LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

COUP D'ŒIL GÉOGRAPHIQUE.

 

 

§ I. - PROVINCES D'OCCIDENT.

J'ai beaucoup dit sur les Césars ; je n'ai pas tout dit encore sur leur époque et sur le monde romain. Il y a chez les nations quelques grands traits qui ont besoin d'être pris à part, dégagés des événements de leur vie. Cette tâche me parait plus nécessaire et plus grave, lorsqu'il s'agit du siècle qui a vu naître le christianisme, du siècle où l'esprit de l'antiquité, uni et coordonné sous le sceptre romain, semblait avoir rassemblé toutes ses forces et se tenir en bataille contre son ennemi.

Ainsi l'empire : — sa constitution politique et militaire, — sa force au dehors, — son unité au dedans, — son bien-être matériel, sa civilisation extérieure ;

Ensuite les doctrines : — soit dans la philosophie, soit dans la religion ; — leur origine, leurs combats, leur mélange ; — leur puissance morale ;

Enfin les mœurs : — sous le double point de vue de la société et de la famille ; telles qu'elles se manifestent dans les phases habituelles de la vie d'un peuple, sur les places publiques, sous le toit domestique, dans les arts, dans les lettres, sur les théâtres.

Voilà, ce me semble, trois points auxquels on peut tout rapporter, et qu'il suffit d'envisager pour prendre une idée complète de ce qu'était le monde païen au moment où il se trouva en face du christianisme.

Mais avant d'aller plus loin, il est bon de connaître le terrain sur lequel nous marchons. Jetons d'abord les yeux sur la forme extérieure de cet empire dont Rome était souveraine, et de ce monde que Rome gouvernait.

On peut distinguer, en effet, l'empire romain et le monde romain : le premier avait des limites officielles et certaines ; le second, à proprement parler, ne finissait qu'avec la renommée du peuple romain et le bruit de ses armes. L'empire, c'étaient les provinces gouvernées par les proconsuls : le monde romain, c'était de plus cette ceinture de royautés et de nations vassales, tributaires, alliées, qui, à des degrés divers, reconnaissaient la suprématie de Rome ou subissaient son influence. Dans cette échelle de dépendance ou de liberté, dire qui était sujet, dire qui était libre, est impossible. Les rois de Commagène, de Damas, et vingt autres dont les noms nous sont à peine connus, humbles serviteurs des proconsuls, payaient l'impôt, subissaient la loi du cens, et leurs modestes souverainetés formaient à l'orient comme les marches de l'empire. Plus loin, l'Ibère et l'Albain, princes barbares du Caucase, étaient, dit Tacite, protégés par la grandeur romaine contre la domination étrangère[1] ; l'Arménie, royauté fille de la royauté parthique, habituée néanmoins à recevoir ses rois de la main des Césars, flottait éternellement entre Rome et les Arsacides[2] ; et le Parthe lui-même, ce fier ennemi, plus d'une fois rendit hommage à la suzeraineté romaine. Où commençait la puissance de Rome ? où finissait-elle ? Elle n'avait pas de limite rigoureuse, suzeraine là où elle n'était pas maîtresse, alliée prépondérante là où elle n'était point suzeraine : Sénèque parle de ces régions placées au delà des frontières de l'empire, pays d'une douteuse liberté[3]

Si l'on veut pourtant fixer, autant qu'il se peut faire, une frontière à cette puissance illimitée : l'Océan à l'ouest ; au midi l'Atlas ou le désert d'Afrique, les cataractes du Nil, les confins de l'Arabie heureuse ; à l'orient l'Euphrate, l'Arménie, la mer Noire ; au nord enfin, le Rhin et le Danube : telles étaient à peu près les frontières de l'empire[4]. Ajoutez, par delà la mer des Gaules, une grande partie de l'Ile de Bretagne ; par delà le Pont-Euxin, le royaume du Bosphore, vassal des Romains, et dont quelques contrées étaient sous leur souveraineté immédiate.

