LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

NÉRON.

 

 

§ V. — CHUTE DE NÉRON.

D'où la ruine de Néron pouvait-elle venir ? Le parti stoïque s'était reconnu impuissant à la guerre civile ; le suicide ou l'exil en avait fait justice. Dans le complot de Pison, la Rome nouvelle s'était montrée si lâche et si peu fidèle à elle-même, qu'elle ne pouvait plus rien tenter. Les forces vives de l'empire, quelles étaient-elles ? Disons ce qu'étaient le sénat, le peuple, l'armée, les provinces.

Le sénat d'abord. — Ce qu'a été et ce qu'est même encore la chambre des lords dans la Grande-Bretagne, le sénat l'avait été sous la république : l'aristocratie constituée en pouvoir légal, le faisceau des anciennes familles fortifié chaque jour par l'étroite et cordiale association de familles nouvelles. Le sénat n'était que par l'aristocratie, et l'aristocratie était par elle-même. Aussi les plus grands démocrates de Rome, Marius et César, ne pensèrent pas à dissoudre le sénat ; et j'ai lu de même dans un écrivain radical, que si la chambre des lords était supprimée, l'aristocratie y gagnerait en puissance plus qu'elle n'y perdrait.

Au contraire, ce qu'était autrefois notre chambre des pairs sous la restauration, un grand et vénérable conseil, non une des forces vives de la nation, le sénat le fut ou à peu près sous les empereurs. J'ai dit le secret de ce qui lui restait de puissance, comment il nommait aux magistratures, et se recrutait par elles. De cette façon il avait sous lui tout un ordre de fonctionnaires, un système entier de gouvernement, qui, légalement au moins, dépendait de lui. De cette façon encore, il maintenait dans son sein une hérédité qui, alors comme sous la république, était de fait, jamais de droit. Il y avait donc et des familles sénatoriales[1], devant qui s'ouvrait la voie des honneurs officiels, et des familles nouvelles qui se hasardaient à y prétendre, qui se risquaient à devenir illustres et qu'acceptait le sénat pour remplir les vides nombreux de l'aristocratie ancienne.

Ainsi les grands noms, de même qu'autrefois, étaient comme de droit au sénat ; les vertus, les talents, les renommées y arrivaient. Nulle part ne se trouvait une telle réunion de personnes illustres de toutes manières. Mais comme l'aristocratie dont le sénat avait été le centre était sans vie et sans unité, ce grand corps ne reposait sur rien ; il n'était plus, pour parler le style d'aujourd'hui, la traduction légale d'un fait réel ; c'était une assemblée d'hommes plus ou moins notables, non une puissance. Malgré l'antiquité de son nom et ses siècles de souvenirs, il n'eut, sous l'empire, qu'une action médiocre dans les grandes crises ; plus puissant aux affaires qu'aux révolutions, plus fait pour un utile service que pour une résistance hardie.

Et si, quant à la valeur morale, il y a eu une différence infinie entre le sénat de Rome et le nôtre : si le sénat fut servile, adulateur, sanguinaire par lâcheté, tandis que, remarquable au contraire par son caractère moral, la chambre des pairs, en 1830, a su être courageuse pour ne pas verser le sang ; cette différence n'est que la mesure exacte de la différence qui existe entre cette époque et la nôtre. Nous méprisons le sénat romain et notre vertu le condamne : le sénat romain était cependant honoré de son siècle ; il était le symbole de ce qu'il y avait encore de morale par le monde. Se rapprocher de lui était signe de vertu chez un empereur, le menacer, indice du despotisme. Comme celle de Sénèque et de Burrhus, sa probité lâche et imparfaite, conseillère honnête des princes aux jours de leur vertu, gémissante et peureuse adulatrice en leurs mauvais jours, fut encore à cette triste époque te triste drapeau des honnêtes gens.

Mais cinquante ans de servitude depuis Tibère, sa pauvre et impuissante tentative après la mort de Caligula, treize années consécutives de peur et de sanguinaire obéissance envers Néron, tout cela avait trop abaissé le sénat pour que de son sein une révolution pût venir. Parlons du peuple. Le peuple, ou, pour mieux dire, les prolétaires de Rome étaient sous les Césars, comme sous la république, les vrais privilégiés de l'empire. La frumentation, cette institution admirable pour assurer contre le travail la dignité du citoyen, la frumentation n'avait pas cessé de pourvoir à sa subsistance ; les empereurs y mettaient même du luxe. Le parcimonieux Tibère donnait aux marchands deux sesterces par boisseau pour faire baisser le prix du blé[2] ; Néron le faisait descendre à trois sesterces, et, au moment même où la tempête venait de détruire trois cents navires chargés de grain, faisait jeter au Tibre tout le blé gâté des greniers publics[3]. — Des distributions d'argent (congiaria) se faisaient encore dans les grandes occasions. Néron donna une fois jusqu'à 400 sesterces (101 fr.) par tête[4]. — Les impôts pesaient à peine sur ce peuple : comme citoyen romain, il échappait à l'impôt direct ; comme prolétaire, à l'impôt sur les successions[5], par lequel Auguste avait cherché à remplacer l'impôt sur les biens. Les autres taxes, le vingtième des affranchissements[6], le droit sur les ventes publiques[7], les droits des douanes (portoria), devaient peu l'atteindre. Les droits sur la consommation établis par Auguste, réduits par Tibère, portés à l'excès par Caligula[8], avaient fini par disparaître devant la clameur du peuple[9].

Les rigueurs impériales menaçaient rarement le prolétaire : c'étaient les riches jardins d'un Sénèque, c'était le palais des Lateranus qu'envahissaient au matin les cohortes prétoriennes pour y chercher un proscrit ; les soldats de Néron n'allaient guère dans un grenier troubler le sommeil du pauvre[10]. Les 300.000 souverains de la Rome républicaine ou une bonne partie d'entre eux avaient donc facilement accepté César comme successeur de l'aristocratie ancienne. César ne payait-il pas les charges de l'hérédité ? Ne donnait-il pas comme le sénat de l'argent et du blé ? N'avait-il pas des jeux et des triomphes ? N'élevait-il pas des thermes ? N'amenait-il pas des aqueducs ? Quel privilège manquait des libertés républicaines ? Si Caligula, dans ses folies impériales, avait quelquefois inquiété le peuple, Caligula lui avait donné de magnifiques festins, et plusieurs jours de suite lui avait jeté de l'or du haut de son palais[11]. Claude l'avait laissé paisible ; Néron le comblait. Non-seulement il lui faisait la grâce de monter sur le théâtre, de danser et de chanter pour lui : non-seulement, à ses fêtes, il lui jetait des milliers de billets, loterie grandiose où gagnait tout le monde, qui de riches étoffes, qui des tableaux, un cheval, un esclave ; où les moins heureux avaient pour consolation du blé, des oiseaux rares, des plats recherchés ; où les gros lots étaient des perles, des pierres précieuses, des lingots, que dis-je ? un navire, une maison, une terre[12] ! Mais de plus Néron abolissait des impôts[13] ; Néron, au début de son règne, à son époque ; de sagesse et de parcimonie à la façon de Louis XII, Néron, dans un bel accès de miséricorde financière, pensa même à supprimer tout impôt indirect : il fallut toutes les prudentes admonitions du sénat pour lui faire maintenir l'équilibre entre le budget des recettes et celui des dépenses[14]. Néron avait des prétentions comme financier ; il critiquait la prodigalité de ses prédécesseurs, qui n'avaient jamais su mesurer leur dépense au revenu, et lui, disait-il, avait trouvé moyen de faire, au profit de ses sujets, une économie annuelle de 60 millions de sesterces[15].

Ces mouvements de générosité fiscale étaient passagers, il est vrai. Les publicains étaient là pour y mettre bon ordre. Un moment arrêtée dans son cours, la marée montante des impôts continuait à s'élever. Néron ordonnait que les tarifs jusque-là tenus secrets fussent publics : au bout de quelques années, les tarifs retombaient sous le secret. Néron abrégeait la prescription en faveur des débiteurs, assurait un prompt jugement à ceux qui se plaignaient des violences des publicains ; mais les publicains, fermiers de l'impôt, avaient et les besoins de Césars à satisfaire et leur propre fortune à augmenter ; les règlements sages tombaient dans l'oubli ; le fisc finissait toujours par avoir raison[16].

Mais qui souffrait de sa victoire, sinon les provinces ? Le provincial qui payait l'impôt pour sa terre, qui ne pouvait entrer en Italie sans subir les exactions de la douane ; ce stipendiaire, comme on le nommait, livré à la merci du procurateur de César, payait la Mme au peuple de Rome, et entretenait sa royauté coûteuse. Pour bien comprendre les finances romaines, et ce budget dont nous avons vu le chiffre sous la république, bien modique auprès du chiffre de nos budgets[17], il faut, comme le fait un savant écrivain, le comparer à celui des États-Unis. L'empire était, sous un maitre absolu, une véritable fédération : des villes, des peuples, des royaumes même, réunis dans son sein, avaient conservé leurs lois, leurs magistrats, leur gouvernement intérieur, leurs dépenses locales, leur budget. Le budget de l'empire, comme celui des États-Unis, devait donc porter un chiffre relativement peu élevé ; mais aussi il devait faire face à peu de dépenses. Le budget de l'empire se dépensait à Rome presque tout entier, et il n'était guère autre chose que la liste civile du peuple de Rome.

