à la déesse Vénus et voudrait lui donner une volée de coups de bâton :

Quisquis amat, veniat ; Veneri volo frangere costas

Fustibus et lumbos debilitare deæ.

Si potest illa mihi tenerum pertundere pectus,

Quid ego non possim caput deæ frangere !

Orelli, 7297.

[2] Ζεύς άπόμυιος. Il avait un autel à Olympie (Pausanias, V, 14).

[3] Pline, Hist. nat., II, 7. Senec., de Superstit., apud August., de Civit. Dei, VI, 10.

[4] Forculus, Limentinus, Cardes. V. Augustin, de Civ. Dei, VI, 1, 7, 9. Arnobe, IV. Tertullien, ad nationes, II, 15.

[5] Sap. XIV, 21. V. Augustin, de Civ. Dei, VI, 9.

[6] Augustin, de Civ. Dei, VII, 4. V. encore IV, 8, 11, 16, 21, 23 ; VI, 8, 9 ; Servius, ad Georg., I, 21. Notre pays est si plein de divinités qu'il est plus aisé de trouver un dieu qu'un homme. Pétrone, 17. — Le peuple des immortels est plus nombreux que celui des hommes. Pline, Hist. nat., II, 7.

Cette liste serait interminable. Je compte quinze dieux ou déesses au moins pour les femmes accouchées et les enfants, dix-sept pour l'agriculture, cinq ou six pour les repas, plus des groupes de dieux Sylvestres, Campestres, Montani ; Murcia, déesse des paresseux, Abeona pour le départ, Adeona pour l'arrivée, Ascensus pour la montée ; plus la peur, la pâleur, la fièvre, la Fortune barbue (après la première barbe), Cloacina (la déesse des égouts), Rubigo (la rouille des blés), Victua, Edua, Potina (pour la nourriture et la boisson), Méphitis (la déesse des mauvaises odeurs) ; Stercilinius, dieu du fumier ; Laverna, déesse des voleurs ; (Orelli 1795. Henzen 5808, 5809), etc., etc.

V., en général, Augustin, Civ. Dei, IV, 6, 8, 11, 16, 21, 23, 34 ; VI, 1, 7-10 ; VII, 4. Tertullien, ad nationes, II, 10, 15 ; Lactance, Divinæ Instit., 1, 20. Cyprien, de Vanitate idolor. (in princ.) — Arnobe, Adv. gentes, et M. Boissier, de la religion romaine, tome I, l. I, ch. I. — Servius, ad Georgic., I, 21.

[7] Universum stratum ejus versasti in infirmitate ejus. (Psaume XL.)

[8] V. Plutarque, Consol. ad uxorem, 9, 10. Cicéron, de Legibus, II, 14. Tusculan., I, 13. — Isocrate, Panégyr.

[9] Quamvis Elysios miretur Græcia campos. (Virgile, Georg., I.)

[10] Augustin, de Civ. Dei, VI, 1, 9.

[11] L'idée de l'être purement spirituel parait le plus souvent avoir échappé aux anciens. L'immatérialité de Dieu ne semble pas en général avoir été mieux comprise que celle de l'âme. Croire à un dieu incorporel, dit Velleius dans Cicéron, c'est croire à un dieu dépourvu de raison et sens. Cicéron, de Nat. deor., I, 12, 13.

[12] Tacite, Annal., XVI.

[13] Ainsi Cicéron, plaidant pour Cluentius, nie l'immortalité de l'âme. Dans les Tusculanes (I, 34), au contraire, il l'admet comme probable, plutôt que comme certaine. Ailleurs, il l'a fait affirmer par Scipion, Rep., VI, 8. Dans sa Consolation, après la mort de Tullie, il s'élève jusqu'à la notion de la spiritualité des âmes : L'origine des âmes n'a rien de terrestre.... leur nature n'a rien qui soit de la terre.... nul principe qui tienne de l'air ou des eaux ou du feu.... L'âme est céleste et divine, et, par conséquent, éternelle. V. les passages cités par Cicéron lui-même. (Tuscul., I, 27 et s.), et par Lactance (Instit., I, 5 ; de Ira Dei, 10.) Polybe, au contraire, Épictète (ad Arrian., III, 13), Simonides (apud Stobée, 117) ne croient pas à l'autre vie. Plutarque : Si le dire des anciens poètes et philosophes est véritable... (Consolatio ad Apollon., 29, 30.) Ailleurs, du reste, Plutarque est plus affirmatif. (Consol. ad uxor., 9 ; de sera numinis vindicta, 20 ; de genio Socratis, 22.) Le dogme de l'immortalité de l'âme était considéré comme l'opinion de quelques sages ceux qui devaient mourir s'entretenaient de la séparation de l'âme et du corps et de placitis savientium. (Tacite, Annal., XVI, 19.) Tacite, parlant d'Agricola : Si, ut sapienubus placet, locus est manibus piorum. (Vit. Agric., in fine.) Sénèque également, pleurant son cousin : Si sapientium vers fama est recipitque nos locus aliquis. (Ép. 63.) De même que Sulpitius, consolant Cicéron, disait : Si quis in inferis sensus et. . . . (Fam., IV, 5.) Je parlerai ailleurs de toutes les contradictions de Sénèque à ce sujet. Ovide parle également d'une manière dubitative. Tristes, III, 3, v. 5, et IV, v. 85 et s.