Au centre de cet empire, entre toutes ces régions et tous ces peuples, le grand intermédiaire, le grand lien matériel était la Méditerranée ; admirable instrument des vues de la Providence pour la civilisation et pour l'unité, bassin unique au monde, construit tout exprès sans doute pour être témoin de l'accomplissement des plus grandes destinées du genre humain. Juste-Lipse, avec cet enthousiasme que la science, même au XVIe siècle, savait parfois revêtir, nous peint cette mer, centre de la grande fédération romaine, coupée par tant de promontoires, partagée en tant de bassins divers ; sorte de grande route ouverte au commerce des peuples ; jetée à travers le monde comme un baudrier sur le corps de l'homme ; ceinture magnifique enchâssée d'îles comme de pierres précieuses, qui resserre et qui réunit en même temps qu'elle distingue et partage[5]. Par cette mer sans flux ni reflux, par ce grand lac, les climats les plus divers, les races les plus éloignées, les produits les plus variés de la terre se rapprochent et se touchent ; le noir fils de Cham, le Grec ou le Celte enfant de Japhet, l'Arabe ou l'Hébreu descendant de Sem, en un mot, les trois parties du monde antique sont, grâce à elle, à quelques journées l'une de l'autre. Par le Pont-Euxin et le Tallais, elle remonte jusqu'aux steppes de la Tartarie ; par le Nil jusqu'aux cataractes d'Éléphantine. Peu de jours de route la mettent en communication par l'Èbre avec le Tage et la côte de Lusitanie, par le Rhône avec le Rhin et les mers du Nord, par le Nil avec la mer Rouge et les Indes — chemin longtemps abandonné, et qu'aujourd'hui (1841) la civilisation va reprendre —. A ces bords si admirablement dessinés de la main de Dieu, et découpés en tant de formes diverses pour mêler plus intimement la terre que l'homme habite à la mer qu'il parcourt, jamais ni les grands hommes, ni les grandes choses, ni les grandes cités n'ont manqué. L'unité romaine s'est façonnée autour de cette mer ; l'unité chrétienne l'a embrassée tout entière, tant que l'unité chrétienne n'a pas été tronquée par le schisme. Le sacrifice de la croix s'est accompli près de son rivage ; et depuis la croix, là ont été remportés tous les triomphes du christianisme, depuis le naufrage triomphant de saint Paul jusqu'à la victoire de Lépante. L'empire de Charlemagne s'est étendu sur ses bords pour faire contrepoids à celui des califes ; sur ses bords, l'Espagne a soutenu contre le Coran sa lutte de huit siècles ; la longue guerre des Croisades n'a fait que revendiquer pour la Méditerranée le beau titre de lac chrétien. La croix de saint Pierre est debout près de cette mer et domine le monde. Tout ce qui a été grand et puissant a eu vers elle une sorte d'attraction : les barbares y étaient poussés comme par une impulsion du ciel ; le mahométisme l'a envahie avec fureur, et a été près de la conquérir ; les puissances du Nord viennent se baigner et se fortifier dans ses eaux. A tout ce qui s'est tenu éloigné d'elle, il a manqué une certaine vérité, une certaine civilisation dans la grandeur. Alexandre et César sont nés près d'elle, Bonaparte dans son sein ; Charlemagne est venu conquérir son rivage : les quatre plus grands noms de l'histoire profane. Près d'elle se sont élevées Rome et Carthage, Venise et Corinthe, Athènes et Alexandrie, Constantinople et Jérusalem. Et si l'on en croit aujourd'hui les préoccupations des politiques et leurs regards tous tournés vers cette mer, les grands combats et les grandes choses vont y revenir, et c'est là, comme autrefois, que se jugeront les questions décisives pour l'humanité.

Or, cette admirable mer n'était que la grande artère de l'empire romain, le chemin de ronde des légions. La flotte de Fréjus et celle de Misène la parcouraient incessamment, portant à l'Espagne ou à la Syrie les ordres ou les envoyés de César. Autour de son bassin se rangeaient les provinces romaines ; les plus riches et les plus puissantes étaient celles qui se baignaient dans ses flots.

Quinze provinces sous la République, dix-neuf selon la première organisation d'Auguste, trente-trois à la fin du règne de Néron, partageaient cet empire. Entre ces provinces dont chacune serait un royaume, une distinction est à observer.