Les trois cent mille pensionnaires du sénat, devenus autant d'amis de l'empereur, n'avaient donc pas sujet de se plaindre. Ils voyaient la vie précaire et menacée de l'aristocratie ; ils en jouissaient davantage de leur liberté et de leur repos.

Aussi, même après l'incendie de Rome, qui porta un rude coup à la popularité de Néron, il garda toujours des amis. Tacite, dans un passage précieux, divise le peuple de Rome en deux classes[18] : l'une vit de son bien ou de son travail, ou bien encore, dépend des sénateurs et des chevaliers, est cliente des grandes maisons[19], mange leur pain, pense avec elles ; celle-là n'a pas besoin de César, et par conséquent le déteste. L'autre partie du peuple ne travaille pas, a besoin d'un patron, et n'a de patron que César ; elle le craint peu, par conséquent elle l'aime ; mauvaise valetaille de la cité, amateurs de cirques et de théâtres, hommes couverts de dettes qui se mettent à la solde de la cour[20].

Ces hommes-là ont leur franc parler avec l'empereur ; ils ont jusqu'au droit de pleurer Octavie[21]. Néron s'éloigne-t-il ? le pain va renchérir, les spectacles vont faire relâche, le peuple gémit de l'absence de Néron[22]. Croyez-vous que ces hommes regrettent les journées qu'on leur fait perdre sur les bancs du théâtre ? qu'ils se plaignent des larges frumentations au moyen desquelles ils restent les bras croisés sous les portiques ? qu'ils n'aillent pas de grand cœur, lorsque Néron est enrhumé, faire des sacrifices pour sa voix céleste, dont ils peuvent bien se moquer tout bas ? qu'ils gémissent d'être, avec toute la population de Rome, organisés, enrégimentés, disciplinés en claque théâtrale pour l'honneur de l'impérial histrion, applaudissant en mesure, criant vivat à point nommé au signal des chefs et sous le fouet des centurions[23] ? Croyez-vous qu'en tout cela ils voient la plus légère atteinte à leur dignité ?

Du reste, quelle grandeur et surtout quelle puissance n'a pas à elle des gens qui l'applaudissent, même avec une certaine bonne foi ? Au 8 thermidor, il y avait un peuple pour encenser Robespierre à sa fête des Tuileries ; au 9 thermidor, un autre peuple pour le maudire sur l'échafaud de la place Louis XV. Faudra-t-il donc, en histoire comme en politique, ne faire autre chose que compter les voix ? Cent ou cinquante mille lazzaroni à Rome eussent-ils proclamé Néron un grand homme, Thraséa un faquin, le meurtre d'Agrippine une belle action, l'histoire est-elle forcée d'être de leur avis ? Et la tyrannie impériale est-elle justifiée parce qu'elle s'arrêtait là où elle n'avait que de médiocres profits à faire et d'inutiles vengeances à exercer, parce que habituellement elle ne menaçait pas un homme, s'il n'était sénateur ou chevalier, c'est-à-dire s'il n'avait à peu près cinq mille livres de rente ?

Ce qu'était le peuple de Rome dans l'empire, les prétoriens l'étaient dans l'armée, seuls privilégiés, parce que d'eux seuls on croyait avoir besoin. Le pauvre légionnaire servait, à dix as (63 cent. ½) par jour, seize ans, vingt quelquefois, supportait les fatigues de la guerre et les rigueurs du centurion ; mutilé, blanchi par l'âge, l'époque de son congé n'était pas toujours celle de sa liberté, ou bien, pour dernière retraite, on lui donnait à cultiver des marécages ou d'arides montagnes[24]. Le prétorien, au contraire, vivait à Rome, au milieu des joies et de l'oisiveté de la ville ; il avait deux deniers (2 francs 3 cent.) par jour, des congés fréquents, le blé à bon marché, et au bout de seize ans il était libre. Puis venaient les circonstances extraordinaires, où l'on avait à payer sa fidélité : Tibère, après la chute de Séjan, lui faisait distribuer mille as (66 francs) par tête[25] ; Néron, après avoir étouffé le complot de Pison, donnait deux mille sesterces (508 francs) et le blé pour rien[26]. A la mort d'un prince, les prétoriens se gardaient de faire un nouvel empereur sans réclamer leur droit de joyeux avènement (donativum). Claude, le premier, avait ainsi payé 150 millions de sesterces[27] ; Néron ne manqua pas à ce précédent[28]. Entre les prétoriens et les empereurs, il y avait donc une vieille habitude de largesse d'un côté, de protection de l'autre : c'était la maison militaire des Césars, la milice, non de l'État, mais de la famille ; liée par un peu de cet amour héréditaire pour les princes, qui appartient en propre aux États modernes[29]. En un mot, les prétoriens faisaient les empereurs ; le peuple pouvait s'aviser de les défaire : les prétoriens et le peuple étaient le point de mire des Césars, autant que l'étourdissement de leur fortune permettait aux Césars d'avoir une politique.

Restent donc les disgraciés du monde romain : les provinces dans l'empire, dans l'armée les légions. On pourrait n'en faire qu'une seule et même chose ; car, toute puissance étant dans la force matérielle, Rome, c'étaient les prétoriens ; les provinces, c'étaient les légions.

Au commencement de chaque règne, il y avait un instant de faveur pour les provinces. C'était des provinces que l'argent venait, et j'ai dit combien au commencement de leur règne, et quand ils voulaient rester dans les voies régulières, les empereurs avaient besoin de ménager l'argent. Les procès contre les magistrats déprédateurs des provinces remplaçaient alors au sénat les procès contre les ennemis de César ; Tibère, qui fonda toutes les traditions impériales, se fit même du soulagement des provinces un moyen de succès, et des accusations contre les spoliateurs une transition à ses terribles accusations de majesté[30]. Les provinces avaient le droit d'accuser ; elles eurent longtemps celui de rendre des actions de grâces et de décerner des éloges. La réputation de leurs magistrats dépendait de leur rancune ou de leur reconnaissance, et les vieux Romains se plaignaient même qu'on en fût venu au culte et à l'adulation envers elles[31].

Mais à mesure que le vertige impérial montait à la tête du prince, la peur et la volupté, l'argent à répandre et les têtes à faire tomber, faisaient d'abord négliger, puis opprimer les provinces. On sacrifiait facilement les intérêts éloignés aux passions plus voisines, la Gaule ou l'Espagne au peuple de Rome, les légions aux prétoriens. Quand on avait ajouté aux spectacles et à la paye, que le peuple au théâtre et les cohortes au camp criaient bravo, on se croyait en sûreté.

Peu à peu donc les gouverneurs s'enhardissaient, les abus réprimés se montraient de nouveau. Il fallait des proscrits à César, et la richesse devenait un crime loin de Rome comme dans ses murs[32] Il fallait de l'argent au proconsul, de l'argent pour se faire des amis, pour donner des jeux, pour acheter des éloges et se faire absoudre, par l'approbation de quelques hommes, ses créatures, des exactions commises envers tous. Les femmes des gouverneurs, violentes, prodigues, pleines d'ambition et d'arrogance, avaient leur palais, leur cour, leur cortège, leurs audiences ; ce qu'il y avait d'hommes mal notés dans la province se mettait à l'abri sous la toute-puissance féminine[33].

Il n'en put être autrement sous Néron. Quelques modernes ont voulu lui faire une réputation d'équité et de popularité dans les provinces ; je ne vois rien qui la justifie. Claude avait bien donné quelques soulagements aux souffrances des sujets de Rome : mais Néron avait à payer ses extravagances et ses débauches ; comment eût-il ménagé l'or des provinces ? Nous ne voyons sous lui, dans la Judée dont Josèphe nous raconte l'histoire locale, dans la Gaule, l'Espagne, la Bretagne, dont nous allons dire les révoltes, que publicains qui rançonnent les peuples, usuriers romains qui les dévorent, gouverneurs qui pillent ou au moins laissent piller. Si Néron a été populaire quelque part, cela a pu être à Rome dans les quartiers habités par les désœuvrés du Cirque et les mendiants du Forum ; peut-être à Ostie, peut-être à Naples, au plus loin en Grèce ; mais au delà bien peu.

Depuis l'incendie de Rome surtout et les déprédations par lesquelles Néron avait fait contribuer le monde à la restauration de sa capitale, le gouvernement de César était impopulaire dans les provinces. Moins gâtées que le peuple de Rome, elles n'étaient pas a la hauteur de la servilité romaine. Tacite nous peint un provincial, homme simple, qui arrive au spectacle à Rome pendant que César chante, reste tout étonné de cet empereur qui joue un rôle et de ce peuple qui l'applaudit, se perd au milieu de cet enthousiasme discipliné, laisse tomber ses mains de fatigue, crie quand il faudrait se taire, se tait quand il faudrait crier, trouble les chefs de claque, et reçoit les coups de canne des centurions[34].

Au milieu des provinces vivaient les légions. Une même défaveur auprès de César ; un séjour de plusieurs années dans les mêmes lieux ; souvent la communauté d'origine — car les légions se recrutaient surtout dans les provinces[35] —, rapprochaient les uns des autres des sujets de Rome et ses soldats. Traitées avec une défiante et jalouse attention, éloignées les unes des autres et de Rome — car le centre de l'empire se maintenait presque sans soldats — ; disséminées sur le Rhin, le Danube, l'Euphrate et le Nil, campées au pied de l'Atlas ou enfermées dans la prison maritime de l'Ile de Bretagne : les légions enviaient et haïssaient les prétoriens, comme les provinces enviaient et haïssaient le peuple de Rome.

