LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

NÉRON.

 

 

§ III. — NÉRON ET LES CHRÉTIENS.

Or voici ce qui s'était passé dans Jérusalem d'abord — la ville, comme dit Pline, la plus célèbre non-seulement de la Judée, mais de tout l'Orient[1] —, puis dans toute l'Asie hellénique, dans toute la Grèce, et enfin dans Rome. Un meurtre avait été commis dans la capitale de la Judée, un meurtre, dis-je, et non l'exécution d'une sentence légale. C'était, non-seulement contre toute justice, mais contre la loi de Rome, que Pontius Pilatus, procurateur de Judée, avait consenti, plutôt qu'il ne l'avait ordonnée, la mort de Jésus qu'on appelle le Christ. La tradition ou la politique romaine n'était pas de sévir en pareille matière : sauf à l'égard des Druides qui représentaient pour Rome une nationalité encore en révolte, Rome avait toléré dans son empire, souvent même avait accueilli dans son enceinte, tous les cultes et tous les dieux. Il est vrai, elle se fâchait par moment, sous un prétexte ou un autre, contre ces Égyptiens ou ces Juifs qui avaient converti quelque matrone ou fait trop de bruit aux oreilles de Jupiter Capitolin ; elle les expulsait, c'est-à-dire les envoyait pratiquer leur culte quelques milles plus loin : sauf cela, elle tolérait tout.

Ainsi la criminelle faiblesse de Pilate était une déviation des traditions romaines. Il le sentait bien. Voilà pourquoi nous le voyons si hésitant, craignant sa responsabilité devant César, craignant aussi la responsabilité devant la multitude contre laquelle les gouvernements romains étaient souvent désarmés. Je ne trouve pas en lui de cause de mort, dit-il jusqu'à trois fois. Il essaye tous les subterfuges, la flagellation, le choix entre Jésus et Barabbas, l'insulte au prétoire, afin d'éviter le supplice au Calvaire. Et, lorsqu'il fait enfin le sacrifice de sa conscience, il veut en rejeter la responsabilité, il se lave les mains : Prenez-le et crucifiez-le ; moi, je ne vois pas en lui de cause de mort. Il ne juge pas, il abdique. Et les Juifs de leur côté, qui, pour tâcher d'intéresser ici la politique, sachant bien que la religion ne suffisait pas, ont mêlé là le nom de César : Il s'est fait roi, ont-ils dit, et qui est roi est ennemi de César... Nous n'avons de roi que César, les Juifs se hâtent de prendre sur eux la responsabilité que Pilate rejette : Que son sang, s'écrient-ils, retombe sur nous et sur nos enfants ![2]

Voilà pourquoi encore, presque dès le lendemain, les disciples du Christ parlent si librement, avant même que Pilate disgracié par Tibère ne soit allé mourir en exil, avant le jour où selon les Pères de l'Église, Tibère proposa au sénat de mettre le Christ au rang des dieux, hommage qui était un blasphème, mais qui était bien dans l'esprit de la politique romaine[3]. Voilà pourquoi, le jour de la Pentecôte, Pierre annonce hautement devant des milliers de Juifs, habitants de Jérusalem, ou pèlerins du dehors, la résurrection de celui que Pilate a fait mourir ; et Pilate n'ose pas intervenir. Au contraire, quand la Judée a cessé un instant d'être province romaine et qu'elle a pour roi un Hérode, c'est-à-dire un demi-Juif, le sang chrétien ne tarde pas à couler ; saint Pierre est emprisonné, saint Jacques envoyé à la mort. Mais, quand Agrippa est mort frappé de Dieu et qu'il n'y a plus d'Hérode sur le trône, la tolérance romaine reprend son cours, en Judée comme ailleurs, et l'Église du Christ est libre à Jérusalem comme à Antioche.