Une ligne, à peu près identique au 17e degré de longitude du méridien de Paris, sépare au nord la Dalmatie de l'Épire ; puis, traversant la mer Ionienne, laisse à droite l'Italie, à gauche la Grèce ; puis tombe en Afrique, près de la ville de Bérénice, entre les colonies grecques de la Cyrénaïque, et les déserts où, à la race libyque, se mêlent quelques descendants des colons phéniciens. Si nous oublions la Sicile, grecque par son origine et ses arts, romaine par ses relations intimes avec l'Italie, cette ligne se pose assez bien entre les deux grandes influences qui formaient la civilisation de l'empire, l'influence grecque et l'influence romaine. Cette distinction n'est point factice : Rome la sentait et s'en rendait compte. Ni ses procédés de gouvernement, ni la marche de sa politique ne furent les mêmes en Orient et en Occident, chez le Grec ou chez le barbare. Auguste, en traçant sa division des provinces, au lieu de rattacher la Cyrénaïque aux provinces voisines d'Afrique ou d'Égypte, la joignit à la Crète, séparée d'elle par la mer, mais comme elle grecque et civilisée.

Au point de vue de la civilisation, l'Italie et la Grèce étaient donc les deux foyers de cette vaste ellipse que l'on appelle l'empire romain, les deux métropoles auxquelles, plus ou moins, chacun des peuples se rattachait. La Grèce, la première, avec une admirable puissance d'expansion, toute libre et toute spontanée, avait semé des colonies sur tous les rivages, sur les bords du Pont-Euxin, sur le Danube, jusqu'à l'entrée de la mer de Tauride. La côte d'Asie était grecque comme elle ; la Sicile était toute sienne. La côte de Naples s'appelait la Grande-Grèce. Cyrène, colonie grecque, déployait aux portes du désert une merveilleuse civilisation ; Marseille, cité phocéenne, avait ouvert à la Grèce l'entrée de la Gaule ; à la suite des Phéniciens et des Carthaginois, la Grèce était arrivée en Espagne. Les conquêtes d'Alexandre avaient amené l'Orient à sa science et à ses mœurs ; et cet empire de quelques années, démembré, comme celui de Charlemagne, le lendemain de la mort de son fondateur, avait donné naissance à vingt monarchies gréco-orientales, en Égypte, en Syrie, dans l'Asie Mineure. La Grèce enfin avait fondé Alexandrie et Byzance. De nos jours, des médailles grecques ont été trouvées jusque dans la Bactriane et près des Indes ; et, si nous tenons compte des simples traces laissées par les voyageurs, bien longtemps avant les Romains, Pythéas avait exploré la Grande-Bretagne, Néarque visité l'Inde, et Ératosthène nous la peint telle que nous la connaissons aujourd'hui.

La civilisation romaine, au contraire, avait dû prendre une autre route. L'Italie, admirablement placée, défendue au nord par les Alpes, se prolongeant au midi vers la Grèce et l'Afrique, entre les deux mers qui lui servent de rempart à droite et à gauche ; l'Italie était gauloise par le nord, grâce aux invasions celtiques qui avaient peuplé la Cisalpine ; grecque par le midi et par ses colonies opulentes qui firent donner le nom de Grande-Grèce à la partie méridionale de la péninsule. Les peuples italiques proprement dits, et leur chef le peuple romain, se trouvaient donc entre les Celtes et les Ioniens, entre la barbarie et les lumières. Ils reçurent la civilisation et la transmirent. Les arts leur vinrent de Corinthe et d'Athènes ; ils les portèrent à Narbonne et à Vienne, d'où les conquêtes de César devaient les mener plus loin encore. De plus, la lutte héroïque contre Carthage, ce moment décisif de la vie du peuple romain, lui avait ouvert par une autre porte le' monde occidental. La Sicile, l'Afrique, l'Espagne, lui furent livrées, d'abord comme la lice du combat, puis comme le prix de la victoire, l'héritage de l'ennemi vaincu. L'accession de l'Orient, même à la considérer comme conquête, ne fut que secondaire ; les républiques épuisées de la Grèce, les royautés mutuellement hostiles des généraux d'Alexandre, coûtèrent peu d'efforts aux Romains, et tombèrent sans peine dans leurs filets. Mais l'Occident demanda plusieurs siècles de lutte ; aussi, c'est en Occident que la conquête romaine devait être fructueuse, et que Rome devait gagner le titre de peuple civilisateur.