Leur disgrâce était une tradition d'Auguste, qui avait longtemps subi et qui avait appris à craindre la toute-puissance militaire. A sa mort, elles se révoltèrent et voulurent secouer la rude discipline qu'il avait fait succéder à la discipline indulgente de Jules César : le vieux levain des guerres civiles restait encore dans le cœur de ces vétérans. L'armée de Pannonie chassa ses officiers, réunit ensemble les aigles de ses légions, envoya une députation à Tibère ; elle lui demandait que le temps de service fût abrégé, que la solde fût plus forte, qu'un terme fût mis aux violences des centurions. Une armée en Germanie alla plus loin, sollicita Germanicus son général de se laisser proclamer empereur. Une troisième armée attendait l'événement, prête à se révolter, et le général qui la commandait ne craignit pas de dire dans la suite que, s'il n'eût maintenu ses légions dans le devoir, l'empire était perdu[36].

A la mort de Caïus, il en fut de même ; Galba, qui commandait en Germanie, fut sollicité de se proclamer empereur[37]. Sous Claude, élu des prétoriens, les légions voulurent à leur tour élire un empereur ; Furius Camillus se fit prêter serment par l'armée de Dalmatie, et pendant cinq jours fut appelé César. Tous ces souvenirs étaient autant d'avertissements pour Néron et fortifiaient en lui les traditions d'Auguste.

Aussi, sous son règne, l'armée est-elle plus que jamais suspecte. Tous les proscrits sont accusés de tourner les yeux vers elle ; l'armée des Gaules est prête, dit-on, à soutenir Sylla ; l'armée d'Orient, Plautus[38] ; un des crimes de Fénius Rufus est sa popularité auprès des soldats[39]. Le soldat n'aime pas Néron, empereur peu militaire, qui passe sa vie avec des fous et des courtisanes, qui chante et danse au théâtre, qui se garde de haranguer ses troupes de peur d'endommager sa belle voix, qui, dans ses embarras financiers, laisse la solde s'arriérer[40]. Néron craint ses soldats : quand la conjuration de Pison lui inspire des alarmes, il envoie des patrouilles autour de Rome ; mais le soldat romain ne marche pas seul ; des soldats germains sont mêlés dans les rangs. Quand il s'agit d'arrêter Pison, César n'envoie que des conscrits : il avait peur des vétérans[41].

Il s'inquiète peu de la diminution de l'esprit militaire. Que vingt-huit légions (180.000 hommes) seulement gardent cet immense empire ; que 1.200 soldats romains soient seuls dans l'intérieur de la Gaule[42] ; que les provinces soient mal défendues contre les barbares ; que des établissements fondés sur les frontières soient abandonnés avant même qu'on ne les attaque ; que des commandants brûlent leurs forteresses faute de pouvoir les défendre ; que des vétérans établis dans les terres conquises désertent ces champs à peine défrichés, et les laissent en proie aux barbares[43] : l'empereur a autre chose à songer, il a trop à faire à Rome pour savoir ce qui se passe sur le Rhin.

C'est ici un des vices de la politique de Tibère : enfermés dans Rome, les Césars pensaient peu aux provinces, et ne pensaient aux armées que pour les redouter. De là, l'oppression des unes, l'affaiblissement des autres. Deux sortes de magistrats gouvernaient les provinces : les uns, magistrats civils, sous le titre de procurateurs, affranchis de César, créatures du palais, achetaient leurs charges à prix d'argent et regagnaient leurs avances en faisant marché de la justice[44] ; c'est à ceux-là que Néron disait dans leur audience de congé : Tu sais de quoi j'ai besoin, et : Ayons soin que personne n'ait rien à lui[45]. Les autres, commandants militaires, étaient suspects à ce seul titre sous Néron un général romain dans les Gaules conçut le projet d'un canal de la Saône à la Moselle[46] (magnifique communication entre les deux mers) : ses amis l'avertirent qu'il se gardât bien de l'exécuter ; c'eût été gagner des amis dans sa province, et par là se rendre suspect à César. La crainte de César, dit Tacite, arrêtait toute pensée louable : Galba, en Espagne, après avoir fait longtemps une sévère police contre les maltôtiers, changea de système, disant qu'après tout, à qui ne fait rien on ne demande pas de compte[47].

César ne permettait volontiers ni la popularité aux gouverneurs, ni la guerre aux soldats. Il préférait récompenser des généraux sans qu'ils eussent combattu, et les dédommager par des honneurs de la gloire dont il les privait. Déjà 'l'ibère, voyant l'empire entamé par les Barbares, avait mieux aimé dissimuler ces plaies que de permettre la guerre à personne[48], tant une victoire lui semblait chose redoutable ! Claude avait envoyé à Corbulon, qui plantait déjà ses tentes sur le sol des Germains, l'ordre de repasser le Rhin et de retourner dans ses quartiers, et Corbulon s'était retiré en disant ce seul mot : Heureux les généraux de l'ancienne Rome ! Claude, pour le consoler, lui donna les privilèges du triomphe au lieu de la permission de combattre[49].

Enfin, sous Néron, à la vue du long repos des armées romaines, les Barbares commencent à se dire que César a ôté à ses généraux le droit de mener à l'ennemi[50]. Déjà, à travers les bois et les marécages, les Frisons[51], amenant avec eux dans de légères barques leurs enfants et leurs vieillards, envahissent des terres romaines destinées à la charrue, mais abandonnées ; déjà les Germains, le long du Rhin, les Parthes à l'Orient, les Maures au Midi, insultent les frontières de l'empiré. Plusieurs légions en Arménie sont passées sous le joug ; la Syrie n'est défendue qu'avec peine ; la Bretagne opprimée se révolte (61) ; la Judée se révolte (66), défait une armée romaine, et des affiches injurieuses placardées dans Rome reprochent à Néron son incroyable faiblesse[52].

Les races germaniques surtout, poussées en arrière par César, Auguste et Germanicus, qui pressentaient là les destructeurs de Rome[53], les races germaniques reprennent courage. Elles viennent peu à peu à la charge ; elles attaquent ce grand corps, qui, mal gouverné, ne se défend qu'avec lourdeur ; elles se poussent les unes les autres contre ce colosse. Elles y mordent et finiront par être irrésistibles, grâce moins à leur propre force, qu'à la diminution calculée des forces de l'empire. Aussi chaque jour depuis, la tache des empereurs, en combattant les Barbares, devint-elle plus sérieuse, et les derniers Césars, souvent plus courageux et plus dignes, purent rejeter leurs affronts sur les Césars de la première race.

Telle était la situation de Rome et de l'empire, du sénat et des provinces, des prétoriens et de l'armée.

Mais si abaissées qu'elles fussent, au jour où Néron dut périr (an 68), ce furent les provinces qui donnèrent le signal aux légions. La Gaule, riche et vigoureuse, entrée fortement dans la vie romaine, déjà pillée sous Caligula, accablée d'impôts par Néron, secoua la tête. Sous Sacrovir, elle avait fait trembler Tibère ; Claude l'avait soupçonnée de sympathie pour Valerius Asiaticus : Néron, de complicité avec Sylla[54]. Ces hommes, nos aïeux, étaient d'une âpre et difficile nature, embarrassante pour les Césars quand ceux-ci manquaient de pudeur, de mesure et de dignité[55]. Le propréteur Vindex, Gaulois de naissance et descendant des anciens rois d'Aquitaine, au lieu d'une armée qu'il n'avait pas, convoqua une assemblée nationale. Les vieilles races celtiques s'indignèrent à l'entendre parler de cet empereur qu'il avait vu chanter et déclamer sur la scène. Tout le centre de la Gaule, Arvernes, Séquanes, Viennois, prirent les armes : Vindex eut autour de lui 100.000 hommes. Mais toute nation était faible contre Rome ; il fallait que cette révolte d'une province désarmée[56] de nationale devint militaire. Aussi Vindex fit-il un appel aux chefs des troupes romaines ; il écrivit à Galba, proconsul d'Espagne, lui demandant de se mettre à la tête du genre humain.

Sulpicius Galba était un ancien noble — il descendait de Pasiphaé, mère du Minotaure, ce qui constituait sans doute une très-illustre origine — ; un vieux soldat qui s'était confiné dans d'obscures victoires sur les Bretons et les Africains, pour échapper à la cruauté de Caïus et au dépit amoureux d'Agrippine ; envoyé ensuite dans l'Espagne Tarraconaise, alors que Néron ne craignait pas encore les hommes placés haut[57], Galba n'avait pas tardé à s'y effacer. Il ménageait les traitants qu'il soupçonnait d'affinité avec Néron, mais d'un autre côté, il plaignait le pauvre peuple, laissait circuler les satires contre le prince, et, dans la crainte d'une disgrâce, ne voyageait pas sans un million de sesterces en or. Un tel homme ne pouvait devenir empereur qu'en un péril extrême, ni se révolter que par prudence[58].

