LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE PREMIER. — DE L'EMPIRE

CHAPITRE PREMIER. — PAIX ROMAINE.

 

 

§ I. — TEMPS D'AUGUSTE.

Nous venons de dessiner la forme extérieure de l'empire romain : nous avons montré les divers membres de ce grand corps ; il s'agit de l'étudier dans son ensemble, son mouvement, sa vie. Sécurité au dehors, unité et prospérité au dedans, ces trois mots contiennent toute la force d'un État, toute sa puissance guerrière, politique, sociale. La paix romaine, c'est-à-dire la sécurité extérieure de l'empire, établie et maintenue par les armes de Rome ; — l'unité romaine, c'est-à-dire l'intime cohésion des diverses parties de l'empire, formée et conservée par la politique de Rome ; — la civilisation romaine, c'est-à-dire la part de bien-être, de richesse, d'intelligence, de lumières, que donnait aux peuples ce vaste système du gouvernement romain, — voilà ce que nous avons à examiner.

Or, en ce qui touche la situation extérieure de l'empire, son assurance ou son danger, sa force ou sa faiblesse, la faiblesse ou la force de ses voisins, la situation ne fut pas toujours la môme.

Avant Auguste, Rome se disait déjà maîtresse du monde. Mais d'abord, tonte tournée vers l'Orient d'où lui venaient les richesses et les lumières, plus tard, distraite par les guerres civiles, elle ne comptait pas combien de forces indépendantes s'agitaient encore auprès d'elle. L'Espagne lui appartenait-elles ? Depuis deux cents ans Rome y bataillait sans avoir pu vaincre la barbarie obstinée des montagnards du nord. César, pour s'être montré deux fois à la Bretagne, avait-il conquis cette grande Ile, d'où il avait rapporté quelques mauvaises perles et des barbares tatoués pour les montrer sur les théâtres de Rome ? Dans l'Orient même, l'Égypte, cette terre féconde, qui devenait si nécessaire aux besoins toujours croissants de la stérile Italie, l'Égypte n'était pas encore province de l'empire. César n'avait pas osé confier un tel dépôt à la loyauté d'une ambition romaine ; il aimait mieux voir là Cléopâtre qu'un proconsul[1]. Ce n'est pas tout, les portes mêmes de l'Italie, les passages vers cette Gaule que César venait de lui conquérir, n'appartenaient point à Rome ; de ces hautes vallées des Alpes, où Rome n'avait point encore pénétré, d'indomptés montagnards, au milieu du trouble des guerres civiles, descendaient comme un torrent sur les riches plaines de la Cisalpine[2].

Mais surtout deux ennemis puissants et redoutables devaient occuper l'attention des Romains : le Germain au nord, le Parthe à l'orient. Là, Rome pouvait pressentir de futurs vainqueurs ; là, un esprit d'agression, qui semble le prélude de la grande irruption du Ve siècle, fatiguait les frontières de l'empire ; là enfin, Jules César avait entrevu de redoutables adversaires. Un mot de ces deux peuples, dont le nom et l'histoire appartiennent à l'histoire de Rome.

Au delà du Rhin, vis-à-vis de la Gaule romaine, habitaient, sous le nom que leurs descendants se donnent encore, ces hommes à la haute taille, aux yeux bleus et à la chevelure d'or[3], les Teutes (Teutons, Tudesques, Teutschen)[4] peuple belliqueux, qui avait volontiers accepté le surnom que la Gaule lui donnait dans son effroi[5] : Germains, Wehr-mann, homme de guerre.