Montrons donc cet Occident soumis, gouverné, civilisé par l'influence romaine, nous passerons ensuite à l'influence grecque et à l'Orient. Dans l'Occident était véritablement la force de l'empire ; la culture et la population active étaient là. Là se rencontre le génie d'Auguste, comme aussi le génie auxiliaire de son lieutenant Agrippa. Ce sont douze ans de voyage (ans de Rome 714-726) d'Auguste et d'Agrippa, qui ont civilisé la Gaule et l'Espagne. C'est à cette époque, dans une assemblée générale tenue à Narbonne, que le partage et le gouvernement de la Gaule ont été réglés. C'est alors qu'ont été tracées ou complétées ces routes qui, partant de Milan, vont rejoindre d'un côté Cadix et l'Océan ; de l'autre Boulogne et la mer du Nord. Alors aussi les deux contrées ont reçu de la munificence des empereurs leurs plus magnifiques monuments, tous marqués du cachet de la même époque. Nîmes, cette ville d'Auguste, qui semble avoir fait du fils d'Atia son génie populaire, Nîmes a vu s'élever sa Maison carrée et cet aqueduc que nous appelons le Pont du Gard ; en même temps que se bâtissaient, dans des formes pareilles, le temple de Vénus à Almenara, les immenses aqueducs de Ségovie et de Tarragone. Narbonne, Vienne, Fréjus, Lyon, s'embellissaient des magnificences- romaines, en même temps qu'Antequerra, Mérida, Tarragone, Cordoue, recevaient de la libéralité de César ces temples et ces amphithéâtres, dont les vestiges debout à chaque pas nous étonnent encore[6].

Aussi, sous l'influence de ces grands civilisateurs, la barbarie recule vers le nord, les forêts disparaissent, les routes marchent en avant, les fleuves deviennent navigables, les canaux se creusent. Le midi de la Gaule n'est plus une province, dit Pline, c'est l'Italie[7] ; forte, laborieuse, économe, féconde, comme l'Italie, hélas ! ne l'est déjà plus ; féconde en hommes et en richesses (magna parens frugum... magna virum). Toute cette contrée porte la toge (Gallia togata), parle la langue latine ; elle est, je le croirais volontiers, plus romaine que Rome elle-même. Narbonne, le port de toute la Gaule, par lequel la Méditerranée se met en communication avec l'Océan ; Marseille, cette université gallo-grecque, qui, depuis un demi-siècle, enlève à Athènes les étudiants romains, et dans laquelle s'unissent avec bonheur la politesse grecque et l'économie provinciale[8] : voilà les deux ports par lesquels la civilisation est arrivée chez les peuples celtiques. Marseille depuis longtemps l'amena de la Grèce, et fit pénétrer dans les Gaules la science et les arts helléniques ; Narbonne reçoit de son proconsul les traditions romaines, et les transmet aux peuples avec toute l'autorité du commandement. Puis de Marseille, la civilisation remonte à Lyon, la colonie de Plancus, la cité favorite des Césars, si puissante et si belle au bout de cent années d'existence[9] ; — Lyon à son tour commande à toute la Gaule celtique (Gallia Lugdunensis) ; vaste triangle dont le sommet est Lyon et dont la mer d'Armorique (la Manche) est la base ; — des bords de cette mer une nuit de navigation conduit jusque dans l'inculte et sauvage Bretagne. Voilà la route que suivent la civilisation et le trafic : dans toutes ces contrées, les navires remontent et descendent les fleuves, les légions arrivent, les envoyés de César amènent avec eux les arts, l'industrie, les habitudes de la paix. Ici, sur les bords du Rhône, un peuple barbare de la Gaule, les Cavares, grâce à la colonie d'Orange, étaient déjà sous Tibère de véritables Romains par la langue, par les mœurs, quelques-uns par le droit de cité[10]. Là, près de l'Océan, l'Aquitaine, qui au temps d'Auguste ne savait bâtir qu'en bois et en paille[11], élève à Saintes, ville toute romaine, un arc de triomphe en l'honneur de Tibère et de Drusus[12].