Or, il reçut à la fois la lettre de Vindex, une autre du gouverneur d'Aquitaine qui l'appelait à son secours contre Vindex, enfin un message intercepté, par lequel Néron donnait ordre de l'assassiner. Dès lors les oracles et les prodiges ne manquèrent pas, selon l'habitude de ce siècle, pour l'encourager à la révolte. Il n'avait qu'une légion, mais il comptait, comme Vindex, sur le mouvement national ; comme lui, dans une assemblée de la province, en face des images de ceux que Néron avait fait périr, il harangua le peuple, envoya des proclamations par toute l'Espagne, leva des légions espagnoles, forma un sénat d'Espagnols, et fit mettre aux portes de sa chambre une garde de chevaliers : c'était une Rome ibérique qui se soulevait contre la vieille Rome.

L'éveil était donné, le secret de l'empire trahi ; on apprenait qu'un empereur pouvait se faire ailleurs que dans Rome[59]. Tout l'Occident s'agite ; des généraux qui avaient repoussé et même trahi de précédentes insinuations de Vindex, à la nouvelle du mouvement de Galba, se lèvent pour être ses auxiliaires ou ses rivaux. Claudius Macer, en Afrique, songe à s'emparer de l'empire, et arrête les convois de blé qui partent pour Rome. Fonteius Capito, dans la Germanie inférieure, commence aussi à se soulever[60]. Othon, en Lusitanie, se joint à Galba. Homme de cour, Othon prête à Galba sa vaisselle et ses esclaves, plus dignes d'un empereur ; Rome en était déjà au point que cette pompe lût un accessoire obligé de l'usurpation.

Pendant ce temps, que faisait Néron ? A la première nouvelle, il s'est peu ému. Il était à Naples, sa bonne ville, il tressaille de joie à l'idée du pillage des Gaules ; il va voir des athlètes. — Les nouvelles deviennent plus graves, il ne s'inquiète pas encore, et reste huit jours sans donner un ordre ni faire une réponse. — Rome se remplit des proclamations injurieuses de Vindex. Néron écrit cette fois au sénat qu'il ne peut venir, parce qu'il a mal à la gorge et qu'il nuirait à sa belle voix ; que d'ailleurs Vindex est bien sot de l'appeler mauvais musicien, lui qui a donné tant de soins et tant d'années à cet art ; que chacun peut juger si personne chante mieux que lui ; que l'absurdité de ce reproche doit faire mesurer la valeur des autres. —Les nouvelles sont plus inquiétantes encore, il part pour Rome ; mais, sur la route, un bas-relief qu'il rencontre, et qui représente un Gaulois traille aux cheveux par un Romain, lui semble un présage favorable : il oublie ses craintes, saute de joie, envoie un baiser au ciel.. Arrivé à Rome, il délibère quelques instants avec les principaux du sénat, puis il passe le reste du jour à leur montrer un orgue hydraulique d'invention nouvelle : Nous entendrons cela sur le théâtre, dit-il, avec la permission de Vindex. — Mais survient la grande nouvelle : ce n'est plus une simple émeute de provinciaux ; c'est une armée romaine qui le trahit ; Galba s'est révolté ! Cette fois Néron tombe comme mort, demeure longtemps sans mouvement et sans voix. Revenu à lui, il se frappe la tête ; sa nourrice veut le consoler : C'en est fait ! s'écrie-t-il ; il lui arrive ce qu'il n'est arrivé à nul autre prince : il perd son empire avant de mourir. Un César s'attendait bien à être assassiné, non pas à être détrôné. — Je ne sais quelle nouvelle plus favorable lui est apportée : son âme futile a secoué toute sa peur ; il est à table, il chante des couplets contre Vindex et Galba ; il accompagne de ses gestes le son d'une musique folâtre ; il se fait porter au théâtre en cachette, et envoie dire à un acteur qu'on applaudissait : Tu abuses de mon absence !

L'ivresse impériale l'a repris : Tous les généraux, dit-il, conspirent avec Galba ; il va les envoyer tuer, il va faire mourir tous les exilés, égorger tout ce qu'il y a de Gaulois dans Rome, mettre le feu à la cité, empoisonner le sénat dans un festin, et, si le peuple y trouve à redire, lâcher sur le peuple les bêtes du cirque, dignes auxiliaires de sa police. Extravagances d'un poltron enivré ? fables inventées par la colère du peuple ? je ne sais, voilà du moins quels projets on a prêtés à Néron.

Mais, avant tout, il faut la guerre : mot étrange pour Néron, qui n'a jamais guerroyé que de loin. Le sénat a déclaré Galba ennemi public, sauf à rendre plus tard le même édit contre Néron. César rappelle ses troupes prêtes à partir pour le Caucase, forme une légion des matelots, ses gardiens de Misène et les complices de la mort d'Agrippine. Il est magnifique envers les dieux ; il leur voue, s'il est vainqueur, un spectacle où il se fera entendre à eux sur l'orgue, la flûte et la cornemuse, et terminera en dansant le ballet de Turnus. Ses préparatifs guerriers sont poussés à la hâte : des chariots sont déjà faits pour porter ses orgues ; les courtisanes du palais coupent leurs cheveux, s'arment de haches et de boucliers, forment une légion d'amazones. Quant à lui, après avoir, en signe de guerre, arboré les faisceaux, sortant de table appuyé sur l'épaule de ses amis, l'âme attendrie par les joies du festin, il ne rêve plus que le drame larmoyant, au lieu du mélodrame sanglant de la veille : Une fois arrivé dans la province, en présence de l'ennemi, il s'avancera sans armes, et, sans dire une parole, il se mettra à pleurer. Tous seront touchés ; on s'embrassera, et l'on chantera un hymne de triomphe qu'il fait déjà composer !

Cependant Rome murmure ; une levée se fait ; on est réduit à enrôler des esclaves. Néron exige d'énormes impôts ; on refuse de payer. Le peuple de Rome ne sait ce que c'est que prendre l'épée ou payer la taxe. — Que Néron, dit le peuple, fasse rendre gorge à ses délateurs ! Rome souffre de la disette, pendant qu'un navire d'Alexandrie apporte, au lieu de blé, de la poudre du Nil pour les élégants lutteurs du palais. La nuit retentit de quolibets contre Néron[61], et tout à coup ce pouvoir colossal ne se fait plus obéir dans les carrefours de Rome. Puis viennent les rêves et les présages. Néron a vu des fourmis qui le dévoraient (Tibère eut une imagination pareille) ; Néron a vu son cheval favori, Asturcon, changé en singe, sauf la tête qui hennit en mesure ; le mausolée d'Auguste s'est ouvert, et une voix en est sortie qui appelait César par son nom ; dans le dernier rôle qu'il a chanté, Néron est tombé en prononçant ce vers :

Père, mère, épouse, me poussent à la mort !

Enfin il se voit en songe au théâtre de Pompée ; les statues des quatorze nations de l'empire s'ébranlent de leur place, descendent vers lui et l'investissent : image vive de ce mouvement universel qui portait le monde contre lui, et que pourtant il ne connaissait pas encore tout entier.

La révolte en effet marchait sans obstacle. Galba, dont Néron avait confisqué les biens à Rome, confisquait en Espagne ceux de Néron, et trouvait des acheteurs. Vindex, dont il avait mis la tête à prix, répondait : Néron promet deux millions de sesterces à qui me tuera ; je promets ma tête à qui m'apportera celle de Néron ! quand tout à coup surgit un mouvement nouveau, que l'insuffisance des récits venus jusqu'à nous, et surtout la perte des écrits de Tacite, ne nous permettent pas de bien apprécier. Virginius, commandant de la Germanie supérieure, marcha contre Vindex. Cependant, après une entrevue, ils étaient sur le point de s'entendre, quand les légions d'elles-mêmes commencèrent l'attaque. Vingt mille Gaulois périrent ; Vindex se tua. Virginius, patriote romain ou sage ambitieux, refusa l'empire de la main des soldats, et proclama souverain le choix du sénat et du peuple : prudent refus qui lui valut le rare bonheur d'échapper pendant trente ans aux défiances de tous les Césars, et de mourir, à quatre-vingt-trois ans, chargé d'honneurs, vénéré de Rome parce que sa vertu l'avait mis en dehors d'elle, loué solennellement par Tacite, et, comme dit Pline, ayant assisté au jugement de la postérité sur lui-même[62].

En même temps, une de ces alarmes dont rien ne peut rendre compte détruisait les espérances de Galba : ses soldats lui obéissaient mal, une partie de sa cavalerie fut au moment de l'abandonner. Des esclaves, apostés par un affranchi de Néron, furent surpris prêts à le poignarder. Quand il sut la mort de Vindex, il se retira dans une ville d'Espagne, écrivit à Virginius, puis songea à se tuer. Le mouvement soulevé contre Néron était donc étouffé comme de lui-même, et par cette seule terreur que la puissance impériale inspirait.