Dès l'abord, la Germanie se partage en trois masses de peuples distincts[6]. — Au nord, sur l'Elbe, et jusqu'à la Baltique, sont les Ingévons de Tacite, peu connus des Romains, et sur lesquels je ne m'arrêterai pas. — Plus au midi, le long de l'Océan, sur le Weser, l'Ems et le Rhin, et presque vers Mayence, se rencontrent les races teutoniques les plus vigoureuses, les Hermions de Pline et de Tacite, les plus grands ennemis de Rome. — Enfin, au midi et à l'orient, depuis les sources du Danube jusqu'aux monts Carpathes et aux bouches de la Vistule, parmi les immenses clairières de cette forêt Hercynienne que nul géographe n'a mesurée, que nul pied d'homme, dit César, n'a parcourue jusqu'au bout, qui touche et la Moselle et les sources de l'Elbe[7] : partout l'histoire rencontre les Suèves dans leurs interminables migrations. César les trouve sous les murs de Besançon ; Drusus les rejettera en Bohême ; Tacite croira rencontrer quelques-unes de leurs tribus sur la Vistule et sur l'Oder. Parmi les Suèves, les uns sont nomades, et portent leurs maisons sur des chars ; les autres sont chasseurs, pasteurs, brigands ; ceux qui cultivent, cultivent en commun et sans propriété personnelle[8]. Ce nom de Suèves ne désigne ni une famille, ni une nation, ni une ligue[9] ; c'est un surnom, une épithète (schweifer, nomades) donnée à toute cette masse de peuples errants que les voyageurs rencontraient entre le Rhin, la Baltique et le Danube.

Et remarquez que ces distinctions n'ont pas été effacées par les siècles. Quatre cents ans après l'époque dont nous parlons, au temps de la grande invasion des barbares, les Ingévons s'élancent sur la mer et forment cette ligue anglo-saxonne qui envahit la Grande-Bretagne. Les fils des Hermions s'unissent dans cette ligue francique, future conquérante des Gaules, à laquelle appartiennent Siegfrid, Clovis, Charlemagne : l'épopée, l'histoire, le roman germanique. Enfin des Suèves reparaissent sur le Rhin et le franchissent, quatre cent cinquante ans après l'époque où César les y avait vus ; ils donnent leur nom à la Souabe, et forment la ligue des Alemans (Alle-mænner, gens de toute sorte). Dans tout le moyen âge, le peuple du Rhin et celui de l'Elbe, le Franc et le Saxon, demeurent distincts. Saxe et Franconie sont, dans les querelles de l'empire, deux drapeaux ennemis. Le dialecte franconien et le dialecte saxon subsistent encore comme deux idiomes opposés.

Il semble en effet que dans la Germanie antique l'unité ne pût être qu'un accident, et que la division fût éternelle. L'énergique sentiment de l'indépendance personnelle formait le caractère principal de cette race ; aujourd'hui même encore il se conserve avec une fidélité remarquable dans un des rameaux du tronc germanique, la branche anglo-saxonne. Chez les Germains, dit Tacite, personne, si ce n'est les prêtres, n'a autorité pour punir, pour enchaîner, pour frapper de verges ; les prêtres eux-mêmes le font, non à titre de châtiment, ni par l'ordre du chef, mais comme par une inspiration de leur dieu... La puissance des rois n'est ni illimitée, ni arbitraire ; celle des chefs est dans la force de leur exemple plus que dans l'autorité de leur commandement[10]... Les moindres affaires se traitent entre les grands de l'État, les grandes affaires devant tout le peuple... Et là, par un des abus de leur liberté, au lieu de se réunir tous au jour prescrit, une, deux, trois journées se passent à attendre les absents... Les prêtres ordonnent le silence ; le roi... parle sur le ton du conseil, non du commandement. Si la harangue leur déplaît, ils la réprouvent par des murmures ; si elle leur plaît, ils agitent les framées... Devant ces conseils, on accuse son juge... on élit ceux qui doivent rendre la justice dans les bourgades[11]... A ces hommes si jaloux de se gouverner, toute autorité pesait comme un joug, toute force d'unité semblait une tyrannie. L'indépendance de l'homme brisait l'unité de la tribu, l'indépendance de la tribu l'unité de la nation. Tant que l'esprit germanique a été le même, il n'y a pas eu de nation germanique : nulle communauté politique n'a rallié les peuples teutons ; la similitude des mœurs, de la religion, du langage, la tradition de l'origine commune ont été insuffisante pour créer entre ces peuplades diverses quelque chose comme une patrie.

De là, comme dans un moment nous pourrons le dire avec détail, la longue faiblesse des peuples germains, indépendants et discords, contre l'unité romaine, tant que l'unité romaine eut un peu de vie. Il fallut des siècles de décadence, il fallut l'extinction de la vie intérieure de l'empire pour livrer Rome, décrépite et désarmée, à la merci, je ne dirai pas des barbares, mais du premier barbare qui voulut la prendre.