Pendant trente ans, cette situation n'a pas changé. Les Juifs, qui ont, dans tout l'empire leur liberté, clans plusieurs villes le droit de citoyens, partout l'importance d'hommes riches, actifs, hardis, remuants ; les Juifs étroitement liés les uns aux autres ou pour la défense ou pour l'attaque[4] ; les Juifs qui, eux, ne sont ni indifférents ni tolérants, poursuivent les chrétiens, les chassent des synagogues, les insultent sur la place publique, soulèvent contre eux au besoin la populace païenne quoiqu'ils la détestent, les dénoncent même aux magistrats romains ; mais ceux-ci, tolérants par principe ou par indifférence, refusent de sévir et laissent aux chrétiens leur liberté.— C'est ainsi qu'à Philippes, saint Paul, dénoncé par la clameur populaire, emprisonné même et flagellé, lorsque les magistrats reconnaissent leur :erreur, refuse fièrement de sortir de prison, si eux-mêmes ne viennent en personne le délivrer et s'excuser devant lui de l'offense qu'ils ont faite à un citoyen romain[5] : et en effet les magistrats viennent le prier courtoisement de sortir de la ville. — C'est ainsi qu'à Corinthe, lorsque les Juifs traînent saint Paul devant le proconsul Gallion frère du philosophe Sénèque, Gallion déclare qu'il n'a rien à voir dans ces querelles entre Juifs, laisse par conséquent à Paul sa liberté et met rudement à la porte du prétoire le prince de la synagogue[6]. — C'est ainsi qu'à Éphèse où la populace païenne allait se soulever contre Paul, l'émeute est apaisée par le greffier de la ville qui fait craindre aux agitateurs d'être accusés de sédition et d'encourir la colère du proconsul[7]. — Même à Jérusalem, où Paul a été accusé par les Juifs d'avoir profané le temple, et où il a réclamé encore son titre de citoyen romain ; le tribun des soldats veut l'entendre devant le Sanhédrin, le protège contre la colère du Sanhédrin, et, pour le sauver du poignard de quelques Juifs conjurés contre lui, l'envoie à Césarée devant le gouverneur de Syrie, déclarant qu'il ne trouve en lui rien qui mérite la mort. — Et enfin, à Césarée où Paul comparait successivement devant le gouverneur Félix, devant son successeur Festus, devant le roi Agrippa et devant les deux reines Drusille et Bérénice, si on ne le met pas en liberté immédiatement, si on l'envoie à Rome, c'est qu'usant de son droit de citoyen romain, il a déclaré qu'il voulait être jugé par César[8].

Maintenant ainsi sa liberté, malgré les violences des Juifs, malgré les colères de quelques populations païennes, la prédication chrétienne n'avait pas cherché l'ombre un seul instant. Comme le Maitre l'avait, ordonné, ce qui lui avait été dit à l'oreille, elle le répétait sur les toits[9]. Quand Pierre était sorti du cénacle pour annoncer le Christ ressuscité, c'avait été, non à quelques hommes choisis avec soin, mais à des centaines et à des milliers d'hommes que la fête de la Pentecôte avait amenés tout exprès des extrémités du monde ; non dans le secret d'une maison, mais sur la place publique, non dans la nuit, mais en plein jour, à la troisième heure (neuf heures du matin[10]). — C'était au temple même, dans le portique de Salomon, en face de tous les Juifs, que se rassemblaient les fidèles ; c'était dans la synagogue, devant les conseils, devant le Sanhédrin, que les apôtres confessaient leur foi[11]. Puis, de Jérusalem, la prédication s'était propagée par le monde romain, toujours hardie, toujours publique, malgré la double persécution dont Jérusalem avait été le théâtre ; commençant dans chaque cité par se présenter à la synagogue juive, y parlant à haute voix, en face des rabbins, des docteurs, des Juifs, pendant un, deux, plusieurs sabbats consécutifs. Tel Paul à Salamine[12], à Antioche de Pisidie où il prêche pendant deux sabbats, et, le second sabbat[13], la cité presque tout entière se réunit pour l'entendre et la parole du Seigneur se répand dans toute la contrée[14] : — tel Paul à Icone, où il convertit grand nombre de Juifs et de Gentils : — à Thessalonique, où pendant trois sabbats il explique les saints Livres et où une grande multitude devient chrétienne[15] : — à Corinthe, pendant plusieurs semaines[16] : — à Éphèse, pendant trois mois[17]. Je n'ai jamais manqué, dit-il aux Éphésiens, à vous instruire et publiquement et dans les maisons[18]. Et cette publicité de la synagogue juive devient bientôt la publicité du Forum païen. C'est à Éphèse une école publique où saint Paul, repoussé de la synagogue, rassemble ses disciples[19] ; c'est à Lystres le parvis même du temple païen, où en face des idoles Paul et son compagnon jettent hardiment aux dieux des nations le paradoxe du Dieu crucifié[20] ; à Éphèse encore, c'est le théâtre (servant de lieu d'assemblée) où sont conduits les disciples de Paul et où ils restent pendant deux heures en face de la multitude qui les questionne et ne veut pas entendre leur réponse[21] ; à Athènes enfin, c'est après la synagogue, l'Agora, puis l'Aréopage, devant lequel Paul est conduit par les philosophes curieux de savoir ce que leur annonce ce semeur de paroles : et sur cette colline de Mars, devant ce tribunal institué par Minerve, il gagne des prosélytes au Verbe fait chair[22].