Mais Néron ne le sait pas : il vient d'apprendre les défections nouvelles qui ont suivi celle de Galba ; il se lève au milieu de son repas, renverse la table, brise deux coupes de cristal qu'il aimait. Rome, les provinces et l'armée lui manquent à la fois ; il demande du poison à Locuste, se retire dans les jardins de Servilius[63], pense à fuir. L'Orient peut lui servir de refuge. Les astrologues, en lui annonçant sa chute dans Rome, lui ont promis l'empire de l'Asie. Des Juifs flatteurs ont fait de lui leur Messie ; ce peuple, depuis trente ans que les prophéties sont accomplies, partout en quête de son Christ, applique à Néron, comme plus tard il appliquera à Vespasien, des oracles répandus, selon Tacite, dans tout l'Orient ; on promet à Néron la royauté de Jérusalem[64]. Néron ne serait-il plus roi, il sera encore grand artiste : la lyre, ornement de sa grandeur, sera la ressource de sa disgrâce ; il ira chanter à Alexandrie — remarquez cet attrait pour l'Égypte commun à Caligula, à Germanicus, à Vespasien — ; le virtuose ne trouve pas de terre qui ne le nourrisse[65]. — Mais la lâcheté de Néron enhardit chacun à lui résister. Les officiers du prétoire refusent de le suivre dans sa fuite, l'un d'eux même lui dit : Est-il donc si dur de mourir ?[66]

Il ira demander aux Parthes un asile ; il ira se jeter aux pieds de Galba, il ira au Forum en habit de deuil ; du haut des rostres, il implorera la pitié du peuple, de mandant comme retraite la préfecture de l'Égypte. Il ne peut se faire à envisager la mort : il a déjà dans son portefeuille une harangue toute prête à adresser au peuple. — Mais non ; la populace, avant qu'il soit au Forum, l'aura déchiré. Que fera-t-il donc ?

Tout pourtant est encore dans l'ordre accoutumé ; les prétoriens veillent à sa porte. Après une longue agitation, Néron s'est assoupi. Au milieu de la nuit, il se réveille ; les prétoriens ne sont plus à leur poste ! Il envoie chez ses amis : nul ne répond ; Tigellin l'a abandonné ! Suivi de quelques affranchis, il va frapper de porte en porte ; les portes demeurèrent fermées. Il revient dans sa chambre ; les officiers de sa chambre ont pris la fuite. Son lit a été pillé, et on n'a pas même eu la triste pitié de lui laisser sa botte de poison. N'y aurait-il pas du moins un gladiateur pour le tuer ? Il ne s'en trouve pas. Je ne puis donc, s'écrie-t-il, trouver ni un ami, ni un ennemi ! C'est bien le mot de Suétone : le monde le quitte.

Il faut expliquer cette catastrophe dernière. Celui qui renverse Néron n'est ni Vindex, ni Galba ; c'est un ignoble personnage ; bâtard, disait-on, d'une courtisane et d'un gladiateur, mais selon lui, de Caligula ; Nymphidius, devenu préfet du prétoire pour avoir aidé à vaincre la conspiration de Pison[67]. Cet homme se mit en tête de terminer une lutte dont l'issue était encore douteuse. Il comprit que les soldats devaient se dégoûter un peu de cet empereur fugitif, et ne pas tenir beaucoup à verser leur sang pour sa royauté égyptienne. Il leur annonça que Néron était déjà parti, se fit de son chef le mandataire de Galba, et promit au nom de celui-ci 30.000 sesterces à chaque prétorien et 5.000 à chaque légionnaire — ce qui, au compte de dix mille prétoriens et de deux cent mille légionnaires, faisait une somme de 322.000.000 de francs — : promesse impossible à tenir, que Galba n'avait pas faite, et que pourtant il paya de sa vie.

Par suite de cette promesse, les prétoriens, seule force de l'empire, quittèrent donc leur maitre[68]. Pour ce qui me reste à dire, je citerai Suétone. Il est bon de juger de son style, et de voir si l'on peut accuser de partialité ce procès-verbal écrit avec tant de minutie et d'indifférence.

Néron voulut se jeter dans le Tibre : mais il s'arrêta, et comme il désirait, pour se recueillir, un lieu un peu plus retiré, Phaon, son affranchi, lui offrit sa maison hors de la ville, entre la voie Salaria et la voie Nomentana, vers le quatrième mille (près du lieu appelé aujourd'hui Serpentara). Il était nu-pieds et en tunique ; il revêtit une pœnula (manteau à capuchon) de couleur fanée, mit un mouchoir devant sa figure, et monta à cheval, accompagné seulement de quatre hommes, dont l'un était Sporus. Déjà effrayé par un tremblement de terre et par un éclair qui se montra devant lui, il entendit eu passant auprès du camp les cris des soldats qui le maudissaient et faisaient des vœux pour Galba. Un passant même vint à dire : Voilà des gens qui poursuivent Néron ! et un autre leur demanda : Quelles nouvelles y a-t-il à Rome de Néron ? L'odeur d'un cadavre jeté sur la route effraya son cheval ; ce mouvement découvrit sa figure ; un ancien soldat du prétoire le reconnut et le salua. Arrivés au lieu où il fallait quitter la route, Ils abandonnèrent leurs chevaux au milieu des buissons et des épines, et ce fut à grand'peine que, par un chemin semé de roseaux et en étendant ses habits sous ses pieds, Néron put parvenir au mur de derrière de la villa. Phaon l'exhorta à se cacher dans une sablonnière, en attendant qu'on lui préparât les moyens d'entrer secrètement dans la maison ; il répondit qu'il ne voulait pas être enterré vif, demeura là quelque temps, et but dans le creux de sa main un peu d'eau de la mare voisine. Voilà donc, dit-il, le breuvage de Néron ![69] Ensuite il enleva de sa pœnula déchirée par les buissons les épines qui y étaient entrées, et puis, se traînant sur les pieds et sur les mains, par un passage étroit qu'on venait de creuser sous terre, il rampa jusque dans la cellule la plus proche, où il se coucha sur un lit garni d'un mauvais matelas et d'une vieille couverture. Tourmenté par la faim et la soif, il refusa néanmoins du pain noir qu'on lui offrit, mais but un peu d'eau tiède. Chacun le pressant ensuite de s'arracher au plus tôt à tous les outrages qui le menaçaient, il fit creuser devant lui une fosse à sa mesure, ordonna de réunir, s'il se pouvait, quelques débris de marbre, d'apporter de l'eau et du bois pour rendre les derniers soins à ses restes, pleurant à chaque parole et répétant : Quel grand artiste le monde va perdre ![70]

Cependant arriva un courrier de Phaon, dont il saisit les dépêches ; il lut que le sénat l'avait déclaré ennemi public et condamné au supplice des lois anciennes ; et comme il demanda quel était ce supplice, on lui répondit que le condamné, dépouillé de ses habits, était obligé de placer sa tête dans une fourche, que là on le battait de verges jusqu'à ce qu'il mourut. Effrayé, il saisit deux poignards qu'il avait sur lui en essaya la pointe, et les cacha ensuite, l'heure fatale, disait-il, n'étant pas encore arrivée ; puis il exhortait Sporus à pousser des lamentations funèbres et à se frapper la poitrine ; il suppliait l'un de ses compagnons de l'encourager par son exemple à mourir ; il se reprochait sa propre lâcheté : Je vis pour mon déshonneur. C'est honteux ! Néron, c'est honteux ! il faut du cœur aujourd'hui. Allons, réveille-toi !

Mais déjà arrivaient des cavaliers avec ordre de le saisir vivant. Au bruit des pas, il s'écria en tremblant :

Le galop des coursiers a frappé mon oreille[71].

Enfin, aidé par Épaphrodite, son secrétaire, il se perça la gorge. Il respirait encore, lorsque arriva le centurion, qui, étanchant la plaie avec son habit, feignit d'être venu pour le secourir. Tout ce que dit Néron fut : Il est trop tard ! et : Voilà donc cette foi jurée ! Il mourut sur cette parole, ses yeux sortant de leurs orbites et prenant un regard immobile qui fit frissonner les assistants. Ce qu'il avait le plus instamment demandé à ses compagnons, était que personne ne s'emparât de sa tête, et qu'on le brûlât comme on pourrait, mais tout entier. On obtint cette permission d'Icelus, affranchi de Galba, à peine sorti des fers, où, à la première nouvelle des troubles d'Espagne, on l'avait jeté[72].

Ce récit n'est-il pas plein de vie et de lumière ? Cet empereur qui la veille ne croyait pas devoir compte d'une vie humaine plus que d'un écu de sa bourse ; non pas attaqué, non pas menacé par une révolte présente, mais nuitamment et à petit bruit déserté par la garde de service ; perdu uniquement parce qu'il est seul ; renversé moins par la force d'autrui que par sa peur, par l'esprit universel de trahison, par la nouvelle de la révolte au moment où la révolte s'éteint ! — Cet homme qui, n'étant ni poursuivi, ni condamné encore, ayant le monde ouvert devant lui, renonce à ses projets de défense comme à ses projets de fuite, et voit bientôt, si lâche qu'il soit, que sa seule ressource est de mourir ; qui est reçu par grâce, et en grand secret, dans la cave de son affranchi, accompagné de deux autres et d'un misérable, jouet dégradé d'une cruauté infâme, son dernier pourtant et son plus fidèle serviteur 1 Enfin l'affranchi d'un vieillard absent et d'un empereur douteux encore, sans mission de personne, découvrant à l'instant cette retraite si soigneusement cachée, et dans sa miséricorde, accordant le bûcher au dernier des Césars ! N'est-ce pas là une révélation toute vivante du monde romain ?