En face de cette diversité et de cette indépendance germanique, l'Orient nous présente un tout autre spectacle. Les Parthes comme les Germains sont des barbares aux yeux de Rome ; mais ces barbares ont fondé un vaste empire, puissant d'organisation et d'unité, rival de celui de Rome[12] et plus étendu peut-être. Les Arsacides, Scythes ou Daces, apparus vers le Ve siècle de Rome, se sont saisis du plus beau débris de la monarchie d'Alexandre, et ont mis sur leur tête la tiare du roi des rois, cette couronne de l'Orient qu'avaient portée l'un après l'autre l'Assyrien, le Mède, le Perse, le Macédonien.

La royauté parthique, par ses mœurs, ressemble à tous les empires de l'Asie ; par sa constitution elle rappelle l'empire germanique du moyen âge. D'un côté, la polygamie, chez les Parthes comme dans tout l'Orient, fait du souverain l'ennemi obligé de sa famille : ce ne sont que parricides, empoisonnements, révolutions de palais. Un prince, qui a tué son père pour monter sur le trône, fait mourir, pour y rester, trente de ses frères. D'un autre côté, le système féodal, dont la Germanie, peinte par Tacite, recèle un germe obscur encore, nous apparaît ici dans son entier développement. Comme dans l'empire d'Allemagne, le roi est élu, mais par une loi conforme à celle des anciens peuples teutoniques[13], toujours élu dans la même famille. Comme dans l'empire, les sept électeurs sont les grands feudataires. Des rois vassaux, nés du sang des Arsacides, occupent, sous la suzeraineté du roi des rois, les trônes d'Arménie, de Médie, de Perse ; puis viennent les dix-huit rois ou satrapes du premier ordre, puis d'autres dynastes ou rois ; on compte jusqu'à quatre-vingt-dix de ces royautés subalternes. Les trois grandes préfectures héréditaires rappellent les grandes charges du saint-empire. Le connétable (surena), le second de l'empire après le roi, commande les armées ; mille chevaux portent ses bagages ; dix mille cavaliers, ses vassaux, marchent avec lui. Des margraves gardent les frontières. Des libres (c'est encore un mot de notre langue féodale, frey herrn en allemand), barons ou chevaliers, combattent à cheval : eux et leurs destriers sont bardés de fer.

Les grands festins, l'ivresse, les querelles violentes, les diètes souvent ensanglantées par le glaive, la passion de la chasse acceptée comme un signe distinctif de nationalité et de noblesse, les révolutions amenées par le caprice et l'indépendance des leudes, les guerres entre les enfants du sang royal, sont des traits communs à la féodalité parthique et à la féodalité francique ou allemande. Le noble est juge, prêtre, guerrier : le peuple est serf, ici nous pouvons dire esclave. Le peuple mède ou persan, qui s'est laissé vaincre par les Arsacides, se bat à pied derrière la croupe du cheval de son seigneur ; il n'a point d'armure ; il tombe par milliers d'hommes sur le champ de bataille : on ne le compte pas ; ainsi on raconte que huit cent cinquante hommes d'armes ont vaincu les dix légions d'Antoine, que vingt-cinq lances (on sait que sous ce nom sont compris l'homme d'armes et sa suite), que vingt-cinq lances ont pris Jérusalem. Sous cet empire, comme sous la monarchie féodale, vingt races et vingt formes diverses de gouvernement subsistent les unes auprès des autres. Il y a des villes juives ; la ville grecque de Séleucie a son sénat, ses assemblées démocratiques, son indépendance presque complète[14]. Lisez dans Josèphe la curieuse histoire de ces deux frères juifs qui soulèvent leurs compatriotes contre les barons parthes et contre leur suzerain le prince de Babylone. Cependant le roi des rois pardonne à ces aventuriers ; il les soutient même, les encourage, afin, dit Josèphe, de s'en servir pour maintenir les grands dans leur devoir[15]. Ne sont-ce pas là nos rois favorisant la révolte des serfs contre la noblesse féodale ? car dans l'empire parthique les serfs et les vaincus aspiraient aussi à s'émanciper, et les Arsacides devaient tomber par une révolte de la race persane et médique, race conquise, race esclave[16].