Ainsi la Gaule se civilise et s'amollit. La Gaule Belgique elle-même, ces peuples, au temps de César, les plus belliqueux de tous les Gaulois, la Gaule Belgique ne sait plus se défendre. Quand les hordes germaines passent le Rhin, quand les riches plaines de la Dyle sont menacées, un cri s'élève et appelle Rome au secours. Rome, qui combattit quatre-vingts ans pour dompter la Gaule, sourit maintenant de ce qu'elle appelle l'inertie gauloise[13]. Le sentiment national de ces peuples s'est perdu dans le sentiment romain. Le temple d'Auguste, à Lyon, ce magnifique édifice où, en face des deux fleuves[14], un collège de prêtres offre chaque jour des sacrifices au dieu Octave, où soixante statues des peuples de la Gaule entourent la statue de cet empereur ; ce temple est le vrai symbole de l'unité et de la nationalité gauloises. Donner des soldats, des chevaux, de l'argent, à Germanicus prêt à venger Rome contre les Germains, est l'unique gloire du patriotisme gaulois. Sous Tibère (an de J.-C. 21), Sacrovir se révolte encore au nom de la nationalité celtique ; mais cette révolte de débiteurs fugitifs et de gladiateurs échappés est facilement vaincue[15]. Sous Néron (an 68), Vindex se révolte, mais, contre l'empereur, non pas contre Rome ; il se révolte, je dirais volontiers comme Romain, irrité dans son orgueil et sa dignité romaine, contre un César qui joue de la flûte et chante au théâtre.

De la Gaule, la conquête et la civilisation se sont de bonne heure embarquées pour la Bretagne. La Bretagne, sœur de la Gaule, mais sœur plus barbare, est peuplée par les mêmes races, parle les mêmes langues, présente les mêmes noms aux voyageurs[16]. Elle a encore un autre lien avec elle dans une religion puissante, sévère, positive. Les dogmes du druidisme, confiés à la seule mémoire de ses prêtres, n'en sont que plus précis et plus ineffaçables ; ses rites inspirent la terreur ; son clergé est façonné par une éducation sévère, accoutumé à la réflexion par un silence de vingt ans, gouverné par une hiérarchie inflexible[17]. Le druidisme, qui apprend à l'homme à mépriser une vie qui doit renaître[18], est le grand appui du courage et du patriotisme chez les peuples celtiques. Aussi Rome l'a-t-elle combattu de bonne heure, et, pour détruire ces autels souillés de sang humain, la politique s'est trouvée d'accord avec la philanthropie[19]. Mais le druidisme a cherché un refuge dans la Bretagne ; c'est l'île sacrée, l'école de ses prêtres, le dépôt de ses plus profonds arcanes. César ne se fût pas cru maître des Gaules, s'il ne fût allé montrer ses aigles aux sauvages tatoués des bords de la Tamise. Claude, qui avait achevé dans la Gaule l'extermination des druides, déjà condamnés par Auguste et proscrits par Tibère, Claude a passé le détroit, et est venu attaquer cette île que Rome, dans son ignorance, appelle un monde[20]. Après dix-neuf ans de guerre (ans 42-61), après des révoltes et des massacres, le druidisme est forcé dans son dernier repaire ; l'île de Mona (Anglesey) est attaquée par les troupes romaines, dont les chevaux traversent à la nage les eaux de la mer. Une foule pressée bordait le rivage ; au milieu de ce bataillon fanatique, des femmes, des furies, les cheveux épars, agitaient des flambeaux et poussaient des hurlements ; des prêtres, les mains levées au ciel, faisaient entendre d'abominables imprécations. A cette vue, le soldat romain hésite un moment ; puis il s'anime, renverse l'ennemi, égorge les druides, détruit leurs autels[21] ; et, encore aujourd'hui, on montre les troncs coupés de ces chênes immenses où les adorateurs d'Hésus venaient cueillir le gui sacré.