Cependant le sénat, hardi de la seule inaction des prétoriens, proclame Galba. Le peuple applaudit, court par la ville avec le bonnet de l'affranchissement sur la tête, brille l'encens aux temples, renverse les statues de Néron, met à mort les ministres de ses cruautés[73]. Mais d'un autre côté — tant il est vrai qu'une partie du peuple l'aimait sans oser le défendre ! —, ses deux nourrices et sa concubine Acté[74] purent l'ensevelir en paix et avec une certaine pompe, dans le monument somptueux des Domitii[75] ; du haut de la colline des Jardins (monte Pincio), son tombeau domina le Champ de Mars, sans craindre la vengeance des Romains, si âpre envers les morts. Pendant plusieurs années même, on jeta des fleurs sur sa tombe, et la figure vieille et sévère de Galba fit souvent regretter au peuple le visage plus jeune de Néron[76]. Après la chute de Galba, une réaction eut lieu en faveur de cette mémoire tant de fois maudite. Othon entrant à Rome s'entendit saluer du nom de Néron, rétablit en charge ses créatures, laissa relever ses statues[77]. En un mot, le fils d'Agrippine, suprême exécration des uns, étrange regret pour les autres, resta immortalisé par tous. Non-seulement Lyon qu'il avait secouru resta singulièrement fidèle à sa mémoire ; non-seulement la Grèce qu'il avait exemptée d'impôts garda de lui un reconnaissant souvenir qui se trahit par le langage indulgent de ses écrivains[78] ; mais à Rome même, Néron mort fut longtemps populaire. Le peuple prétendit que Néron n'était pas mort ; pendant vingt ans de faux Nérons se montrèrent et furent entourés de partisans[79] ; son image reparut aux rostres, des proclamations annoncèrent son retour avec d'effroyables vengeances. Son image reparaissait encore, dit-on, au XIe siècle de notre ère dans les environs du mont Pincio, et c'est pour écarter ce fantôme que le pape Pascal aurait fait bâtir, au bas de cette colline, l'église de Sainte-Marie du Peuple. A cette époque, en effet, le nom de Néron était demeuré un objet de terreur ; car, à l'encontre de ce culte qu'avaient voué à Néron les instincts dépravés de son temps, un grand nombre de chrétiens, l'immortalisant d'une autre façon, crurent jusqu'à la fin du IVe siècle que, caché dans une retraite mystérieuse, il devait, au dernier jour, reparaître au monde, rétablir le culte des idoles, et accomplir tout ce qui a été prophétisé de l'Antéchrist[80].

Avec Néron finissait la dynastie des Césars, conformément à une prophétie sibylline qui annonçait, dit-on, qu'un matricide serait le dernier prince de la race d'Énée[81]. Il y avait un bois de lauriers planté par Livie, où chacun des empereurs venait cueillir des couronnes pour son triomphe, et ajouter un plant nouveau. On observa qu'à la mort de chacun d'eux, l'arbre qu'il avait planté mourut aussi, et, peu avant la mort de Néron, le bois tout entier périt. Un coup de tonnerre fit tomber la tête de toutes les statues des empereurs et brisa le sceptre que tenait celle d'Auguste[82].

A vrai dire, il n'y avait pas eu de dynastie des Césars. Avec le dictateur les Jules, avec Auguste les Octaves, avec Tibère les Claudes, avec Néron la gens Domitia, étaient montés successivement sur le trône ; l'empire avait passé, non de main en main, mais de famille en famille ; tant le sang impérial était peu fait pour se perpétuer ! Unies par des adoptions, ces quatre familles, riches, nombreuses, puissantes, étaient venues en cent ans s'user à tenir le sceptre. Bien d'autres, liées avec elles, avaient subi la même fatalité : les Marcelli, à peine alliés à la race d'Auguste, s'étaient éteints en ce jeune homme que Virgile a pleuré ; les fils d'Agrippa avaient péri de bonne heure, et une seule de ses filles, femme répudiée de Tibère, était morte dans son lit ; les Lépidi avaient fourni au moins quatre victimes à leurs parents les empereurs ; la fécondité des Silani n'avait servi qu'à alimenter le bourreau ; la race du triumvir Antoine, alliée d'Auguste par sa sœur Octavie, avait fini dans l'exil.

La race impériale ne sut pas résister à cet accablement presque inévitable de la pensée humaine vis-à-vis d'une position qui est au-dessus de l'homme. Décimée tour à tour par la tyrannie de son chef, l'ambition de ses membres ou le ressentiment des proscrits, elle se fit à elle-même une telle guerre, qu'après avoir donné six maîtres au monde elle fut épuisée. Dans la généalogie des Césars dressée par Juste-Lipse, je trouve, sur quarante-trois personnes, trente-deux morts violentes[83]. Depuis le coup de poignard de Brutus jusqu'au larmoyant suicide de Néron, nul César ne mourut sans un crime, ou au moins sans le soupçon d'un crime ; car, selon bien des opinions, Livie, qui avait commencé par faire le vide autour d'Auguste pour réserver la place à son fils Tibère, finit, pour la lui donner, par empoisonner Auguste lui-même. De ces six princes, après de nombreux mariages, quatre seulement laissèrent une postérité, toujours promptement et misérablement éteinte ; aucun n'eut son fils pour successeur. La fin misérable de la fille et de la petite-fille d'Auguste ; le fils de Tibère empoisonné par Séjan, son petit-fils tué par Caligula, sa petite-fille par Messaline ; la fille de Caligula justiciée à deux ans ; Octavie, Antonia et Britannicus, toute la postérité de Claude, immolée par Néron, leur frère adoptif, montrent ce que devenait la ligne directe des Césars. Quant à ce que l'on gagnait à être femme d'empereur, — sur seize femmes qu'eurent les cinq héritiers du premier César, six périrent de mort violente, sept furent répudiées ; trois seulement, par une prompte fin ou par un heureux veuvage, échappèrent au divorce et au supplice. Rien ne fut pareil en fait de cruauté, parce que rien ne fut pareil en fait de puissance.

Ce n'est pourtant pas que ces Césars ne fussent bien élevés, polis, n'eussent toute la grâce et toute l'élégance de leur siècle. J'ai dit un mot des goûts érudits de Tibère. Caligula, si fou qu'il pût être, était passionné pour l'éloquence. La science et la littérature débordaient chez Claude. Néron avait reçu la poésie et la musique en partage. Tous parlaient le grec, la langue des poètes et des artistes, comme un diplomate russe parle le français. Les Agrippines et les Julies, ces belles femmes aux traits nobles et sévères, avaient aussi leurs prétentions à la littérature et à l'esprit. C'étaient tous des gens du monde, ayant le goût des lettres, une conversation fleurie, du savoir-vivre.

lls n'en avaient pas moins mérité leur malheur. Nulle famille ne fut plus coupable envers le genre humain, moins encore parce qu'elle l'opprima que parce qu'elle le corrompit. Elle lui enseigna la corruption par son exemple qui la montrait plus infâme et plus triomphante que jamais ; — par sa tyrannie, dont la perpétuelle menace jetait dans tous les excès les âmes qui voulaient s'étourdir ; — enfin, par le fait seul de son existence et de son pouvoir, qui semblait un démenti perpétuel donné à la Providence. Elle imprima à cette époque ses deux caractères, le fatalisme et la servilité, la négation de Dieu et l'adoration de la créature ; accoutuma tout homme à trembler sous un maitre et à faire trembler un esclave, à corrompre l'un et à dégrader l'autre ; mettant plus de puissance là. où il y avait plus de vice, et plaçant à la tête de l'univers, souvent au-dessus d'elle-même, un peuple de tyrans-. esclaves, centurions et tribuns dans le camp, procurateurs dans les provinces, affranchis et eunuques au palais.

Et remarquez comme cet esprit pénétra profondément la société romaine : après Néron, si l'on excepte les quinze ans de Domitien, il y eut, pendant tout un siècle, un progrès marqué dans la moralité des souverains. Rome suivit-elle le même progrès ? en devint-elle plus courageuse et meilleure ? Hélas ! ne la retrouvons-nous pas à peu près aussi corrompue, aussi lâche, aussi délatrice, sous le fils indigne de Marc-Aurèle ?

Il serait curieux de montrer en détail comment, depuis les siècles les plus reculés, l'antiquité préparait ce résultat, et par quels degrés passa cette chute progressive de l'homme. On verrait peut-être combien cette pente était naturelle ; on comprendrait quelles influences opposées ont pu produire — ici, le beatus de Rome, l'affranchi de César, couché sur son lit d'ivoire, ses esclaves à ses pieds, bien gorgé de ses murènes nourries d'hommes, regardant les gladiateurs dont le sang rejaillit sur sa table ; — là, au contraire, la pauvre veuve chrétienne qui, au risque de sa vie, va dans l'ergastule du riche bander les plaies de l'enchaîné et laver les pieds des saints.