Voilà ce que nous lisons dans les Actes des apôtres, ce livre dont le caractère est si évidemment historique et que personne, que je sache, n'a taxé ni de mythe ni de légende. Et pourtant les Actes des apôtres ne nous parlent que de la seule prédication de saint Paul ; et, pendant que Paul était à Éphèse, à Corinthe, à Athènes, Pierre prêchait à Jérusalem et à Antioche, Marc à Alexandrie, André en Grèce, Jean dans l'Asie Mineure, Philippe en Arménie.

Ainsi donc, pour nous en tenir aux faits les plus incontestables, toutes les grandes villes de la partie orientale de l'empire romain avaient entendu publiquement la parole du Christ. Les contradictions mêmes des Juifs, tumultueuses et violentes, violentes jusqu'au sang, la protection plus ou moins tardive du pouvoir romain avaient servi à la faire ressortir. Et ici, il faut se rappeler ce qu'était la vie de l'antiquité, cette vie toute en plein air, toute publique, où le foyer domestique, l'atelier, le cabinet d'étude lui-même tenait peu de place et qui se passait bien plutôt sur le Forum, dans les basiliques, les thermes, le théâtre — tous lieux de discussions et même de harangues ; c'était là, en fait de publicité, l'équivalent de la presse, et peut-être même plus que la presse —. Que le nouveau Roi du monde, si attendu à cette époque par tous les peuples, annoncé par les sibylles, chanté d'avance par Virgile, appelé, comme Tacite va bientôt nous le dire, par toutes les nations de l'Orient[23], juifs, samaritains, idolâtres, soit passé inaperçu depuis la crèche de Bethléem où le prophète Michée l'avait vu naître[24] jusqu'au mont Palatin où Virgile avait cru pouvoir placer son berceau ; c'est impossible. Ni le pouvoir, si éveillé et si défiant, ni le peuple païen, si jaloux de ses dieux, ni les Juifs, si agités de craintes, d'espérances et d'ambitions nationales, ne pouvaient fermer les yeux sur une nouveauté aussi étrange. Aussi quatre ans avant l'incendie de Rome, vingt-sept ans après la mort du Christ, Paul, comparaissant devant le roi Agrippa et le gouverneur Festus, après avoir raconté et la guerre que lui-même a faite aux chrétiens, et sa conversion miraculeuse, et sa prédication, et les violences que les Juifs lui ont fait subir, Paul ne craint pas d'ajouter : Le roi devant qui je parle sans crainte, le roi sait ce qui en est. Rien de tout cela ne lui est inconnu, car rien de tout cela ne s'est passé dans l'ombre[25].

Et comment Rome, la grande Rome, où affluaient, Tacite tient à le dire, toutes les turpitudes, mais aussi toutes les grandeurs et toutes les lumières du monde, fut-elle restée étrangère à ce fait extraordinaire qui se produisait et dans Athènes qui lui donnait la science et dans Alexandrie qui lui donnait le pain et dans toute la Grèce et dans tout l'Orient ?

Dès avant le règne de Néron ou plus tard au commencement de ce règne, un Juif nommé Simon et que ses frères appelaient du nom de Céphas, qui veut dire Pierre, était venu dans Rome ; il y avait prêché cette doctrine nouvelle. Juif, il l'avait surtout prêchée aux Juifs, et, là comme ailleurs, il avait rencontré assentiment chez les uns, résistance, violence, tumulte chez les autres. Là aussi, l'autorité romaine était intervenue, indifférente ou impartiale comme elle l'avait été ailleurs, mais je ne dis pas tolérante ; car, redoutant le trouble et l'agitation à Rome plus qu'en toute autre ville, elle avait expulsé d'un même coup tous les Juifs, chrétiens ou non, gardant la neutralité dans ses rigueurs comme elle la gardait ailleurs dans son inaction. C'est ce que nous apprend cette phrase fort peu exacte de Suétone, que j'ai déjà citée : L'empereur Claude expulsa les Juifs qui, excités par Chrest, causaient à Rome des agitations continuelles[26].