Chose remarquable et qui prouve comment en ce siècle toute chose gravitait vers l'unité, cet empire des Parthes d'un côté guerroyait sur l'Euphrate avec Rome, de l'autre touchait à la Chine, dont les annales gardent son souvenir ; il était en relation avec la dynastie des Han comme avec la dynastie des Césars. Ainsi, trois grands empires à peu près limitrophes, ayant chacun des rois feudataires, occupaient toute la largeur de l'ancien continent depuis la pointe des Algarves (ce dernier angle du monde, Cuneus) jusqu'à la mer Jaune. Et ces empires étaient tous trois d'une origine assez récente. La nation parthique avait commencé 250 ans seulement avant l'ère chrétienne à s'affranchir du joug macédonien et à établir un empire asiatique. La Chine, divisée en plusieurs royaumes, était devenue une vers la même époque ; et l'empire romain, le dernier venu des trois, venait à peine d'achever ses conquêtes. En dehors de ces trois puissances, qu'y avait-il au Nord, que des tribus nomades, barbares, inconnues ? Au midi, que des peuplades noires, ignorées ou méprisées, les Arabes, peuple à moitié sujet des Romains, et l'Inde ensevelie dans la contemplation et le repos ? Aussi à Rome, à Ctésiphon, à Lo-yang, proclamait-on également la monarchie universelle. César se déclarait le chef du genre humain ; les Pacore et les Vologèse s'intitulaient maîtres du monde ; le monarque de la Chine était, comme aujourd'hui, le fils du Ciel, et admettait à peine qu'il y eût une race humaine en dehors du Céleste Empire.

Le Parthe et le Germain étaient donc, depuis que l'Orient civilisé avait été vaincu, les deux grands ennemis de Rome. Au temps des guerres civiles, soit que Rome, par ses divisions intestines, encourageai l'audace des barbares, soit qu'il se manifestai comme un mouvement précurseur de la grande invasion du Ve siècle, ces ennemis furent plus menaçants que jamais. Depuis longtemps ce perpétuel entraînement qui attire vers le midi les fils du nord faisait envier à la pauvreté barbare et à l'ivrognerie germanique les fertiles plaines et les riches vignobles d'au delà des Alpes. Marius (an de Rome 640)[17] avait arrêté, en Provence, le torrent de l'invasion cimbrique ; César s'était rencontré avec le Suève Arioviste au pied des Vosges. Rome, maîtresse de la Gaule, touchait les Germains, et était obligée de garder contre eux la ligne du Rhin, à la place de ces Gaulois qu'elle avait eu tant de peine à désarmer. D'un autre côté, l'imprudente agression de Crassus avait ouvert aux Parthes la frontière romaine ; un vaste mouvement d'invasion les portait au delà de l'Euphrate ; la Judée avait été envahie[18] ; la Syrie était sans cesse menacée ; les proconsuls d'Asie tremblaient pour leurs provinces[19] ; et Antoine, après avoir mené seize légions contre les Parthes et les avoir combattus avec un fabuleux courage, ne gagna à cette aventureuse expédition que l'honneur d'une belle retraite (an 718)[20].

Le danger n'avait pas échappé à l'œil de César. Dans les Gaules, à la vue de ces tribus germaniques qui passaient le Rhin l'une après l'autre, et que séparait de l'Italie la seule Helvétie, à peu près vide d'habitants, sa crainte avait été pour Rome elle-même. Non-seulement il avait combattu les Germains dans la Gaule, mais il avait voulu voir de près ces futurs destructeurs de l'empire, et il était allé deux fois les relancer dans leurs bruyères. Et, si sa première gloire avait été de vaincre les races teutoniques, sa dernière pensée fut de marcher contre les Parthes. Par ce suprême effort de son génie, il allait venger l'injure de Crassus, reprendre ces drapeaux et cette tête romaine dont les barbares étaient si fiers ; et, par un coup de fortune qui eût dépassé toutes les proportions historiques, unir à sa toge de dictateur romain le diadème de Cyaxare, de Cyrus et d'Alexandre, donner à Rome toute l'Asie, la rendre peut-être limitrophe de la Chine, dont elle ne savait pas même le nom.