Une dernière preuve enfin que la notion de l'immortalité de l'âme n'avait pas dans le monde gréco-romain le caractère d'un dogme positif et généralement accepté, c'est lé sentiment d'admiration et d'envie avec lequel les écrivains parlent des peuples chez lesquels ce dogme était universellement adopté. Tacite, parlant des Juifs : Ils croient les âmes immortelles ; de là le désir de transmettre la vie, et le mépris avec lequel ils bravent la mort. Animas... æternas putant. Hinc generandi amor et moriendi contemptus... (Hist., V, 5, passage remarquable sous plus d'un rapport.) Et Lucain s'adressant aux Druides :

. . . . . . . . . .Vobis auctoribus umbræ

Non tacitas Erebi sedes Ditisque profundi

Pallida regna petunt : regit idem spiritus artus

Orbe alio. — Longæ, canitis si cognita, vitæ

Mors media est. certe populi quos despicit Arctos

Felices errore suo, quos ille timorum

Maximus haut urguet leti metus ! Inde ruendi

In ferrum mens prona viris animique capaces

Mortis, et ignavum redituræ parcere vitæ.

(Pharsale, I, 454-462.)

[14] Juvénal, qui en certains endroits, parait croire à l'immortalité de l'âme, dit ailleurs :

Esse aliquos manes. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nec pueri credunt nisi qui nondum ære lavantur

V. Orelli 4471 et s. ; Gruter, p. 305, 572, 585, 748.

[15] Je ne puis, au sujet de ces emblèmes, que renvoyer au chapitre de M. Ampère suries monuments funèbres. (Hist. romaine à Rome, II, 14, t. IV.) J'en extrais quelques indications qu'on trouvera dans l'Appendice à la fin du volume.

La figure de Bacchus, comme celles de Cérès, etc., rappelle les mystères et par suite l'immortalité de l'âme. Elle rappelle aussi l'ivresse ou l'extase éternelle (Μέθη άιώνος.) Μέθη est souvent représentée personnifiée auprès de Bacchus.

[16] On dit vulgairement d'un mort : Il s'en est allé et il reviendra. — Tertullien, de testimonio anima, 4. Ainsi Festus fait du mot abitio (départ) un synonyme de mors.

[17] Jam te premet nox fabulæque manes. (Horace.)

[18] Phil., III, 20.

[19] Petr., III, 21.

[20] Juvénal, XIII, 91-104.

[21] Horace, Odes, I, 4, 17-18.

[22] Odyssée, XI.

[23] Anacréon, apud Stobée.

[24] Lycophron., ibid.

[25] Di averrunci. — Dii depellentes. (Perse, V, 167.)

[26] Ζεύς μειλίχίος, αλεξίκακος. Inscription IOVI DEPVLSORI. Orelli 1230, 1231.

[27] Plutarque, de Superstit. V. encore Lactance, Div. Instit., V, 20.

[28] Det vitam, det opes, animum æquum miipse parabo. (Horace.)