Mais cette nation tenace ne tarda pas à revenir. Le christianisme revint aussi, ou plutôt il n'était pas parti. Les prosélytes chrétiens sortis du paganisme, eux qui n'étaient pas Juifs, avaient pu rester dans Rome, et c'est à la chrétienté de Rome, que saint Paul, avant d'être venu au milieu d'elle, adressait quelques années plus tard la première de ses épîtres (an 58). Et un peu après, lorsque ce même Paul, ayant usé de son droit de citoyen romain et appelé à César des accusations de ses compatriotes de Jérusalem, amenés en Italie, il ne s'y trouva rien moins qu'un inconnu. A Pouzzoles où il débarqua (61), les frères s'assemblèrent et le gardèrent sept jours avec eux. D'autres vinrent de Rome, aux premières stations sur la voie Appia au-devant de lui jusqu'au Forum Appii, Tres tabernæ[27], à quarante milles environ de Rome. A Rome, dans la maison où il lui fut permis d'habiter sous la garde d'un soldat, son premier soin fut d'appeler autour de lui les principaux d'entre les Juifs de Rome. Et eux, à leur tour, lui demandèrent de leur exposer sa doctrine. Et il resta la deux ans, jusqu'au jour où l'empereur, ayant daigné s'occuper de lui, le fit enfin mettre en liberté ; il resta recevant qui voulait l'entendre, prêchant en toute confiance et en toute liberté[28], faisant servir ses fers au progrès de l'Évangile, rendant sa captivité glorieuse pour le Christ dans tout le Prétoire et encourageant ses frères du dehors à répandre sans crainte la parole de Dieu[29]. Que sous Tibère, sous Claude mémé, Rome ait pu ne pas se douter de l'existence du christianisme, c'est difficile à admettre ; mais sous Néron, c'est impossible : n'y eut-il que cette haine populaire dont Tacite nous est témoin[30] ; n'y eut-il que ce mot des chefs de la synagogue juive à saint Paul : Nous savons de cette secte qu'on la contredit partout[31]. Si on la contredisait partout, c'est qu'on la rencontrait partout.

Le christianisme comptait dès lors des milliers de prosélytes, Juifs, Grecs, Barbares[32].

Plusieurs églises naissaient en Italie[33] ; la foi se répandait même dans les provinces occidentales, la Gaule et l'Espagne[34]. Les empereurs et les chefs du sénat se plaignaient de l'invasion des superstitions étrangères[35], le peuple criait à l'impiété et au maléfice ; car le peuple aussi savait le nom des chrétiens. Le christianisme avait des disciples dans le palais même de Néron[36]. Quoique dans l'Église, comme dit saint Paul, il y eût peu de nobles, de puissants, de sages selon la chair[37], il y en avait pourtant quelques-uns : ainsi à Jérusalem, les trois membres du Sanhédrin, Nicodème, Gamaliel et Joseph d'Arimathie ; à Césarée, le centurion Cornelius ; en Éthiopie, le ministre de la reine Candace[38] ; à Corinthe, le chef de la synagogue[39] ; Crispus, à Thessalonique et à Bérée, bon nombre de femmes du premier rang[40] ; à Athènes, l'aréopagite Denys[41] ; en Chypre, le proconsul Sergius Paulus qui semble avoir donné son nom à l'apôtre qui le convertit[42]. A Rome même, d'anciennes familles semblent avoir dès ce temps appartenu à l'Église chrétienne[43]. Et peut-on en effet ne pas voir dans le fait suivant raconté par Tacite une trace du christianisme[44] ?

Une femme de haut rang, Pomponia Græcina, femme d'Aulus Plautius, qui, sous Claude, avait vaincu la Bretagne, accusée, elle aussi, du crime de superstition étrangère, fut remise au jugement de son mari. Celui-ci, selon l'ancienne coutume, prononça sur cette accusation capitale dans une assemblée de famille, et déclara sa femme innocente (an 57). Cette Pomponia vécut longtemps encore et dans une tristesse constante ; car pendant quarante années elle porta constamment le deuil de Julie, fille de Drusus, que Messaline avait fait mourir, et ces regrets, impunis sous le règne de Claude, ne cessèrent depuis d'être honorés[45].

L'esprit impérial avait donc pu toiser son ennemi ; car c'était une guerre ouverte qui commençait contre cet esprit d'immiséricorde, de servilité, d'égoïsme, que Tibère avait donné pour fondement à son pouvoir. Quand l'occasion fut donnée, quand Rome incendiée réclama de plus belles victimes que des béliers et des taureaux, César, d'un coup d'œil, trouva la sienne. La tradition de la tolérance romaine fut mise de côté en face de tels coupables, en face surtout de la nécessité de rejeter sur quelqu'un le crime de l'incendie, dont la voix publique accusait César. Pour Néron, qui s'effrayait de toute force et de toute doctrine, qui exilait les philosophes, persécutait Apollonius, provoquait la grande révolte des Juifs, l'incendie de Rome aurait-il été un moyen d'arriver jusqu'aux chrétiens, et d'avoir, en les frappant, le peuple pour soi ? Quoi qu'il en soit, les chrétiens périrent (an 64) coupables d'incendie, selon Néron, de maléfices, selon le peuple[46] ; d'être haïs du genre humain, selon Tacite[47]. Ils périrent non-seulement à Rome, mais à Milan, à Aquilée[48], dans les provinces. A Rome, ce fut une multitude immense, dit Tacite, multitudo ingens[49].