Mais la mort coupa court à ces pensées : l'anarchie du dernier triumvirat rendit l'empire plus accessible encore aux barbares. Sur Auguste retombait le triple labeur de le relever, de l'organiser, de le défendre.

On peut appeler Auguste le grand ouvrier de l'empire romain. C'est lui que nous allons retrouver partout, donnant à l'Occident sa civilisation, à l'empire sa forme, aux provinces leur loi administrative, à Rome son droit public, à la frontière romaine sa sécurité et sa force. Génie sérieusement, efficacement, profondément, modestement fondateur, sur les traditions duquel l'empire vécut pendant trois siècles !

Auguste comprit que la défense de Rome réclamait sur quelques points de dernières et prudentes conquêtes, dictées par la raison du politique, non par l'ambition insatiable du soldat. Rome, pour sa nourriture, avait besoin de l'Égypte : l'Égypte, déjà vassale de Rome, devint province romaine (723), dès que se fut terminé, dans un tombeau d'Alexandrie, le tragique roman des amours d'Antoine et de Cléopâtre. La paix de l'Espagne exigeait la soumission de trois peuples du nord, Astures, Gallègues et Cantabres : Auguste, Agrippa, Pollion, accomplirent cette conquête par une guerre de sept ans (ans de Rome 728-735). La Dalmatie, cette riveraine de l'Adriatique et cette voisine de l'Italie, la Dalmatie, qui résistait depuis deux cent vingt ans, fut amenée enfin à reconnaître la suprématie romaine (725)[21].

Mais rien n'était conquis si le rempart des Alpes n'était pas décidément romain. Il fallut des années de guerre (726-740), des luttes opiniâtres, des révoltes fréquentes, écrasées avec peine, mais écrasées enfin. Il fallut traquer de contrée en contrée et de montagne en montagne ces peuplades désespérées, dont les femmes, au moment de la défaite, se jetaient avec leurs enfants dans les flammes, ou les écrasaient contre terre pour les sauver de l'esclavage. Il fallut (ainsi le jugea la politique romaine) faire disparaître des populations entières, ne laisser libres que les enfants et les vieillards, vendre les hommes avec défense de les affranchir avant vingt ans. Ainsi Rome triompha-t-elle, et un trophée élevé dans les Alpes maritimes (an 745) attesta la défaite de cinquante nations et la soumission de toute la chaîne alpestre, depuis la Méditerranée jusqu'à l'Adriatique[22]. Ainsi Rome, poussant toujours ses légions en avant, arriva-t-elle à transporter ses frontières jusque sur le Danube (728-743)[23], conquit la Pannonie où, avant Auguste, jamais soldat romain n'était entré ; et un nouvel arc de triomphe élevé sur le Danube[24] attesta son dernier pas vers le nord (743).

Rome alors put tracer sa ligne de défense depuis l'océan germanique jusqu'au Pont-Euxin[25] : le Rhin et le Danube furent sa frontière. Une ligne de forteresses[26] s'éleva sur ces fleuves, sur lesquels montaient et descendaient sans cesse deux flottes romaines, et qui eux-mêmes étaient un puissant rempart contre des barbares, étrangers à la science militaire. En arrière, entre ces fleuves et les Alpes, son dernier rempart, Rome s'était fait comme une immense zone militaire où ses légions pouvaient manœuvrer à l'aise. C'était une série de provinces, toutes gouvernées par l'épée, peuplées de vétérans, semées de colonies, gardées par des châteaux forts : la Gaule Belgique, avec ses deux armées de haute et basse Germanie ; puis les deux régions alpestres de Rhétie[27] et de Vindélicie[28] ; puis la Norique[29], l'Illyrie, la Dalmatie, les provinces les plus guerrières de l'empire ; enfin, sur le Danube, la Pannonie[30] et la Mésie[31] ; sentinelles de cette immense frontière, fidèles gardiennes de l'Italie.