Je me permets de le dire, après avoir traversé avec labeur cette triste, mais importante histoire ; nulle autre ne démontre plus pleinement, par sa seule évidence et en dehors du raisonnement philosophique, cette profonde faiblesse, et, si j'ose le dire, cette incivilisation naturelle du génie humain, quand une force du dehors ne le soutient pas. L'antiquité l'avait bien senti : à elle toutes ses admirations reculaient, tout son idéal était dans le passé ; la fable des quatre âges, fable universelle et primitive, exprimait bien cette persuasion de la décadence nécessaire des choses humaines. Homère et les poètes nous peignent sans cesse l'homme plus faible, sa taille plus petite qu'au siècle des héros. Ces périodes de grandeur et de chute, de virilité et de vieillesse, cette envieuse loi du destin par laquelle toute chose, arrivée à son apogée, redescend bientôt et avec une tout autre vitesse jusqu'au degré le plus bas[84], sont des images qui se retrouvent partout. A la fin surtout de la république romaine, où tout ce qui avait soutenu le monde semblait s'abîmer, où la patrie et les dieux manquaient à la même heure, il était permis de peu croire à la perfectibilité indéfinie de la race humaine.

Je trouve à cette époque deux pensées et deux sentiments divers : dans le petit nombre, rare et incertaine foi de quelques âmes initiées, une mystique espérance en un avenir qui ne dépend en rien des forces humaines ; dans le grand nombre, un regret infructueux du passé, un fatalisme sans remède, une pensée toute de désespoir et d'abattement. Le genre humain est le Prométhée d'Eschyle, condamné à un supplice sans espérance et sans fin, jusqu'à ce qu'un Dieu, descendant aux enfers, vienne l'affranchir en se chargeant de ses souffrances[85]. Cette double pensée se peint bien dans Virgile. Lorsqu'il est croyant, initié, prophète (vates), lorsque avec un admirable instinct de poète il recueille les vérités éparses que chantent les oracles, que cachent les mystères, que les sibylles jettent au vent, il annonce le début d'une ère nouvelle. Dans un enfant, que sa mère aura mis au monde après dix mois de douleur, il découvre un rejeton descendu du ciel, le grand accroissement de Jupiter. Alors, dans un magnifique élan, il invite toute la création à saluer ce fils des dieux, pour qui les grands mois vont commencer leur cours ; il voit déjà le monde tressaillir sur son axe ébranlé, le ciel, la terre, les eaux, toute chose se réjouir à la vue du siècle qui doit venir[86]. Mais ensuite, quand cette espérance lui a semblé déçue, quand l'inspiration défaillit, que les oracles ne lui parlent plus, qu'il retombe sur la pauvre et imbécile nature humaine ; frappé de cette fatalité qui emporte toute chose vers le pire, il compare le destin du monde à une barque que les efforts des rameurs ont à grand'peine poussée contre le cours du fleuve ; si les bras se ralentissent un moment, le fleuve ressaisit la nef, et la puissance impétueuse des eaux la rejette bien loin en arrière.

Sic omnia fatis

In pejus ruere ac retro sublapsa referri :

Haud aliter quam qui adverso vix flumine lembum

Remigiis subigit, si brachia forte remisit,

Atque ilium in præceps prono rapit alveus amni[87].

Et nous, ne croyons pas plus au fatalisme dans le bien qu'au fatalisme dans le mal. Que des siècles de progrès ne nous poussent pas à une espérance orgueilleuse, comme des siècles de décadence poussaient l'antiquité au désespoir ! Si le monde est fatalement conduit vers le bien, à quoi bon travailler pour lui ? Si le progrès se fait par la seule force des choses[88], pourquoi se mettre en peine du progrès ? Ce vague optimisme dont on veut faire toute une philosophie, cette croyance à un progrès inévitable, quoiqu'il ne soit jamais défini, ne tombe-t-elle pas dans un quiétisme orgueilleux, qui, comptant sur la raison des choses ou sur quelque divinité aussi vague, se croiserait les bras et la laisserait faire ? Le monde a marché, certes, depuis le temps où Néron le gouvernait ; mais comment a-t-il marché, sinon par le secours de Dieu d'un côté, et de l'autre par ses propres efforts ? Il en est du monde comme de l'homme ; son salut est au prix de la grâce du ciel, toute-puissante, mais qui ne se donne qu'à condition, et veut être secondée par notre faible labeur.

Le christianisme est, divinement parlant, la cause de la civilisation moderne et son principe dans le passé ; humainement parlant, il en est le motif, la raison logique, la justification et le soutien dans le présent. La civilisation, si vous ne la faites absolument matérielle, repose sur des idées, et les idées ne sont efficaces que parce qu'on y croit. L'auteur, l'inspirateur, le persuasor de ces idées a été le christianisme, er, si l'on pénètre au fond des choses, lui seul donne force contre les passions de l'homme. La civilisation sans lui n'est plus qu'une habitude contre laquelle la nature humaine travaille sans cesse.

Néron, sans être pour cela plus excusable, était l'homme de son siècle. La fréquente répétition de crimes pareils aux siens pendant quatre siècles ; l'exemple que lui avaient donné Tibère, Caligula et ceux qui gouvernaient sous Claude ; l'imitation que firent de lui tant d'autres, Commode, Domitien, Caracalla, Élagabale surtout, qui s'appliqua à le contrefaire et à le calquer, prouvent qu'il cédait à un entraînement de sa position, non pas irrésistible, mais puissant, naturel et vrai dans une situation contre vérité et contre nature, et que ce type de frénésie sanguinaire ne fut que le produit régulier d'un siècle perverti et le digne fruit de la corruption humaine à son époque.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME.

 

 

 



[1] Ainsi Tacite : Julius Montanus, de famille sénatoriale (senatorii ordinis), mais qui n'avait pas encore commencé la carrière des honneurs (en d'autres termes, qui ne siégeait pas au sénat). Annal., XIII, 26, et bien des passages pareils : Nondum senatoriæ ætatis, nondum honorum ætatem adeptus, etc.

[2] Tacite, Annal., II, 87.

[3] Tacite, Annal., XV, 18, 39. Le prix moyen du modius était au moins de quatre sesterces, ce qui revient à 11 fr. 50 l'hectolitre.

[4] Caligula donna 300 sesterces (Suet., 17. Dion, LIX, p. 640, 653 ; Ms. Vindob.) ; Claude, en 45, autant (Dion, LX, p. 682 ; Ms. Vindob.) ; quelques citoyens reçurent jusqu'à 1.000 sesterces. En 51, un autre congiaire. (Tacite, X, 11, 41.) Néron en donna trois. (Tacite, XIII, 31 ; Ms. Vindob., et les médailles qui portent Cong. dat. pop. — Annona Aug. Cérès avec des épis. La corne d'abondance. Un navire.) Sur les libéralités d'Auguste et de Tibère, V. tome I, Auguste, § II et Tibère, § I.

[5] Vicesima hæreditatum.

[6] Vicesima manumissionum. V. Tacite, Annal., XIII, 31.

[7] Centesima auctionum. (Suet., in Calig., 16. Dion, LIX, 19.)

[8] Centesima rerum venalium (Tacite, Annal., I, 78 ; II, 42.) Vectigal eduliorum. (Suet., in Calig., 40.) Vectigal macelli. (Pline, Hist. nat., XIX, 19.)

[9] Pline, Hist. nat., XIX, 19.

[10] Juvénal, Sat., X, 15-18.

[11] Suet., in Caio, 17, 37. — 247 hommes périrent dans cette foule, selon le ms. de Vienne.

[12] Suet., in Ner., 11.

[13] Suet., in Ner., 10.

[14] Tacite, Annal., XIII, 50, 51.

[15] Tacite, Annal., XV, 18.

[16] Tacite, Annal., XIII, 5.

[17] Avant la victoire de Pompée sur Mithridate, 200 millions de sesterces (38.810.000 fr.), depuis cette victoire 550 millions de sesterces (104.801.000 fr.). Remarquez encore que, vers la fin de la république, le revenu de l'État fut diminué — par la libéralité de César qui, pendant son consulat, remit aux publicains qui affermaient les revenus de l'Asie un tiers de leurs marchés, — par sa loi agraire, — par la suppression momentanée des droits de douane, — enfin par les mesures populaires du tribun Clodius, qui, pour donner au peuple le blé gratuit, diminua d'un cinquième le revenu public. V. Cicéron, pro Sextio, 25 ; ad Attic., II, 1 et 16 ; Suet., in Cæs., 20.

[18] Tacite, Hist., I, 4.

[19] Tacite, Hist., I, 4.

[20] Tacite, Hist., I, 4. V. aussi Annal., XIV, 22 ; XV, 36.

[21] Tacite, Annal., XIV, 60.

[22] Tacite, Annal., XV, 36.

[23] Tacite, Annal., XVI, 4, 5.

[24] Tacite, Annal., I, 17, 26.

[25] Suet., in Tiber., 36.

[26] Tacite, Annal., XV, 72. Suet., in Tiber., 10.

[27] Il paya ou au moins promit par tête 15.000 sesterces (3.950 fr.). Suet., in Claud., 10. Josèphe dit 5.000 drachmes (4.985 fr.). Antiq., XIX, 3. Je compte 10.000 prétoriens.

[28] Tacite, Annal., XII, 69.

[29] Tacite, Hist., I, 5.

[30] Sur ces accusations. V. entre autres Tacite, Annal., III, 66, 70 ; V, 15 ; XIII, 33 ; XV, 10.