Voici comment ce païen raconte la mort de nos premiers martyrs : On ajouta la raillerie à leur supplice ; les uns, couverts de peaux de bêtes, furent livrés à des chiens furieux, d'autres mis en croix ; d'autres, sur un pal qui leur traversait la gorge, furent revêtus de résine, de cire et de papyrus[50], et quand vint la nuit, furent allumés pour servir de flambeaux. Néron avait prêté ses jardins pour ce spectacle — les jardins du Vatican où s'élève aujourd'hui Saint-Pierre —. Comme il y célébrait les jeux du cirque, on voyait César, dans ces allées somptueusement éclairées par des hommes vivants, se promener en habit de cocher, se mêler au peuple ou conduire son char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et dignes du dernier supplice, ces tortures infligées, sans une pensée du bien public, pour satisfaire la cruauté d'un seul, faisaient naître la compassion[51]. (Du 27 au 30 juillet.)

Ce sentiment de compassion et d'effroi semble s'être prolongé dans les souvenirs de la génération qui suivit. Juvénal et Martial parlent, eux aussi, de cette tunique douloureuse, de ce pal qui traverse le gosier, de ce sillon de sang qui bouillonne sur l'arène[52]. Sénèque, qui avait pu voir ce spectacle, reproduit sans cesse ce qu'il nomme les pompes du supplice, le fer, le feu, les chevalets, les bêtes féroces lancées contre un homme, le pal qui traverse le cou et sort par la bouche, la tunique tissée et enduite de tout ce qui peut servir d'aliment à la flamme[53], le glaive qui vient rouvrir les blessures à demi fermées et faire couler un sang nouveau par les plaies devenues des cicatrices[54] ; et au milieu de ces tortures, il montre la victime calme, souriant et souriant de bon cœur, regardant ses entrailles à découvert et contemplant ses souffrances de haut[55]. Lorsque enfin, parlant de la lumière divine que nous devons contempler aux lieux mêmes où elle réside, et des dieux qui sont témoins de toutes nos actions, il s'écrie : Que celui dont l'âme a conçu l'éternité ne s'effraie donc d'aucune menace ! Comment s'effraierait-il celui pour qui la mort est une espérance ?[56] n'y a-t-il pas dans tout cela quelque souvenir des martyrs ?

Depuis ce jour, il est vrai, les chrétiens persécutés furent contraints à cacher leur vie. Le christianisme, qui se montrait sur les places, se réfugia dans les catacombes, et, s'effaçant aux yeux du monde, sembla se recueillir dans les ténèbres pour y enfanter des vertus nouvelles. Il semble que le monde l'ait cru fini et l'ait oublié un moment ; Tacite et Suétone en parlent comme on parle d'un mort ; Épictète le confond avec le judaïsme. Cependant les archives romaines gardaient le souvenir de la persécution, et Tacite sut bien l'y trouver. Et trente ou quarante ans plus tard, loin que le pouvoir ignorât ou eût oublié l'existence des chrétiens, Pline, gouverneur de Bithynie, dans son rapport officiel à Trajan, parle du christianisme comme d'un fait connu de tous, des chrétiens comme d'hommes que la loi condamne, (qu'il y eut ou non un édit formel à cet égard) ; il parle de leur nombre assez grand pour que les campagnes soient envahies, pour que les temples commencent à être désertés, pour que les victimes ne se vendent plus, pour que lui-même soit effrayé de la multitude d'hommes qu'il lui faudra égorger ; et, tout en avouant qu'il en a envoyé un certain nombre au supplice, il affirme, d'après la déclaration même de quelques apostats, l'innocence de leur vie. Il ne pourrait y avoir constatation plus éclatante et de l'extension, et de la notoriété, et en même temps de la sainteté d'une doctrine quelconque, que ce réquisitoire d'un magistrat romain contre les chrétiens. Dans ces deux pages d'un païen, il y a toute une démonstration de la vérité du christianisme[57].

Et remarquons que ces trois écrivains qui viennent de nous parler de la religion du Christ, Suétone, Pline, Tacite, sont de ce siècle les plus romains, les plus positifs, les plus en crédit auprès des princes, les plus à portée des archives officielles.

Mais, à une autre époque, il nous sera peut-être donné d'entrer plus avant dans cette admirable histoire de la foi chrétienne. Ce n'est pas ici le lieu d'en dire davantage.