Cette inutilité morale du polythéisme est bien sentie par Cicéron : Tous les hommes sont persuadés que les biens extérieurs.... leur viennent des dieux. La vertu, au contraire, personne pense-t-il la tenir de la main d'un dieu ?... Qui jamais a remercié les immortels de ce qu'il était homme de bien ? On leur rend grâce pour les richesses, les honneurs, la santé : ce sont là des biens que l'on demande à Jupiter. Mais qui jamais lui demanda la justice, la tempérance, la sagesse ?.... Qui jamais, pour obtenir d'être sage, voua la dîme de ses biens à Hercule ? Pythagore est le seul qui, pour résoudre un problème de géométrie, aurait, dit-on, immolé un bœuf aux Muses.... De l'avis de tous, c'est la fortune qu'il faut demander aux dieux, attendre de soi-même la sagesse, etc. (De Nat. deor., III, 36.) La philosophie est la seule médecine de l'âme, dit le dévot Plutarque. (De Sera numinis vindicte) ; et Metellus le censeur : Les dieux louent en nous la vertu, mais ne nous la donnent pas. Aulu-Gelle, I, 6, 7. V. cependant Simonide, cité par Athénagore, Legatio, 8.

[29] Rhétorique, II, 17.

[30] Senec., Epist. 10. Pétrone.

[31] Perse, II, 1-16.

[32] Ovide, Fastes, V, 689, 690.

[33] Mihi Laverna in furtis scelerascis manus. (Plaute, Cornicul.) V. aussi Aulut., act. III, sc. 2 ; IV, sc. 2.

[34] Horace, I, Ép. XVI, 57 et suiv. Ailleurs, une jeune fille prie Sérapis de rendre efficaces les imprécations qu'elle prononce contre son père. Papyrus d'Égypte, cité par M. Boissier, Religion romaine, t. II, p. 437.

[35] V. Denys d'Halicarnasse, et Varron, dans saint Augustin, de Civ. Dei ; Senec., de Brevit.

[36] V. entre autres, Ovide, Métam., IX, 789 ; Martial, XI, 44 ; Méléagre, Epig., 10, 14, 40. V. aussi le docteur Tholuck : Ueber das Wesen und den sittlichen Einfluss des Heidenthums (sur l'état et l'influence morale du paganisme), dans les Mémoires sur l'Histoire du christianisme, du docteur Néander, Berlin, 1823, t. I.

[37] Térence, Eun., III, sc. V, 34.

[38] Tristes, II, 259-263, 287-300.

[39] Frequentius in ædituoram cellis quam in lupanaribus libido defungitur... inter aras et delubra conducuntur stupre, etc. (Minutius Félix, in Octavio, 24.)

[40] Isis, lena conciliatrix, dit le Scholiaste de Juvénal, V. V. Juvénal, VI, 488.

[41] C'est pour ce fait que, par ordre de Tibère, les prêtres d'Isis furent crucifiés, le temple détruit, et la statue de la déesse jetée dans le Tibre. (Josèphe, Antiq., XVIII, 4. V. aussi Tacite, Annal., II, 85 ; Suet., in Tiber., 36 ; Dion, LIV ; Senec., Ép. 108 (an de J.-C., 19).

[42] Varron aussi expliquait, par des allusions au système du monde, le culte obscène et sanguinaire des prêtres de Cybèle ; sur quoi saint Augustin lui répond : Hæc omnia, inquit, referuntur ad mundum, videat potius ne ad immundum. De Civ. Dei, VII, 26.

[43] Sap., II, 24.

[44] Joan., VIII, 44.

[45] V. Garcilasso de la Véga, II, 6, etc. ; Tholuck, p. 145. Sur ce culte chez les Égyptiens, V. Hérodote, II, 45 ; en Syrie, Lucien, de Dea Syra. Chez les anciens Germains. Tholuck, ibid. Chez les Gaulois. — Pline, H. N., XXX, Solin. Mela. Lucain. Cæsar (de Bello Gallico, VI, 16). Lactance, 9. Suétone, in Claud.

[46] Tacite, German., 7, 39. Des hommes au théâtre buvaient la sang des gladiateurs mourants comme remède contre l'épilepsie. Pline, H. N., XXVIII, II (1), et les médecins, Celse, III, 23. Aretæus Cappadox, IV, 175. — On mangeait quelquefois le foie des gladiateurs. Scribonius Largus (médecin sous Tibère). De compositione medicamentorum.

[47] Sénatus-consulte contre les sacrifices humains, en 656 de R. Pline (Hist. nat., XXX, 1. Paul, V. Sentent, 16). Ce qui n'empêche pas Porphyre de placer la cessation des sacrifices humains au temps d'Hadrien seulement, c'est-à-dire plus de cinquante ans après Pline. Porphyre, de Abstinentia carnis, II, 27, 56. Eusèbe, de laudib. Constantin., 16. Præp. Evang., IV, 16. Porphyre convient, du reste, qu'il s'en faisait encore de son temps.