[31] Colimus externos et adulamur, dit Tacite dans le sénat. V. Tacite, Annal., XV, 20 et suiv. — Loi d'Auguste qui défend de lever des hommes ou des impôts au-dessus du chiffre légal ; qui ordonne aux magistrats de quitter la province avant l'arrivée de leur successeur, et de rester à Rome pendant trois mois, afin de répondre à toute espèce d'accusation. Dion, LIII, 15 ; LX, 25. — Sénatus-consulte qui rend responsables les magistrats des provinces des délits commis par leurs, femmes (an 54). Tacite, Annal., IV, 20. Ulpien, Digeste, 4, § 2 de Officio proconsulis (I, 16). — Défense de recevoir des présents. Dion, LX, 25. Pline, Ép., IV, 9 (an 41). — Défense de donner des jeux et des spectacles. Tacite, Annal., XIII, 31. Suet., in Ner., 10 (an 58). — Défense faite aux sénats des villes alliées de délibérer sur des actions de grâces à rendre devant le sénat romain au propréteur ou au proconsul ; défense à qui que ce soit de se charger de cette mission (an 63). Annal., XV, 20. (Auguste avait défendu de leur rendre des actions de grâces pendant leur séjour dans la province ou pendant les soixante jours après leur départ. Dion, LVI.) — Il était aussi interdit aux magistrats de se marier dans leur province. Lois 38, 57, 62. Digeste, de Ritu nuptiarum (XXIII, 2). Loi 6, Code, de Nuptiis (V, 4). — Nul ne pouvait être gouverneur, assesseur ou employé dans la province où il était né. Dion, LXXI, 31. Paul, V, 12, § 4, 5.

[32] V. entre autres Tacite, XV, 20.

[33] V. Tacite, IV, 20, et surtout la discussion au sénat, lorsqu'on voulut renouveler la loi ancienne qui défendait aux gouverneurs d'emmener leurs femmes avec eux dans les provinces. Tacite, Annal., III, 33 et 34. V. aussi Suét., in Aug., 24 ; Juvénal, Sat., VIII, 127. Sénèque fait l'éloge de la femme d'un gouverneur d'Égypte qui, pendant seize ans qu'elle habita cette province, ne se montra jamais en public, n'admit jamais chez elle un habitant de la province, ne demanda rien à son mari, ne permit pas qu'on fit passer par elle aucune demande. Ad Helviam, 17.

[34] Tacite, XVI, 5. V. dans Josèphe la conduite des différents procurateurs de Judée sous Tibère, Claude et Néron.

[35] Ajoutez-y ce passage qui prouve et le dégoût général pour le service militaire et l'habitude de faire des levées hors d'Italie : Tibère émit la pensée de partir pour les provinces. Il donnait pour prétexte le grand nombre de vieux soldats à mettre à la retraite, et la nécessité de remplir par de nouvelles levées les vides de l'armée. Il ne se faisait plus, disait-il, d'engagements volontaires, ou, quand il y en avait, ils ne fournissaient que les soldats lâches ou indisciplinés ; des mendiants et des vagabonds étaient presque les seuls qui entrassent volontairement dans les rangs de l'armée.

[36] V. Tacite, Annal., IV, 18, et, sur ces révoltes, les chapitres de Tacite, I, 16 et suiv., curieux par la peinture de la vie militaire des Romains et les détails sur la condition des soldats.

[37] Suet., in Galba, 7.

[38] Tacite, XIV, 57, 60.

[39] Tacite, XIV, 51.

[40] Suet., in Ner., 32.

[41] Vetus miles timebatur. (Tacite, XV, 59.)

[42] Selon le compte de Josèphe, de Bello, II, 16, 4. (Vers la fin de Néron.)

[43] Tacite, Hist., IV, 14, 15.

[44] Senec., de Benef., I, 9. Nummarium tribunal... audita utrinque licitatione, alteri addici non mirum : quæ emeris vendere, jus gentium.

[45] Suet., 32.

[46] Tacite, XIII, 53.

[47] Suet., In Galba, 10.

[48] Ne cui bellum permitteret. V. tome I, Tibère, § II. La politique de Tibère.

[49] Tacite, Annal., XI, 19, 20.

[50] Ereptum legatis jus ducendi in hostem. (Tacite, Annal., XIII, 54.)

[51] Tacite, Annal., XIII, 54. (An 59.)

[52] Suet., in Ner., 39. V. aussi Dion, Tacite, Annal., XV, 2, 10, 14. Sur la révolte de la Bretagne (an 61), Tacite, XIV, 29 ; Xiphilin, LXII. Monnaies de l'an 61 avec le nom de PAVLLIN (Suétonius Paulinus qui soutint cette guerre) ; Mars, ou soldat romain écrasant sous son pied un casque ou une tête humaine.

[53] V. surtout, en ce qui touche les pressentiments de César à cet égard, Cæsar, de Bello Gallico, II, 31, 33.

[54] Tacite, Annal., XI, 1 ; XIV, 57. Erectas Gallias ad nomen dictatoris.

[55] Mentes duræ, retorridæ, et sape imperatoribus graves. (Lampride, in Alex. Sever., 59.) Quibus insitum, leves et degenerantes a civitate romana et luxuriosos principes ferre non posse. (Pollio, in Gallien, 4.)

[56] Inermis provincia. (Tacite, Hist., I, 46.)

[57] Plutarque, in Galba.

[58] Suet., in Galba, 1-9. Tacite, Hist., I, 15, 49. Plutarque, in Galba.

[59] Tacite, Hist., I, 4.

[60] Suet., in Ner., 47. Plutarque, in Galba. Tacite, Hist., I, 53.

[61] Suet., in Ner., 45.

[62] Suæ posteritati interfuit. — Sur ce mouvement et sur Virginius lui-même, V. Xiphilin, LXIII ; Plut., in Galba ; Suet., in Ner., 47 ; in Galba, 11 ; Tacite, ibid. ; Pline, Ép., II, 1 ; VI, 10 ; IX, 19.

[63] Entre la voie Appia et la route d'Ostie, près du bastion actuel de Sangallo.

[64] Suet., in Ner., 40. Id., in Vesp. Josèphe, de Bello. Tacite, Hist., V.

[65] Suet., in Ner., 40.

[66] Usque adeo ne mori miserum est ? (Virgile.)

[67] Tacite, Annal., XV, 72 ; Hist., I, 5. Plutarque, in Galba.

[68] Tacite, Hist., 1, 5. Plut., ibid. Suet., in Ner., 47 et s.

[69] Hæc est Neronis decocta. — Decocta était une eau chauffée que l'on faisait ensuite rafraîchir dans la neige. Cette recherche était de l'invention de Néron. Pline, Hist. nat., XXXI, 3.

[70] Qualis artifex pereo !

[71] Homère, Iliade, X.

[72] Suet., in Ner., 48, 49, et Xiphilin, LXIII, p. 727.

[73] Suet., in Ner., 57. Plutarque, in Galba.

[74] Sur Acté, V. ci-dessus, § I. Néron et sa famille. On a voulu croire qu'elle était devenue chrétienne, par suite du récit que fait saint Jean Chrysostome de la conversion par saint Paul d'une concubine de Néron. Rien ne prouve que ce fut Acté. Claudia Acté, affranchie de l'empereur (Claude ou Néron), est mentionnée dans trois épitaphes de ses propres affranchis. Orelli, Henzen, 5412, 5413.

[75] Sur les funérailles de Néron, Suet, 49, 50. Les traces de la villa des Domitii, où était leur tombeau, se voient encore contre les murs de Rome à l'extrémité de la promenade du Pincio.

[76] Tacite, Hist., I, 7.

[77] Suet., in Othone, 7. Plutarque, in Othone. Tacite, Hist., I, 78 ; II, 95.

[78] Sur la popularité de Néron à Lyon, V. Tacite, Hist., I, 51, 65. — Chez les écrivains grecs, Plutarque, de Sera numinis vindicta, in fine et Pausanias, VII, 17.

[79] Tacite, Hist., I, 4, 11 ; II, 8. Xiphilin, LXIV. Zonaras, Annal., II. Suet., in Ner., 57. Dion Chrysost., Orat., 21, où il affirme la foi à l'existence de Néron chez un grand nombre, et le regret chez tous !

[80] Augustin, de Civit. Dei, XX, 19. Lactance, Divinæ Instit., VII, 16 ; de Mortib. persecutorum, 2. Chrysostome, ad II Thess., II Homil., 4. Sulpice-Sévère, Hist., II, 29, 40, 42 ; Dial., II, cap. ult. Hierony, mus, in Daniel, XI. Les poèmes sibyllins, IV, 135, 138. V. 352 ; VIII, 1, 153 et s. Augustin, de Civit. de Dei, XX, 19. Des vers de Commodianus, évêque du IIIe siècle, récemment découverts et publiés dans le Spicilége de Solesmes (Paris, 1852), attestent encore cette croyance.

[81] Xiphilin, LXII, p. 709.

[82] Suet., in Galba, 1. Pline, Hist. nat., XV, 30. Xiphilin, LXIII, p. 727.

[83] V. l'Appendice à la fin du volume, où, en complétant cette généalogie et l'étendant à des personnages plus obscurs, j'ai dû trouver, comme de raison, une plus grande proportion de morts naturelles.

[84] Senec., Controv., I, præf., 7.

[85] Eschyle, Prométhée.

[86] Eglog., IV. Je reviendrai sur cette églogue si remarquée et si remarquable.

[87] Georgiq. I, v. 198 et s.

[88] J'écrivais cela en 1840 ; pouvons-nous dire que depuis ce temps le monde ait été toujours en progrès ? (1876.)