 

 

 



[1] Urbs clarissima totius Orientis, non Judææ modo. Pline, H. nat., V, 14.

[2] Matthieu, XXVII, 19, 24, 25. — Marc, XV, 9, 10, 14. — Luc, XXIII, 4, 14, 20, 22. — Jean, XVIII, 29, 30, 31, XIX, 4, 6, 7, 12, 15.

[3] Voyez Tertullien, Apologétique, IV. Eusèbe, Hist. ecclés., II, 2 ; V, 2. Chrysost., Homélie XXVI, ad II Cor. Orose, Cédrenus, Nicéphore.

[4] Voir Rome et la Judée.

[5] Actes, XVI. Timuerunt et venientes deprecati surit eos, et educentes rogabant ut egrederentur de urbe.

[6] Actes, XVIII.

[7] Actes, XIX, 28-40.

[8] Actes, XXIV-XXVI. Dimitti poterat homo hic si non appellass et Cæsarem. XXVI, 32.

[9] Matthieu, X, 27.

[10] Actes, XIX, 9.

[11] Actes, II, 15.

[12] V, 1 et suiv. V, 12. V, 25, 42.

[13] Actes, XIII, 5.

[14] XIII, 14, 42, 44.

[15] XIV, 1.

[16] Actes, XVII, 12, 14.

[17] XVIII, 4.

[18] XVIII, 26.

[19] Actes, XX, 20.

[20] XIV, 7 et 2.

[21] XIX, 29.

[22] XVII, 16 et suiv.

[23] Il s'était répandu dans tout l'Orient une croyance ancienne et constante que, dans l'ordre des destins, des hommes sortis de Judée deviendraient maîtres du monde. Suet., in Vespas. Un grand nombre était persuadé que, d'après les anciens livres des prêtres, en ce temps-là même (vers l'an 67), l'Orient triompherait et que des hommes partis de la Judée seraient maîtres du monde. Tacite, Hist., V, 13.

[24] Michée, V, 2. Matthieu, II, 6.

[25] Neque enim in angulo quidquam horum gestum est. Actes, XXVI, 26.

[26] Judæos, impulsore Chresto, Romæ assidue tumultuantes expulit. In Claudio, 25. Voyez encore sur cette expulsion, qui doit être de l'année 52 au plus tard. Actes, XVIII, 2 ; Dion (LX, p. 669) en parle un peu différemment : Les Juifs, dit-il (qui avaient déjà été expulsés sous Tibère), étant redevenus si nombreux à Rome, qu'il était difficile de les expulser sans tumulte, Claude ne les rejeta pas de la ville ; mais à ceux qui voulurent continuer à vivre selon leur propre loi, il interdit leurs assemblées. C'était une véritable expulsion pour tous les Juifs, chrétiens ou non, qui voulaient rester fidèles à leur loi. Les Actes (loc. cit.) parlent précisément et simplement d'une expulsion de tous les Juifs, y compris les deux chrétiens Aquila et Priscille.

[27] Actes, XXVIII, 14, 15.

[28] In omni fiducia et sine prohibitione. Sur tout ce qui précède, Actes, XXVIII.

[29] Phil., I, 12, 13. Philémon, I, 9, 10. Coloss., IV, 10, 18.

[30] Vulgus christianos vocat... per flagitia invisos... odium generis humani. (Tacite, ibid.)... L'existence du christianisme était donc bien connue du peuple. Affecti suppliciis christiani, genus hominum superstitionis novæ et maleficæ. (Suet., in Ner., 16.) Sur ces attaques contre les chrétiens, V. Arnobe, Adv. Gentes, I. On vous attaque comme des malfaiteurs, dit saint Pierre aux chrétiens, vérifiant ainsi Tacite et Suétone (I Petr., II, 12).

[31] Nam de hac secta novimus quia ubique contradicitur ei. Actes, XXVIII, 22.

[32] V. Actes, I, 15 ; II, 41 ; IV, 4 ; VI, 1 ; IX, 32, 35, 43 ; XI, 21 ; XII,  ; XVI, 5 ; XVII, 5 ; XVIII. Il y eut un grand nombre de chrétiens dans les villes grecques, selon Julien l'Apostat, apud Cyril., I, 10. Une partie des Juifs embrassa cette doctrine, selon Celse, apud Orig., contra Celsum, III, 7. Au temps de Néron, la multitude des chrétiens était déjà considérable. Sulp. Sev., II.