[48] Strabon, III, 2. Tertullien, Apolog., 9.

[49] Porphyre, ibid. Eusèbe, Præp. Evang. A une époque postérieure on substitua une biche (peut-être au temps d'Hadrien).

[50] Ces immolations avaient été publiques jusqu'au proconsulat de Tiberius (quand ?), mais depuis elles se continuaient en secret. Tertullien, Apolog., 9 Eusèbe, Præp. evang., IV, 16. Porphyre, ibid. — Il dit ailleurs, il est vrai, qu'Iphicrate avait aboli les sacrifices humains à Carthage. Mais quand ce fait serait avéré, il s'agirait d'une interdiction légale comme celle que prononcèrent plus tard les Romains et qui n'empêchait pas la pratique secrète de ces sanguinaires coutumes. — On faisait périr des esclaves, non-seulement à titre de punition ou pour des opérations magiques, mais même à titre de sacrifice. Juvénal, V, 551 ; VI, 559 ; XII, 115.

Sur les immolations humaines destinées à des opérations magiques, voyez les reproches de Cicéron à Vatinius (in Vatin., 6) ; Juvénal, aux endroits cités ; Salluste, au sujet de Catilina ; Horace ; Lucain, Pharsale, VI, 554 ; et ce que dit Pline de Néron (Hist. nat., XXX). — Aux époques postérieures, bien d'autres faits. Ainsi, lorsque, dans les temps chrétiens, on détruisit le temple de Mithra, à Alexandrie, on y trouva des têtes d'enfants coupées dont on avait doré les lèvres. — Théodoret, Rufin, Socrate, Sozomène sur l'an 392.

Il y eut encore des sacrifices humains ordonnés par Commode (Lampride, in Commod., I, 9), — par Élagabale (Id, in Elagab., 8), — par Aurélien (Vopiscus, in Aureliano, 20), — par Valérien (Eusèbe, Hist. Eccl., VII, 10). — Immolation d'enfants arrachés au sein de leur mare (Ammien Marc., XXIX, 12). Femme pendue par les cheveux ; le corps ouvert. (dans un temple de l'empereur Julien (Théodoret, Hist. Eccl., 21, 22). V. encore Lucain, VI, 554. Il y en eut, publiquement ou non, dans le culte de Saturne. Justin, Apol., II, 12. Le culte de Mithra, qui se répandit surtout au second et au troisième siècle, multiplia beaucoup les sacrifices humains.

[51] Porphyre, apud Eusèbe, De Abstinentia carnis.

[52] Valère Max., III, 4, § 7. Les jeux de gladiateurs étaient consacrés à Jupiter, les chasses ou combats contre les bêtes féroces à Diane. (Cassiodore, Martial, Tertullien, Apolog. et Adv. gnosticos. Lactance.)

[53] Justin, Apol., II, 12, 30. Tertullien, Apolog., 9 ; Scorpiace Cyprien, de Spectaculis. Eusèbe, loc. cit. Cyrille, Contra Julian., II. Munitius Félix, in Octavio, apud Euseb. Porphyre, 30. Tatian, ad Græcos, 29. Prudent. D'après Porphyre, Eusèbe et Tertullien, il semble qu'outre le sang des gladiateurs qu'on offrait à Jupiter Latiaris, une victime humaine lui était encore immolée le jour de sa fête.

[54] Minime Romano sacro, dit Tite-Live. XXII, 57. Néanmoins, comme ce passage même le prouve, il se renouvela plus d'une fois. Ainsi, en 531 de Rome (Plutarque, in Marcello, I, ibid.), en 538, après la bataille de Cannes (Lactance, Div. inst., I, 21) ; puis au temps de Pline ; et plus tard sous Domitien. V. Pline, Hist. nat., XXVIII, 2 (3) ; Plutarque, in Marcello, 3 ; Quæst. rom., 83 ; Orose, IV, 13 — Pline et Plutarque en parlent comme d'un fait contemporain. Pline nous apprend que l'on avait, malgré le S. C. de 656, gardé la formule de prière qui accompagnait ces sacrifices. Hist. N., XXVIII, 2 (3). Et Plutarque, Quæst. Rom., p. 283, et Clément Alex. Protrept., III. Peines portées par Hadrien contre les auteurs des sacrifices humains. Paul., V, Sentent., XXIII, 16. — Tibère aussi les avait parfois châtiés. Tertullien, Apolog., 9.