La Bretagne cependant n'était point encore romaine. Les arts romains y arrivaient, mais y arrivaient lentement. Des temples s'élevaient au dieu Claude ; la colonie de Camulodunum (Colchester) avait un cirque et un amphithéâtre ; la colonie de Londres était déjà le centre du commerce. Mais la Bretagne était la dernière venue des conquêtes romaines : Rome, dit Tacite, l'avait domptée jusqu'à l'obéissance, non pas encore jusqu'à l'esclavage[22].

J'ai insisté davantage sur ces peuples celtiques, nos aïeux. Du reste, la marche de Rome était la même partout, et je puis rapidement passer sur l'Espagne et sur l'Afrique.

L'Espagne marche de pair avec la Gaule. Ce sont, dit Tacite, les deux plus opulentes provinces du monde[23]. Dans l'Espagne, comme dans la Gaule et plus encore que dans la Gaule, le midi, la fertile Bétique, déjà préparée par la civilisation grecque, a facilement subi le pouvoir, les mœurs, la langue, l'habit du vainqueur. Dans l'Espagne comme dans la Gaule, le nord a plus longtemps résisté : ce prolongement des Pyrénées, qui suit la côte nord de la péninsule, est le refuge éternel de l'indépendance espagnole ; de là sont sortis Pélage et les royaumes chrétiens, et de nos jours ces insurrections provinciales qui ont pris pour drapeau la royauté de Charles V et de Charles VII ; là vivaient, au temps de la conquête romaine, ces Cantabres et ces Astures qui chantaient lorsqu'on les mettait sur la croix, et dont les femmes tuaient leurs enfants pour qu'ils ne devinssent pas esclaves[24]. Mais partout le mouvement est rapide vers la civilisation romaine ; Auguste, pour contenir les provinces du nord, y avait placé trois légions, seule force militaire de l'Espagne ; Néron n'en a conservé qu'une[25]. Nulle terre ne semble avoir été plus favorisée par la domination romaine, et lui avoir gardé plus de reconnaissance : nulle ne semble avoir accepté avec moins de répugnance le culte impie des Césars. Les peuples d'Espagne à Tarragone, comme les peuples gaulois à Lyon, ont élevé à Auguste leur temple national ; ils ont sollicité le bonheur d'en élever un à Tibère[26]. L'Espagne a contribué avec la Gaule pour l'expédition de Germanicus. Mais aussi l'Espagne est semée de monuments romains ; d'immenses aqueducs amènent l'eau dans ses cités ; des routes magnifiques la coupent en tous sens ; partout des temples, des cirques, des ponts, des palais, des amphithéâtres s'élevant au bord de la mer, et combinant par un goût admirable les beautés de l'art avec la plus grande merveille qui soit sortie de la main de Dieu. Nulle cité antique, quelque peu importante, qui ne montre aujourd'hui encore un de ces superbes débris. Ce n'est pas assez : l'Espagne s'enrichissait de la pauvreté manufacturière de l'Italie ; non-seulement ses vins et ses huiles, mais ses armes et ses tissus arrivaient sans cesse de l'Èbre et du Guadalquivir au Tibre ; la maitresse du monde, devenue, par l'insuffisance de son industrie, tributaire de ses propres sujets, ne payait à aucun d'eux peut-être un plus lourd impôt qu'à l'Espagne.