Là demeurait une population militaire que Rome avait fait sortir de son sein pour remplacer la population indigène détruite par la guerre : là aussi des peuples vaincus, après avoir énergiquement lutté contre les Romains, s'étaient faits Romains, et donnaient de vaillants soldats aux légions[32]. Quelquefois Rome prenait au delà du Rhin des tribus germaniques[33], les transportait dans la Gaule, et leur donnait, comme à ces Cosaques des frontières de l'empereur russe, un campement sur la limite romaine ; quelquefois elle se faisait des amis parmi les barbares, et investissait du droit de combattre pour elle (commilitium) des peuplades situées au delà de sa frontière, et qui étaient comme les postes avancés de son empire[34]. Parfois enfin, au delà de sa limite elle jetait des châteaux forts ou des soldats (præsidia) : et de temps à autre ses généraux passaient le Rhin, le Danube, l'Euphrate, les premières chaînes de l'Atlas, pour aller, par de hardies trouées dans les forêts ou les déserts, avertir les barbares du voisinage de Rome.

En effet, Auguste n'ignorait pas qu'une telle frontière ne pouvait être défendue que par l'invasion et par l'attaque ; de tels avertissements étaient nécessaires à des ennemis comme le Germain et le Parthe. Aussi la honte de Crassus fut-elle vengée, et ses drapeaux furent rendus à Rome (an 734). Un empire dacique, qui s'était comme subitement élevé sur les bords du Danube et dont les armées, passant le fleuve sur la glace, poussaient leurs pillages jusque dans la Macédoine, fut combattu, repoussé, détruit ; la force militaire de ces peuples fut réduite de deux cent mille hommes à quarante mille : Auguste les eût soumis si la Germanie n'eût été de trop près leur voisine[35]. Enfin la Germanie elle-même était pénétrée ; les armées romaines passaient le Mein, passaient l'Elbe, élevaient un autel à Auguste sur la rive droite de ce dernier fleuve[36], jetaient sur les marécages de la Frise d'immenses ponts de bois, dont les restes se retrouvent encore : par le canal de Drusus[37], qui amenait l'eau du Rhin jusque dans le Zuyderzée (lacus Flevo), la flotte romaine naviguait librement entre deux rives barbares et arrivait de là par l'Océan jusqu'aux bouches de l'Elbe. Il fallut qu'Auguste arrêtât lui-même ses généraux et leur défendit de passer ; que Drusus, pour ne pas aller plus loin, prétextât un avertissement des dieux[38]. La Germanie jusqu'au Weser devenait, malgré Rome elle-même, la conquête de Rome[39] ; elle semblait prête à payer le tribut ; elle plaidait comme une province romaine au tribunal de Varus. Cette heure fut l'apogée de la puissance guerrière de Rome.

Mais ce fut aussi l'heure où Rome eut le plus à trembler pour elle-même. En peu d'années le péril éclata partout, et il sembla que tous ces peuples vaincus ou à demi subjugués se fussent donné le mot pour une dernière révolte. Dix-huit ans auparavant, Drusus, par un trait de génie, s'était jeté entre les deux races germaniques, les Hermions et les Suèves[40] (vers l'an 744), avait conquis et fortifié le Mein qui les séparait : et, rejetées en arrière par ce redoutable voisinage, les races suéviques s'étaient repliées vers les forêts sans fin de la Bohème (Boiohemum). Mais là s'était trouvé un homme supérieur : parmi les Marcomans (Markmœnner, hommes des frontières), Marbod, barbare que Rome avait élevé, arrivait au pouvoir, ralliait à lui les peuples suéviques, et fondait non loin du Danube, à deux cent milles seulement des Alpes, un empire, romain par la discipline, par la tactique militaire, par la puissance du commandement[41]. Et tandis que Rome effrayée envoyait douze légions pour le combattre (ans de J.-C. 6, de Rome 759), dans les provinces voisines, depuis le Danube jusqu'à l'Adriatique (Pannonie et Dalmatie), plus de deux cent mille hommes étaient en révolte, faisaient trembler l'Italie, et arrivaient jusqu'à dix journées de Rome. Lorsque enfin trois ans d'une guerre opiniâtre (ans 6-9) avaient à peine dompté cette révolte, Armin (Arminius, der Mann ?), à la tête de quatre peuples du Rhin, surprenait Varus et les légions romaines au milieu du rêve d'une domination pacifique, renversait dans la sanglante nuit de Teutburg l'œuvre qui avait coûté vingt-quatre années de guerre aux généraux d'Auguste, forçait Rome à repasser le Rhin, couvrait de cendres les cheveux blancs du vieil empereur, et envoyait à Marbod la tête du Romain Varus comme un gage d'alliance entre la ligue du Rhin et l'empire du Danube, entre les Hermions et les Suèves[42] (an de J.-C. 9).