[55] Dion, XLIII, 24.

[56] V. Strabon, V. Servius, in Æneid., VI, 157. Ovide, de arte amandi, I, 259. Fastes, III, 271. Valerius Flaccus, II, 305. Le Grec Strabon trouve cette coutume un peu barbare et digne des Scythes, mais les auteurs latins en parlent fort tranquillement.

[57] Suet., in Augusto, 15.

[58] Lucien, de Dea Syra. Hérodote, II. Eusèbe, de Vit. Constant., III, 55. Prépar. evangel., IV, 16.

[59] Hérodote, I, 182.

[60] Hérodote, I, 199. Baruch, VI, 42, 43. Pour une époque postérieure, Strabon, XVI.

[61] Justin, XVIII, 5. Strabon, VI, 2.

[62] Athénée, XIII, 4. Strabon, VIII, 6.

[63] Athénée, XIII, 4.

[64] V. Clément Alex., Protreptikon, 2, où ces abominations sont révélées dans un détail que je ne puis reproduire ici ; Arnobe, adv. Gentes, 5 ; Théodoret, Disp., I. La tradition, rapportée par saint Clément au sujet de Cérès et de Proserpine, me parait remarquablement confirmée par les vers suivants de Lucain qui sont comme une demi-révélation du secret des mystères :

Eloquar inmenso terræ sub pondere quæ te

Contineant, Ennaæ, dapes, quo fœdere mœstum

Regem noctis ames, quæ te contagia passam

Noluerit revocare Ceres....

(Pharsale, VI, 739-742).

[65] VI, 345.

[66] Tite-Live, XXXIX.

[67] Athénée, Deiphnosoph., XIII, 20. Hérodote, II, 46. Strabon, XVII.

[68] Cleomedes, de Meteoris, II.

[69] V. Augustin, Civ. Dei, II, 14 et ailleurs.

[70] V. Sainte-Croix, Recherches sur les Mystères, II, 2. Lisez aussi un passage de Pline, Hist. nat., XXVIII, 4.

[71] Saint Augustin, de Civit. Dei, VII, 2 t. — V. pour des faits tout pareils, Hérodote, Théodoret, saint Clément, Plutarque, du Désir des richesses, Diodore de Sicile, et les emblèmes religieux trouvés à Pompéi. — Les cérémonies de ce genre se célébraient surtout en l'honneur de Bacchus et de Cérès. Sur la corrélation de ces deux cultes, V. S. Augustin, ibid., VII, 16, confirmé par les détails que donnent les écrivains antiques, comme aussi par les inscriptions de Pompéi. — Sur le culte de Salacia, épouse de Neptune. Augustin, ibid., 22. — Sur celui de la mère des dieux, id., 26.

[72] Politic., VII, 17.

[73] Les dieux des nations sont des démons. Psaumes, XCV, 5.

[74] Luc, IV, 5 et 6.

[75] L'inscription suivante sur les murs de Pompéi, d'une orthographe bien évidemment populaire, prouve quelle était la foi ils puissance du vœu :

ABIAT VENERE BOMBEIANA

IRADAM QVI HOC LAESARIT

(Habeat Venerem Pompeianam.

iratam qui hoc læserit.)

Orelli, 2541.

Que la Vénus de Pompéi maudisse celui qui aura effacé ceci. (Ces mots sont écrits au-dessous d'une affiche mentionnant la victoire d'un gladiateur.)

[76] Un écrivain postérieur à cette époque exprime très-bien le vide que la philosophie laissait dans les âmes :

Que ferai-je donc, ô philosophe, après ta sentence, juste sans doute, mais inhumaine ? Les hommes sont donc impitoyablement rejetés loin des dieux ! Exilés dans cet enfer terrestre, toute communication leur est refusée avec le ciel ! A qui offrirai-je des vœux ? A qui immolerai-je des victimes ? Qui implorerai-je pour les malheureux, protecteur des bons, adversaire des méchants ? Et enfin, ce qui est un besoin de chaque jour, qui appellerai-je comme témoin de mes serments ? Apulée, Du Dieu de Socrate.

[77] Pline, Hist. nat., II, 7. Deos digitis gestant.... non matrimonia, non liberos, nisi jubentibus sacris, deligunt.