Suivons maintenant cette côte de Libye que Carthage a faite si commerçante et si riche, que Rome possède si laborieuse et si fertile. Rome a hérité de sa puissante ennemie ; Rome, par ses guerres patientes, a encore agrandi l'héritage ; elle a poursuivi dans les gorges de l'Atlas, dans leurs gourbis épars (mapalia), dans leurs villes de boue et de paille, ces nomades de Jugurtha et de Tacfarinas, tant de fois fugitifs, tant de fois ralliés[27]. D'un côté, les souvenirs de Carthage, relevée par César et par Auguste de l'abaissement jaloux où le sénat l'avait tenue ; de l'autre, l'importance du grenier africain qui nourrit Rome pendant huit mois de l'année, ont tourné vers cette côte de la Méditerranée toute l'attention du pouvoir. Nulle part Rome n'a semé plus de colonies, élevé plus de villes à son image. Pline compte, dans les trois provinces africaines, quatorze colonies, dix-huit municipes, quatre villes latines. Ces colonies ont été placées comme des sentinelles pour veiller sur l'Afrique romaine : par delà les colonnes d'Hercule, sur la côte qui regarde les fies Fortunées, Zilis et Lyxos se baignent dans les eaux de l'Atlantique ; Tanger (Traducta Julia) garde le détroit ; sur la Méditerranée, Utique sert à contrebalancer Carthage ; Cartenna, Césarée, Saldæ, veillent sur la côte ; Cirta (Constantine), comme une vedette avancée, épie le désert[28].

Maintenant, si nous traversons ces sables libyques, qui ont coûté à Caton trente jours de marche et de souffrances ; si, après avoir passé les Syrtes, nous apercevons un édifice s'élever dans le lointain, ce ne sera plus le toit de paille de l'Africain, la hutte informe du Numide : regardez ! ce sera quelque chose de pur et d'harmonieux comme le temple grec ; c'est la ville de Bérénice, c'est la Cyrénaïque : c'est un autre monde qui commence. Ici, tout à coup, séparé seulement par cette bande de sables, le monde oriental, le monde de la Grèce apparaît devant vous. Rome ne règne ici que par ses proconsuls et ses licteurs ; c'est la Grèce qui règne par la langue, par le culte, par les mœurs. Cyrène, oasis de la civilisation jetée au milieu du désert, Cyrène a courageusement défendu sa nationalité grecque contre les barbares. Nous entrons dans la seconde partie du monde romain, dans cet Orient qui est tombé sous la loi de Rome, déjà tout civilisé par la colonisation grecque et par la conquête d'Alexandre.

 

 

 



[1] Tacite, Annal., IV, 5. Et Strabon, écrivant à l'époque que Tacite raconte, dit qu'ils attendent un magistrat romain, prêts à obéir le jour où Rome ne sera pas occupée ailleurs. VII, in fine.

[2] Ambigua gens..., maximis imperiis interjecti et sæpius discordes sunt, adversus Romanos odio et in Parthum invidia. (Tacite, Annal., II, 56.) De même Palmyre : Inter duo imperia summa, Romanorum Parthorumque, et, in discordia, prima utrinque cura. (Pline, Hist. nat., V, 25.)

[3] Regiones ultra fines imperii, dubiæ libertatis. (Senec.) Vous ne commandez pas à des limites certaines. Nul voisin ne vous prescrit des bornes..., dit le rhéteur Aristide aux Romains. (De urbe Roma.)

[4] Elephantines ac syenem, claustra olim Romani imperii, quod nunc Rubrum ad mare patescit. (Tacite, Annal., II, 61.) — Mari Oceano aut amnibus longinquis septum imperium. (Tacite, Annal., I, 9.) La mer Rouge, les cataractes du Nil, les Palus-Méotides (qui passaient pour les bornes du monde) sont les limites de votre empire. (Aristide. — Josèphe, de Bello, II, 16 (28).)

[5] Lipsius, de Magnit. Roman., I, 3.

[6] Monuments du règne d'Auguste en Espagne : — Temple d'Antequerra (Anticyra), bâti par Agrippa sur le modèle du Panthéon. — Aqueducs magnifiques à Mérida, Tolède, Ségovie. — A Tarragone, tombeau des Scipions, palais des proconsuls, dit palais d'Auguste, amphithéâtre au bord de la mer, temple d'Auguste (V. Tacite, Annal., I, 18), aqueducs, cirque, etc. — Ailleurs encore, théâtres, amphithéâtres, thermes, naumachies, dont les vestiges se retrouvent dans presque toutes les grandes villes d'Espagne. — Médailles, inscriptions, etc... V. le Voyage pittoresque de M. de Laborde.

[7] Italia verius quam provincia... virorum morumque dignatio. (Pline, Hist. nat., III, 4.)