M. Renan remarque avec raison que l'usage du nom de Christ (oint), nom d'origine grecque, au lieu du mot hébraïque maschiah (d'où nous avons fait Messie), est une preuve de la prompte extension de la foi nouvelle parmi les populations païennes. Puis, du nom grec de Christ, est venu le nom de Chrétien (Christianus), nom grec avec une terminaison latine. On sait que le nom de Chrétien fut employé pour la première fois à Antioche (Actes, XI, 26), une des trois ou quatre grandes villes de l'empire, ville grecque au milieu de la Syrie et siège du gouverneur romain. Dès les premières années, Antioche fut le grand foyer du prosélytisme chrétien au milieu des païens (Actes, XI, XV, 78) et saint Pierre ne tarda pas à y établir son siège.

[33] Pouzzoles, etc., Actes, XXVIII, 13, 14. (Milan, Aquilée.)

[34] Sur le voyage de saint Paul en Espagne, V. Rom., XV, 34 ; saint Clém., Ép. aux Corinth. ; Chrysost., Orat., 7 ; Bullet, de Apostotica sedis Gallicanas origine.

[35] Quod exteræ superstitiones valescant, dit Claude au sénat. Tacite, Annal., XI, 15. Servi quibus diversi ritus, extera sacra, AUT NULLA, dit le jurisconsulte Cassius, XIV, 44. Il faut se rappeler que le christianisme était très-répandu parmi les esclaves, et quant à ce mot aut nulla, que les chrétiens furent sans cesse accusés d'athéisme.

[36] Salutant vos omnes sancti, maxime autem qui de domo Cæsaris sunt. Philipp., IV, 22. Salutate eos qui sunt ex Narcissi qui sunt in Domino. Rom., XVI, 11 (j'ai souvent parlé de Narcisse, affranchi en crédit sous Néron). Les Pères de l'Église parlent de la conversion d'un échanson (saint Jean Chrysost., in Tim., 11, Hom. X, 2. In Act. Hom., XLVI, 3), et d'une concubine de Néron (Idem, in Act., ibid. et Advers. oppugn. vitæ monast., I, 3 ; saint Astère, In apostol. princ. Petr. et Paul. ; Théophylacte, in II Tim. ; M. Renan, l'Antéchrist, p. 11). Le Columbarium des affranchis de Claude, récemment découvert porte des noms qui se retrouvent parmi ceux des disciples nommés dans les épîtres de saint Paul. Ainsi Hermas, (Rom., XVI, 14), Tryphæna et Tryphæra (Rom., XVI, 12), Nereis (ou Nereus, Rom., XVI, 14), Philologue (ibid.), Crescens (II Tim., IV, 10), Hymenæus et Philetus (II Tim., II, 17) avec les noms de famille (gentintii) de Claudius ou de Valerius qui les font reconnaître comme affranchis de Claude ou de Messaline. Il y a aussi une Sentia Renata dont le surnom semble une allusion au baptême.

[37] I Cor., I, 26.

[38] Actes, VIII, 27 et s.

[39] Actes, XVIII, 8.

[40] Actes, XVII, 4, 12.

[41] XVII, 34.

[42] L'auteur des Actes, qui jusque-là a appelé l'apôtre du nom hébraïque de Saul, lorsqu'il le trouve en présence de Sergius Paulus l'appelle Saulus qui et Paulus (XIII, 19), et depuis ne l'appelle plus que Paulus.

[43] Voyez à la suite de mes Antonins l'appendice relatif aux chrétiens appartenant aux classes élevées.

[44] Le christianisme de Pomponia Græcina, que M. Aubé lui-même semble admettre, est d'autant moins douteux qu'on retrouve dans les catacombes chrétiennes un marbre au nom de ΠΟΜΠΩΝΙΟΣ ΓΡΑΙΚΙΝΟΣ (son frère ou son neveu ?). De plus on se demande quelle serait la superstition étrangère autre que le christianisme qui aurait formé un grief contre Pomponia Græcina à une époque où les cultes syriens, égyptiens, juifs, etc. s'exerçaient librement dans Rome.

[45] Tacite, Annal., XIII, 32.

[46] Suet., in Ner., 16. Sénèque aurait longtemps arrêté la persécution, d'après la conjecture ingénieuse de M. Fleury, Saint Paul et Sénèque, t. II, p. 122 et suiv.

[47] Odium generis humani. — Le sens que je donne à ce passage me paraît plus antique et non moins latin. Bossuet (Discours sur l'histoire universelle, II, 26) admet les deux sens. Remarquez l'analogie de ce mot de Tacite avec le passage de l'écrivain sacré que je citais tout à l'heure : Nam de secta hac notum est nobis quia ubique ei contradicitur. — La persécution de Néron, première persécution sanglante, était constatée par les archives romaines. (Tertullien, Adv. Gnosticos, 15 ; Apolog., 5. Lactance, de Morte persecut., 2. Sulpit. Sever. ; Orose, VII, 7.)