Au milieu de tant de périls, Rome se sauva par son unité. Drusus, en plaçant entre ces deux races germaniques des solitudes infinies, avait rompu entre elles toute communication efficace. Grâce à cette séparation, Rome put se défendre. Tibère et Germanicus sillonnèrent encore le sol teutonique[43]. Auguste mourut (an de J.-C. 14) sans que l'intégrité de l'empire eût été violée ; mais plus persuadé que jamais des dangers d'une ambition insatiable et recommandant à ses successeurs de ne pas reculer les. limites de la puissance romaine[44].

Telle était la pensée d'un politique ferme et intelligent : ne pas accroître l'empire, mais le fortifier et le garder. Comment les successeurs d'Auguste comprirent-ils les craintes, les prévisions, les pressentiments de leur devancier ?

 

 

 



[1] Veritus provinciam facere, ne quandoque, violentiorem præsidem nacta, novarum rerum materia esset. (Suet., in Cæs., 35.)

[2] V. Strabon, IV. Cicéron, Fam., XI, 4. Dion, III. Lucain, LI, 442.

[3] Juvénal, XIII, et ailleurs.

[4] Au moyen âge, Theotischi.

[5] Tacite, German., 2.

[6] Sur cette division, V. Tacite, Germ., 2, et Pline, Hist. nat., IV. 14 ; Strabon, VII, 2.

[7] César, de Bello Gal., VI, 24, 25.

[8] V. César, de Bello Gal., IV, 1-3 ; VI, 10, 29. Tacite, Annal., I, 44 ; II, 15.

[9] Tacite, German., 2.

[10] Tacite, German., 7. Nam Germanos, non juberi, non regi... sed cuncta ex libidine agere. (Hist., IV, 76.)

[11] Tacite, German., II, 12.

[12] Parthi Romani imperii æmuli. (Tacite, Annal., XV, 13.)

[13] Tacite : Reges ea nobilitate... sumunt. Et les codes des peuples barbares.

[14] Tacite, Annal., VI, 41. Josèphe.

[15] Josèphe, Antiq. Jud., XVIII, 6.

[16] V., sur tout ce qui précède, les excellents Mémoires de l'orientaliste Saint-Martin.

[17] La dernière victoire de Trajan est de l'an 850. Tamdiu Germania vincitur, dit Tacite, Germ., 37.

[18] En 714. V. surtout Josèphe, Antiq., XIV, 23 ; de Bello, I, 2.

[19] Cicéron, Fam., XII, 19 ; XV, 1 et suiv. ; Attic., V, 17 et suiv.

[20] Dion. Justin. Appien, in Parth.

[21] Ad certam confessionem imperii redacta. Velleius Paterc. V. aussi Florus, IV, 13. Dion, LIII. Strabon, IV. Suet., in Aug., 21 ; in Tiber., 16, 21. Appien, de Bello Illyr.

[22] Dion, LIV, 19. 25, 26. Strabon, IV, 6. Pline, Hist. nat., III, 20. Florus, IV, 12. Suet., in Aug., 21.

[23] Dion, LIV. Horace, Od., IV, 4, 14. Velleius, II, 95, 96. Tite-Live, Epit. 136. Suet., in Aug., 21. ; in Tiber., 9, 16, 21, et l'inscription d'Ancyre complétée par les fragments de la traduction grecque.

[24] A Carnuntum (Haimburg entre Vienne et Presbourg ?)

[25] Mari oceano aut amnibus longinquis septum imperium. (Tacite, Annal., I, 9.)

[26] Sur le Rhin, plus de 50 forts (Florus, IV, 12) : Xanten (Castra vetera), Neuss (Novessum), Cologne (fondée plus tard par Claude), Bonn, Gesonia (sur la rive droite) Mayence, Strasbourg (Argentoratum), Brisach, Windisch (Vindonissa), etc. ( V. Tacite, Hist., IV, 23 et alibi passim.) Sur le Danube, Carnuntum, etc.