[8] Locum græca comitate et provinciali parcimonia mixtum et bene compositum. (Tacite, in Agric., 7. V. aussi Annal., IV, 44. Strabon.)

[9] Tot pulcherrima opera quæ singula singulas urbes ornare possint... Lugdunum quod ostendebatur in Gallia... Una dies interfuit inter maximam urbem et nullam..., dit Sénèque, en déplorant l'incendie de Lyon. (Ép., 91.)

[10] Tacite, Ann., XV, 23. Strabon, IV. Arausio secundanorum in agro Cavarum. (Pline, Hist. nat., III, 4. Mela, II. Ptolémée.)

[11] Vitruve, I, 11.

[12] L'arc de triomphe de Saintes est de l'an de Rome 774, de Jésus-Christ 21. — Un Julius Africains, habitant de Saintes, fut condamné comme ami de Séjan. (Tacite, Annal., IV, 7.)

[13] Galli, dites et imbelles. (Tacite, Annal., XI, 18.) Gallorum inertia (Germ., 28.) Segnitia cum otio intravit, amissis simul virtute et libertate. (Agricola, 41.) Ils avaient été puissants et belliqueux, ajoute Tacite dans ces deux endroits, et il cite César, quem vide.

[14] Au lieu où est l'église d'Ainay. — La fondation de ce temple est de l'an de Rome 774. (V. Dion, etc.)

[15] . V. Tacite, Annal., III, 40, etc.

[16] Belges au midi. — Parisii vers l'embouchure de l'Humber. — Silures vers l'embouchure de la Severn, d'origine ibérique comme les Aquitains. V. César, B. G.

[17] V. César, B. G., VI, 13, 16 ; Pline, XVI, c. ult. ; XXIX, 3 ; XXX, 1 ; Diodore Sic., V ; Strabon, IV et XIV ; Diog. Laërte, in Proœmio ; Lucain, III ; Cicéron, Divin., I, 41 ; Tacite, in Agric., 11.

[18] . . . . .Ignavum redituræ parcere vitæ. (LUCAIN, Pharsale, I.)

[19] Le druidisme interdit par Auguste aux citoyens romains (Suet., in Claud., 25), — proscrit par Tibère (Strabon, IV. Pline, XXX, 1), — par Claude (Suet., loc. cit.). — Il en resta cependant des traces. (Pomponius Mela, III, 2. Tacite, Hist., IV, 54. Spartien. Lampride, in Alex. Severo, 60. Vopiscus.

[20] Selon le panégyriste Eumenius, César, débarquant en Bretagne, crut découvrir un nouveau monde. Josèphe dit avec une incroyable ignorance : Le monde des Bretons est égal au nôtre. De Bello, II, 16.

. . . .Serves iturum Cæsarem in ultimos

Orbis Britannos. . . . . (HORACE.)

Et penitus toto divisos orbe Britannos. (VIRGILE.)

. . . Præsens divus habebitur

Augustus, adjectis Britannis

Imperio gravibusque Persis. (HORACE.)

[21] Tacite, Annal., XIV, 30.

[22] Ita domiti ut pareant, nondum ut serviant. (Tacite, in Agric.) Il arrive, dit-il encore, aux Bretons comme il est arrivé aux Gaulois. Ceux dont la soumission est ancienne ont perdu leur force et leur courage ; les autres sont encore ce qu'étaient jadis les Gaulois. Ibid., 11.

[23] Validissima pars terrarum. (Hist., I, 53.)

[24] V. Strabon, III ; Florus, IV, 12.

[25] V. Strabon, III ; Tacite, Annal., IV, 5 ; Hist., III, 53.

[26] (An 25.) Tacite, Annal., I, 78 ; IV, 37. Les Turditains en Espagne sont devenus tout Romains, ne savent plus leur langue ; on les appelle Stolati ou Togati. Beaucoup ont le droit de latinité, d'autres celui de cité romaine (sous Tibère). Strabon.

[27] V. les guerres des généraux romains contre Tacfarinas (ans 17-24), Tacite, Annal., II, 52 ; III, 73, 71 ; IV, 23-26.

[28] V. Pline, Hist. nat., V, 1 et sqq.