[48] Saint Gervais, saint Protais, saint Celse et saint Nazaire à Milan (12 juin et 10 mai) ; saint Hermagore et saint Fortunat à Aquilée (12 juillet) ; sainte Photine, ses enfants et ses compagnons à Carthage (20 mars) ; sainte Perpétue, mère de saint Nazaire, à Rome (4 août) ; à Icone, sainte Thècle, vierge et martyre (23 septembre) ; (Tertullien, de Baptismo, II, 17. Hieronym., ad Eustoch. de virginitate. Épiphane, LXXIX, 5. Ambros., ad Virginem lapsam, 3, 4. Grégoire de Nyss., in Vita sanctæ Macrinæ. Method., in Convivio virg. Grég. Nazianz., Oratio, 19, etc.) ; saint Ptolémée et saint Romain à Nép. (24 août) ; saint Torpès, serviteur de Néron, en Toscane (17 mai) ; saint Évellius, autre serviteur de Néron, à Rome (11 mai), etc.

[49] Gruter, page 238.

NERONI CL. CAES. AVG.

PONT. MAX.

OB PROVINC. LATRONIB.

ET HIS QVI NOVAM GENERI HVM. SVPERSTITION.

INCVLCAB. PVRGATAM.

V. la dissertation de Bullet (Histoire du Christianisme), où il croit pouvoir établir l'authenticité de cette inscription. Orelli (730) ne l'admet pas. Orose, du reste, dit positivement que la persécution s'étendit dans les provinces. Loc. cit.

Aux martyrs de Rome sous Néron, nous pouvons ajouter les femmes que saint Clément appelle les Danaïdes et Circé, qui, après avoir souffert des supplices horribles, ont persévéré dans la foi, et, faibles de corps, ont reçu la récompense de leur courage (Épître Ire aux Corinthiens, 6). M. Renan explique d'une manière vraisemblable la dénomination mythologique donnée à ces martyres en disant qu'ainsi qu'il se fit souvent sous les empereurs, Néron transformait le supplice des condamnés en une représentation théâtrale où ces malheureux représentaient malgré eux quelques personnages mythologiques. (L'Antéchrist, p. 170 et s.)

[50] Ut in munere Neronis, in quibus cereos ut lucerent spectatoribus faciebat cum essent fixa guttura ne se curvarent. Nero maleficos tæda, cera et papyro supervestiebat et sic ad ignem admoveri jubebat, dit le commentateur de Juvénal sur les vers cités plus bas.

[51] Tacite, ibid.

[52] Tunica præsente molesta...(Martial, X.) Juvénal, VIII, 25. Id., Sat., I, 155.

[53] Ferrum circa se et ignes habet, et catervas, et turbam ferarum quam in viscera immittat humana... et cruces et equuleos et adactum per medium hominem qui per os emergat stipitem... tunicam alimentes ignium illitam et intextam. (Ép., 14.)

[54] Si ex intervallo repetitus, et per siccata vulnera recens dimittitur sanguis (Ép. 82.) M. de Maistre observe l'analogie de ce passage avec un endroit de Lactance parlant des martyrs : Ut ad cruciatus membra renoventur et reparetur novus sanguis ad pœnam. (Inst. div., V, 2.)

[55] Inter hæc aliquis (qui est ce donc ?) non gemuit ; purum est, non rogavit ; parum est, non respondit ; parum est, risit, et ex animo. (Ép. 18.) Invictus ex alto dolores suos spectat. (Ép. 85.)

[56] Ép. 102.

[57] On a voulu contester l'authenticité de la lettre de Pline, au moins en Allemagne où l'on conteste tout. J'aime à dire que M. Aubé (Histoire des persécutions), bien qu'il cherche à atténuer le fait des persécutions, reconnaît l'incontestable authenticité de cette lettre. Après avoir essayé quelques objections, il finit par convenir que c'est du Pline et du meilleur Pline. Il ne voudrait pas même en rejeter une partie. Nous ne découvrons, dit-il, aucune suture, nul point où se trahisse la main d'un faussaire. La sympathie mitigée de Pline s'explique par la modération de son caractère... Cette lettre n'eut pas été forgée en grec, elle est trop latine ; ni depuis le second siècle, puisque Tertullien l'a citée. Ajoutons que dès le temps de Tertullien, nul n'eût été capable (pas même le grammairien Aulu-Gelle) de contrefaire le latin de Pline.