Auguste, dit le Grec Hérodien, donna pour boulevards à l'empire de grands fleuves, de hautes montagnes, de puissants remparts, des terres désertes et presque impénétrables.

[27] Les Grisons et le Tyrol.

[28] La Bavière et la partie de la Souabe qui est au midi du Danube.

[29] L'Autriche proprement dite.

[30] Hongrie en deçà du Danube.

[31] Servie et Bulgarie.

[32] Ainsi en Gaule : Vengions, Némètes, peuples germains établis dans les Gaules avant César. V. César, I, 51 ; Pline, Hist. nat. ; Strabon.

[33] Ainsi les Ubiens et les Sicambres, transportés sur la rive gauche du Rhin, les uns par Agrippa, les autres par Tibère (an 746). Suet., in Aug., 21 ; in Tiber., 9. Tacite, Annal., II, 26 ; IV, 47 ; XII, 39.

[34] Ainsi en Germanie : Bataves, Frisons, Caninéfates, confédérés par Drusus (an 740). Tacite, Annal., IV, 72 ; Hist., IV, 12, 17, 32 ; V, 25 ; German., 29. — En Sarmatie : Iazyges. Tacite, Hist., III, 5 (an de J.-C. 69.)

[35] Inscription grecque d'Ancyre. Strabon, V. Horace :

Pene occupatam seditionibus

Delevit urbem Dacus...

Et Virgile :

Et conjurato descendens Dacus ab Istro.

Et memoratus mutuis cladibus Dacus. — (Tacite, German. Florus, IV, 12.)

[36] Drusus atteint l'Elbe en 745 ; Domitius Ænobarbus le passe en 746. Il pénétra plus avant en Germanie qu'aucun de ses devanciers. Tacite, Annal., IV, 44. V. sur les campagnes de Tibère, en 739, 746, 756, 757 ; sur celles de Drusus, en 740, III, 742, 744, 745 : Florus, IV, 12 ; Dion ; Pline, Hist. nat., XI, 18 ; Suet., in Tiber., 9 ; Senec., Consol. ad Marciam, 3 ; Ovide, Tristes, IV, 6 ; de Ponto, II, 1.

[37] Sur le canal de Drusus (ans de Rome 740-741). V. Tacite, Annal., XIII, 51 ; Hist., V, 19 ; Suet., in Claud., 1.

[38] Il avait plus d'une fois battu l'ennemi et l'avait poussé jusque dans les plus profondes solitudes ; mais il s'arrêta à l'apparition d'une femme barbare, d'une taille gigantesque, qui lui défendit en latin d'aller plus loin. Suet., in Claud., 1.

[39] Omnis usque ad Visurgim pœne stipendiaria Germania. (Velleius, II, 97.)

[40] V. Luden, Geschichte des Deutschen Volks. Tacite, Ann., II, 62 ; German., 29.

[41] Certum imperium et vis regia. Marbod pouvait mettre sur pied 70.000 hommes et 4.000 chevaux. Les Langobardi étaient ses alliés. Strabon nomme six peuples qui s'étaient ralliés à lui. (V. Strabon ; Velleius.) — Plus redoutables, disait Tibère au sénat, que n'avaient jamais été Antiochus ni Pyrrhus. Les Semmons, peuple chef des peuples suéviques (capta totius gentis), étaient au temps de César divisés en cinq bourgades (pagi ; en allemand gauen), dont chacune fournissait 1.000 hommes pour la guerre, tandis qu'un nombre égal restait occupé à la culture des terres (de Bello Gal., IV, I), ce qui suppose une population d'environ 1 million d'âmes.

[42] Dion, LVI. Suet., in Aug., 23. Strabon, VII. Velleius, II, 117, 119. Tacite, Annal., I, 55.

[43] Campagnes de Tibère au delà du Rhin, dans les années 10, Il après J.-C. ; 763 et 764 de R. (Suet., in Tiber., 18, 19. Velleius, II, 120, 121, 122.) Campagnes de Germanicus en 14, 15, 16. (Tacite, Annal., I, 50, et II, 5, 25. Ovide, de Ponto, II, 2.)

[44] Tacite, Annal., I, 12 ; II, 61 ; in Agricola, 13. Dion, LVI, p. 591.